(jeudi 8 février 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Je voudrais faire le point un instant sur notre travail.

La Mission d’information a entendu, pendant une heure et demie, le général Cot, à huis clos, à la demande du ministère de la Défense.

S’agissant de la méthode de la Mission d’information, je vous confirme la teneur du courrier que m’a adressé M. Alain Richard il y a quelques jours me disant :

" Monsieur le Président,

" La Mission d’information parlementaire que vous présidez sur les événements de Srebrenica entendra le général Cot le jeudi 8 février et le général Gobilliard le 1er mars.

" Comme nous vous l’avions indiqué pour les généraux Janvier et Morillon, je souhaite que ces auditions aient lieu à huis clos dans la mesure où tous les deux sont susceptibles d’être entendus prochainement par le TPI pour l’ex-Yougoslavie ".

Cette décision du huis clos émane du Ministre de la Défense et n’est pas de la responsabilité de la Mission d’information, mais de celle du Gouvernement. Je n’accepte pas que le Parlement et la Mission d’information soient mis en cause sur ce point. Passer outre cette décision aurait été totalement contre-productif et aurait conduit au blocage de notre travail : au refus des généraux, soit de venir, soit de s’exprimer.

La règle du huis clos est la pratique constante des commissions d’enquête. Au contraire, la volonté de la Mission d’information est d’ouvrir les auditions à la presse. Il y a eu quatre demandes de huis clos. Je considère que toutes les autres auditions seront ouvertes à la presse sauf si les personnes auditionnées exigent elles-mêmes le huis clos. A l’issue de l’audition du général Janvier, je lui ai demandé s’il aurait dit en totalité devant la presse tout ce qu’il avait dit pendant deux heures un quart. Il m’a répondu non.

Je voudrais aussi réaffirmer notre objectif de rédiger et publier, à l’issue de cette mission, c’est-à-dire vers la fin juin, un rapport complet, honnête, substantiel, visant à connaître la vérité. Je veillerai avec les deux rapporteurs à ce que tout ce qui a été dit lors des auditions à huis clos figure dans le rapport. C’est ma volonté personnelle.

Lors de la Mission d’information sur la tragédie du Rwanda, la majorité des auditions s’étaient déroulées à huis clos ; le rapport Cazeneuve - Brana - Quilès a été bien accueilli par la presse.

Que la presse ait sur cette décision du Gouvernement et du Ministre de la Défense le jugement qui lui importe, je n’y vois aucun inconvénient, mais je n’accepterai pas que le Parlement soit mis en cause.

La Mission d’information reçoit maintenant le général Heinrich qui, après avoir dirigé le Service action et la Direction des opérations à la DGSE, a dirigé le renseignement militaire de 1992 à 1995. Cette audition est, bien sûr, ouverte.

Mon Général, vous indiquerez comment fonctionnait le renseignement en Bosnie pour chacun des pays contribuant, quelle coordination était assurée et quelles étaient les fonctions respectives de la DGSE et du renseignement militaire. Vous préciserez ce qu’on a su avant, pendant et après la prise de Srebrenica, beaucoup de personnes ayant tendance à dire qu’on ne savait pas ce qui se passait et plus encore ce qui allait se passer, c’est-à-dire malheureusement les massacres.

Général Jean Heinrich : Je serai extrêmement bref et je répondrai lorsque des questions m’auront été posées.

Je voudrais simplement préciser qu’en 1995, j’ai quitté la Direction du renseignement militaire (DRM) - que j’ai d’ailleurs créée en 1992 - et, comme il se doit, je suis parti sans aucun papier dans la poche, ce qui veut dire que je ne suis pas aujourd’hui en mesure, comme certains, de me référer à des documents. Je parlerai de mémoire. Je n’aurai pas toujours les dates exactes de ce qui s’est passé.

Deuxième observation, je n’ai pas demandé à être entendu à huis clos comme vous venez de le dire.

Troisième observation, comme je l’ai indiqué, en quittant la DGSE j’ai été chargé de créer la DRM en 1992. En 1995, cette direction avait donc une existence tout à fait récente, et la crise de Bosnie a été sa première crise à traiter.

Je n’évoque pas du tout cela pour estimer qu’il y ait ou qu’il y a eu quelques défauts de jeunesse. Il se trouve que j’étais moi-même, que je suis ou que je prétends être, un spécialiste des Balkans. J’ai fait une partie de mes études en Yougoslavie et je me suis intéressé ensuite aux Balkans en tant que responsable du renseignement. En 1996, j’ai passé un an en Bosnie comme commandant adjoint de l’opération OTAN (opération IFOR - Implementation Force). Cette opération ayant été confiée à un amiral américain qui avait gardé ses responsabilités à Naples, je me suis trouvé de facto comme étant le commandant opérationnel de l’opération OTAN qui a succédé au drame de Srebrenica.

M. François Lamy, Rapporteur : Mon Général, pouvez-vous nous expliquer quel était le dispositif mis en place par la DRM en Bosnie à cette époque et quels étaient les moyens dont on pouvait disposer ? A qui étaient destinés ces renseignements puisque plusieurs officiers nous ont fait savoir qu’ils disposaient de peu de renseignements sur place provenant à la fois de l’ONU qui ne disposait pas des structures nécessaires mais également de la DRM ? Comment tout ceci s’organisait et quelle était la coordination avec la DGSE là encore sur la Bosnie-Herzégovine ?

