(jeudi 25 janvier 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Mon Général, merci et encore toutes nos excuses pour le léger contretemps qui vous a conduit à rester dans le couloir de l’Assemblée. Comme vous le savez probablement, hier après-midi, j’ai été alerté par le ministère de la Défense qui m’a indiqué qu’en raison d’un engagement qui a été pris entre le ministère de la Défense et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), le ministère de la Défense souhaitait que les auditions de certains officiers généraux, à savoir vous-même, le général Morillon et deux autres, se déroulent à huis clos et non pas en présence de la presse. C’est la raison pour laquelle, Mon Général, hier soir, j’ai été amené à avertir les journalistes qui sont néanmoins venus et devant lesquels nous nous sommes expliqués tout à l’heure. Peut-être avez-vous eu le communiqué du Ministre de la Défense ?

Général Bernard Janvier : Je l’ai eu.

Le Président François Loncle : Nous allons donc procéder à votre audition dans les conditions du huis clos, c’est-à-dire uniquement en présence des membres de la Mission d’information et des administrateurs de l’Assemblée nationale. Mon Général, concernant cet engagement entre le Tribunal pénal international et le ministère de la Défense, quelle est votre propre appréciation et quel était votre souhait ? Pouvez-vous nous donner une indication sur votre sentiment compte tenu des dispositions que l’on vient de nous imposer ?

Général Bernard Janvier : Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Députés, je vais répondre d’emblée à votre question. Il est bien évident que l’audition publique permet de répondre à des assertions fallacieuses, des allégations ou des actes diffamatoires à mon égard, des propos qui ont été proférés devant vous ou devant la presse. Cependant, effectivement, étant dans le cycle d’auditions du TPIY, nous sommes tenus à respecter les règles établies. Par ailleurs, je ne manquerai pas de faire référence devant vous, puisque nous sommes à huis clos, à des documents confidentiels, à des situations particulières mettant en cause ou l’OTAN ou des pays étrangers, ce que je n’aurais pu faire devant la presse.

Le Président François Loncle : Merci, Mon Général.

Je vais, comme il est de coutume, vous donner la parole pour que vous exposiez votre point de vue et ensuite nos Rapporteurs et les membres de la Mission d’information vous poseront les questions qu’ils souhaitent.

Général Bernard Janvier : Merci, Monsieur le Président.

Mon audition devant votre Mission d’information a une grande importance pour moi. En effet, c’est la deuxième fois que je m’exprime sur ce sujet. La première fois, c’était lorsque j’ai été longuement entendu par la commission chargée de la rédaction du rapport du Secrétaire général des Nations unies concernant Srebrenica. Comme vous avez pu, peut-être, le remarquer, je me suis abstenu de tout commentaire dans la presse depuis que j’ai quitté mes fonctions de commandant des forces de paix des Nations unies.

Je développerai devant vous le cadre général de l’engagement des forces des Nations unies, sujet peut-être redondant par rapport à certains exposés antérieurs. Ensuite, je préciserai un certain nombre de données concernant le renseignement, l’arme aérienne et la Force de réaction rapide. Auparavant, je développerai les rapports entre le commandant des forces de paix des Nations unies et les autorités nationales et, en tout premier lieu, je rappellerai quelles étaient mes responsabilités.

Le théâtre de l’ex-Yougoslavie est loin de m’être inconnu lorsque je prends mes fonctions le 1er mars 1995. En effet, en tant que commandant de la sixième division légère blindée, j’ai eu à préparer des unités à cet engagement, par exemple le 21ème RIMa de Fréjus. Ensuite, à partir d’octobre 1994, j’occupe la fonction de chef de l’état-major de planification opérationnelle. Cet état-major, nouvellement créé, entre d’emblée en situation puisqu’il m’appartient de traiter avec l’OTAN des plans tels que le plan 40/103 qui concerne l’appui de l’OTAN au retrait des forces des Nations unies de Yougoslavie ou le plan 40/104 qui concerne l’appui de l’OTAN à la mise en _uvre d’un plan de paix : je fais référence au plan Juppé-Kinkel de l’époque. J’ai également à préparer des plans nationaux. Il y a en particulier un plan qui vise à extraire nos otages des points de rassemblement d’armes à Sarajevo. Ce plan, je le présente devant les autorités politiques, MM. Balladur, Juppé et Léotard, en novembre 1994 car, dès ce moment et bien avant d’ailleurs, il apparaît clairement que nos soldats français et onusiens dans les points de rassemblement d’armes sont des otages potentiels. Ce plan ne pourra pas être mis en _uvre au mois de mai 1995 au moment des frappes déclenchées par le général Rupert Smith à Sarajevo.

Je prends mes fonctions de commandant des forces de paix des Nations unies le 1er mars 1995. Auparavant, j’ai effectué un certain nombre de visites à New York et dans des capitales étrangères et j’ai, bien entendu, été reçu par les autorités politiques françaises. Mes responsabilités s’attachent à la mise en _uvre du volet militaire des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Je suis sous l’autorité du Secrétaire général des Nations unies par l’intermédiaire de son Représentant spécial à Zagreb, M. Akashi, ou par liaison directe. Je suis ainsi en contact régulier avec le conseiller militaire de M. Boutros Boutros-Ghali qui sera au moment de Srebrenica un général néerlandais, le général van Kappen, et je suis en contact permanent avec le Département du maintien de la paix dirigé par M. Kofi Annan. J’ai sous mes ordres les forces déployées en Macédoine, en Croatie, en Bosnie, venues de 37 nations. Elles vont passer de 37 000 hommes environ à 46 000 hommes lorsqu’une partie de la Force de réaction rapide (FRR) sera déployée et placée sous mes ordres. J’exerce mon commandement au sein des Nations unies jusqu’au 31 janvier 1996. Cependant, le 20 décembre 1995, je transfère mes responsabilités pour la Bosnie à l’amiral Leighton Smith qui est commandant en chef des forces de l’OTAN Sud Europe et chef militaire des forces chargées de l’application des accords de Paris. Je deviens à ce moment-là son adjoint comme commandant en second de la force.

De mars 1995 à décembre 1995, je serai confronté à une succession permanente de crises aux lourdes conséquences, parfois tragiques.

Pour ce qui concerne la Bosnie, ce fut la fin du cessez-le-feu, la crise des otages, la bataille de Sarajevo, l’étranglement des enclaves, la conquête par les Serbes de Srebrenica et de Zepa, l’opération aéroterrestre Deliberate Force, la mise en _uvre du cessez-le-feu qui en a résulté, puis la mise en _uvre du plan de paix.

Pour la Croatie, c’est l’attaque de la Slavonie occidentale, l’attaque des Krajina et de la Bosnie centrale, les menaces sur la Slavonie orientale, ces deux théâtres s’imbriquant en permanence.

Pour ce qui concerne Srebrenica, le rapport du Secrétaire général des Nations unies du 15 novembre 1999 constitue une référence précise et détaillée qui vous est bien connue, je n’y reviendrai pas. Toutefois, je tiens d’emblée à affirmer avec force :

 premièrement, que je n’ai négocié en aucune manière avec les Serbes au sujet de la libération des otages onusiens. Je fais d’ailleurs remarquer que 110 otages étaient libérés le 3 juin alors que je n’avais pas rencontré Mladic puisque je me trouvais à Paris pour la conférence de mise sur pied de la FRR ;

 deuxièmement, qu’aucun accord n’a été établi avec les Serbes concernant le non-emploi de l’arme aérienne ;

 troisièmement, que je n’ai jamais reçu de directives françaises pour l’exécution de mes responsabilités opérationnelles ;

 et plus particulièrement, quatrièmement, que les autorités françaises de quelque niveau que ce soit ne sont intervenues auprès de moi en aucune manière dans la gestion de la crise de Srebrenica, ni avant, ni pendant, ni après. Par conséquent, elles n’ont élevé aucun veto ou mis quelque obstacle que ce soit à l’engagement de l’arme aérienne. Je vous indique d’ailleurs qu’à Srebrenica, la quatrième vague d’attaque au sol par les avions, le 11 juillet, était constituée par des Jaguar français ;

 Enfin, que seuls les Serbes, et plus précisément, le général Mladic, portent l’entière et totale responsabilité des massacres organisés et prévus par leurs soins, dont ils doivent répondre devant le Tribunal pénal international.

Officier général en charge d’un commandement au nom des Nations unies, j’ai pleinement assumé mes responsabilités, et ce d’un bout à l’autre, en conscience des mandats qui m’étaient confiés et selon les directives du Secrétaire général. Evidemment, comme naturellement tous les autres chefs militaires à ce niveau de responsabilité, qu’ils soient britanniques, néerlandais ou canadiens, j’ai régulièrement tenu informées les autorités militaires, et parfois politiques, françaises de la situation de mes décisions, comme je le développerai à propos de mes rencontres avec celles-ci à Paris, le 6 juillet et non le 8.

J’en viens donc à la relation entre le commandant des forces de paix des Nations unies et les autorités nationales.

Les Nations unies, vous le savez, font appel à des pays contributeurs qui définissent leur niveau de participation ainsi que les modalités d’engagement de leurs forces. Celles-ci sont mises à disposition, c’est-à-dire, en langage militaire, qu’elles sont sous le contrôle opérationnel du commandant des Nations unies, pour une mission déterminée, sans qu’il soit possible à ce commandant onusien d’en changer la mission et la destination, sauf accord du pays contributeur. Vous percevez d’emblée la rigidité d’un tel système qui rend inutile toute référence aux principes élémentaires de l’emploi de la force : concentration des efforts, man_uvre, évolution des dispositifs, etc. Par ailleurs, pour toute opération particulière, les Nations unies doivent aller à la quête des moyens matériels et humains susceptibles de répondre à ces projets. Ce sera le cas pour le plan de ravitaillement des enclaves par hélicoptère que je propose aux Nations unies au mois de mai 1995 et qui sera refusé par l’ensemble des nations. Enfin, les pays sont légitimement soucieux de la sécurité de leurs hommes et de l’exécution de la mission dans le cadre des dispositions qu’ils ont arrêtées. La tentation est alors grande de voir se substituer au commandant des forces des Nations unies des appréciations nationales, avec parfois des ordres directs aux forces sur le terrain. Nous le voyons au moment de Srebrenica avec les Néerlandais. Mais ces attitudes sont largement partagées par tous les pays. Il existe donc un verrou dans le contrôle de l’exécution des missions par le commandant des forces des Nations unies lorsqu’est nommé, dans la chaîne de commandement onusien, un commandant de la même nationalité qu’un contingent engagé sur le terrain. On le constate sur le théâtre avec la présence de chefs d’état-major néerlandais, à Zagreb, à Sarajevo, et même à Tuzla, dont dépend Srebrenica (le commandant par intérim du secteur au moment de la crise est Néerlandais). Je vous ai dit, par ailleurs, que le conseiller militaire du Secrétaire général était aussi un général néerlandais. De même, les Britanniques, par exemple, verrouillent le secteur Sud de la Bosnie en partant de Split jusque, plus au Nord, la zone de Maglaj et le doigt de Doboj. Mais, plus précisément, et vous voyez tout à fait là le jeu de ces responsabilités nationales, la zone de Gorazde, qui, théoriquement, doit répondre de l’autorité du général français à Sarajevo, n’est pas sous le commandement du général Gobilliard mais se trouve sous les ordres directs du général Rupert Smith. L’IFOR rétablira une situation normale en plaçant Gorazde dans la zone sous commandement français. S’agissant des pays contributeurs de troupes, je pourrais donner un certain nombre d’exemples de leur comportement sur le terrain qui sont tout à fait illustratifs.

