(mercredi 24 janvier 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Mes Chers Collègues, Mesdames et Messieurs, nous allons procéder à l’audition de M. Alain Juppé, qui a été Ministre des Affaires étrangères du 30 mars 1993 au 17 mai 1995 et Premier ministre du 17 mai 1995 au 3 juin 1997.

M. Alain Juppé : Monsieur le Président, Mes Chers Collègues, c’est avec beaucoup de plaisir que j’ai répondu à votre convocation et je vais essayer d’abord de vous livrer quelques réflexions que je tire de ma mémoire, peut-être incertaine avec le recul du temps, ainsi que des documents et des entretiens que j’ai pu avoir avec mes collaborateurs de l’époque. Je répondrai ensuite aux questions que vous voudrez bien me poser.

Dans mes réflexions préalables, j’aborderai trois points, le premier étant le prétendu marchandage " libération des otages contre abandon de Srebrenica ", le deuxième étant le contexte immédiat de ce qui s’est passé à Srebrenica, et le troisième étant le déroulement chronologique précis des événements du 6 au 11 juillet 1995 dans l’enclave orientale de Bosnie.

Si j’ai bien lu la presse et les comptes rendus d’auditions de votre Mission d’information, la question aujourd’hui posée serait la suivante : est-ce que le Président et le Gouvernement français de l’époque auraient négocié avec Milosevic la libération des otages français en échange de l’engagement de s’opposer à toute intervention aérienne en Bosnie ? Mon opinion personnelle sur cette thèse est qu’elle est une pure affabulation et qu’elle ne résiste pas à l’analyse pour une raison de fait, la crise des otages français a débuté le 24 mai et s’est achevée le 18 juin. Les deux pilotes français, dont l’avion a été abattu au-dessus de Pale, dans le cadre des frappes aériennes décidées par l’OTAN, ont été faits prisonniers le 30 août et libérés le 12 décembre. Il n’y avait donc aucun otage français dans l’ex-Yougoslavie au moment de la chute de Srebrenica, qui s’est déroulée du 6 au 11 juillet 1995. J’ajoute même qu’il y a eu des otages français après la chute de Srebrenica, c’est-à-dire nos deux pilotes.

Ce qui me paraît le plus probant, au-delà de ce rappel des faits et du calendrier, c’est la raison politique. Il est tout à fait incohérent en effet de prétendre que la France se serait ainsi prêtée à un marchandage, alors même que toute sa politique visait à renverser le rapport de force qui s’était créé en Bosnie. Notre pays a été celui qui a fait preuve de la plus grande détermination pour s’opposer au coup de force serbe.

De ce point de vue, tout le monde s’accorde à reconnaître qu’un tournant a été pris en mai 1995, lors de la prise de fonction du Président Jacques Chirac. Cela a commencé avec les combats du pont de Vrbanja. C’est la première fois que les militaires français ont reçu pour instruction de riposter lorsqu’ils étaient attaqués. C’est la première fois aussi que le Gouvernement français, sur instruction du Président de la République, a décidé de se doter des moyens lourds nécessaires, en particulier d’une artillerie adaptée, pour permettre à ses soldats sur le terrain de riposter.

Ceci s’est ensuite traduit, à l’initiative de la France, par la création de la Force de réaction rapide (FRR) au terme de la résolution 998 adoptée par le Conseil de Sécurité le 16 juin 1995. Cette politique de détermination a été également marquée par la volonté des autorités françaises d’utiliser la force pour désenclaver Sarajevo.

Je citerai enfin la réaction du Président de la République et la mienne, lors du sommet franco-allemand de Strasbourg, qui se tenait le 11 juillet au moment même où tombait Srebrenica. Lorsque nous avons appris l’entrée des Serbes dans la ville, le Président a déclaré - je cite d’après les notes que j’ai pu prendre à l’époque - " je suis prêt à faire ce que voudront les Hollandais ". La position française a été de se déclarer disponible pour aider au rétablissement du statu quo ante à Srebrenica avec l’utilisation de la Force de réaction rapide.

C’est à la demande expresse des autorités hollandaises, et notamment à l’occasion d’un coup de fil adressé par M. Hans Van Mierlo, Ministre néerlandais des Affaires étrangères, à M. Klaus Kinkel, Ministre allemand des Affaires étrangères que cette solution de force a été écartée. Sans doute était-il trop tard, mais nous y étions prêts.

Dernier élément montrant la détermination de la position française et le caractère tout à fait illusoire de la thèse du marchandage, c’est ce que nous avons essayé de faire à Gorazde, autre enclave menacée par les Serbes et tenue par les Britanniques. A l’occasion d’un entretien entre le Premier ministre britannique John Major et le Président Jacques Chirac, qui a eu lieu le 14 juillet, nous avons proposé le renforcement des troupes terrestres dans l’enclave de Gorazde et très précisément l’envoi de 400 soldats avec des hélicoptères prêtés par les Américains. Les Anglais ont refusé cette solution, en considérant qu’elle était trop risquée et ne manquerait pas de déclencher une escalade militaire.

J’ajoute que, pendant toute cette période, j’ai personnellement plaidé contre l’idée de reculer à Gorazde et pour la nécessité d’assumer les risques d’une escalade militaire, tout en appuyant bien entendu les négociations diplomatiques qui se poursuivaient en même temps à l’initiative de l’Union européenne, représentée par M. Carl Bildt, des Etats-Unis, représentés par M. Richard Holbrooke, et de l’ensemble de nos diplomates.

Sur le deuxième point, à savoir le contexte des événements de Srebrenica à la fin du mois de juin et au début du mois de juillet, je voudrais rappeler quelques faits.

Premièrement, les Croates se préparaient à l’offensive qu’ils ont menée d’ailleurs quelques semaines plus tard contre les troupes bosno-serbes. Pour cette raison, ils s’opposaient au déploiement de la Force de réaction rapide franco-britannique dont ils pensaient qu’elle pourrait contrarier leurs projets.

Deuxièmement, et c’est le point capital me semble-t-il pour bien comprendre quelle était la priorité des autorités françaises à cette époque, Sarajevo était étranglée. La FORPRONU, constituée pour l’essentiel de contingents français, était menacée de paralysie et d’épuisement de ses réserves, notamment de ses réserves de carburant, dont on prévoyait qu’elles seraient terminées à la mi-juillet. C’était pour la France la priorité des priorités, et la situation des enclaves orientales, certes difficile, n’apparaissait pas plus préoccupante qu’à l’accoutumée, la pression serbe y étant ce qu’elle était depuis plusieurs mois.

L’objectif prioritaire était donc de sauver et de désenclaver Sarajevo, et d’éviter que nos troupes n’y soient définitivement prises au piège. Nous poursuivions cet objectif de deux manières. D’une part par la voie diplomatique. M. Bildt essayait d’obtenir la reconnaissance de la Bosnie par Milosevic, c’était l’un des sujets en discussion à ce moment-là. D’autre part par la force puisque j’avais demandé à notre état-major d’étudier dans le détail la possibilité alternative de deux pénétrations vers Sarajevo : l’une par l’ouverture de la route de Kiseljak, route dite normale permettant d’accéder à Sarajevo, par la force, c’est-à-dire par un contingent militaire, et l’autre par la sécurisation de la piste du mont Igman sur laquelle nous souhaitions installer nos armes lourdes et notre artillerie.