Général Jean Heinrich : La question est simple mais la réponse sera un peu longue. Au départ, la manière dont vous posez la question montre déjà qu’il existe au moins, non pas un malentendu, mais des éléments qui ne sont pas très clairs. Quand vous demandez quel était le dispositif de la DRM sur le terrain, je voudrais d’abord répondre que cette opération était une opération de l’ONU, donc sous la responsabilité de cette organisation. L’ONU avait décidé - c’était de sa responsabilité - qu’il n’y avait pas d’organisation du renseignement. C’était sa volonté et sa décision.

Par conséquent, organiser un renseignement au niveau d’une nation, de la France, était déjà délicat vis-à-vis des protagonistes sur le terrain, mais aussi vis-à-vis de l’employeur, vis-à-vis de l’ONU. On ne pouvait donc pas faire de renseignement. C’est une question de confiance vis-à-vis de l’ONU. Très franchement, nous en avons fait quand même et nous avons eu notre dispositif sur le terrain. Je ne cherche pas du tout à le cacher. Cela étant, notre objectif était les Français, la zone française, et la fourniture aux responsables politiques et militaires français des éléments qui leur permettraient de prendre en passant par l’ONU des décisions concernant essentiellement le contingent français et sa zone d’influence.

Il était donc extrêmement délicat de déployer des moyens en dehors de la zone française, et encore fallait-il les camoufler. Aller en dehors était problématique vis-à-vis de l’ONU, dont on risquait éventuellement de s’attirer les foudres, mais on risquait aussi de laisser entendre qu’on trahissait sa confiance puisque l’ONU avait décidé de ne pas avoir de renseignement. Nous avons eu cependant des types de renseignements passifs, mais nous venions de démarrer à l’époque, et nos capteurs, notamment image, étaient encore en expérimentation. Nous venions juste de lancer notre satellite à ce moment-là et il n’était pas encore opérationnel.

Quant aux moyens humains, il est exact que nous en disposions mais ils étaient répartis dans le contingent français et avaient donc très rarement la possibilité de se mouvoir en dehors du cercle d’influence et de responsabilité des Français qui était, à ce moment-là, limité à Sarajevo.

M. François Lamy, Rapporteur : Je vous ai posé une question sur les relations à la fois avec la DGSE et l’ensemble des services étrangers puisque vous expliquez qu’il n’y avait pas de structure de renseignement officielle mais comme on peut supposer que chaque pays en présence, particulièrement les Britanniques, devait disposer de structures de renseignement, y avait-il une coordination ?

Général Jean Heinrich : Il y avait, bien sûr, une coordination avec la DGSE, qui se chargeait plus particulièrement de tout le renseignement, sans réel intérêt militaire et plus périphérique, c’est-à-dire des influences extérieures qui interféraient sur le terrain. Le renseignement d’intérêt militaire sur le terrain était de notre responsabilité et nous nous communiquions bien évidemment les renseignements que nous avions réciproquement. Nous n’avions évidemment rien à cacher à la DGSE qui, elle, nous a fourni son aide lorsqu’il y avait des problème importants, notamment des combattants venant de l’extérieur, formés à l’extérieur qui s’infiltraient dans le territoire. Cette coopération a d’ailleurs continué en 1996 d’une manière très efficace.

La coopération a été plus délicate avec les services étrangers, personne ne disant réellement qu’il faisait du renseignement, alors que, c’est vrai, les Britanniques en faisaient d’une manière intensive sans jamais le reconnaître ni vouloir nous le dire, craignant certainement une indiscrétion. Je le comprends bien parce qu’une indiscrétion aurait mis à mal, non seulement le contingent, ce qui n’était pas très grave, mais aussi la responsabilité du pays et le type même de l’intervention. La coopération a été vraiment minime jusqu’en 1995 et ne s’est produite que lorsqu’il y avait vraiment un risque grave : on donnait ou on recevait, à ce moment-là, un renseignement, mais c’était très minime. La coopération s’est nettement intensifiée par la suite.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous disiez qu’on faisait du renseignement. Que recueillait-on comme types de renseignements ? Vous indiquez, en terme d’image, que le satellite n’était pas encore opérationnel. De quel renseignement disposait-on ? Pratiquait-on l’écoute des forces bosno-serbes ? Quelle était la nature du renseignement qu’on apportait ? On a pris connaissance de notes de la DRM de cette époque et on voudrait savoir comment elles étaient alimentées.

Général Jean Heinrich : Je ne m’étendrai évidemment pas trop sur les moyens. Nous avions localement des moyens d’écoute mais ils étaient très difficiles à mettre en _uvre puisqu’il fallait les camoufler aux yeux de tout le monde, non seulement des protagonistes mais aussi de l’employeur. Nous avions donc des moyens d’écoute, des moyens techniques différents sur le territoire, à l’extérieur du territoire, autour... Nous disposions d’aéronefs faisant également de l’écoute et des moyens bateaux, donc à la fois sur mer, en l’air et à terre, et des moyens d’imagerie. Si le satellite était encore en expérimentation à l’époque, nous réussissions néanmoins à effectuer, de temps en temps, des missions d’essai sur le territoire, très satisfaisantes mais quand même évidemment très éloignées de ce que les Américains pouvaient obtenir à ce moment-là.

Le Président François Loncle : S’agissant des renseignements concernant le déclenchement et les événements mêmes de la chute de Srebrenica, le Ministre bosniaque des Affaires étrangères a dit qu’il avait été prévenu dès juin par les Néerlandais de l’imminence d’une attaque sur Srebrenica. Avions-nous des informations dans ce sens ?