J’avais, bien entendu, des relations avec les autorités françaises, elles existaient tout naturellement. En demandant au Secrétaire général de me confier ces responsabilités, le Gouvernement français entendait, bien sûr, être informé de l’évolution de la situation. Ces échanges étaient particulièrement précieux à mon niveau, au même titre que ceux établis avec les autres nations. Contrairement à mes prédécesseurs, si j’ai été reçu par les autorités politiques françaises avant mon départ, je n’ai pas eu d’entretien avec le Président de la République. J’ai reçu une directive du Ministre de la Défense, le 16 mars 1995, qui m’indiquait : " Vous vous attacherez par mon intermédiaire ou celui du chef d’état-major des armées à tenir le Gouvernement français régulièrement informé de la situation politique et militaire ainsi que de votre analyse sur les perspectives d’évolution ".

C’est ainsi que le 6 juillet 1995, à ma demande, je viens à Paris car j’ai sollicité une rencontre auprès de l’amiral Lanxade et de l’état-major des armées. Les préoccupations qui m’ont poussé à cette rencontre sont les suivantes :

 je veux montrer à quel point nous en sommes quant aux difficultés de ravitaillement des enclaves et, en particulier, de Sarajevo dont la situation va focaliser nos entretiens à Genève le 8 juillet avec le Secrétaire général des Nations unies ;

 je veux étudier avec l’état-major des armées la coordination des procédures pour la mise en place et le déploiement de la Force de réaction rapide (FRR) ;

 je veux insister sur la nécessité d’obtenir des Croates et des Bosniaques la liberté de mouvement pour la brigade multinationale de la FRR, c’est-à-dire des éléments français qui sont bloqués et qui ne peuvent rejoindre leur zone d’engagement ;

 je développe mes directives visant à modifier le dispositif des forces onusiennes à Sarajevo, pour la plus grande partie françaises, dispositif qui consiste notamment à un durcissement des positions tenues et à l’abandon de postes particulièrement menacés. J’indique d’ailleurs que je vais faire la même chose pour les enclaves orientales. J’annonce à l’état-major le plan dénommé By Pass visant à ouvrir la piste du mont Igman et les accès à Sarajevo avec la brigade multinationale dans la deuxième quinzaine du mois de juillet. Ainsi, je développe les ordres que j’ai donnés au général Soubirou (commandant la brigade multinationale de la FRR) pour qu’il se déploie à Tarsin pour le 16 juillet.

Tels sont les points qui sont abordés dans le cadre d’un échange plus large sur l’ensemble de la situation du théâtre.

Permettez-moi, mais vous le savez, d’indiquer que la préoccupation française, malgré les responsabilités de notre pays au Conseil de sécurité et ses larges responsabilités au sein du Groupe de contact, malgré tous ses efforts au niveau diplomatique, le souci des Français, c’est Sarajevo et cela restera Sarajevo.

Pour être complet, je vous préciserai que je suis reçu par M. Charles Millon, Ministre de la Défense et quelque temps après, pour un bref entretien, par le Premier ministre, M. Alain Juppé.

Durant tout le déroulement de la crise de Srebrenica, je tiens informé l’état-major des armées, par téléphone, de l’évolution de la situation, de mes décisions ou de celles de M. Akashi, des prévisions d’engagement de l’arme aérienne et de leur interruption à la demande du Gouvernement néerlandais.

Le dispositif que je viens de décrire va s’intensifier et se développer dans la préparation de la campagne aéroterrestre qui va s’engager à partir du 25 juillet comme je pourrai vous le montrer. Vous voyez que tout cela se situe dans le droit fil des directives que j’ai reçues et dans la logique même des rapports entre une nation et les chefs militaires sur le terrain.

L’emploi des forces des Nations unies me paraît important car vous pourrez mesurer à mon sens les raisons même de nos échecs.

Le premier point essentiel est le manque de résolution de la communauté internationale, qui se traduit d’ailleurs paradoxalement par une accumulation de résolutions et de mandats du Conseil de sécurité. Je fais référence à M. Boutros-Ghali qui écrit le 16 mars 19941 : " Le Conseil de sécurité a adopté 54 résolutions et 39 déclarations du Président qui ont, toutes, à des degrés divers, eu une influence sur le fonctionnement de la force. Cette prolifération de résolutions et de mandats a certainement compliqué son rôle [...] ". C’est un euphémisme. De mon point de vue, les nations et les membres du Conseil de sécurité, quels qu’aient été les efforts de la France, n’ont pu définir une politique dans le sens le plus global du terme, et par là même, une stratégie face à l’ensemble des drames qui résultent de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Il faudra attendre en réalité le choc des événements, avec la conférence de Paris le 3 juin 1995 et la conférence de Londres le 21 juillet, pour que soient enfin arrêtées les lignes générales d’action répondant à des buts clairement établis, réalistes et, surtout, rassemblant des acteurs désormais unis.

Deuxième raison de cet échec : l’erreur du déploiement d’une force de maintien de la paix face à des parties en guerre, qui ont renforcé leur potentiel militaire au fil du temps et atteint des niveaux technologiques parfois élevés. Je pense en particulier aux Serbes et aux Croates. Une force du maintien de la paix a été déployée sans paix à maintenir. Il aurait fallu d’abord établir la paix, qui le sera à partir de l’intervention des forces de l’ONU et de l’OTAN dans la campagne aéroterrestre du mois de septembre. L’engagement de nos forces se fait sur des critères inadaptés, c’est-à-dire sur le fondement du chapitre VI de la Charte des Nations unies. Par la nature même des choses, cela conduisait à des échecs.

D’ailleurs, le Secrétaire général des Nations unies l’écrit en 19952 : " [La FORPRONU] n’a pas mis fin à la guerre dans ce pays déchiré. [...] elle n’a ni le mandat ni les ressources nécessaires pour le faire ". Je le citerai plus longuement car c’est très important pour comprendre la chute de Srebrenica. Dans ce rapport du 30 mai 1995, qui est d’ailleurs cité dans le rapport du Secrétaire général de novembre 1999, M. Boutros-Ghali écrit encore : " Dès le début de son déploiement en Bosnie-Herzégovine, le mandat de la FORPRONU a été frappé par le fléau des ambiguïtés qui ont affecté la capacité de la force aussi bien que sa crédibilité vis-à-vis des parties, des membres du Conseil de sécurité, et de l’opinion publique au sens large ". Il continue : " On ne peut éviter de poser la question du positionnement de la FORPRONU entre le maintien de la paix ou l’imposition de la paix. [...] rien n’est plus dangereux pour une opération de maintien de la paix que de lui demander d’utiliser la force lorsque sa composition, son armement, sa logistique et son déploiement lui dénient toute capacité à le faire. La logique du maintien de la paix découle de préliminaires politiques et militaires qui sont radicalement différents de ceux de l’imposition de la paix ; de plus, la dynamique de l’imposition de la paix est incompatible avec les processus politiques que le maintien de la paix est censé mettre en place. Faire un mélange des genres entre ces deux logiques peut miner une opération de maintien de la paix et mettre les personnels en danger... Le maintien de la paix et l’usage de la force (autrement qu’en légitime défense) pourraient être vus comme des techniques alternatives, nécessitant une transition de l’une à l’autre, mais certainement pas menées de concert ". Précisément, ce maintien de la paix est encore rendu plus difficile sur le terrain par l’introduction au coup par coup de références au chapitre VII de la Charte des Nations unies, mais sans moyens et sans conception générale, tandis que s’affirment simultanément les orientations vers l’imposition de la paix, par la voie des airs cette fois, dans un imbroglio aux résonances médiatiques.

Le concept du maintien de la paix ne pouvait conduire ni permettre des actions de combat pour de simples réalités militaires qui ne sont pas des élucubrations d’états-majors. Il s’agissait de déployer des unités pouvant être de médiocre valeur, de faibles effectifs, parfois inutiles militairement, sous-équipées, sous-armées, dans des dispositifs faisant fi des principes de la guerre et ce pour assumer des missions complexes, ambiguës telles que " protéger ". L’absence de renseignements constitue une faille, j’y reviendrai. Enfin, les états-majors onusiens, dans des structures complexes, n’ont aucune expérience réelle du combat à l’exception de quelques membres des forces britanniques et françaises.

Il faut garder en mémoire le fait que les nations contributrices de troupes se réservaient le droit, et le prendront, d’intervenir directement dans la conduite des opérations.

Par ailleurs, le déploiement des forces des Nations unies était fondé sur l’acceptation des parties. Celles-ci vont jouer pleinement de ce facteur, j’y reviendrai. Les Serbes, en particulier, vont très rapidement interdire, contrôler, limiter, rogner, neutraliser l’action de la force. Même les accords qui sont signés lors des médiations s’avèrent différents dans leurs termes comme dans leurs applications selon les parties qui ne les acceptaient que pour des raisons circonstancielles ou pour mieux les bafouer. Il en sera ainsi à Srebrenica comme ailleurs. La situation des zones de sécurité est, en effet, un triste exemple de ce que je viens de dire.

Le 24 mai 1995, j’interviens devant le Conseil de sécurité des Nations unies à New York. Je me suis exprimé très librement. J’ai, semble-t-il, " choqué " les membres de ce Conseil. J’ai posé la problématique d’une situation où les Casques bleus étaient engagés dans une opération de maintien de la paix et dans une opération où il n’y avait pas de paix à maintenir. J’ai indiqué que la FORPRONU se trouvait, sans cesse, dans des situations imposant le recours à la force sans avoir les moyens ni la couverture juridique adéquats. J’ai indiqué qu’il fallait absolument qu’un cessez-le-feu intervienne ou alors qu’une redéfinition des mandats s’imposait. Je cite quelques-uns de mes propos : " La FORPRONU est devenue un enjeu des combats. Elle est l’otage d’accords et d’agréments antérieurs. Elle est l’otage de l’absence d’accord de paix. Elle est l’otage de l’absence de volonté de paix chez les parties en conflit. Elle ne peut et ne pourra apporter aucune solution militaire dans la situation actuelle. En matière d’équipement, ce n’est pas un peu de ceci, un peu de cela qui permettra d’obtenir les décisions. Imposer la paix n’est pas dans ses capacités ". D’ailleurs, une partie de mon exposé a été reprise dans Le Monde à deux reprises. Je propose d’appliquer des frappes aériennes à un niveau global, ce qui implique alors d’évacuer les forces militaires onusiennes des enclaves, en y laissant quelques observateurs. A cette occasion, j’ai dit devant le Conseil de sécurité : " Soyons pragmatiques et surtout honnêtes envers les hommes dont la sécurité est entre nos mains en l’absence de paratonnerres efficaces. " Je faisais référence là à l’arme aérienne dans le concept où elle était déployée. " Eloignons-nous des zones de combat, des zones où tombe la foudre ". Telle est la citation exacte qui fut, parfois et même souvent, tronquée par la presse. Je propose aussi, propos prémonitoires, d’abandonner les points de rassemblement d’armes de Sarajevo qui constituent pour moi une ineptie dans leur réalité. J’ai conclu qu’il était indispensable de ne plus tergiverser et j’ai demandé au Conseil de sécurité de prendre rapidement les mesures qu’imposait la situation.