Lors d’un comité que j’ai présidé le 27 juin 1995, j’affirmais que notre crédibilité allait se jouer sur la levée du siège de Sarajevo, et je demandais donc à l’état-major d’étudier l’option d’un convoi renforcé passant par la route normale de Kiseljak.

Un conseil restreint, présidé par le Président de la République, s’est tenu le 4 juillet. J’ai suggéré que l’on utilise à nouveau la technique de l’ultimatum employée avec succès en février 1994, ce qui avait mis fin une première fois au martyr de Sarajevo. Devant la réticence des autorités militaires qui ont invoqué la vulnérabilité de nos troupes, j’ai affirmé que l’on ne pouvait rester l’arme au pied et qu’il fallait présenter au Président de la République les deux options de désenclavement déjà évoquées, avec les moyens et les risques afférents, ce qui signifiait un pas vers la constitution d’une force de guerre en Bosnie.

C’est dans ce contexte que j’ai rencontré brièvement le général Janvier, lorsqu’il est venu à Paris au début du mois de juillet, je crois que c’était le 8 juillet 1995, mais je n’ai pas retrouvé de trace plus précise sur mon agenda. Notre conversation, qui a duré une dizaine de minutes ou un quart d’heure, a porté quasi exclusivement sur la situation à Sarajevo et sur les conditions de mise en place de la FRR, la FORPRONU étant à cette époque assez préoccupée de l’articulation entre la FRR et son propre dispositif, en particulier de l’organisation des deux chaînes de commandement.

Troisièmement, je souhaitais évoquer la chronologie des événements. D’après les éléments que j’ai pu reconstituer, et les documents dont je dispose, cette chronologie est la suivante :

 Le 6 juillet, des échanges de tirs sont en cours depuis 24 heures. Après consultation informelle avec le commandement de Tuzla, commandement de la FORPRONU et le QG de Sarajevo, le commandement local de Kiseljak ne demande pas le soutien aérien en invoquant le risque d’escalade avec les Bosno-Serbes.

 Le 7 juillet, les forces serbes, qui sont composées de 4 brigades, dont une blindée, soit environ 3 000 hommes, commencent leur avancée à l’intérieur de la zone de sécurité. Le commandement local demande alors l’appui aérien rapproché, qui lui est refusé au motif, déjà précédemment invoqué, des risques d’escalade et en raison du fait que le contingent de la FORPRONU n’est pas lui-même pris à parti. Le commandement local répétera sa demande dans les jours qui suivent.

 Le 8 juillet, à la suite de tirs d’artillerie serbes, les Néerlandais évacuent un poste d’observation et sont pris à partie par les soldats bosniaques qui tuent un Casque bleu en phase de recul.

 Le 9 juillet, 4 postes d’observation tombent aux mains des Bosno-Serbes qui s’emparent de 30 Casques bleus. La FORPRONU lance alors un avertissement aux Bosno-Serbes, assorti d’une menace d’intervention aérienne, et prescrit au bataillon néerlandais de dresser une ligne de défense au Sud de la ville, ce qui n’avait pas été fait jusque là.

 Le 10 juillet, les Bosno-Serbes exigent que les Casques bleus et les soldats bosniaques quittent la zone, sans leurs armes dans un délai de 48 heures. En accord avec le général Janvier, le général Gobilliard, qui commande à Sarajevo, déclenche une mission de présence aérienne dans l’après-midi en vue d’une opération de soutien aérien rapproché.

 Le 11 juillet, à 12 h 30 GMT, 2 F-16 lâchent quatre bombes contre une colonne blindée bosno-serbe. Une opération aérienne de plus grande envergure est stoppée en phase de démarrage, à la demande des autorités néerlandaises, et un télégramme adressé à l’OTAN à Bruxelles en fait foi. L’enclave tombe en fin de journée. Je note que les forces bosniaques présentes dans l’enclave n’ont manifesté aucune velléité de résistance à l’agression.

Le déroulement de ces faits m’amène à conclure en deux points. Sur la chute de Srebrenica, il est très facile aujourd’hui, et c’est une tendance générale des historiens ou des observateurs lorsqu’ils contemplent des événements dont ils connaissent l’issue, de dire que l’on aurait tout dû prévoir et tout dû empêcher. En se replaçant dans le contexte de l’époque, il est clair qu’à partir des informations qui venaient du terrain, il y a très certainement eu une sous-estimation, jusqu’au dernier moment, de la réalité de l’offensive serbe et de son imminence.

Je lisais dans les comptes rendus d’auditions devant la Mission d’information, sous la plume de M. Gilles Hertzog, qui n’est pas suspect d’endosser des thèses serbes, la phrase suivante : " En ce qui concerne les Néerlandais, il est tout à fait exact qu’ils ont supposé jusqu’à la fin que les Serbes voulaient simplement neutraliser la route Sud de l’enclave, et non pas la prendre ". Lorsque l’on se remet dans le contexte de l’époque, notamment du point de vue des autorités françaises : urgence de la situation à Sarajevo, sous-estimation de la menace à Srebrenica, on peut expliquer un certain nombre de choses.

Au-delà des événements eux-mêmes, on était à cette époque parvenu à un stade où la présence de la FORPRONU sur le terrain était devenue un handicap et non pas un atout, on peut le dire sans hésitation. La préoccupation constante et bien légitime de protéger les Casques bleus de la part des autorités qui les commandaient a très certainement influencé tout le processus de décisions.

Depuis le début, le dispositif de la FORPRONU installé dans l’ex-Yougoslavie, en particulier en Bosnie, posait un double problème, celui de l’insuffisance de ses moyens, de sa vulnérabilité sans cesse invoquée par son commandement, et celui de l’ambiguïté de sa mission.

N’étant pas un expert militaire, je ne vais pas entrer dans le détail des chiffres, ni essayer d’estimer les effectifs qui auraient été nécessaires pour que la FORPRONU puisse jouer un rôle plus actif, certains parlaient de 100 000, de 150 000, de 200 000 ; je laisse cela à l’appréciation des experts.

Deuxième problème la FORPRONU n’était pas dans une mission de rétablissement de la paix (Peace Inforcement), mais d’interposition. Ses chefs, quels qu’ils aient été, à des degrés divers et avec leur tempérament respectif, ont toujours veillé, avec peut-être une ou deux exceptions, à maintenir une attitude d’équilibre entre les protagonistes, ou plus exactement les antagonistes du conflit. Je ne crois pas qu’on puisse le leur reprocher, car c’étaient les ordres qu’ils recevaient des Nations unies et du Conseil de sécurité. La responsabilité de l’échec de la FORPRONU pèse donc sur le Conseil de sécurité, sur l’ensemble de ses membres dont nous sommes, et certainement pas sur ceux qui ont eu à appliquer ses instructions. Comme d’habitude ou en tout cas souvent, je sens pointer dans tout cela une légère tentation d’auto-flagellation française. On l’a vu dans d’autres dossiers, à l’occasion desquels j’ai eu l’occasion de déposer.

Pour la période que je connais, et vous l’avez rappelé, c’est-à-dire celle qui va de fin avril 1993 à mai 1995, en ma qualité de Ministre des Affaires étrangères, puis de mai 1995 jusqu’aux accords de Dayton et de Paris, ou plus loin jusqu’à juin 1995 en tant que Premier ministre, la diplomatie française a sans cesse agi pour un engagement européen et international plus vigoureux avec deux périodes, celle de la présidence de M. François Mitterrand où les choses étaient peut-être moins claires, et celle de la présidence de Jacques Chirac où elles le sont devenues tout à fait.