On nous explique parfois que les premières informations sur les massacres nous sont parvenues le 13 juillet. On nous a prouvé que le Président de la République, M. Jacques Chirac, a été informé de la chute de la ville de Srebrenica par le Ministre allemand des Affaires étrangères, M. Klaus Kinkel, lui-même informé par les Néerlandais, et cela dans l’après-midi du 11 juillet. Qu’en est-il exactement sur ces dates et ces renseignements à une période clé qui aurait évidemment dû mobiliser l’ensemble des services concernés ?

Général Jean Heinrich : En ce qui concerne l’imminence d’une attaque sur Srebrenica, nous en avions bien été informés, mais il y a quand même une grande différence entre l’imminence d’une attaque et ce qui allait s’ensuivre.

Le Président François Loncle : Vous en étiez informé dès juin ?

Général Jean Heinrich : Oui, mais les attaques, il y en a eu sur Bihac et sur Gorazde. L’important, ce n’était pas l’imminence d’une attaque, car il y en avait tout le temps, mais son résultat, et c’était de pouvoir dire à l’avance " voilà ce qui risque de se passer ". C’était cette analyse qui était importante. Sur les attaques en général, notamment celle de Srebrenica, il est évident que les mieux informés étaient ceux qui étaient sur place, c’est-à-dire les Hollandais, et les Hollandais ont, à ma connaissance, transmis à l’ONU le renseignement dont ils disposaient.

Mon intime conviction est qu’une localité défendue avec les armes qui existaient à ce moment-là sur place n’était pas prenable par des assaillants avec les armes dont ils disposaient. Lors de toutes les attaques qui ont eu lieu, ce sont les analyses que j’ai faites et que j’ai toujours soutenues parce que j’avais une bonne expérience de l’armée yougoslave et des différentes armées qui étaient en place. C’est ma théorie ; c’est la thèse que j’ai toujours soutenue et elle s’est avérée exacte. Tout le monde s’est affolé lorsqu’il y a eu l’attaque sur Bihac et que les Serbes sont arrivés sur la colline Sud dominant Bihac, or j’ai dit à ce moment-là qu’ils ne rentreraient pas dans Bihac. Quand ils ont attaqué Gorazde, j’ai dit qu’ils ne rentreraient pas dans Gorazde. Ils ont réussi à rentrer dans les premières maisons. Pourquoi ? Parce que leur formation de type soviétique était tout à fait médiocre et dégradée. Ils savaient bien se servir de l’artillerie et des armes lourdes pour tirer sur des localités, mais ils n’avaient aucune capacité de man_uvre, ni les uns, ni les autres, et ils n’étaient pas prêts à engager une infanterie médiocre dans une localité où ils allaient perdre beaucoup de monde.

Nous avons manifesté notre inquiétude quand s’est présentée l’affaire de Srebrenica. Pourquoi ? Parce que nous avions une information importante, et sur laquelle j’aimerais insister : Naser Oric était le défenseur de Srebrenica, et les principaux officiers étaient partis et n’étaient plus dans l’enclave. Ils auraient pu y rentrer parce qu’ils savaient bien eux-mêmes qu’il y avait, à ce moment-là, une menace grave sur Srebrenica. Pourquoi était-ce une menace grave ? Parce que Arkan et ses milices étaient à proximité ; or ils le savaient puisque nous le savions aussi. On sait qui était Arkan et quelles étaient ses méthodes. La deuxième chose qu’ils ne pouvaient ignorer, c’est l’existence d’antécédents et d’un antagonisme fort à Srebrenica car des expéditions avaient été organisées antérieurement, c’est-à-dire des affaires sanglantes contre des villages serbes, par des militaires, des milices ou des personnes qui étaient partis de Srebrenica. Il existait donc un antagonisme fort des Serbes vis-à-vis des gens qui étaient à Srebrenica. Néanmoins, Srebrenica n’a pas été défendue ; si elle l’avait été, j’ai aujourd’hui l’intime conviction que les Serbes n’y seraient pas rentrés.

Un article extrêmement dur a été publié en 1995 - je ne me souviens plus exactement de la date - dans Oslobodjenje, qui était le journal de M. Izetbegovic et de Sarajevo. Je me trouvais aussi à Sarajevo à ce moment-là. Je ne sais pas si vous lisez leurs journaux mais moi je les lis. C’était un article extrêmement dur, signé par un responsable bosniaque, qui avait accusé Naser Oric et ses officiers d’avoir délaissé Srebrenica. J’avais traduit cet article et je l’ai envoyé à Paris. On peut le retrouver.

Le Président François Loncle : Quand vous dites, Mon Général, que les Hollandais avaient transmis des renseignements à l’ONU...

Général Jean Heinrich : Je n’ai aucune raison de penser qu’ils n’en ont pas transmis. Ils l’ont forcément fait.

Le Président François Loncle : Comment la France était-elle informée et selon vous, comment cela s’est passé au moment des massacres ? J’ai décrit la chaîne par laquelle le Président de la République avait été informé. Quel a été le cheminement exact du renseignement et de la transmission de l’information au moment des événements les plus graves ?

Général Jean Heinrich : J’ignore quelle a été la transmission de l’information au moment des événements les plus graves, mais j’ai déjà expliqué que nous n’avions personne sur place. Nous n’étions pas les témoins de ces événements. Par conséquent, nous n’étions pas en mesure de transmettre l’information en direct comme l’aurait fait un journaliste. Nous n’étions pas présents dans l’enclave.