La réponse que j’ai reçue fut de me demander un rapport sur la situation.

J’ai évoqué, parmi les difficultés des Nations unies, le renseignement. A l’évidence, une force de maintien de la paix qui doit, dans ses contacts avec les parties, les considérer comme des partenaires, ne peut pas faire du renseignement. Elle ne peut obtenir que des informations provenant de ses observations, de ses rencontres, des indications de quelques membres des Nations unies dans d’autres missions. Les forces des Nations unies n’étant pas des forces de combat, elles n’ont ni système de renseignement, ni chaînes de renseignement qui demandent des structures lourdes, complexes, formées, préparées. Mais peut-on se passer de renseignement ? Non. Alors, il faut se tourner vers les pays contributeurs, en particulier ceux qui peuvent avoir des renseignements. Faute de cela, on se contente d’observations et de manifestations superficielles.

Prenons un exemple. A Sarajevo, au niveau des Nations unies, nous connaissions l’existence de 26 chars serbes. Le 14 septembre, lorsque, sous la contrainte, les Serbes évacuent leurs armes lourdes, nous en comptons 56. Lorsque nous allons occuper la zone serbe au mois de janvier 1996, on en trouvera 10 autres immobilisés dans les hangars.

A Srebrenica, je n’ai jamais été informé du départ de Naser Oric, commandant la 28ème division bosnienne, qui part le 27 avril avec la majeure partie de son état-major, ceux qu’il appelle lui-même " les personnels les plus valeureux de son état-major. " Il n’y reviendra plus. Cela aura de graves conséquences, mais je n’en suis pas informé.

Je sais que les Bosniens ont été renforcés en armes - je parlais des accords bafoués, par les Serbes comme par les Bosniens et les Croates -, mais je n’ai su qu’avec la déclaration à l’AFP du général Delic, en juillet 1995, qu’ils avaient reçu 23 tonnes d’armes et de munitions.

Telle est donc la réalité : information superficielle et pas de renseignement.

A Zagreb, j’ai dans mon bureau d’information un officier supérieur américain susceptible de me permettre d’avoir accès aux moyens les plus larges d’acquisition des renseignements. Cela s’avérera exact, par exemple, lors de la conquête des Krajina ou lors de l’offensive croate en Bosnie ou sur des problèmes particuliers au moment de Deliberate Force. Mais pour Srebrenica, je n’ai aucune information de sa part. L’OTAN ne m’a donné aucun élément d’appréciation. La France n’a pas d’élément alarmant. Les Britanniques ne m’ont pas présenté d’éléments tangibles.

D’ailleurs, le général Rupert Smith qui commande les forces des Nations unies en Bosnie britannique écrit dans ses directives du 6 juin à propos de Srebrenica : " Bien que les forces serbes ne souhaitent pas attaquer les zones de sécurité, des opérations visant à éloigner les forces bosniaques des principales lignes de communication au Nord et au Sud peuvent être attendues. On estime que les forces serbes ne saisiront pas la zone de sécurité ". Sa quiétude est grande puisque le 1er juillet il part en permission. Si j’avais eu quelque doute sur la situation, quelque crainte en tant que chef responsable, je ne l’aurais pas permis et lui aurais demandé de rester à son poste. Il en est de même d’ailleurs du brigadier britannique qui, à mon niveau, à Zagreb, est le correspondant de l’amiral Leighton Smith à Naples. Lui-même part du 1er au 11 juillet. C’est lui qui est responsable des liaisons avec CINCSOUTH, notamment au plan de l’application de l’arme aérienne. Son absence aura de lourdes conséquences. [...]

Pour revenir sur le sujet du renseignement, le rapport du Secrétaire général des Nations unies indique clairement dans plusieurs paragraphes les raisons de cette carence et montre, surtout factuellement, comment il se fait que nous n’avons pas été informés pour Srebrenica.

J’en arrive à un point important qui est l’arme aérienne. Excusez-moi d’avoir une approche didactique, mais il faut distinguer trois missions confiées à l’arme aérienne :

 la maîtrise de l’espace aérien, qui vise à interdire aux parties d’utiliser l’espace aérien à des fins militaires. C’est l’opération Deny Flight ;

 les frappes d’objectifs ennemis dans la profondeur. Il s’agit d’aller détruire des objectifs militaires ou des infrastructures dans la profondeur du dispositif adverse. Dans ce cas précis de l’utilisation autorisée au profit de la force des Nations unies, il s’agissait en dernier recours de frapper une ou plusieurs cibles choisies sur le territoire de la partie coupable des exactions graves envers les forces des Nations unies. Cet emploi s’appelle l’Air Strike ;

 enfin, l’appui des troupes au sol qui s’appelle Close Air Support, qui consiste à appuyer les troupes au sol dans une action défensive face à un ennemi. L’appui de troupes au sol est censé intervenir sur les Smoking Guns (canons fumants), c’est-à-dire des adversaires clairement identifiés qui commettent un acte hostile à l’encontre des forces.

Pour ce qui concerne la maîtrise de l’espace aérien, 4 avions serbes sont abattus par 2 chasseurs de l’OTAN le 28 février 1994. Même si ce cadre d’emploi de l’arme aérienne n’est pas l’objet du débat d’aujourd’hui, il n’est cependant pas sans incidence sur lui : un des avions qui assurait ce contrôle de l’espace aérien, un avion américain, le F-16, est abattu le 2 juin 1995 par les missiles sol-air (Sam-6) serbes. Cela a une influence sur l’emploi de l’arme aérienne au moment de Srebrenica.

S’agissant de l’Air Strike, la frappe dans la profondeur, sa mise en _uvre ne relevait pas à cette période d’un plan d’ensemble bâti en vertu d’une stratégie générale s’appuyant sur des objectifs politiques et des options militaires. Il s’agissait simplement de choisir un ou plusieurs objectifs dans un catalogue. Cette frappe, généralement appliquée à des installations et à des matériels plutôt qu’à des personnels, était censée envoyer un signal fort aux belligérants concernés pour les ramener à la raison.

Dans le cas précis du dispositif de la force de paix, dispersée sur le terrain en vertu des mandats, l’utilisation de l’arme aérienne va rapidement se révéler inopérante et même contre-productive. Alors que je suis au siège des Nations unies le 24 mai 1995, le général Rupert Smith qui commande les troupes, par délégation, va déclencher une frappe aérienne Air Strike, suite au retrait de quelques armes lourdes des Serbes dans les points de rassemblement d’armes. Cette frappe va conduire à la prise de plusieurs centaines d’otages. Le général Rupert Smith reconnaîtra lui-même l’échec de cet emploi de l’arme aérienne utilisée en matière de rétorsion. Il écrit dans ses directives du 29 mai 1995 : " S’agissant des frappes aériennes déclenchées les 25 et 26 mai dans le but de renforcer le régime de la zone d’exclusion d’armes lourdes et des points de rassemblement d’armes - régime qui avait été battu en brèche -, l’objectif n’a pas été atteint ".

Pour en venir à l’utilisation de l’emploi de l’arme aérienne en appui rapproché des troupes des Nations unies au sol, nous ne sommes pas dans la configuration du désert tchadien ou du désert irakien. Le terrain même de la Bosnie et les conditions météorologiques sont des contraintes qui s’ajoutent à celles imposées par l’OTAN, c’est-à-dire identification claire par le pilote des cibles désignées par un observateur avancé, instruit, formé et disposant des moyens adéquats. C’est pour cette raison que des cibles ne seront pas prises à partir de Srebrenica. Si l’on ajoute à cela l’imbrication des troupes amies et ennemies au sol, la décision d’employer les appareils en appui aérien devait être examinée au regard des risques encourus.

Dans le cas précis de Srebrenica, l’appui aérien demandé dans la nuit du 10 au 11 n’était pas raisonnable. De jour, le 11 juillet, il a montré ses limites.

Permettez-moi de donner un exemple qui n’a rien à voir avec Srebrenica, mais qui montre les difficultés de l’engagement de l’arme aérienne. Dans le cadre de l’IFOR en janvier 1996, les avions qui se posaient sur l’aérodrome de Sarajevo survolaient Lukavica occupée par les Serbes. Ils étaient régulièrement pris à partie par des tirs qui mettaient en jeu la sécurité des vols, des pilotes, qui auraient pu causer une catastrophe et qui battaient en brèche les accords de Dayton. L’Amiral Leighton Smith décide d’employer les grands moyens. Il met en l’air les avions équipés des derniers moyens électroniques, un armement extrêmement puissant. Les avions continuent à être troués. Les Français mettent au sol des commandos qui élimineront le premier tireur qui se présentera. L’affaire a été réglée et il n’y a plus jamais eu d’attaques contre les avions en approche de l’aéroport.

On constate qu’il y a eu un changement total de cap à partir de la conférence de Londres du 21 juillet 1995. Le changement va très vite : le 25 juillet, M. Boutros-Ghali me délégue le pouvoir de l’emploi de l’arme aérienne et M. Akashi fait de même. Le 10 août, nous signons avec l’amiral Leighton Smith un Memorandum of understanding (MOU), dans lequel nous définissons les conditions d’emploi de l’arme aérienne, les objectifs généraux, les zones d’action. Entre-temps, comme je pourrais vous le montrer, nous avons déployé les moyens de planification et la brigade multinationale autour de Sarajevo. Les conditions du mois de septembre n’ont rien à voir avec le mois de juillet. Je pourrais développer d’autres points.

Le document fondamental de l’engagement de l’arme aérienne est un document de l’OTAN établi au mois d’août 1993. Il précise que, pour les zones de sécurité, les frappes aériennes peuvent être initiées par le commandant des forces de paix des Nations unies ou le commandant en chef des forces Sud de l’OTAN. Par ailleurs, la décision peut aussi être prise à un niveau plus élevé, auquel cas les deux chefs militaires, informés, doivent se rapprocher. Il en est ainsi de l’application de ce dispositif dans les décisions de l’OTAN de prévoir des frappes aériennes le 6 février 1994 à Sarajevo pour obliger les Serbes à retirer leurs armes lourdes et le 21 avril 1994 à Gorazde.