Je rappelle quelques initiatives françaises, dont certaines remontent à 1993. Si Srebrenica était une zone de sécurité, ce qui hélas n’a pas évité le massacre, c’est parce que nous l’avions voulu. La création des zones de sécurité a été une demande et une initiative françaises qui remontent à avril-mai 1993, avec les résolutions du Conseil de sécurité. C’est toujours dans ce sens que la France a agi au sein du Groupe de contact, et on n’a pas été nombreux à demander la fermeté. C’est aussi cette politique de fermeté qui a conduit la France à prendre l’initiative, immédiatement endossée par la diplomatie américaine, de lancer l’ultimatum de Sarajevo en février 1994 qui a réussi. Il a mis un terme durant les années qui ont suivi sinon au siège, du moins aux bombardements et au martyre de la capitale de la Bosnie.

Outre cette action diplomatique, la France a envoyé sur le terrain pendant longtemps le contingent le plus nombreux de la FORPRONU atteignant 7 000 hommes à son apogée. Cette présence nous a coûté des dizaines de vies humaines. J’ai lu dans un compte rendu que, sur une proposition qui devait aboutir à la prise d’un risque de 50 à 80 morts français, j’avais décidé que ce risque ne soit pas pris. Je ne suis pas sûr que, dans la déposition, cette décision ne me soit pas implicitement reprochée. Je voudrais dire que je l’assume avec fierté. Le rôle d’un dirigeant français n’est pas d’exposer la vie des soldats français sans qu’une décision explicite soit prise en ce sens.

Enfin, je rappellerai ce que j’ai appelé " le tournant français de mai 1995 " qui a le plus fortement contribué à engager le processus de confrontation militaire et a finalement entraîné l’effondrement bosno-serbe. Le tournant sur le terrain se situe pendant l’été 1995. On a expliqué que c’était grâce à l’intervention aérienne de l’OTAN, certes ; mais n’oublions pas l’offensive croate qui a fortement ébranlé le dispositif militaire serbe, et la présence de la FRR qui y a également contribué. C’est à ce moment-là que le rapport des forces a basculé et que l’on a pu enclencher véritablement le processus qui a conduit aux accords de Dayton et de Paris.

Au total, sans forfanterie, nous n’avons sans doute pas de leçon à recevoir dans ce qui s’est passé en Bosnie en général, et à Srebrenica en particulier, ni de nos amis hollandais, ni de nos amis américains, dont la position constante depuis le début des opérations avait toujours été de refuser la présence d’un seul soldat américain sur le sol de la Bosnie. Selon la formule classique que nous employons dans les réunions de Ministres des Affaires étrangères, les Américains étaient dans les avions et les Européens sur le sol. Je voulais simplement rappeler cela pour donner une note d’ambiance.

Le Président François Loncle : Merci, Monsieur le Premier ministre, vous avez effectivement évoqué les deux périodes, celle au cours de laquelle vous étiez Ministre des Affaires étrangères sous la Présidence de François Mitterrand et celle où vous étiez Premier ministre sous la Présidence de Jacques Chirac et le Gouvernement d’Edouard Balladur. Vous avez expliqué que les choses étaient moins claires lors de la présidence de François Mitterrand. En tant que Ministre des Affaires étrangères, vous aviez ces contacts permanents avec le Premier ministre et avec le Président de la République sur une affaire aussi importante que la Bosnie. Vous aviez probablement vos propres opinions et votre propre stratégie. Comment s’établissait ce dialogue avec l’Elysée ? Pourquoi estimez-vous que c’était moins clair ? Pourrions-nous avoir des précisions ?

M. Alain Juppé : Ma position, Monsieur le Président, était très claire, et a été exprimée dès le mois d’avril en réponse à une question d’actualité à l’Assemblée nationale. J’ai indiqué très explicitement que les agresseurs étaient les Serbes et crois me souvenir que cela n’avait pas été dit précédemment. A partir de là, bien entendu, j’ai entretenu durant toute cette période une relation, un dialogue constant avec le Président de la République qui conduisait la diplomatie française et avec le Premier ministre, M. Balladur. Pour répondre à votre question, j’évoquerai trois faits montrant que la situation était parfois un peu contrastée.

Premier élément, lorsque nous avons sinon créé du moins étendu et changé la notion des zones de sécurité en avril-mai 1993, et obtenu du Conseil de sécurité l’idée que l’emploi de la force puisse intervenir pour protéger les zones de sécurité, nombre de nos partenaires dont les Américains étaient réticents. Je me souviens d’une conversation avec le Président François Mitterrand me disant : " Vous êtes bien conscient que nous prenons une orientation différente et que nous nous engageons dans une stratégie qui peut conduire à l’affrontement. Cela dit, allez-y ".

Deuxième élément, l’ultimatum de Sarajevo, après le bombardement du marché de Markale et l’intense émotion que nous avons tous ressentie, le Quai d’Orsay s’est tout de suite mobilisé, et j’ai immédiatement soumis au Président de la République la proposition de lancer en mobilisant l’OTAN l’ultimatum, suivant lequel " si les troupes serbes n’avaient pas retiré leurs armes lourdes à une certaine distance de la ville avant une certaine date, des frappes aériennes interviendraient ". Le Président de la République m’a donné immédiatement son accord, ainsi que le Premier ministre sur cette opération qui était une novation dans le rôle de la communauté internationale en Bosnie.

Un troisième élément va dans l’autre sens et explique pourquoi j’ai dit que les choses étaient un peu difficiles et un peu moins claires. Je pense à l’enclave de Bihac en 1994. Cette enclave était dans une situation un peu compliquée car les Bosniaques étaient divisés entre les partisans de M. Alija Izetbegovic et ses adversaires. La pression serbe a commencé à s’exercer aussi sur cette enclave et j’ai souhaité que nous adoptions à cette occasion la même attitude qu’à Sarajevo, c’est-à-dire que nous menacions les Serbes de frappes aériennes dans l’hypothèse où ils poursuivraient leur offensive. Le Président de la République ne m’a pas donné son accord.

Le Président François Loncle : Lors d’un déjeuner privé à l’Elysée en octobre 1994, présidé par François Mitterrand, où il y avait quatre ou cinq personnes, au moment où nous abordions les questions internationales, celui-ci a fait un éloge très appuyé de votre action en tant que Ministre des Affaires étrangères. Nous n’étions pas les seuls à bénéficier de cette opinion qui a été plusieurs fois exprimée par le Président François Mitterrand s’agissant encore une fois de la manière dont vous agissiez au Quai d’Orsay.

M. François Lamy, Rapporteur : Monsieur le Premier ministre, je poserai une question d’ordre général sur l’appréciation de la situation en Bosnie par la France. Vous nous avez précisé à juste titre que la France a souhaité l’établissement des zones de sécurité et s’est constamment battue pour cela. On savait que la FORPRONU n’était pas suffisamment puissante, en tout cas qu’elle ne disposait pas des moyens militaires. Quelles ont été les actions de la France pour renforcer militairement ces zones de sécurité ? D’abord, y en a-t-il eu ?