Le Président François Loncle : Mais quand avez-vous reçu personnellement les informations provenant de Srebrenica, d’une façon ou d’une autre, et à quel moment avez-vous disposé de renseignements ? Où étiez-vous du 11 au 13 juillet ?

Général Jean Heinrich : Je ne peux pas vous dire précisément où j’étais. J’étais à Paris.

Le Président François Loncle : Justement, vous n’étiez pas sans recevoir un certain nombre d’informations, puisque les pouvoirs publics, le Gouvernement, le Président de la République, en recevaient, j’imagine que votre institution n’était pas démunie d’informations.

Général Jean Heinrich : Non. Nous avions tous les matins une réunion avec le chef d’état-major des armées, et ces informations étaient à ce moment-là transmises, mes analyses étaient communiquées, et les décisions étaient prises en conséquence tous les matins.

M. Pierre Brana : Je suis un peu étonné par vos réponses parce que j’ai eu l’occasion de vous interroger, en 1998, sur le Rwanda - vous ne vous en souvenez peut-être pas - et vous aviez répondu, je cite de mémoire l’esprit de votre réponse : " Je ne sais pas grand-chose sur le Rwanda, je ne m’en suis pas beaucoup occupé mais, par contre, la Bosnie-Herzégovine... ".

Général Jean Heinrich : Je n’ai pas dit cela.

M. Pierre Brana : On pourra reprendre le rapport, " ... par contre, sur la Bosnie-Herzégovine, j’ai été un acteur direct puisque j’étais directeur du renseignement militaire ".

La première question qui me vient assez spontanément à l’esprit, ce sont les relations que vous aviez avec les autres intervenants sur le terrain parce qu’on sait - et on l’a encore appris il y a peu de temps - que les Britanniques, par exemple, avaient un service de renseignement très efficace.

Général Jean Heinrich : C’est vous qui le dites.

M. Pierre Brana : Tous les renseignements que nous avons eus sur les ambulances britanniques sont bien connus. Vous deviez donc bien échanger des renseignements avec eux et avoir des entretiens.

Général Jean Heinrich : Cela montrait qu’ils n’étaient pas aussi discrets qu’on aurait pu le penser.

M. Pierre Brana : Mettons que vous étiez vous-même beaucoup plus discret, mais pouvez-vous nous dire comment cela se passait avec eux ? Vous aviez bien des renseignements, des échanges ?

Général Jean Heinrich : Je vous ai répondu que nous avions très peu d’échanges avec les Britanniques. Je ne me suis peut-être pas exprimé assez clairement. Notre organisme venait d’être créé et n’avait pas encore trouvé sa place dans le domaine du renseignement vis-à-vis des étrangers. Cela s’est nettement amélioré dans les années 1995 ou 1996 où nous avons eu, notamment avec la CIA, de très bons niveaux de collaboration.

Le Président François Loncle : Quelle était votre coopération avec les Hollandais au moment de la prise de Srebrenica ?

Général Jean Heinrich : Nous n’avions pas de relations avec les Hollandais à ce moment-là.

M. Pierre Brana : Vous venez d’évoquer la CIA. Depuis l’Albanie, la CIA avait des possibilités de survoler le théâtre des opérations et devait disposer d’indications précises sur les mouvements de troupes et sur les évolutions des Serbes sur le terrain.

Général Jean Heinrich : Pas du tout ! C’est une appréciation de type irakien. Il est vrai que les Américains savaient tout ce qui se passait en Irak parce que c’était un désert et que cela correspondait bien à la méthode de la CIA. Mais survoler un territoire extrêmement boisé et accidenté, avec des gens qui se déplacent en petits groupes d’une manière erratique, est plus difficile. Ils ont obtenu un renseignement extrêmement faible et ils ont modifié leur façon de voir à la suite du problème bosniaque.

Contrairement à ce que vous pensez, nous disposions à la DRM, dès 1995, d’un niveau de renseignement nettement supérieur à celui de la CIA. Celle-ci avait cent fois plus de moyens et les avait tous engagés dans les recherches techniques et électronique d’écoute et d’imagerie ; elle n’avait aucun moyen de renseignement humain. Or, dans un problème de ce type, j’ai toujours estimé qu’il fallait avoir un grand nombre de censeurs, d’observateurs, sur le terrain mais également des censeurs humains et ensuite une capacité d’analyse très forte. D’ailleurs, le directeur de la CIA est venu me voir pour modifier son système de renseignement. Nous n’avons pas du tout été à la traîne, comme vous le laissez entendre.

M. Pierre Brana : Aviez-vous des renseignements, des interceptions radio par exemple entre Mladic et Karadzic, Belgrade, etc. ? Aviez-vous des indications sur ce que pouvait faire Mladic ?

Général Jean Heinrich : Non. Pourquoi n’en avions-nous pas ? Parce que Mladic, qui était peut-être un homme de peu de foi, comme Karadzic, avait une certaine formation et communiquait avec Belgrade par fibre optique enterrée. Les Américains ont déployé beaucoup de moyens et n’ont finalement réussi que grâce à nous, et des moyens dont vous permettrez que je ne parle pas, à se brancher un jour sur ces fibres optiques mais cela s’est fait longtemps après, au moment de l’opération OTAN. Ils n’avaient absolument pas réussi jusque là à intercepter les communications, ni de Mladic, ni de Karadzic.