Permettez-moi de faire une observation importante et personnelle. Le 6 février 1994, la décision d’engagement des forces aériennes était prise. Les Français étaient directement impliqués dans cette mise en _uvre. Les dispositions arrêtées sur le théâtre par le commandant des forces en Bosnie, qui consistaient à rassembler les armes dans des points de rassemblement d’armes, à laisser penser ainsi que ces armes ne pouvaient pas être utilisées, ce dispositif qui va nous conduire à la prise des otages, bafoue l’arme aérienne ; c’est le premier échec ressenti dans l’engagement de ces moyens. De mon point de vue, il fallait neutraliser les batteries serbes qui ne s’étaient pas retirées autour de Sarajevo. La force aérienne a perdu sa crédibilité à ce moment-là. C’est une opinion personnelle.

Pour continuer sur le problème de l’arme aérienne, pour Srebrenica, l’amiral Leighton Smith, qui avait tout autant que moi la possibilité d’exiger de déclencher les frappes aériennes, ne l’a pas fait. Il ne viendra me voir d’ailleurs que le 12 juillet au soir à Zagreb, alors que, pendant la campagne aéroterrestre, nous nous verrons tous les deux jours ou presque. A aucun moment, les autorités de l’OTAN (SACEUR ou bien le Conseil de l’Atlantique Nord) ne se sont manifestées ou émues. Elles en avaient pourtant la possibilité. Elles ne s’en priveront pas au mois de septembre.

D’une manière générale, les Nations unies sont défavorables à l’arme aérienne. M. Boutros-Ghali a repris à son niveau le contrôle de l’arme aérienne le 27 mai après les frappes. Dans un ordre très clair, il rappelle, alors, que la décision d’engagement des frappes aériennes (Air Strike) est à son niveau et qu’il demande à être consulté même pour l’appui rapproché.

Encore une fois, tout change après la conférence de Londres et je pourrais développer ce point.

J’accélère pour vous parler d’un autre élément essentiel, la Force de réaction rapide. La question a été de savoir si elle aurait pu être employée à Srebrenica. Avant d’en apporter la réponse, je voudrais faire quelques rappels. Concernant d’abord la naissance de la Force de réaction rapide, dès le 30 mai 1995, je prescris au général Rupert Smith en Bosnie de constituer des moyens de réagir avec les moyens que nous avons, modestes, en dégageant un bataillon mécanisé britannique de la zone Ouest de Maglaj. C’est la Task Force Alpha. Ces moyens vont être complétés par des éléments britanniques qui débarquent le 30 mai à Split, qui sont deux batteries d’artillerie et une compagnie de génie. A Paris, à l’initiative de la France, a lieu le 3 juin la conférence qui réunit les ministres de la Défense et les chefs d’état-major de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique. Entre le choix du retrait - la notion de retrait va peser lourdement sur le déploiement de la force - et l’option dure, c’est-à-dire la constitution d’une force multinationale de sécurité, la décision est prise de renforcer de manière tout à fait significative les forces des Nations unies. J’avais souhaité ce renforcement.

La résolution du Conseil de sécurité est la suivante :

" Le Conseil de Sécurité

" Réaffirmant le mandat de la FORPRONU ;

" notant que la capacité de réaction rapide fera partie intégrante de l’opération actuelle de maintien de la paix des Nations unies ;

" que le statut de la FORPRONU de même que son caractère impartial seront maintenus ;

" (...) autorise que les effectifs de la FORPRONU soient augmentés, effectifs agissant selon le mandat actuel et dans les conditions énoncées dans la lettre ". Il s’agit de la lettre du Secrétaire général qui définissait les conditions d’engagement de la FRR.

Pour moi, il s’agit de créer une force de combat destinée à fournir un niveau de réponse plus flexible, plus approprié, donc crédible, qui se situe entre la protestation forte (Strong Protest) et l’emploi de l’arme aérienne. M. Boutros-Ghali déclare le jour même de l’attaque de Srebrenica aux pays contributeurs de troupes : " La Force de réaction rapide ne sera pas utilisée pour imposer la paix ".

Elle est composée d’unités françaises, britanniques, néerlandaises en moindre proportion ; les Belges vont essayer de s’y associer fin août. Elle comprend deux états-majors. L’un est situé à mon niveau. L’autre est situé au niveau de Rupert Smith, à Kiseljak, dans la zone qui n’est pas tenue par les Serbes. J’insiste sur ces deux états-majors car, s’ils n’avaient pas existé, rien n’aurait pu être fait.

Elle comprend une brigade multinationale qui est commandée par un général français, le général Soubirou. Celle-ci est forte d’environ 4 500 hommes. Elle va se construire petit à petit. Elle va d’abord se déployer à l’Ouest de la Bosnie-Herzegovine dans la zone croate de la Fédération. Ensuite, elle se mettra en place pour l’essentiel sur le mont Igman (1 800 hommes) et, pour le reste, entre Mostar, Tarsin et Kiseljak dans la zone Sud-Ouest, seulement et en partie le 19 juillet. On y trouve toute la gamme d’artillerie sol-sol, du plus loin au plus près. On y trouve une force mobile bien armée faite d’engins à roues ou d’engins à chenilles. En réalité, la brigade multinationale est la seule partie de la Force de réaction rapide qui a joué un rôle opérationnel. Quand on parle de la Force de réaction rapide, on doit se limiter aux deux états-majors et à cette brigade. Avant la campagne aéroterrestre, elle va défendre le mont Igman et préparer les accès libres à Sarajevo selon le plan By Pass que je vous citais et, surtout, elle va riposter aux agressions serbes. C’est très important ; pour la première fois les Serbes vont subir des pertes significatives. Ceci grâce à nos mortiers de 120 et, plus tard, grâce à notre artillerie [...]. Je vous expliquerai pourquoi. Durant la campagne aéroterrestre, elle va neutraliser toutes les menaces d’artillerie serbe et les réduire à néant. Elle va neutraliser des chars serbes. Elle va détruire des objectifs planifiés qui ne pouvaient être touchés par l’aviation de l’OTAN. Elle va peser dans le retrait des armes serbes de Sarajevo et dissuader les Serbes de Pale car les 155 peuvent frapper Pale. Après la campagne aéroterrestre, elle garantit l’application des conditions du cessez-le-feu et, notamment, la libre circulation entre Gorazde et Sarajevo. Elle prépare avec brio le transfert des accords de responsabilité à Sarajevo.

La deuxième partie de la FRR est constituée par la 24ème brigade aéromobile composée d’hélicoptères, entièrement britannique, qui ne sera déployée qu’en partie à Ploce, c’est-à-dire en Croatie, en bord de mer, et qui ne sera jamais mise sous mon commandement car les Britanniques la déclareront non opérationnelle. Elle est arrivée, elle s’est installée, elle est repartie. Elle n’a jamais été engagée.

Il y a une unité de transport par hélicoptère britannique, un groupe de soutien avec un hôpital franco-allemand. Surtout, on a aussi en France une brigade lourde qui peut être engagée dans un délai de quinze à vingt jours, composée de chars lourds et d’engins chenillés, destinée notamment à ouvrir par la force l’axe Kiseljak/Sarajevo si nous devions le faire.

Le choix qui a été privilégié a été celui du mont Igman, répondant d’ailleurs à mon plan du mois de juillet.

Cette force agit sous le chapitre VII de la Charte des Nations unies avec un statut spécifique puisqu’elle est en tenue de combat. C’est tout à fait particulier. S’agissant de ses conditions d’emploi, je voudrais vous indiquer simplement deux choses. Avec le chapitre VII, nous avons la capacité d’agir de manière préemptive. Imaginons par exemple - c’est arrivé à Sarajevo - un bricolage extrêmement dangereux constitué par une bombe d’avion propulsée sur une rampe pour tomber dans Sarajevo, n’importe où. Face à ce genre d’actes terroristes épouvantables, la FRR peut détruire cette rampe, dès qu’elle apparaît. C’est nouveau dans les règles d’engagement : on peut prendre à partie des cibles qui ne sont pas le Smoking Gun (canon fumant) c’est-à-dire que, si une cible tire à partir d’un emplacement situé à côté d’une école ou d’un hôpital, on peut frapper une autre cible située à quinze kilomètres de là. Là aussi, ce sont des règles de combat et non plus des règles de maintien de la paix.

Un mot, pour aller vite, sur le déploiement : quelques éléments arrivent le 30 mai. Le 8 juin, la France héliporte sur le mont Igman une section de mortiers de 120. Le 26 juin, la France débarque des éléments à Ploce, qui ne seront déployés que le 19 juillet sur le mont Igman. Le 30 juillet, débarquement des canons lourds, français, à Ploce. Ils ne seront déployés que le 19 août. Cette faible progression dans la montée en puissance, qui va peser lourdement sur l’emploi de la force, résulte de la mise en place des moyens, mais surtout des contraintes imposées par les Croates et les Bosniens, et de leurs oppositions à tout déploiement de la Force de réaction rapide. Je pourrai le développer si vous le voulez.

M. François Léotard, Rapporteur : Je vois que vous avez un texte écrit, cela vous gênerait-il de le laisser à la Mission d’information ?

Général Bernard Janvier : Je dois faire le tri entre ce que j’ai dit et ce que j’ai écrit, non pas que j’ai quelque chose à cacher.

Le Président François Loncle : Vous pourrez relire ce qui sera reproduit venant de votre expression.

Général Bernard Janvier : En conclusion, je voulais réaffirmer trois points que j’ai déjà développés devant vous.

La communauté internationale dont, nous Français, nous faisons partie et notamment au Conseil de sécurité, a eu bien du mal à s’accorder sur les modes opératoires les plus pertinents pour gérer la crise en ex-Yougoslavie. L’emploi des forces des Nations unies dans ces conditions n’a pas été du tout pertinent.

Pour être tout à fait clair, je voulais dire aussi que la possibilité de changement de posture des troupes déployées n’était pas entre les mains du chef militaire.

Enfin, troisième point, j’insiste à nouveau pour dire que, certes, Srebrenica est tombée, certes, nous avons une lourde responsabilité dans le fait que nous n’ayons pas pu nous y opposer, mais les massacres relèvent de la décision des Serbes et uniquement de leur responsabilité.

Permettez-moi simplement de dire un mot - je m’en voudrais de ne pas le faire - consistant à rendre hommage ici devant vous aux 56 soldats français qui sont tombés dans l’accomplissement de cette mission. Ce sont 56 soldats sur les 216 tombés dans la mission des Nations unies. Vous voyez quelle est la part que la France a supportée pour que la paix soit instaurée. Si la paix est instaurée en ex-Yougoslavie et en Bosnie, croyez-le, de toute ma conviction, je peux vous dire que c’est grâce à la France.

M. François Léotard, Rapporteur : Je voudrais vous dire que nous avons été, j’en suis sûr pour chacun d’entre nous, sensibles à la qualité de votre expression et à la volonté qui est la vôtre de défendre votre honneur qu’ici personne ne met en cause, et certainement pas celui qui vous parle. Je passe sur tout ce que vous avez dit qui est extrêmement riche, et dont nous vous remercions, pour vous poser quelques questions.