A l’époque, différents plans avaient été mis en _uvre et élaborés pour arriver à une situation d’établissement de la paix en Bosnie. Après tout, avec le recul, ne peut-on pas considérer que la chute de Srebrenica arrangeait politiquement toutes les puissances occidentales ? On savait que l’enclave de Srebrenica et peut-être celle de Gorazde pouvaient être des obstacles à l’élaboration et à la signature d’un plan de paix final. N’a-t-on pas considéré avant même la chute de Srebrenica, et même après, que c’était un moindre mal pour l’élaboration d’un plan de paix définitif ?

Vous avez précisé que vous aviez rencontré le général Janvier lorsqu’il est venu à Paris en juillet 1995. Je note, Monsieur le Président, que le général Janvier rencontre le Premier ministre, mais que l’amiral Lanxade dit ne pas se souvenir de l’avoir rencontré ; il faudra que nous lui reposions la question. Il me semble étonnant que le général Janvier rencontre le Premier ministre et pas le chef d’état-major des armées. Selon vos notes ou votre mémoire de ce qui s’est passé à l’époque, vous a-t-il fait état de sa rencontre avec le général Mladic, car on sait très bien que c’est un élément controversé ?

A propos de la chute de Srebrenica, vous venez de nous dire que l’on avait envisagé ce moment-là, c’est-à-dire apparemment le 10 ou le 11 juillet, une action militaire de reprise, que vous subordonniez cette possibilité à un accord des Hollandais qui ensuite s’en vont. A-t-il été envisagé une reprise militaire de l’enclave, soit par la France seule, soit par une proposition faite à l’OTAN ou à l’ONU ? Je suppose qu’il n’y avait pas que l’appréciation du Gouvernement hollandais qui était importante à ce moment-là, mais aussi l’appréciation du Secrétaire général des Nations unies.

M. Alain Juppé : Qu’a fait la France pour renforcer la sécurité des zones précisément dites de sécurité ? Elle a d’abord essayé de faire en sorte que le mandat des Nations unies sur les zones de sécurité soit étendu. Je l’ai rappelé, au départ il était extrêmement flou. Tout le débat que nous avions à l’époque était de savoir si la force serait utilisée dans les zones de sécurité pour protéger la FORPRONU ou pour protéger les populations. La thèse généralement admise était qu’il s’agissait de protéger la FORPRONU. Notre action a tendu à essayer d’élargir ce mandat dans des conditions - et je n’ai pas en tête le libellé exact des résolutions du Conseil de sécurité - qui sont restées insatisfaisantes, avec une ambiguïté qui a été parfois ensuite utilisée par nos partenaires ou pour la FORPRONU elle-même. Nous avons ensuite essayé de renforcer la FORPRONU par des contingents militaires accrus, et à plusieurs périodes la France a augmenté sa participation sur le terrain jusqu’à la porter - et je crois que c’est le bon chiffre, mais M. François Léotard a peut-être de meilleurs souvenirs que moi - jusqu’à 7 000 hommes dans la période maximum.

Sur la chute de Srebrenica et le fait qu’elle ait pu arranger les diplomaties occidentales, je vous paraîtrai peut-être extrêmement naïf, je ne crois pas que les diplomaties soient à ce point cyniques. Je ne crois pas que les responsables politiques ou les Etats envisagent de gaieté de c_ur le massacre de plusieurs milliers de personnes au motif que cela facilitera un règlement politique, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. A aucun moment, je n’ai ressenti cette situation ni chez les responsables français, ni chez nos partenaires.

Ensuite, a posteriori, lorsque le drame a été consommé, que certains aient pu considérer qu’effectivement cela pouvait faciliter la redistribution des cartes entre les communautés bosniaques, je ne peux pas l’exclure complètement, mais je suis à peu près sûr que cela n’a jamais été la motivation de l’attitude des responsables avant le 11 juillet.

Mon entretien avec le général Janvier a été relativement bref et a porté quasiment exclusivement sur la situation à Sarajevo et sur la mise en place de la FRR. Je n’ai pas le souvenir qu’il m’ait parlé d’un entretien avec le général Mladic.

Quant à la reprise militaire de Srebrenica, après sa chute, je crois comprendre pour avoir lu certaines interventions faites devant la Mission d’information que vous évoquez la proposition du général Quesnot d’intervention militaire de la France, à défaut d’une intervention internationale pour reprendre Srebrenica. J’ai demandé que cette proposition soit étudiée, notre état-major l’a considérée très rapidement comme peu sérieuse. Je dois dire, par ailleurs, qu’elle était également très peu sérieuse sur le plan politique. Je ne vois pas comment la France aurait pu seule sauter sur Srebrenica. Cela n’avait pas de sens. Certes, c’était une proposition très généreuse mais qui me paraît complètement inapplicable. Nous étions sous mandat des Nations unies, en application de résolutions du Conseil de sécurité. Rien ne nous autorisait à envoyer un contingent français avec des avions ou des armes lourdes françaises pour faire une telle opération ; cela aurait posé un problème diplomatique majeur, indépendamment des difficultés militaires.

M. François Léotard, Rapporteur : Monsieur le Premier ministre, tout le monde voit bien que, pendant des mois et des années probablement, il y aura encore sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie des milliers ou des dizaines de milliers de soldats.

La question que je voulais vous poser porte sur les hypothèses de retrait total qui ont été à plusieurs moments envisagées. Vous est-il possible de faire une sorte de scénario fiction pour montrer à la Mission d’information ce qu’aurait été la réalisation de cette hypothèse ?

A plusieurs reprises, devant la complexité de la situation sur le terrain, devant les pressions américaines et britanniques d’une certaine volonté de désengagement, devant l’entrée en guerre possible de l’Etat croate, pas simplement des Bosno-Croates, donc une certaine généralisation du conflit, on a envisagé une descente vers le Sud et à travers la Macédoine. Pourriez-vous nous faire une description rapide de ce qu’aurait impliqué l’hypothèse du retrait des forces engagées sur le terrain et les conséquences politiques et diplomatiques pour l’ensemble du continent européen de cette situation ?

M. Alain Juppé : Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à cette question, je ne suis pas un grand spécialiste de politique fiction. Cette question me remet en mémoire un débat constant durant toute cette période, celui sur la levée de l’embargo sur la fourniture d’armes. La position de certains de nos partenaires, et notamment celle des Etats-Unis, était grosso modo la suivante : la présence de la FORPRONU sur le terrain empêche les Bosniaques de se doter des moyens nécessaires pour arrêter l’offensive serbe, donc, " retirons la FORPRONU ". Cela a été dit peut-être de manière moins affirmative que je ne viens de le faire, mais ce qui était très affirmatif, c’était : " Levons l’embargo sur la fourniture d’armes lourdes à tous les belligérants ". Il est exact que cet embargo frappait plus particulièrement les troupes bosniaques musulmanes qui ne disposaient pas de l’armement fourni aux Bosno-Serbes par la Serbie.

Or sur la levée de l’embargo, il y a eu une unanimité constante de l’Union européenne et de l’ensemble de nos partenaires, y compris de la France. Nous avons toujours été opposés à la levée de l’embargo sur les armes, ce qui n’a pas été compris par les Américains, ni par beaucoup d’observateurs ou d’intellectuels français. Cette interdiction de la fourniture des armes a été très largement tournée, et, d’après les informations dont nous disposions, les Bosniaques Musulmans ont reçu beaucoup d’armements par des canaux que je ne désignerai pas, n’ayant pas de preuves formelles. Nous nous sommes opposés à cette levée de l’embargo parce que nous étions convaincus que nous allions, à partir de ce moment-là, vers l’embrasement général.