M. Pierre Brana : Aviez-vous eu des informations sur le départ de Naser Oric de Srebrenica avant l’attaque des Serbes ?

Général Jean Heinrich : Nous ne l’avons pas vu partir mais nous l’avons vu à l’extérieur.

M. Pierre Brana : Mais vous n’aviez pas d’information sur le pourquoi de ce départ ?

Général Jean Heinrich : Non. Il y a eu beaucoup de rumeurs mais je ne me base pas sur des rumeurs.

M. Pierre Brana : Un renseignement militaire doit aussi tenir compte un peu des rumeurs.

Général Jean Heinrich : Non, seulement des faits.

M. Pierre Brana : Seulement des faits ?

Général Jean Heinrich : Seulement des faits.

M. Pierre Brana : Une fois que l’attaque a été lancée, avez-vous pu déterminer assez rapidement s’il s’agissait uniquement de la prise de la ville ou si c’était au contraire l’enclave qui allait être entièrement occupée ?

Général Jean Heinrich : Nous n’avons pas obtenu suffisamment d’informations au moment de l’attaque parce que nous ne disposions pas de gens sur place et que les seules sources que nous pouvions avoir étaient celles qui passaient à ce moment-là par l’ONU et les Hollandais.

Ce n’est pas une rumeur mais c’est ma conviction : j’ai l’impression que les Serbes eux-mêmes ne savaient pas au début ce qu’ils allaient faire quand ils sont entrés. Ils ont vu qu’ils allaient sans doute pouvoir aller beaucoup plus loin et ils sont allés aussi loin qu’ils ont pu, mais je ne suis pas sûr qu’il y avait chez eux, au départ, quelque chose de très planifié et de très clair. Leurs troupes étaient essentiellement faites de milices peu organisées, peu disciplinées et se livrant à des exactions indignes, comme on l’a vu.

M. Pierre Brana : Que pouvez-vous nous dire sur la libération des otages français ?

Général Jean Heinrich : Je ne peux, très sincèrement, rien vous dire parce que je ne sais rien. Aucun personnel de la DRM n’a été mêlé à de prétendues négociations.

M. Pierre Brana :Vous n’avez pas été consulté ?

Général Jean Heinrich : Non, pas du tout.

Le Président François Loncle : J’imagine que vous avez eu des contacts pendant, après, avant et surtout depuis avec vos collègues de la DGSE.

Général Jean Heinrich : Je ne suis plus aux affaires.

Le Président François Loncle : Mais vous n’êtes pas dans une prison, vous n’êtes pas entre quatre murs. Puisqu’il y a mise en cause, puisqu’il y a doute, vous avez forcément discuté avec des collègues de ce moment où il y a eu libération des otages et où certains ont évoqué une éventualité d’échange en quelque sorte, de marchandage. Chacun s’est exprimé sur ce point.

Général Jean Heinrich : Pas moi.

Le Président François Loncle : Justement, c’est ce qui me fait beaucoup de peine.

Général Jean Heinrich : Je ne me suis pas exprimé parce que je n’avais rien à dire. Je n’ai pas l’habitude de parler quand je n’ai rien à dire. Vous vous imaginez qu’on se rencontre et qu’on se raconte ensuite en disant : " Moi j’ai fait ceci, moi j’ai fait cela... " Non, pas du tout.

Le Président François Loncle : Vous ne vous êtes jamais posé la question vous-même ?

Général Jean Heinrich : Je me suis posé la question mais je n’ai pas été jusqu’à poser la question à d’autres.

Le Président François Loncle : Vous n’avez jamais cherché à savoir ? C’est pourtant votre métier.

Général Jean Heinrich : Non, mon métier - je voudrais être très clair - est d’obtenir des renseignements sur les autres, pas sur des amis.

Le Président François Loncle : Merci.

M. François Lamy, Rapporteur : Evoquons des faits. On avait des moyens d’informations en termes d’image, de reconnaissance aérienne à cette époque. Qui prenait la décision de les engager ? Je pense, par exemple, aux Mirage F1 de reconnaissance car on en avait. Etait-ce la DRM qui passait commande ?

Général Jean Heinrich : La DRM passait commande et les missions étaient effectuées en fonction de la disponibilité de l’armée de l’air.

M. François Lamy, Rapporteur : Avait-on une demande d’autorisation à l’ONU, à l’OTAN... ? Je me suis aperçu dans certains documents que des missions étaient programmées et on nous explique que le survol de la Bosnie-Herzégovine n’est pas autorisé. Il n’est pas autorisé par qui ?

Général Jean Heinrich : Vous parlez de quelle année ?

M. François Lamy, Rapporteur : De 1995. De juillet.

Général Jean Heinrich : A-t-on pu faire des missions ou pas en juillet ? Je ne m’en souviens pas exactement, mais chaque fois qu’on en avait la possibilité, on le faisait. Cependant, ces missions donnaient des résultats aléatoires et limités dans un terrain comme la Bosnie, avec des gens extrêmement dispersés, mais des résultats quelquefois intéressants.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous nous avez expliqué - ce qui est bien normal - que les moyens de la DRM étaient plutôt concentrés sur la zone de Sarajevo puisque c’est là que se trouvaient les troupes françaises. La DRM a-t-elle eu la volonté de renforcer les moyens de renseignement avant ou pendant la chute de Srebrenica ? Il y a une note du 11 juillet où on explique aux autorités politiques différents schémas possibles par rapport aux événements de Srebrenica qui vont du secours humanitaire jusqu’à la reprise éventuelle de l’enclave. Avez-vous concentré à ce moment-là les moyens de renseignements de façon à donner des appréciations plus précises aux autorités politiques et militaires ?