Si, à la place des 400 soldats néerlandais à Srebrenica, il y avait eu 400 Français, les choses auraient-elles été différentes ? Les décisions auraient-elles été différentes ? L’armement aurait-il été différent ? Si je dis cela, c’est qu’il y a une certaine amertume non seulement aux Pays-Bas, mais également ailleurs, de voir la totalité de la responsabilité porter sur des hommes qui n’ont fait qu’obéir, comme vous l’avez dit, au mandat qui leur avait été confié.

Vous avez évoqué un plan de ravitaillement des enclaves en mai 1995. Ce plan était-il uniquement de nature humanitaire, c’est-à-dire vivres, médicaments, etc., ou y avait-il un volet militaire à ce plan ?

Enfin, troisième question, que je pose à chacun des protagonistes de ce drame. A votre sens, quel est l’obstacle aujourd’hui qui se met sur la route d’une arrestation, d’une capture des criminels de guerre qui ont été reconnus comme tels par le Tribunal pénal international ? Il reste des dizaine de milliers d’hommes sur le terrain, il y a des moyens d’information. On sait où ils sont. Quelle est, à votre sens, aujourd’hui la raison qui s’oppose à l’arrestation de M. Mladic, par exemple ? Je cite M. Mladic puisque vous avez eu raison de dire que c’est l’auteur de cette barbarie que nous avons constatée à Srebrenica.

Général Bernard Janvier : Pour répondre tout à fait simplement et, encore une fois, avec toute liberté de pensée, si nous avions eu 400 Français à Srebrenica, cela aurait été totalement différent car nous nous serions battus. Les Néerlandais ont reçu l’ordre de se battre. Quand on reçoit l’ordre de barrer une direction, on se bat, c’est la mission. Nous nous serions battus et tout aurait changé. Nous aurions man_uvré, replié les dispositifs extérieurs, mis en _uvre nos armes, comme les mortiers de 81. Chaque engin blindé est équipé d’une mitrailleuse de 50. Nous nous serions battus. Nous aurions réagi et je suis persuadé que nous aurions fait reculer les Serbes. Certes, il nous manquait, dans les forces des Nations unies, des moyens pour annihiler l’artillerie serbe. On l’a bien vu à propos du mont Igman. Lorsque nos mortiers ont été là pour écraser les Serbes, la chose a été différente.

Les Néerlandais avaient aussi des missiles anti-chars puissants : ils ne les ont pas utilisés. Ils avaient des lance-roquettes anti-chars : ils ne les ont pas utilisés. Je pense qu’ils auraient dû se battre, quoi qu’en dise le rapport du Secrétaire général des Nations unies.

Pour ce qui concerne le plan de ravitaillement par hélicoptère, nous étions dans une situation épouvantable dans les enclaves. Il s’agissait dans un premier temps de permettre aux forces des Nations unies d’accomplir leur mission, c’est-à-dire d’être ravitaillées, mais aussi, dans un deuxième temps, d’apporter aux réfugiés une aide humanitaire et, en premier lieu, une aide médicale indispensable. Ce plan de ravitaillement par hélicoptère, que j’ai étudié avec beaucoup de soin, a été récusé par les Nations unies. Le 3 juin, à la conférence de Paris, le général Shalikashvili, américain, et le Ministre de la Défense britannique le récusent ; forcément, ils devaient fournir les moyens. Ils disent donc : " Nous refusons un tel plan dangereux et nous préconisons le ravitaillement par la route ". C’était retomber dans le problème précédent. Le ravitaillement par la route, je l’obtiendrai quand même de Mladic puisque, le 19 juin, un convoi permet aux forces des Nations unies d’être ravitaillées et apportera à ces forces du carburant, qui permettra, par exemple à Srebrenica, de pouvoir continuer à aller sur les postes d’observation et qui apportera de la nourriture ainsi qu’un soutien moral car je peux vous dire que ces troupes étaient dans une situation morale extrêmement difficile. Des gens avaient terminé leur contrat, ils étaient civils et ils n’avaient toujours pas quitté l’enclave, certains avaient des problèmes familiaux considérables. Lorsque le convoi est arrivé à Gorazde chez les Britanniques, le colonel français qui était en tête de ce convoi a été embrassé par les soldats britanniques.

Cela n’a fait l’objet d’aucune négociation, d’aucune contrepartie avec Mladic. Je tiens à le préciser pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté.

Enfin, sur les obstacles pour arrêter les criminels de guerre, je ne peux vous répondre. J’observe simplement que le général Mladic était dans son quartier général à Hans-Piseljak, quartier général qui est dans la zone américaine. Je n’ai jamais entendu parler quand j’étais à l’IFOR de quelque action américaine que ce soit. D’ailleurs, je n’ai jamais connu un Américain qui ait désarmé un Serbe, sauf un, le général Clark. Le général Clark connaissait le général Mladic. Il l’a rencontré à Banja Luka en 1994. Le général Mladic lui a donné son pistolet. C’est officiel. C’est paru dans Le Monde au travers d’une biographie du général Clark. Ils ont même échangé leur képi. Il y a une photo où l’on voit le général Clark avec le képi du général Mladic sur sa tête. La photo a été publiée mais on a oublié tout cela.

M. François Léotard, Rapporteur : Si vous aviez eu l’ordre de procéder à de telles arrestations, y a-t-il des difficultés de nature opérationnelle ou militaire qui se seraient posées sur votre route ou est-ce une action qu’il vous était possible de réaliser ? La capture d’un homme protégé par des gardes du corps dans un endroit que l’on connaît, est-ce une mission qu’il vous est difficile de réaliser ?

Le Président François Loncle : Chaque fois que nous posons la question, la plupart du temps, on nous dit qu’il y a trop de risques militaires, humains. Même les Américains pourraient prétendre cela. Il y a des risques qui sont sous-évalués et qui ne valent pas la peine que l’on se livre à ce type d’arrestation. C’est la réponse que l’on obtient souvent.

Général Bernard Janvier : Je vous donne une réponse personnelle. Je crois que nous avons les outils pour le faire. On l’a montré par exemple lorsque nous avons capturé l’école de formation des terroristes bosniens animée par les Iraniens. Ce sont nos commandos, français, aidés par les forces spéciales américaines, qui les ont capturés. C’était en février 1996. La notion de risque est une notion prise en compte, mais sans du tout négliger la vie des hommes. La France a su toujours montrer qu’elle acceptait une mission et que l’on pouvait dépasser cette notion de " zéro mort " qui n’existe pas en France.

S’agissant de la France, je crois plutôt à des difficultés techniques qui sont que, pour mener de telles actions, il faut être capable de réagir très vite, d’avoir les informations, de pouvoir intervenir dans des situations parfois non planifiées. C’est surtout là que réside la difficulté.

M. François Lamy, Rapporteur : J’avais deux questions techniques, sur le commandement et sur le renseignement.

Vous nous avez expliqué que vous rendiez compte et que vous donniez les informations au Gouvernement français et aux autorités militaires. Vous nous avez dit que vous le faisiez par oral et par téléphone. Y a-t-il aussi des documents écrits ? Faisiez-vous des rapports ou des comptes rendus écrits ?

Général Bernard Janvier : J’ai fait un rapport de fin de mission à destination des Nations unies. J’ai dû en adresser un exemplaire à l’état-major. Dans mes relations avec l’état-major, pour des raisons tout à fait pratiques, j’utilisais essentiellement le téléphone pour ne pas avoir à établir de documents à caractère onusien.

M. François Lamy, Rapporteur : Sur la nature du renseignement, vous nous avez expliqué les difficultés auxquelles vous étiez confronté. La Direction du renseignement militaire (DRM) faisait des notes. En aviez-vous copie ? D’où venaient les renseignements de la DRM ? Je pense à une note au moment de la chute de Srebrenica où la DRM ne semble pas être totalement au courant de ce qui se passe. Comment cela se passait-il ?

Général Bernard Janvier : C’est un sujet complexe. Tout d’abord, comme je l’ai expliqué, il y avait des échanges d’information. L’état-major des armées m’envoyait tout à fait naturellement des informations émanant de la DRM. Je ne recevais pas les informations de l’OTAN car je n’étais pas officier de l’OTAN. Si Rupert Smith ou le Canadien adjoint à côté de moi bénéficiaient des renseignements de l’OTAN, je ne les recevais pas. N’étant pas dans la chaîne de commandement, je n’avais pas à avoir accès aux renseignements de l’OTAN. C’est la triste réalité.

Concernant la DRM, étant donné que vous devez auditionner le général Heinrich, qui dirigeait la DRM à l’époque, je ne voudrais pas parler en son nom. Je sais que la DRM avait des renseignements qui émanaient des unités françaises, des observations et des briefings qui se déroulaient aux Nations unies. Tous les jours, il y avait un point de situation à Zagreb. [...] Mais la DRM avait d’autres moyens d’information.

M. François Lamy, Rapporteur : Sur la libération des otages, vous nous avez précisé qu’il n’y avait pas eu de contrepartie. Savez-vous comment et pourquoi les otages ont-ils été libérés ? S’il n’y a pas eu de négociations, pourquoi, tout à coup, ces otages sont-ils libérés ?

Sur la rencontre du 4 juin avec le général Mladic qui a fait couler beaucoup d’encre et fait parler beaucoup de personnes, quel en a été le contenu ? Y a-t-il eu des conclusions ? Quel en était l’objectif ?

Vous a-t-on questionné, demandé votre avis sur une éventuelle reprise de l’enclave quelques jours après qu’elle est tombée ?

Vous avez fait référence plusieurs fois aux Britanniques. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Vous nous avez dit par exemple que le général Rupert Smith était parti en permission et que c’était même peut-être intentionnel.

Dans le rapport de l’ONU, il est écrit qu’existaient des divergences entre vous et le général Smith. Le 9 juin, vous êtes convoqué avec le général Smith devant M. Akashi. Toujours d’après le rapport de l’ONU, vous auriez déclaré qu’il convenait d’éviter les affrontements avec les Serbes afin que le processus politique puisse commencer et que, selon vous, les Serbes ne semblaient pas vouloir provoquer de crise, mais cherchaient au contraire à modifier leur comportement de manière à devenir des interlocuteurs de plus en plus acceptables. Qu’en est-il ?

Sur la Force de réaction rapide, vous pensiez qu’elle pourrait aider la FORPRONU à se défendre, mais qu’elle ne pourrait pas ouvrir de couloirs jusqu’aux zones de sécurité. Vous étiez même opposé à l’emploi du nom de Force de réaction rapide, que vous auriez souhaité voir porter un autre nom, moins " guerrier ", par exemple, " réserve de théâtre ". Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

Général Bernard Janvier : Concernant la libération des otages, je rencontre le général Mladic le 4 juin. C’est une rencontre et non une négociation. Pourquoi cette rencontre ? A ce moment, tout est bloqué : le général Rupert Smith ne peut et ne veut avoir aucun rapport avec Mladic, ce qui est de son niveau et non du mien. C’est lui qui commande en Bosnie et non moi. Mladic ne veut pas avoir de rapport avec Rupert Smith car " il a bombardé Pale " [...].