Cette thèse n’était pas partagée par tout le monde. Certains nous expliquaient que l’armée serbe ou les Bosno-Serbes n’étaient pas aussi redoutables qu’on le croyait et qu’en donnant aux Bosniaques la possibilité de s’armer véritablement, on rééquilibrerait les choses, ce qui pouvait peut-être permettre de déboucher sur la paix après une brève période d’affrontements. L’histoire ne peut dire qui a eu raison ou tort. Nous avons pensé que ce scénario n’était pas le plus probable et qu’en rouvrant le robinet de la fourniture des armes, nous partions pour une conflagration générale dans cette région pendant de longues années. Vous avez raison de dire que l’armée croate se préparait à l’offensive et d’ailleurs elle l’a déclenchée dans l’été 1995. Si je me souviens bien, les Serbes n’étaient pas prêts à déposer les armes, et les Bosniaques voulaient aussi en découdre, avec les risques de contagion que vous avez évoqués sur la Macédoine ou d’autres pays.

Le retrait de la FORPRONU dans mon esprit et dans celui de la plupart de nos partenaires était considéré comme un risque majeur entraînant un conflit long et encore plus sanglant que ce qu’il fut dans les Balkans.

Irais-je jusqu’à dire que la présence de la FORPRONU et l’action que nous avons menée ont évité le pire, non puisque le pire a quand même eu lieu. Il y a eu les massacres, que tout le monde a en tête, et qui sont évidemment insupportables. C’est une tache sur l’histoire de l’Europe. Cependant le conflit n’aurait-il pas été plus long et pire si nous n’avions pas été là ? Personne ne peut répondre à cette question.

M. Pierre Brana : Monsieur le Premier ministre, en définitive il y eut une hésitation permanente et en même temps une certaine immobilisation. D’un côté, on n’a pas voulu envoyer de troupes supplémentaires, et de l’autre on a empêché les Bosniaques de s’armer. Or, dans la situation qui était celle des Balkans, ce sont les forces serbes et le Gouvernement de Milosevic qui ont toujours pesé pour refuser tous les plans de paix. On est bien d’accord, tous ont été refusés par les Serbes, donc, les agresseurs étaient assez clairement désignés.

Au regard des différentes résolutions, notamment la résolution 836 du 4 juin 1993, on constate le refus de leurs auteurs, dont la France, d’envoyer des troupes supplémentaires à la FORPRONU. Il est même dit que la principale capacité de dissuasion de la FORPRONU ne serait pas fonction de sa puissance militaire, mais résulterait essentiellement de sa présence dans les zones de sécurité, ce qui prend hélas avec le recul une coloration particulière. Ce même mois de juin 1993, le projet de résolution des pays non alignés, visant à exempter le Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine de l’embargo sur les armes imposé dans l’ex-Yougoslavie par la résolution 713 de 1991, est également repoussé. D’un côté on dit que l’on n’envoie pas de troupes supplémentaires, de l’autre on empêche les Bosniaques de se défendre eux-mêmes. Il faut noter que la France s’est abstenue. Tout à l’heure, vous avez affirmé que la France s’était toujours opposée à la levée de l’embargo ; or, en réalité, dans le cas présent, elle s’est abstenue. Pourquoi ? Cette abstention paraît étonnante.

Plusieurs membres de l’Organisation de la conférence islamique en juin 1993 ont offert de forts contingents. Le Conseil de sécurité a refusé, le Secrétaire général écrit même d’ailleurs : " On ne s’attendait pas à ce que les Serbes de Bosnie acceptent le déploiement de ces troupes ", ce qui évidemment prête un peu à sourire. Quelles avaient été les instructions données à notre représentant à l’ONU par rapport au Conseil de sécurité et par rapport à cette offre ?

M. Alain Juppé : Sur le dernier point, ma réponse est sans hésitation : les instructions données à la délégation française étaient de s’opposer par tous les moyens à cette proposition. Imaginez la situation des Balkans si l’on avait vu débarquer des contingents musulmans nombreux. On transformait cette guerre en une guerre de religion. Nous avons vraiment essayé d’éviter cela par tous les moyens. Même les Américains n’y étaient pas favorables.

Quand à l’abstention française sur cette résolution concernant la levée de l’embargo, on ne peut pas avoir en mémoire les raisons exactes de chaque vote intervenu sur la Bosnie au Conseil de sécurité, ils ont été nombreux. Notre position était défavorable à la levée de l’embargo. La rédaction de la résolution a peut-être dans ce cas précis justifié une abstention, mais certainement pas un vote favorable.

Sur votre analyse, je ne peux qu’être d’accord. Nous avons été dans une situation que j’ai qualifiée moi-même d’ambiguë. Vous évoquez une hésitation permanente, la politique de la communauté internationale, pour reprendre cette expression facile, était ambiguë. Elle consistait à ne pas prendre parti d’une certaine manière entre les belligérants, à ne pas décider d’une opération de rétablissement de la paix, et donc à ne pas s’en donner les moyens, à jouer sur d’une part la recherche de la solution diplomatique et d’autre part une force d’interposition, dont la seule présence paraissait suffisante pour garantir un certain équilibre et protéger les populations. Ainsi pour les zones de sécurité, fallait-il protéger la seule FORPRONU, thèse de beaucoup de nos partenaires, et notamment des Américains ou fallait-il également protéger les populations ?

Les tenants de la première thèse disaient qu’il suffisait de protéger la FORPRONU, car si elle était présente à un endroit, les Serbes n’oseraient pas attaquer. Le drame de Srebrenica prouve que cette analyse était fausse. Mais c’est sur cette base que les Nations unies sont intervenues.

Deux réflexions encore. Vous expliquez que les choses étaient simples et qu’il y avait les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Je vais sans doute choquer, je travestis à peine votre pensée.

M. Pierre Brana : Je n’ai jamais dit cela.

M. Alain Juppé : Si ce n’est pas vous qui le dites, d’autres l’ont dit. Je choquerai la Mission d’information, mais je ne suis pas certain que cela ait été aussi simple. Les Serbes étaient des agresseurs, je l’ai expliqué et rappelé, je partage donc ce point de vue. Si l’on refaisait le détail de l’Histoire depuis le début, les Croates sont-ils " blanc bleu " ? N’ont-ils jamais pris l’offensive pour reconquérir des territoires et réaliser d’une certaine manière une unité ethnique autour des territoires traditionnellement croates ? Je crois qu’il y a plus qu’un doute en cette matière, et même quelques certitudes, et que c’est compliqué, ce qui a pu expliquer certains errements à certains moments.

En outre, il n’a pas été facile au sein de l’Union européenne de définir des positions communes. A l’origine, et je formulerai les choses de manière prudente, l’Allemagne était plutôt sensible aux thèses croates et la France plutôt sensible aux thèses serbes. Lors de mes premières réunions de Ministre des Affaires étrangères en avril 1993, il était très difficile de définir une position commune. On était douze à l’époque, on y est arrivé, ce qui n’a pas été un mince succès de l’Union européenne, en particulier autour du plan Juppé-Kinkel, auquel les accords de Dayton ressemblent comme un frère jumeau. Il définissait le principe d’une entité bosniaque dont la souveraineté internationale était respectée et qui était constituée de communautés vivant dans un système confédéral assez souple, c’est l’idée avec un partage des territoires. On a tourné autour de cette solution pendant des mois ou des années pour finalement y parvenir dans un équilibre qui reste assez instable.