Général Jean Heinrich : Non, pas à partir du 11 juillet. Peut-être manifestions-nous dans nos analyses notre inquiétude sur Srebrenica, ce qui n’avait pas été le cas pour d’autres endroits où tout le monde était inquiet mais où nous avons rassuré les gens. Avons-nous mis à ce moment-là plus de moyens ? Nous n’en avions pas pour mettre des gens à terre. Nous n’avons donc pu que renforcer, avec des résultats limités, nos moyens techniques, c’est-à-dire d’interception, mais cela n’a pas donné de résultats très significatifs.

M. François Lamy, Rapporteur : Dans la note du 11 juillet, quatre ou cinq hypothèses sont envisagées par rapport à ce qui se passe à Srebrenica. Est-ce dans l’habitude de la DRM de faire des hypothèses et des scénarios ?

Général Jean Heinrich : C’est une note de la DRM ?

M. François Lamy, Rapporteur : Oui.

Général Jean Heinrich : Certes, on peut faire des propositions à partir d’hypothèses et de suppositions en expliquant la situation : voilà la situation dans tel cas de figure vu les renseignements dont nous disposons, voilà ce qui se passe ou peut se passer, avec tels résultats. Pourquoi pas.

M. François Lamy, Rapporteur : Si une opération franco-française ou, en tout cas, de deux ou trois pays alliés spécifiques, avait été envisagée, je suppose que l’on vous aurait passé commande à ce moment-là d’informations plus précises parce qu’on n’engage pas une opération militaire au débotté.

Général Jean Heinrich : La réponse est complexe parce que je rappelle qu’une opération sur un territoire sous la responsabilité de l’ONU ne peut s’organiser, en bonne politique, que dans le cadre de l’ONU. On voit mal un pays arriver là brusquement et organiser une opération. On ne peut donc l’effectuer que dans le cadre de l’ONU. On en est bien d’accord.

M. François Lamy, Rapporteur : C’est autant un fait qu’une appréciation. La Mission d’information a auditionné le général Quesnot qui nous a fait part des propositions de plan de reprise de l’enclave qu’il avait faites à cette époque. Si cette option avait été prise en compte, on vous aurait forcément demandé des renseignements.

Général Jean Heinrich : Evidemment.

M. François Lamy, Rapporteur : On ne vous l’a pas demandé ?

Général Jean Heinrich : Non, on ne me l’a pas demandé.

M. Pierre Brana : Tous nos interlocuteurs, militaires ou civils, nous ont quand même dit qu’ils étaient, certes, soumis à la chaîne de commandement onusienne mais qu’ils demeuraient toujours dans le circuit national, qu’ils soient Français, Néerlandais, Britanniques, etc., c’est-à-dire que chaque militaire était à la fois dans la chaîne de commandement onusienne et en même temps dans celle de son pays - ce qui est un bémol par rapport à ce que vous venez d’exprimer -. Il est donc tout à fait normal, à ce moment-là, qu’un général français, par exemple, ait des relations directes avec la DRM. 

Général Jean Heinrich : Bien sûr.

M. Pierre Brana : Lorsque Srebrenica est tombée, disposiez-vous à ce moment-là d’informations annonçant ou prévoyant les exactions et les massacres qui allaient s’y dérouler ? Plusieurs de nos interlocuteurs ont souligné qu’ils étaient prévisibles, qu’on les voyait venir, etc. Etaient-ce les renseignements que possédait la DRM ?

Général Jean Heinrich : J’ai expliqué le sens exact de ce que nous avons écrit. Dire qu’on pouvait prévoir des exactions à la hauteur de ce qui s’est passé est, très sincèrement, douteux ; prévoir l’horreur à ce point me paraît un peu démesuré. Nous avons craint que des exactions puissent être commises car il y avait le contentieux précis que j’ai décrit. Très sincèrement, nous ne l’avions pas prévu à ce point, et je pense que personne ne peut avoir la prétention de prévoir une telle horreur et de dire à quel niveau et jusqu’où des gens peuvent aller dans l’horreur, surtout après avoir vu les résultats. Cela, non.

M. Pierre Brana : Les renseignements dont vous disposiez sur le général Mladic ne pouvaient-ils pas vous orienter étant donné sa personnalité ?

Général Jean Heinrich : On connaissait sa personnalité et son entourage, mais un grand nombre de massacres ont été commis dans des conditions horribles par des gens qui avaient probablement vaguement reçu des directives et qui s’étaient probablement enivrés dans le succès, mais je crains que ce n’ait pas du tout été organisé. Mladic avait sans doute donné quelques ordres, mais je crois que cela a été pire encore et qu’il y a eu malheureusement des exactions qui sont parties de partout.

M. Pierre Brana : On a tout de même l’impression d’un plan préétabli car des camions sont réquisitionnés et amenés.

Général Jean Heinrich : Il y a sûrement eu un plan préétabli et, en plus du plan, personne dans l’entourage de Mladic n’a sans doute été en mesure de ramener Mladic ou quelqu’un à la raison. Tout l’entourage était en cause à mon sens.

Le Président François Loncle : Plusieurs de ceux que nous avons auditionnés, pas plus tard que ce matin, décrivent Mladic comme un fou dangereux. Faisiez-vous cette analyse avant les événements et au moment où vous pouviez renseigner les uns et les autres ?