M. Akashi a connu les épreuves de la prise d’otages à la suite d’actions aériennes antérieures car les Serbes se sont rodés à la prise d’otages. Ils avaient bien vu que les points de rassemblement d’armes représentaient une ressource extraordinaire pour faciliter leurs manipulations. Ils avaient déjà pris des otages. Même le général Gobilliard a été pris en otage au mois d’août ou en octobre 1994, à la suite d’une action aérienne. Il se trouvait au quartier général serbe et ils l’ont gardé quelques instants. M. Akashi me dit : " Il y en a au moins pour trois mois de cette situation. Il faut faire quelque chose ". La seule solution, c’est que je rencontre Mladic et que je fasse le point. C’est normal : c’est dans le mandat des Nations unies pour le maintien de la paix d’avoir des échanges avec les parties. Je fais, à partir de cette rencontre, le point de la situation. Encore une fois, je ne vais pas là-bas pour négocier, mais pour le rencontrer et lui dire un certain nombre de choses et recevoir ce qu’il va me dire.

Les otages, j’en parle et je dis à Mladic qu’il s’est mis dans une situation difficile, que, si les Serbes veulent revenir dans le concert de l’action internationale - n’oublions pas que nous développons par ailleurs avec M. Carl Bildt les premières étapes d’une recherche de tentative de paix -, il faut absolument qu’il mette un terme à cet acte scandaleux et qu’il rende les matériels. Lui me rétorque : " Rendez-moi mes 4 Serbes que vous avez fait prisonniers ". Cette capture de 4 Serbes a interloqué les Nations unies. Je lui ai répondu que les Serbes lui seraient restitués quand les otages seraient rendus. Voilà la négociation à mon niveau. On ne parle pas de l’arme aérienne, ce n’est pas vrai.

Pour être exhaustif, je suis également mandaté par les Américains pour lui poser la question concernant le pilote abattu le 2 juin. Les Serbes me disent qu’ils le tiennent prisonnier. Je demande à repartir avec lui, à le voir. Mladic me répond : " Ne vous occupez plus de cela, je traiterai avec le général Clark. Transmettez au général Clark que je veux traiter avec lui ". Avait-il le pilote ? Je n’en sais rien. Voilà la seule " négociation " que j’ai eue avec Mladic.

Qu’est-ce qui a permis la libération des otages, déjà engagée avant que je ne rencontre Mladic ? 110 ont été libérés le 3 juin, je le rappelle. C’est l’action internationale et notamment la pression sur Milosevic. C’est cela qui a fait plier Mladic et peut-être le fait qu’il s’est rendu compte qu’il s’était fourvoyé dans une situation épouvantable face à l’opinion internationale.

Que dis-je d’autre à Mladic ? " Il faut absolument permettre le réapprovisionnement des enclaves à la fois pour les forces des Nations unies et pour la population ". Il donne son accord pour un convoi qui ne sera mis en route que le 19 juin, mais dont le principe est arrêté le 4 juin.

Je dis également à Mladic : " Dans les combats qui se déroulent à Sarajevo, c’est-à-dire les attaques bosniaques partant de Sarajevo vers l’extérieur et la riposte serbe, arrêtez de prendre à partie des cibles civiles ". Il me répond : levée des sanctions contre les Bosno-Serbes, rencontre des chefs militaires pour un cessez-le-feu immédiat, accord de cessation des hostilités, libération des 4 Serbes prisonniers, aide immédiate à la population civile serbe frappée par l’embargo. D’emblée, il m’a proposé un accord sur le non-emploi de l’arme aérienne. A l’évidence ce n’était pas à moi à traiter de cela et c’était encore moins à prendre au sérieux. Je l’ai transmis comme je devais le faire à titre d’élément d’ambiance. C’est tout. C’est un élément d’ambiance dans mon rapport. Qu’il y ait eu manipulation après, qui perdure encore, à partir de cet élément factuel, pour d’autres raisons, raisons qui émanent des Américains, c’est un autre problème, mais la réalité est là. Je n’ai pas discuté avec Mladic de ce papier. Je l’ai pris et l’ai transmis comme élément d’ambiance aux Nations unies. Je pourrais vous parler longuement de ce problème et de quelle manière cela a été divulgué et pour quelle raison, à mon sens, il y a eu cette manipulation.

Concernant la prise de l’enclave, je n’ai pas été mis dans la boucle des réflexions sur la reprise de l’enclave. Je n’ai pas été informé du tout par le Gouvernement français des propositions faites en ce sens.

M. François Léotard, Rapporteur : Il y a quelque chose que je ne comprends pas très bien dans la réponse que vous avez faite à M. Lamy. Si j’ai bien compris, dans cet entretien du 4 juin, M. Mladic vous remet un document. Est-ce bien cela ? Ce document formule-t-il expressément la demande qui vous est faite ou qui est faite aux Nations unies de cesser ou de ne pas engager les frappes aériennes ? Vous avez laissé entendre que, lorsque ce document est transmis, il y a eu une utilisation par les Américains de ce document visant probablement à vous mettre en cause. Est-ce bien ce que vous voulez dire ?

Général Bernard Janvier : Je vais être clair. Je suis désolé de rentrer dans des détails qui prennent du temps.

Les rencontres avec Mladic étaient des rencontres officielles. Si c’est confidentiel, c’est uniquement pour des raisons de sécurité. M. Akashi le sait et les comptes rendus iront à New York. Je dis " les " rencontres car il y a eu le 4 juin, le 17 juin et le 29 juin.

Lorsque je reviens à Zagreb, je fais un compte rendu oral à M. Akashi, aux Nations unies et j’en informe Rupert Smith à qui j’adresserai le compte rendu que j’envoie aux Nations unies.

Dans la discussion avec Mladic, il est établi qu’un convoi pourra s’organiser pour aller vers les enclaves. Ce convoi, en réalité, n’arrive pas à démarrer car les Serbes y mettent des obstacles. Donc, on sollicite à nouveau les Serbes pour leur dire que, maintenant, cela suffit. La réponse des Serbes arrive sur mon fax. Je vous expliquerai après, si vous le voulez, comment on avait la liaison avec Mladic. Ce fax est reçu par un membre de mon cabinet, qui est britannique. Dans ce fax, l’état-major de Mladic dit : " Suite à l’accord du 4 juin, le convoi devra se présenter tel jour à telle heure ". A ce moment-là, ce papier est envoyé au chef du Centre d’information civile onusien de Sarajevo et c’est ce jour-là, donc vers le 18 juin, que, publiquement on annonce des " tractations secrètes " entre le général Janvier et Mladic. Ensuite, c’est à New York, à partir des Nations unies, que le document incluant la proposition de Mladic ressort.

Pour moi, cette manipulation résulte de la volonté des Américains de décrédibiliser la France. Décrédibiliser la France à travers qui ? A travers le Président de la République. Le processus est simple : nous sommes à ce moment-là en pleines négociations au sein de l’OTAN. On décrédibilise la France en disant : " Le général Janvier a obtenu la libération des otages grâce à un deal sur l’emploi de l’arme aérienne. Regardez d’ailleurs : voilà le papier. Et ce deal a été provoqué par le Président Chirac ". Si vous faites référence à une émission anglo-néerlandaise retransmise en France, tout le cours des discours est axé là-dessus. Ce film se termine par l’image du général Janvier et du Président de la République, image qui est supprimée dans la diffusion française. Voilà la raison de cette manipulation qui a continué et continue. Elle a été reprise dans des livres.

Cette proposition de Mladic ne constitue, je le répète avec beaucoup de conviction, qu’un élément d’ambiance que je transmets à New York, rien de plus. C’est d’ailleurs pour cette raison que je n’en parle pas quand je viens à Paris. Pour moi, cela n’a aucune valeur et ne représente rien.

M. François Léotard, Rapporteur : Vous avez gardé ce document ?

Général Bernard Janvier : Oui, je dois l’avoir. Je peux le chercher et vous le communiquer.

Le Président François Loncle : Et sur les Britanniques et le rapport de l’ONU ?

Général Bernard Janvier : [...] J’ai une grande estime pour le général Rupert Smith, chef militaire de valeur. Il a commandé la division britannique dans le Golfe pendant que je commandais la division française, mais nous étions séparés par un corps d’armée américain. C’est cependant un chef [...] qui prend l’opposé de la politique du général Michael Rose, son prédécesseur. L’opposé, pour lui, c’est : " Nous sommes des combattants. Les Nations unies sont devenues des forces combattantes. Nous devons nous engager à côté des Bosniaques et nous devons engager le combat ".

Pour quelle raison ai-je écrit cela à propos de l’engagement de la force ? C’est parce que le général Rupert Smith voulait que les Français de Sarajevo - soit deux bataillons équipés dans les conditions que je vous précisais - ouvrent la piste du mont Igman au mois de mai 1995, donc avec des poitrines françaises, sans artillerie, sans missile anti-chars, sans appui. Il l’a dit publiquement, mais cela lui était facile, il savait que je refuserais. C’était impossible. C’est pour cette raison que je lui ai dit un certain nombre de choses, dont de ne pas engager d’actions qui provoqueraient les Serbes. Voilà la raison de ce débat de fond.

Pour ce qui concerne son attitude, les Britanniques ont eu une attitude toujours conditionnée par Gorazde, enclave dont ils avaient la responsabilité. Le 3 juin à Paris, le Ministre de la Défense britannique déclare que la Force de réaction rapide n’est pas faite pour ouvrir un chemin vers les enclaves. Le 16 juillet, lors de la rencontre franco-britannico-américaine concernant le plan proposé par la France pour défendre Gorazde, le Ministre britannique refuse en disant qu’il ne faut pas donner de signes pervers aux Serbes, que l’on est dans une mission du maintien de la paix et qu’elle ne peut pas engager le combat.

Lorsque l’artillerie britannique est la seule à être déployée sur le mont Igman, à partir du 16 juillet, c’est le général Rupert Smith qui décide que l’autorisation d’emploi de l’artillerie est à son niveau, et non pas au niveau du général Soubirou. Ce dernier peut faire tirer les mortiers français sans problème - c’est ce qu’il fera, de même que les Néerlandais. Mais les Britanniques dépendent de la responsabilité du général Rupert Smith. Enfin, que font les Britanniques le 28 août ? Les Britanniques quittent Gorazde. Ils n’ont pas attendu une décision des Nations unies. Ils ne demandent aucun aval. Au passage, permettez-moi de souligner que c’est exactement ce que j’ai demandé le 24 mai au Conseil de sécurité. Je leur ai dit qu’il fallait quitter les enclaves pour pouvoir appliquer des frappes aériennes d’ensemble. C’est exactement ce qui est fait le 28 août. A ce moment-là, la clé est tournée pour l’engagement de la force aérienne. Les Britanniques n’engageront jamais la 24ème brigade aéromobile au sein de la Force de réaction rapide. Toute leur conduite a été centrée sur Gorazde et sur une attitude du général Rupert Smith qui était différente de la mienne.