Selon vous les Serbes ont été constamment les agresseurs. Sans vouloir apparaître comme défenseur des uns ou des autres, je continue à penser de même. Pour évoquer un autre dossier qui n’est pas à l’ordre du jour de la Mission d’information, sur le Kosovo, ma position n’a jamais été ambiguë.

Nous avons eu raison d’agir comme nous l’avons fait. Cela dit, tout le monde a refusé les accords de paix. Je me souviens en particulier qu’à Genève, lors d’une séance de négociations que nous avons à un moment cru pouvoir conclure de manière favorable sur la base du plan Juppé-Kinkel, nous avions en face de nous, Ministres des Affaires étrangères européens, Milosevic, Karadzic, Tudjman, Izetbegovic, et tous ont refusé l’accord.

Karadzic par obstination, Milosevic en encourageant Karadzic, Tudjman parce que la solution de force ne lui répugnait pas, et Izetbegovic parce que les Américains - ce n’était pas encore tout à fait M. Holbrooke, mais cela allait le devenir - passaient leur temps à lui expliquer que s’il refusait, il obtiendrait grâce aux Etats-Unis de bien meilleures conditions que celles que lui proposait l’Union européenne. On doit s’en souvenir quand on veut juger du contexte diplomatique général. Cela n’a pas été facile.

Mme Marie-Hélène Aubert : Monsieur le Premier ministre, vous avez abordé votre intervention d’emblée en réfutant la thèse d’une négociation, d’une contrepartie sur la libération des otages, néanmoins, il y a bien eu négociation. Affirmez-vous par là qu’il n’y a eu aucune contrepartie, même si ce n’était pas un engagement de ne pas avoir recours à la force aérienne ?

Selon vous, comme cela a été dit aux enquêteurs, le général Janvier a-t-il rencontré le général Mladic début juin 1995 à Zvornik ou pas ? D’après ce qui est rapporté, je n’ai pas d’a priori sur le sujet, il y aurait eu une négociation sur la question de la libération des otages. Quel est votre point de vue sur cette question ?

Pourriez-vous préciser pourquoi vous avez dit : " D’ailleurs, il n’y a pas eu de velléité de résistance des Bosniaques au moment où les Serbes ont pris Srebrenica ". Quelle a été, pendant cette semaine cruciale, l’attitude du commandement bosniaque et de la population bosniaque ?

Vous avez donné quelques informations sur les demandes du commandement bosniaque, mais on a aussi lors d’auditions précédentes quelques allusions qui montraient que l’attitude du commandement n’avait pas été très stable, voire contradictoire. Quelle est votre analyse sur ce sujet ?

Lors des événements de juillet, vous avez rencontré le général Janvier le 8 juillet. A ce moment-là, comment se passaient les contacts, la chaîne de commandement ? Vous-même et le Président de la République étiez-vous en contact directement avec le général Janvier ? Comment se passaient les contacts avec l’ONU, notamment avec M. Akashi, et avec l’OTAN ? Qui décidait quoi in fine ?

Bien sûr personne ne pouvait prévoir une telle horreur, mais quand même il y a eu des informations, peu à peu transmises, laissant entendre que les choses allaient très mal tourner. A partir de quel moment les uns ou les autres ont-ils eu conscience de cela ? A partir de quand disposiez-vous d’informations à ce sujet ? A ce moment-là la possibilité d’une intervention a-t-elle été discutée avec l’ensemble des partenaires ? Vous avez déjà répondu en partie à cette question. On a évoqué le plan du général Quesnot, mais je trouve incroyable qu’il n’y ait eu absolument aucun projet, aucune tentative d’arrêter cela au moment où les informations plus précises sur l’ampleur des massacres ont été accessibles.

D’après les auditions précédentes, il semble -et je suis très humble là-dessus- que des alternatives aient été possibles. Il ne s’agit pas de juger et de faire porter la responsabilité sur qui que ce soit, mais d’essayer de comprendre l’enchaînement des faits, et de savoir s’il était possible d’agir autrement, afin d’éviter à l’avenir de tels drames.

M. Alain Juppé : Il est évident qu’on a négocié la libération des otages. Je ne connais pas de Gouvernement, normalement constitué, dont des ressortissants sont pris en otages, qui ne négocie pas. Nous avons négocié, bien sûr. J’ai dit et je répète que dans cette négociation, à aucun moment, à ma connaissance, il n’y a eu un marchandage sur le thème " Si vous nous rendez nos otages, nous nous engageons à ne pas utiliser la force aérienne à Srebrenica ", en particulier, ou de façon générale dans les enclaves, puisque c’est ce qui a été dit. Cela, je le conteste formellement, jusqu’à preuve du contraire. La rencontre entre le général Janvier et Mladic, je ne la connaissais pas, et je n’ai pas d’information précise sur ce point. J’ai lu, là aussi, sur certains sites d’Internet, que le général Janvier aurait dans un courrier à l’ONU écrit qu’il aurait indiqué à ses interlocuteurs serbes que la FRR, qui était en cours de constitution, ne se montrait pas agressive. Lorsque l’on négocie la libération des otages, on ne commence pas à expliquer à ceux avec lesquels on négocie que l’on va leur taper sur la tête. De là à prétendre que l’on a marchandé en disant : " Nous nous engageons à ne pas utiliser la force si vous libérez les otages ", il y a un saut intellectuel et moral qu’il ne faut pas franchir.

Les Bosniaques à Srebrenica ne se sont pas battus, et ce n’est pas du tout une critique ou un jugement moral. Ils ne se sont pas battus parce qu’ils étaient mal armés, c’est tout à fait vrai. Leurs effectifs devaient être de 2 000 ou 3 000, si je me souviens bien, et ils n’ont pas résisté. Ce n’est pas du tout une condamnation, je ne me permettrai pas de porter un jugement, c’est un fait. Sur l’attitude du commandement bosniaque, je n’ai pas d’éléments d’information.

Lorsque j’ai dit que les demandes émanaient du commandement du terrain, je pensais au commandement de la FORPRONU, pas au commandement bosniaque. C’est le commandement de la FORPRONU, le général qui commandait le bataillon néerlandais, M. Karremans, et la chaîne de commandement à Sarajevo, et jusqu’au général Janvier, qui étaient évidemment compétents en ce domaine et pas le commandement bosniaque. Je n’irai pas au-delà, mais le fait est avéré, il n’y a pas eu de résistance bosniaque à Srebrenica. On peut le comprendre, vu le rapport de force, vu le mauvais équipement en armes.

M. Pierre Brana : Ils étaient démilitarisés.

M. Alain Juppé : Ils n’avaient pas d’armes lourdes. Non, ils n’étaient pas démilitarisés.

Lorsque j’ai dit qu’il n’y avait pas eu de résistance, il y a quand même eu des combats. Je vous rappelle qu’un militaire hollandais a été tué par un Bosniaque dans le dos, parce que le militaire hollandais reculait et n’occupait pas sa position. Ils avaient des armes, mais pas d’armes lourdes.