Général Jean Heinrich : Oui, très clairement. Cette analyse était la nôtre avant, pendant et nous en avons eu la confirmation après. Mladic était un fou, un malade. Son entourage même s’en est inquiété par moments, allant presque jusqu’à l’isoler complètement par la suite

Le Président François Loncle : Avez-vous eu le sentiment qu’il agissait pour son compte ou qu’il était commandé de Belgrade par Milosevic ?

Général Jean Heinrich : Je ne dispose d’aucune information indiquant qu’il était commandé de Belgrade par Milosevic. Je n’ai jamais obtenu d’éléments concrets pour le prouver. Je constatais qu’il n’y avait pas toujours accord, non pas entre Mladic et la direction de Belgrade, mais entre l’entourage politique de Karadzic et Milosevic. Il y avait deux approches, deux cultures très différentes.

Le Président François Loncle : Comment expliquez-vous qu’on n’ait jamais arrêté Mladic depuis lors, depuis Srebrenica, et avez-vous, à un moment donné, perçu une volonté quelconque de parvenir à cet objectif, ce qui vous aurait évidemment amené à le localiser et à trouver la manière la plus efficace de l’arrêter ? Comment expliquer que ce fou dangereux continue à vaquer à certaines occupations depuis six ans, et aujourd’hui encore, sans qu’on sache d’ailleurs très bien où il est ?

Général Jean Heinrich : Je nuancerai un peu, car je pense que nous savions bien, par moments, où il était. Il est clair que le mandat donné par le Tribunal international était aberrant. Ce mandat indiquait qu’on avait le droit d’arrêter les criminels figurant sur la liste donnée par le TPI s’ils venaient à notre contact mais qu’on n’avait pas le droit de faire une action offensive contre eux. J’aimerais bien que vous regardiez cette liste parce qu’elle contient des photos où je n’aurais pas reconnu mon frère avec, en dessous, une vague indication : il s’appelle comme cela (il n’y avait quelquefois que le prénom), il a habité à tel endroit... C’était une directive du TPI. Cela, je l’ai déclaré publiquement au cours d’une émission télévisée à France 3, en présence du président du TPI qui n’a pas dit le contraire. Nous avons fait imprimer cette directive et nous l’avons distribuée à tous les soldats.

Le Président François Loncle : Elle concernait même Mladic ?

Général Jean Heinrich : Ils y étaient tous.

Le Président François Loncle : C’était une instruction du TPI qui vous était formulée et explicitée...

Général Jean Heinrich : Elle l’était à tout le monde.

Le Président François Loncle : ...et qui n’a pas été démentie ensuite. Elle concernait même Mladic et Karadzic ?

Général Jean Heinrich : Je ne sais plus mais je crois que Karadzic et Mladic y figuraient aussi. Les soldats me disaient quelquefois : Mon Général, vous vous rendez compte " de la connerie " ? Je répondais : " Oui, mais c’est le Tribunal ". Nous en avons arrêté certains parce qu’ils sont allés à notre contact. Que signifiait " aller à notre contact " ? Cela ne signifiait rien, parce que, à ce moment-là, en 1996, nous avions décrété et obligé tout le monde à pouvoir se déplacer dans toutes les zones en théorie. On a supprimé par la force tous les Check Points.

Nous les avons arrêtés, parce que je pense qu’ils ont voulu se laisser arrêter, deux personnages (un général et un colonel). Le général s’appelait Domanovic et je ne sais plus le nom du colonel. Qu’en a-t-on fait quand on les a arrêtés ? On les a transférés au Tribunal de La Haye - cela me paraissait logique. De bonnes âmes à Paris m’ont dit : " Vous outrepassez tout à fait vos droits. Ce que vous avez fait est très grave. Certes, vous aviez le droit de les arrêter parce qu’ils étaient à votre contact mais vous n’aviez absolument pas le droit de les transférer au Tribunal ". Je leur ai alors posé la question : mais qu’aurais-je dû en faire ?

Le Président François Loncle : Qui étaient les bonnes âmes ?

Général Jean Heinrich : Des conseillers que je ne vais pas citer et qui m’ont dit : " Vous serez en difficulté si ces deux personnes prennent des bons avocats ".

Le Président François Loncle : C’étaient des personnes de vos services ?

Général Jean Heinrich : Non, pas de mes services ! Mes services sont raisonnables.

Le Président François Loncle : Des politiques ?

Général Jean Heinrich : Peut-être. Ces deux personnes ont donc été transférées au TPI et on m’a dit " vous risquez d’avoir des ennuis s’ils prennent un bon avocat ". Mais qu’aurais-je pu en faire ? Je ne pouvais pas les garder parce que nous n’avions pas de prison, nous n’avions pas le droit d’enfermer des personnes. Il y avait trois solutions : celle que j’ai prise, donc la mauvaise, celle de les remettre aux Serbes et là, franchement, c’était un éclat de rire puisque je les remettais à leurs coreligionnaires, ou alors de les remettre aux Musulmans ; on pense alors, bien évidemment, au sort qu’ils auraient subi, et on m’aurait accusé de les avoir soustraits à la justice. Je n’avais donc que ces trois solutions. J’estimais deux solutions mauvaises et on m’a dit que la troisième n’était pas bonne.

Une fois là-bas, les gens du Tribunal m’ont dit : " Il faut maintenant que vous rassembliez les preuves de leur culpabilité parce que nous ne les avons pas ". Comment ? Mes collaborateurs et moi sommes des militaires, nous ne sommes pas des policiers. Il fallait, pour réunir des preuves, interroger les gens. Nous n’avions pas l’autorité pour le faire.