Ce qui est écrit sur la Force de réaction rapide est totalement faux. Cela fait partie des élucubrations.

M. François Lamy, Rapporteur : C’est le rapport de l’ONU.

Général Bernard Janvier : Oui, mais il n’est pas exempt d’erreurs. Ce rapport, qui reste la base de tout, [...] est inexact sur quelques points, dont celui-ci.

M. René André : Je reviens sur la rencontre du 4 juin que vous avez eue avec le général Mladic. Sur certains sites Internet, il est indiqué que vous n’auriez rendu compte que le 15 juin de cette rencontre du 4 juin et que cela aurait déclenché une enquête de M. Akashi. Pouvez-vous nous apporter des précisions là-dessus ?

Général Bernard Janvier : Je n’ai aucune précision à vous indiquer autre le fait que, dans le rapport de l’ONU, c’est le 11 juin, et non le 15 juin, qui est mentionné. Tout cela est totalement ridicule. Cela relève de ces erreurs que j’ai dénoncées à l’instant. C’est de la manipulation. Bien sûr, j’ai rendu compte de la totalité, mais j’ai d’autres préoccupations que d’établir un papier. A partir du moment où j’en ai rendu compte à M. Akashi et où New York a été informée par téléphone, le reste, c’est du détail. Encore une fois, le document de Mladic n’a valeur que d’élément d’ambiance, donc je n’y attache pas d’importance. Je n’ai pas envoyé le papier sur demande des Nations unies. Je l’ai envoyé quand il était prêt.

M. René André : Dans votre déclaration, vous avez parlé de carences britanniques voulues. Ce que vous venez de dire développe-t-il cette notion de carences britanniques

M. François Léotard, Rapporteur : Et de permissions voulues.

Général Bernard Janvier : [...]

M. René André : Après l’audition de M. Juppé hier, l’ancien Ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas, M. Van Mierlo, a dit de la déclaration de M. Juppé : " M. Juppé confond tout. Nous n’avons cessé de demander l’assistance de l’aviation, qui nous a été refusée par le général Janvier pour des raisons qui n’ont pas toujours pas été élucidées ". Or, vous nous avez indiqué que les Néerlandais étaient contre l’intervention aérienne et, dans le rapport des Nations unies, au paragraphe 287, il est indiqué que votre chef d’état-major aurait contacté le Ministre de la Défense néerlandais qui s’en serait remis à vous. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur la déclaration de M. Van Mierlo sur le rapport de l’ONU ? Comment avez-vous su, quand et dans quelles conditions, que les Néerlandais étaient opposés à toute intervention aérienne ?

Général Bernard Janvier : Le 10 juillet au soir, je décide de ne pas engager l’armée aérienne de nuit. Je contacte Leighton Smith pour qu’à 6 heures du matin les avions soient en l’air. Pour ce faire, je demande au chef d’état-major néerlandais, le général Kolsteren : " Vérifiez auprès de votre Gouvernement qu’il est d’accord ". Il revient et me dit oui. Donc, pour moi, l’affaire est simple. Je ne tire pas la nuit, je tirerai demain matin. On est d’accord avec Leighton Smith sur les conditions qui le permettront.

Le lendemain matin, on ne tire pas pour d’autres raisons. Mais le 11 juillet, pour moi, les Néerlandais sont toujours d’accord. Ce sont bien eux, d’une part, les militaires dans la chaîne et, d’autre part, le Gouvernement qui demandent à M. Akashi d’interrompre les actions aériennes à 16 heures et quelques. A ce moment-là, M. Akashi me dit : " Contactez Leighton Smith pour lui dire que l’on arrête les actions aériennes ". Ce que je fais.

M. François Léotard, Rapporteur : Le 11, dans l’après-midi ?

Général Bernard Janvier : Le 11, à 16 heures et quelques.

M. François Lamy, Rapporteur : Le matin, pourquoi ne tire-t-on pas ?

Général Bernard Janvier : Le 11 au matin, on ne tire pas, et vous le voyez dans le rapport, car on observe une sorte d’hésitation serbe sur le terrain. Par ailleurs, les contrôleurs avancés ne sont pas en place. Donc, on ne peut pas engager l’arme aérienne. Les Serbes reprennent leur avance et, à ce moment-là, je dis " en avant " et on engage l’arme aérienne. Quels sont les motifs de retard qui interviennent à ce moment-là ? Ils sont très simples. Si la réponse n’est pas aussi prompte qu’on l’aurait souhaitée, c’est parce que la présence aérienne des avions en attente n’est pas au-dessus de la Bosnie, mais au-dessus de l’Adriatique, pour la simple et bonne raison qu’ils se tiennent à l’écart de la zone de frappe des missiles sol-air Sam-6. C’est là où l’on voit l’influence des Sam-6.

Au moment du déclenchement avec Leighton Smith nous sommes bien d’accord. Il me dit : " S’il y a tir serbe avec des missiles, on détruit ". Nous sommes d’accord tous les deux sur la suppression des armes anti-aériennes, mais les Serbes ne tireront pas de missiles contre les avions. Ils tireront simplement un missile portable lors de la deuxième attaque, missile portable qui n’atteindra pas son objectif. C’est tout ce qu’ils feront. Ils se garderont bien de mettre en _uvre le Sam-6.

Pour moi il n’y a qu’une demande d’appui aérien qui est valable : c’est celle que je reçois le 9 juillet. Le 9 juillet, avec M. Akashi, nous décidons de donner un avertissement très fort aux Serbes et de leur dire : " Si vous ne revenez pas sur la ligne Morillon, on frappe ". J’observe que l’avertissement fait partie intégrante du processus défini dans le document de l’OTAN. C’est ce qui se passera pour Deliberate Force où j’enverrai plusieurs avertissements à Mladic. J’ai eu contact à l’état-major serbe, avec le général Tolimir qui est le penseur auprès de Mladic.

Le lendemain, le 10 juillet, les Serbes sont arrêtés et, même, d’après nos observations, engagent un mouvement de recul, avec un retrait des chars. Manipulation, je ne sais pas, je suis incapable de le dire, mais on constate un retrait des chars serbes et il y a arrêt de l’offensive. D’ailleurs, les forces de l’ONU ne sont pas les seules à le constater. Dans Le Figaro, il y a eu une très bonne page, avec récit de témoins à l’appui. Un lieutenant bosnien dit : " Ce silence des armes est encore plus terrible que le fracas de la bataille et on ne comprend plus, on ne sait pas ce qui se passe ".

Les Serbes reprennent leur avance dans l’après-midi. Je prescris le combat aux Néerlandais. Le lendemain, ils s’arrêtent. Pour livrer, encore une fois, une réflexion personnelle, je suis persuadé qu’il y a eu une hésitation chez les Serbes. Et je suis persuadé que l’ultimatum qui a été envoyé le 9 a été discuté. D’ailleurs, là aussi, une publication a indiqué que le général serbe, responsable des troupes au sol, qui est actuellement en prison à La Haye, avait dit que Karadzic n’avait pas l’intention de prendre toute l’enclave. En tout cas, je crois qu’il y a eu hésitation serbe et que c’est Mladic qui a emporté la décision. D’ailleurs, quand je retéléphone à Tolimir, il me dit que le général Mladic est parti sur le terrain.

M. René André : A votre avis, les massacres qui ont eu lieu à Srebrenica, ont-ils été effectués par l’armée régulière bosno-serbe ou par des bandes armées incontrôlées supplétives ?

Général Bernard Janvier : Les deux, je crois. On l’a su très tardivement.

Quand la chute de Srebrenica intervient, nous avons déjà l’expérience de la chute de la Slavonie occidentale, en Croatie, c’est-à-dire la conquête par les Croates de la zone serbe de la Slavonie occidentale, du 1er au 3 mai, avec 1 800 Serbes arrêtés et triés, exactement comme ce dont nous rendent compte les Néerlandais. Donc, je dis à M. Akashi qu’il faut absolument engager très fortement une action pour que l’on ait une présence internationale à Srebrenica. Je ne pensais pas un instant au massacre, mais je pensais aux exactions, au respect des droits de l’Homme. Je n’imaginais pas les massacres. Je le dis vraiment avec toute ma conviction. J’ai pensé au viol, à l’assassinat de quelques responsables locaux, à tous les risques que cela comportait au regard des droits de l’Homme. M. Akashi prescrit donc au responsable du Haut Commissariat pour les Réfugiés (UNHCR) en Bosnie de se porter tout de suite à Tuzla, et ensuite d’aller avec du ravitaillement sur Srebrenica.

J’indique mes approches au général Gobilliard et lui demande de donner les ordres pour que les Néerlandais apportent toute l’aide possible et protègent la population dans toute la mesure où ils pouvaient le faire, déjà en donnant leur eau et leur ravitaillement et, ensuite, en escortant les cars qui vont conduire la population civile, les femmes et les enfants, vers Tuzla. Puis, j’envoie un message à Mladic dans lequel je lui dis : " Je vous envoie une équipe de deux officiers, un Français et un Russe, pour être présents auprès de vous et pour expertiser toute l’aide à la population qui est nécessaire ". Dans mon esprit, ils étaient les yeux de la communauté internationale. Ces officiers partent via Belgrade, arrivent à Zvornik et seront refoulés. Mladic, le lendemain, me fait répondre qu’il n’a pas besoin de cette mission.

On connaîtra plus tard l’ampleur des massacres. On a su quand même assez vite qu’il y avait eu au moins un ou deux viols et quelques assassinats de personnes presque sous les yeux des Néerlandais.

M. Pierre Brana : En préliminaire, vous avez dit des choses qui m’ont paru très importantes sur le rapport de Kofi Annan qui, pour nous, constitue la base de notre réflexion. Je me permettrais, Monsieur le Président, de demander s’il ne serait pas bon, si vous en étiez d’accord, en même temps que le document que vous allez nous faire parvenir, de nous indiquer les points de divergence que vous avez avec l’ensemble du rapport de Kofi Annan. Ce serait très important car, nous avons là un document qui est considéré comme un document officiel, avec lequel vous avez fait état de trois ou quatre désaccords.

Général Bernard Janvier : Je l’ai dit en introduction : je considère ce document, auquel j’ai collaboré par ma longue audition qui a duré plus d’une journée, comme un élément de base fondamental. Il n’empêche que, de mon point de vue, il y a des aspects qui ne sont pas totalement exacts.

M. Pierre Brana : C’est ce qui nous intéresserait, si vous pouviez nous les communiquer par écrit.

Général Bernard Janvier : Mais qui sont parfois de détail.

M. Pierre Brana : Comme notre but est d’éviter le renouvellement de tragédie comme celle-ci, la première des questions qui me vient à l’esprit, c’est qu’en plus de tout ce que vous avez dit sur les dysfonctionnements onusiens, ne pensez-vous pas que la lourdeur de la chaîne de décision de l’ONU a pu contribuer au problème posé ? La présence de multiples décideurs - un représentant spécial du Secrétaire général, M. Akashi, un commandant des forces de paix des Nations unies à Zagreb, vous-même, un commandement de la force de protection des Nations unies en Bosnie-Herzégovine, le général Rupert Smith - leur permet-elle d’être vraiment opérationnels ? N’y aurait-il pas des modifications à apporter ? Que faudrait-il faire pour l’améliorer ?