Sur la chaîne de commandement, je peux difficilement répondre, car ce n’est pas mathématique. Il y avait une chaîne de commandement, et des officiers français, qui, sous le commandement de la FORPRONU, obéissaient à leurs supérieurs de l’ONU, c’est-à-dire au Conseil de sécurité, au Secrétaire général, au Représentant permanent du Secrétaire général sur le terrain, M. Akashi.

Lorsque l’on est un général français, on n’oublie pas que l’on est un général français, et c’est à l’honneur de nos militaires. Il y avait des contacts naturellement permanents entre nos officiers généraux et le Gouvernement français. Cela va de soi. Leur rôle difficile - aussi faut-il l’apprécier aujourd’hui avec équilibre et sérénité - a été précisément de concilier cette fidélité à leur hiérarchie traditionnelle et l’autorité qui s’exerçait sur eux au nom de l’ONU. C’était le cas aussi bien sous la présidence de François Mitterrand que sous celle de Jacques Chirac. A quelques heures du déclenchement de l’ultimatum de Sarajevo, nous étions dans le bureau de François Mitterrand à l’Elysée, avec en direct au bout du fil le commandant français qui était à Sarajevo à ce moment-là. C’était une décision de l’ONU et de l’OTAN, mais naturellement les autorités françaises étaient tenues informées minute par minute.

Vous soulignez qu’il est incroyable que l’on n’ait pas pu arrêter le massacre : oui, bien sûr, c’est un échec, c’est un désastre. Je n’estime pas aujourd’hui que l’on a lieu d’être fier de ce qui s’est passé à Srebrenica, mais je conteste la thèse - qui n’est pas la vôtre et qui est celle de certains - selon laquelle la France porterait une responsabilité particulière dans ce désastre. C’est une responsabilité collective, et c’est hélas peut-être une des raisons de l’échec. Depuis le départ, la mission de la FORPRONU elle-même, les conditions de son déploiement sur le terrain, la vulnérabilité des troupes de l’ONU prises dans des enclaves encerclées par les Serbes ont fait que, effectivement, des décisions fermes n’ont pas pu être prises au moment où elles auraient dû être prises. Nous n’en avions pas les moyens.

Quand la situation s’est brutalement aggravée le 10 ou le 11 juillet, nous n’en avions naturellement pas la possibilité militaire. Lorsque j’ai dit que le Président de la République française avait indiqué qu’il était prêt à mobiliser la FRR pour défendre Srebrenica, c’était courageux de notre part. Cette force était encore embryonnaire, et nos moyens sur le terrain auraient été sans doute insuffisants pour assumer cette mission, même si nous étions prêts à la faire. Quant au degré d’information dont nous disposions, il faut bien se rappeler dans quel climat nous baignions, les alarmes sur les zones de sécurité étaient permanentes. Il y a eu une sous-estimation de la détermination serbe à aller jusqu’au bout à Srebrenica. Beaucoup ont dû penser que c’était une menace supplémentaire, une tension de plus parmi toutes celles qui s’étaient déclenchées et que l’on arriverait à la prévenir. Cette fois-là, les Serbes sont allés jusqu’au bout.

M. René André : Monsieur le Premier ministre, je souhaitais vous demander votre sentiment sur la position des Croates, à partir d’une appréciation qui a été faite par M. David Rohde, auteur du livre Le grand massacre - Srebrenica - juillet 1995, et sur l’attitude du Gouvernement bosniaque. Est-il exact qu’à un moment donné, alors que c’était encore possible, il avait été proposé au Président Alija Izetbegovic d’évacuer la zone de Srebrenica, et qu’il s’y était opposé, regrettant par la suite d’ailleurs cette décision ? Disposez-vous d’informations sur les divergences qui existaient entre le Gouvernement bosniaque, le commandement militaire bosniaque à Srebrenica, et l’attitude du général Delic, chef d’état-major ? Dans son livre, M. Rohde met en cause le Japonais, M. Akashi. Quelle appréciation portez-vous sur le travail et le comportement de celui-ci ?

M. Alain Juppé : Au risque de vous apparaître indulgent dans mes jugements, je ne cherche à accabler ni tel militaire de haut rang appartenant à la hiérarchie de la FORPRONU, ni tel civil également des Nations unies. C’est un peu facile de dire : " Voilà le coupable, voilà le responsable ". Il est de notoriété publique que la position de M. Akashi n’a pas été d’une clarté, d’une détermination, d’un esprit de décision à la hauteur des circonstances. Je n’en dirai pas plus, je ne veux pas charger quelqu’un qui était, je le répète, dans un système qui, par lui-même, était sans doute mauvais. A la fois la chaîne de commandement, l’interpénétration entre les considérations nationales et le rôle des Nations unies, la définition même de la FORPRONU, le calibrage de ses moyens ont créé un contexte général faisant que l’on est arrivé dans bien des cas au drame que l’on connaît.

Sur les relations internes entre le Gouvernement bosniaque, le commandement bosniaque et le général en chef bosniaque, je ne peux pas vous répondre. Je n’ai pas lu ce livre et je n’ai pas eu à l’époque de lumière particulière. Il est vraisemblable que le dialogue entre le Gouvernement bosniaque et les autorités militaires bosniaques était de même nature que le dialogue de tous les Gouvernements avec toutes les autorités militaires. Les militaires sont toujours là pour expliquer qu’il faut tenir compte des réalités sur le terrain. Parfois, les Gouvernements sont plus déconnectés des réalités du terrain.

Sur l’attitude du Gouvernement bosniaque, notamment sur la possibilité d’évacuer l’enclave de Srebrenica, il est vrai que cette possibilité a été évoquée. Je dirai a posteriori que je comprends parfaitement l’attitude du Gouvernement bosniaque. S’engager dans un processus d’évacuation progressive du territoire, qu’ils considéraient comme étant le leur, c’était renoncer et c’était abdiquer. Avec souvent beaucoup de courage, en prenant des risques considérables, le Gouvernement bosniaque a défendu ce qu’il croyait être son bon droit. Qu’ensuite, il y ait eu entre Bosniaques eux-mêmes des divergences d’appréciation, je n’entrerai certainement pas dans la logique de ceux qui considèrent que les Bosniaques ont fait parfois aussi des provocations. Ces affirmations n’ont jamais été étayées par des preuves et je ne les reprendrai pas à mon compte.

M. Jean-Noël Kerdraon : Au moment où vous êtes arrivé au Quai d’Orsay, le général Morillon venait de quitter Srebrenica, quelle a été la réaction des autorités françaises à ce départ ainsi que celle de l’ONU ?

Y a-t-il un lien entre les réactions tant de la France que de l’ONU et le retour prématuré du général Morillon en France ?

M. Alain Juppé : A ce sujet, ma mémoire me trahit un peu, donc je ne serai pas aussi précis que sur les autres questions. La réaction aussi bien des Nations unies que de la France a été de saluer le courage et le panache du général Morillon, mais aussi de penser qu’il envisageait la mission de la FORPRONU dans des termes qui n’étaient pas exactement ceux qui avaient été décidés par le Conseil de sécurité.