La deuxième question est directe. Vous-même, personnellement, avez-vous des regrets ? Vous dites-vous : " Il aurait fallu peut-être que je fasse ceci, il n’aurait peut-être pas fallu que je fasse cela " ? Devant toutes ces carences onusiennes et même, vous l’avez dit nettement, ces manipulations, à un moment donné, ne vous êtes-vous pas dit : " Je ne peux plus travailler dans ces conditions, je démissionne " ?

Mme Marie-Hélène Aubert : S’agissant de votre position sur l’intervention aérienne, vous avez dit : " La demande que je considère comme sérieuse et officielle est celle du 9 juillet ".

D’après ce que j’ai pu lire ici ou là, il semble avéré qu’il y a eu des demandes avant le 9 juillet et que vous n’y auriez pas répondu favorablement. Vous avez d’ailleurs exposé de façon pertinente pourquoi il ne vous paraissait pas souhaitable d’intervenir de cette façon. Mais y a-t-il eu des demandes de même nature avant le 9 juillet ? Et s’il vous semblait inopportun d’utiliser l’arme aérienne, avez-vous envisagé et proposé d’utiliser des alternatives pour stopper l’avancée des Serbes ? Car le 11 juillet, c’est déjà très tard dans le déroulement des événements.

Vous avez dit, et je veux bien le croire, que vous ne pouviez pas imaginer l’ampleur de ces massacres. Mais qu’est-ce qui a pu, selon vous, pousser Mladic et l’ensemble des Serbes de Bosnie à accomplir un tel massacre ? Ce n’était pas leur intérêt objectif de pratiquer quelque chose d’aussi épouvantable. Ils devaient savoir que cela allait se savoir, que cela allait provoquer des réactions beaucoup plus fortes. Pourquoi ont-ils organisé ce massacre terrible alors qu’en termes d’intérêt militaire, il était évident que cela allait se retourner contre eux ? Je n’arrive pas à comprendre.

Général Bernard Janvier : La chaîne de commandement devient opérationnelle lorsque, le 26 juillet, je reçois délégation de M. Boutros-Ghali pour les frappes et lorsque j’ai deux états-majors opérationnels à ma disposition. Opérationnels, c’est-à-dire fondés sur des gens performants : des Français, des Britanniques et des Néerlandais, dans un état-major à Zagreb et l’autre à Kiseljak, pour préparer les décisions de combat.

Tant que nous conduisons les missions de maintien de la paix avec tout ce que cela comporte comme représentation des pays contributeurs, etc., on peut " tolérer " cette structure onusienne. Je mets des guillemets car la logistique n’est pas aux ordres du chef militaire mais est entre les mains de civils onusiens qui sont installés là depuis toujours. Les difficultés sont apparues quand on a demandé aux forces des Nations unies de faire autre chose que ce pour quoi on avait conçu un système aussi pléthorique que lourd. Dans mon propos, je n’ai pas parlé des effectifs, mais on passe quand même de 300 personnels de mon état-major de Zagreb au mois de juillet à 120 au mois de septembre pour conduire les actions aériennes. Quand je parle d’absence quasi-totale d’expérience militaire du combat, c’est bien vrai.

Le leçon de Srebrenica a tout de même servi aux Nations unies. Pour la Slavonie occidentale, je fais déployer une force de paix armée d’hélicoptères avec des obusiers, des soldats du génie, avec tout ce que demande un chef pour imposer sa volonté à celui qui ne veut pas obtempérer. On l’a fait pour la Slavonie orientale, mais c’était trop tard pour Srebrenica.

Mes regrets ? Je peux paraître présomptueux mais je n’ai pas de regrets. J’ai agi en mon âme et conscience tout à fait simplement, en ayant conscience de mes responsabilités.

Démission ? Je ne cache pas qu’il y avait des moments où c’était intenable. J’ai tout supporté : le terrain, puis, par la suite, la conduite de toute l’opération politico-militaire jusqu’au cessez-le-feu de Sarajevo. Il n’y avait qu’un homme, moi-même. C’était très dur, mais jamais je n’ai pensé démissionner car j’avais conscience du mandat qui m’avait été donné et des responsabilités que je devais assumer, même si j’ai fait part de temps à autre de mon irritation, et c’est un euphémisme.

S’agissant de la chronologie de la chute, vous trouvez les éléments de réponse dans le rapport du Secrétaire général qui vous dit que c’est le 9 juillet à 8 heures 40 que les responsables des Nations unies, réunis à Genève, ont pleinement conscience de ce qui se passe à Srebrenica. Personnellement, j’ai eu une discussion avec M. Akashi. Le 6 juillet, je suis à Paris. C’est le début des combats, mais qui ne sont pas plus intenses. Le 7 juillet, je suis à Zagreb. Le 8 juillet, je suis à Genève. J’ai demandé s’il était opportun que je parte pour Zagreb. Non pas que j’ai connaissance de renseignements précis, mais j’ai quand même la situation du matin qui fait état de tirs, de coups de feu et d’obus. M. Akashi, et surtout M. Boutros-Ghali, tiennent absolument à ce que je me rende à Genève. Mais, à Genève, on n’a pas vraiment d’information sur ce qui se passe pour la simple et bonne raison que...

Mme Marie-Hélène Aubert : ... Les Néerlandais n’avaient pas fait de demandes précédemment ?

Général Bernard Janvier : Je parle de l’information sur la situation tactique. On ne mesure pas la gravité faute de renseignements pertinents. Encore une fois, c’est le 9 juillet, à 8 heures 40, que nous sommes pris à la gorge par les renseignements qui nous parviennent en disant que la situation est très difficile. La demande d’appui et d’engagement de l’arme aérienne que je reçois est du 9 juillet. C’est la seule demande que j’ai reçue au niveau de Zagreb. Maintenant, qu’il y ait eu des demandes auparavant qui aient été écartées, je ne peux pas vous répondre, faute d’élément. Tout ce que je peux vous dire, c’est que le 9 juillet je reçois cette demande et que c’est cette demande qui sera instruite au fil du temps.

Au passage, j’ai vécu dans l’IFOR où il y a aussi eu des refus d’appui aérien : au temps où l’OTAN était en charge des responsabilités en Bosnie, il y a eu des refus d’appui aérien dans les premiers temps car l’amiral Leighton Smith estimait que ce n’était pas possible.

Mme Marie-Hélène Aubert : Avant le 9 juillet, il y a eu des demandes. Il semble avéré que le colonel Karremans avait demandé l’appui aérien.

Général Bernard Janvier : Avant le 9 juillet, je n’ai pas reçu de demande d’appui aérien.

Mme Marie-Hélène Aubert : Alors, à qui étaient-elles adressées et qui les a refusées ?

Général Bernard Janvier : Elles ont fait l’objet de multiples débats - c’est dans le rapport du Secrétaire général - et de multiples avis contradictoires parmi les Néerlandais. Cela n’a été refusé par personne. Cela n’a pas été refusé par les Nations unies.

M. Pierre Brana : Il y a aussi des messages qui semblent se perdre en route.

M. François Léotard, Rapporteur : Cela part de Karremans, mais où cela va-t-il ?

Général Bernard Janvier : Cela va à Sarajevo chez le général Nicolai, chef d’état-major néerlandais.

M. François Léotard, Rapporteur : Et cela finit là ?

Général Bernard Janvier : Oui.

M. Pierre Brana : Cela s’enterre là quelquefois, alors.

Général Bernard Janvier : Il y a sûrement eu des problèmes entre les Néerlandais, je ne le cache pas.

Le Président François Loncle : Et sur la dernière question sur l’ampleur du massacre et les raisons qui ont conduit les Serbes à se livrer à ce type d’horreur ?

Général Bernard Janvier : Je crois au ressort de la haine raciale. Je n’ai pas négocié avec Mladic, j’ai affronté Mladic, dans des conditions très difficiles. J’ai pu mesurer, pas à ce moment-là, mais le 1er et le 10 septembre - surtout le 1er septembre à Zvornik pendant la campagne aéroterrestre - quelle était sa haine à l’égard des Bosniens. Je crois que la véritable raison est là, ainsi que dans les événements qui ont conduit à la création de la zone de sécurité. On le voit dans le rapport des Nations unies, qui parle des morts dans la population civile serbe et bosniaque lorsque s’établit le périmètre de la zone en 1992-93. Il y a eu également - c’est cité dans le rapport des Nations unies, mais minimisé à mon sens - les provocations, l’action des Bosniens vers les Serbes. [...] Les Bosniens ont reçu des ordres d’engager des actions offensives à partir de Srebrenica contre les Serbes.

Le Président François Loncle : Des ordres de qui ?

Général Bernard Janvier : Des ordres de l’état-major bosnien du général Delic. Il y avait un débat chez eux pour savoir si c’était pertinent ou pas. A Srebrenica, il y a eu un débat pour savoir s’ils devaient le faire ou pas. Ils ont engagé des actions offensives.

Le Président François Loncle : Que vous appelez provocations.

Général Bernard Janvier : Qui ont eu pour résultat de donner des prétextes aux Serbes. Je ne peux pas en mesurer l’ampleur. Il y a quelques indications dans le rapport du Secrétaire général. On aurait parlé de trois villages serbes attaqués. Ce sont les sources serbes de l’époque que l’on avait forcément puisque l’on était informé par la représentation des Nations unies à Belgrade. Le rapport des Nations unies minimise cela, mais je n’ai pas de réponse là-dessus. Toujours est-il que ces attaques bosniaques qui visaient à répondre à la situation de Sarajevo en essayant d’attirer les Serbes et de les fixer à Srebrenica ont pu servir de prétexte à l’attaque serbe. Mais ma conviction sur le massacre, c’est la haine et Mladic.

Le Président François Loncle : Merci beaucoup Mon Général. Votre audition, qui a duré 2 heures 15, a été passionnante. Auriez-vous dit exactement la même chose si elle avait été ouverte à la presse ?

Général Bernard Janvier : Non, je ne me serais pas exprimé ainsi car je ne peux pas citer publiquement des documents de l’OTAN et des attitudes de nations étrangères. Je ne pourrais pas parler de la venue du général Van Bremen, le chef d’état-major néerlandais, qui, le 11 au soir, vient à Zagreb et exige le retrait des Néerlandais pour le lendemain.

Le Président François Loncle : Je crois pouvoir estimer que les auditions à huis clos ont leur intérêt. Il ne faut pas en faire simplement une affaire d’empêchement gouvernemental. Au-delà de la méthode, désagréable, de la manière dont on a été averti, cela peut être utile à notre Mission d’information pour faire apparaître la vérité. En tout cas, je vous remercie beaucoup d’avoir été si complet et précis dans l’ensemble de l’exposé et des réponses aux questions.


Source : Assemblée nationale (France)