C’est toujours le même problème : étions-nous là pour prendre des initiatives fortes nous permettant de rétablir la paix et de faire cesser les combats ou étions-nous là dans une simple attitude d’interposition, d’observation ? C’est la deuxième thèse qui a constamment prévalu, qui n’était sans doute pas celle du général Morillon.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je voulais revenir sur les plans possibles d’intervention. Vous avez dit que vous n’avez pas pris la décision de risquer la vie de 40 ou 60 soldats.

M. Alain Juppé : C’était une hypothèse.

Mme Marie-Hélène Aubert : " Une hypothèse et c’est de ma responsabilité et je l’assume ". Effectivement, c’est d’ailleurs l’attitude de la plupart des Gouvernements. En l’occurrence, cela pose un sérieux problème, lorsque l’on fait entendre à des populations qu’elles sont protégées, que l’on refuse de les armer, mais que l’on ne veut absolument pas risquer la vie d’un seul de nos hommes sur le terrain, il ne faut pas prétendre que l’on protège ou que l’on s’interpose.

S’agissant plus globalement de l’action des Nations unies en termes d’interposition ou de maintien de la paix, comment est-ce conciliable avec une théorie du zéro mort militaire, même si l’on comprend bien pourquoi cette thèse est défendue par l’ensemble des Gouvernements ? Il y a une contradiction majeure qui entraîne des malentendus et des confusions. Si les Bosniaques n’ont pas résisté, c’est sans doute qu’ils avaient confiance et qu’ils pensaient que la FORPRONU allait réagir, que l’on n’allait pas laisser faire. C’est une forme de tromperie pour les populations civiles qui elles n’ont pas zéro mort, mais plusieurs milliers.

M. Pierre Brana : Dans ce même esprit, il y aurait eu une directive signée par le général Janvier, qui a été envoyée à tous les commandements, qui disait : " La sécurité des personnels devra passer avant l’exécution de la mission ". Une directive de cet ordre vous parait-elle normale ou vous pose-t-elle des problèmes ?

M. Alain Juppé : C’est une question bien embarrassante. A la question de Mme Marie-Hélène Aubert, je n’ai pas utilisé l’expression " zéro mort ", je voulais le préciser et rappeler que ce n’est pas la thèse officielle des Nations unies, mais celle des Etats-Unis d’Amérique, qui prétendent mener des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix en se fixant pour objectif " zéro mort américain ", y compris au Kosovo ou ailleurs. Je me situais par rapport aux propos que j’avais tenus vis-à-vis des morts français. Non seulement je n’ai pas tenu ce propos, mais la France a courageusement assumé la mort de ses soldats, je voudrais le rappeler. Nous avons eu, et je parle sous le contrôle de M. François Léotard, une cinquantaine de morts.

M. François Léotard, Rapporteur : 70 morts et 600 blessés.

M. Alain Juppé : Ayant assisté aux obsèques de jeunes soldats français, morts en Bosnie, le sang-froid des familles et même globalement de la population française m’a toujours fortement impressionné. On aurait pu imaginer un mouvement d’opinion se demandant ce que l’on faisait en Bosnie, pourquoi aller faire tuer nos jeunes français pour défendre des peuples contre leur propre folie. C’est la folie des peuples des Balkans qui est à l’origine de cela. Nous n’avons pas de leçon à donner, nous avons été nous aussi en Europe atteints par ce syndrome de la haine et de la folie guerrière, mais il faut dire que la première responsabilité est là. L’opinion française a accepté cela.

A propos des 50 ou 80 morts théoriques, que l’on nous annonçait dans l’hypothèse d’une intervention française à Srebrenica, je n’avais pas voulu prendre ce risque, parce qu’il me semblait que l’opération n’en valait pas la peine. Si l’on m’avait démontré que l’opération était faisable, d’abord politiquement, ensuite militairement, et que l’on pouvait sauver avec une espérance réelle de succès des dizaines de milliers de vie en exposant des troupes françaises je ne dis pas que ma décision aurait été celle qu’elle a été. Mais là l’opération me paraissait tellement improvisée, tellement risquée, tellement peu assumée par les autorités militaires elles-mêmes que je n’allais pas imposer à une armée, qui me disait qu’elle ne pouvait pas et qu’elle ne savait pas faire, un risque qui aurait été alors considéré comme tout à fait exagéré. Voilà ce que j’ai voulu dire sur ce point.

Quant à la directive évoquée par M. Pierre Brana, c’est un problème éthique, qu’il est difficile de résoudre installé dans son fauteuil. Vu d’ici, on peut dire effectivement que le respect absolu de la mission s’impose à un militaire et que pour lui le souci de ne pas exposer des vies doit passer après l’objectif qui lui a été fixé. Je ne sais pas comment je réagirais si j’étais sur le terrain, si je commandais des unités. Peut-être qu’effectivement dans certaines conditions, et si j’étais persuadé que le risque n’en valait pas la chandelle, je n’exposerai pas mes hommes inconsidérément. Je n’ai pas de condamnation morale à porter sur ce plan sur les hommes du terrain.

M. François Lamy, Rapporteur : S’agissant de l’appréciation des chancelleries occidentales après la chute de Srebrenica, vous nous avez dit que la reprise de l’enclave était inapplicable militairement et politiquement. Or, la France l’a montré avec la création de la FRR, on a pu, de temps en temps, quand on l’estimait nécessaire forcer la main à la fois de l’ONU et des puissances occidentales. Sans parler de cynisme, on sait quand même que le travail des chancelleries consiste à trouver des solutions réalistes. Je repose ma question de manière différente : est-ce que dans les discussions que vous avez eues à ce moment-là avec vos homologues, on n’a pas décidé que la reprise de l’enclave pouvait être un frein à une solution politique, puisqu’elle assurait une continuité dans le territoire bosno-serbe et qu’elle permettait quand même d’arriver plus facilement à une solution politique ?

M. Alain Juppé : Je ne crois pas que le problème se soit posé en ces termes. Après Srebrenica et le drame bosniaque, on a vécu des moments successifs de ce type, il y a eu le sursaut de Sarajevo en février 1994. Après Srebrenica, on a à nouveau pris conscience que l’inacceptable avait été accepté et qu’il fallait donc réagir.

Dans la foulée de Srebrenica, juillet 1995, les événements se sont accélérés. C’est là que l’offensive croate s’est produite et a commencé à montrer que la force bosno-serbe n’était pas invincible. Les frappes de l’OTAN sont intervenues et la FRR a disposé des canons, notamment sur le mont Igman. Elle a pu signifier aux Serbes que, s’ils poursuivaient l’encerclement de Sarajevo, on les frapperait. Des tirs sont intervenus.

Après Srebrenica, on est passé à l’utilisation de la force, ce qui a débloqué la situation, a permis au processus diplomatique de s’enclencher à nouveau et d’aboutir aux accords de fin 1995. Je ne vais pas revenir sur la question de savoir si la chute de Srebrenica les a facilités ou non. Au risque de paraître naïf, croyez bien que ce qui s’est passé là-bas - et pas uniquement parce qu’on l’a vu à la télévision sur CNN - a provoqué un choc chez tous les responsables qui ont été conscients de leurs responsabilités et peut-être même de leurs erreurs ou de leurs fautes. A partir de ce moment-là la politique de fermeté a commencé à prévaloir et a permis de déboucher sur une solution, hélas encore précaire. Nous sommes toujours sur le terrain et sans doute pour longtemps, parce que le processus de réconciliation entre les communautés sera long, peut-être très long.


Source : Assemblée nationale (France)