Ils ont finalement été libérés parce que Domanovic était très malade (je crois qu’il est mort ; je ne sais pas s’il est mort au moment où on l’a libéré ou après). Déclarer " vous n’avez rien fait " n’est pas si simple. On ne faisait rien mais on n’avait pas le mandat pour faire quelque chose. A votre question : " Aurait-on pu les intercepter ? ", je réponds que oui, il y a eu des moments où on aurait pu les intercepter.

Le Président François Loncle : Et aujourd’hui encore ?

Général Jean Heinrich : Je ne suis plus aujourd’hui aux affaires, je ne peux donc pas répondre. Je parle de la période que je connais quand j’y étais.

Le Président François Loncle : Jusqu’à quand ?

Général Jean Heinrich : J’étais sur le territoire jusqu’à fin 1996, donc jusqu’à la fin de l’opération IFOR. Mais je tiens aussi à dire que les Américains ne tenaient absolument pas à les arrêter.

M. François Lamy, Rapporteur : M. Krajisnik, qui a été arrêté l’année dernière, n’a pas été arrêté parce qu’il était au contact ; il a été arrêté la nuit chez lui.

Général Jean Heinrich : M. Krajisnik venait tout le temps à Sarajevo à des réunions. Il ne venait pas au contact, il était là.

M. François Lamy, Rapporteur : Les responsables militaires de l’IFOR et après de la SFOR ont été en contacts réguliers avec un certain nombre de responsables politiques ou militaires serbes qui étaient sur la liste du TPI.

Général Jean Heinrich : Non, jamais. M. Krajisnik était Président. Quand il venait à Sarajevo, il ne venait pas voir l’IFOR, il venait voir M. Izetbegovic et il y avait des réunions. Il était représentant de la communauté serbe de la Republika Srpska et il venait voir M. Izetbegovic. Il y avait des réunions tripartites entre les trois Présidents. M. Krajisnik, à ma connaissance, ne figurait pas sur la liste du TPI. Il y a peut-être figuré après, mais pas quand j’étais à Sarajevo. On lui ouvrait les portes, il arrivait avec sa voiture et M. Izetbegovic le recevait comme c’était d’ailleurs normal, à mon avis, puisqu’il y avait la présidence collégiale.

Le Président François Loncle : Confirmez-vous qu’il n’y avait aucune volonté américaine d’arrêter Mladic ?

Général Jean Heinrich : On n’a pas monté d’opération sur lui. Je pense que si on avait voulu...

M. François Lamy, Rapporteur : Quelles étaient les directives françaises du Ministre de la Défense à l’époque, lorsque vous étiez patron opérationnel de l’IFOR ?

Général Jean Heinrich : On est loin de Srebrenica.

M. François Lamy, Rapporteur : Tout à fait.

Général Jean Heinrich : Je répète que j’étais sous commandement OTAN. Les décisions étaient donc prises dans le cadre OTAN. Je n’ai pas eu de directives françaises dans ce domaine. Les directives françaises que je recevais concernaient les Français. Nous étions 36 pays et si 36 pays interféraient en disant chacun " je vais effectuer une opération ici " ou " je vais faire une opération là ", cela aurait été absolument contre-productif. Si un pays quel qu’il soit en avait eu la volonté, il serait passé par la direction de l’OTAN en expliquant : voilà ce que nous souhaitons faire. Il y avait des représentants permanents de tous les pays à l’OTAN, des diplomates de haut niveau ; s’ils avaient eu une volonté, ils se seraient concertés en disant : " Voilà ce qu’on va faire ". Cela n’a pas été fait mais je ne sais pas pourquoi.

M. Pierre Brana : C’est votre appréciation personnelle que je vous demande : ne croyez-vous pas qu’il serait bon que l’ONU, pour des opérations militaires bien entendu, se dote d’une véritable direction des renseignements militaires ?

Général Jean Heinrich : Je comprends très bien votre question. Il est vrai que je préfère m’aventurer dans un champ de mines derrière des démineurs que les yeux bandés et en étant sourd. Je n’ai jamais conçu d’aller quelque part sans m’accompagner de personnels de renseignements. C’est beaucoup plus complexe s’agissant de l’ONU parce que je pense que l’ONU aurait beaucoup de difficultés si elle décidait de se doter de moyens de renseignements. On compare quelquefois, au plan militaire, l’inefficacité de l’ONU à l’efficacité de l’OTAN. Or, l’OTAN n’a pas de moyens de renseignements ; elle dispose des renseignements que veulent bien lui transmettre les services des différents pays. Elle a un petit groupe d’analystes mais, très franchement, que fournissent les services ? Ils ne lui transmettent rien.

Lorsque j’étais à l’OTAN, le responsable des renseignements de l’OTAN était un général turc, un homme tout à fait compétent, mais lui-même n’avait rien parce que les services ont énormément de réticences à mettre dans un pot commun des renseignements dont ils ignorent l’utilisation qui en sera faite. La première responsabilité de quelqu’un dans le renseignement, c’est de protéger ses sources, aussi bien humaines que techniques. On ne tient pas à dévoiler quel est le niveau des sources techniques dont on dispose.

Le renseignement que nous avions et que j’avais en tant que commandant à l’OTAN était absolument indigent. Celui dont je disposais en tant qu’officier français était excellent parce que j’avais le renseignement de la DRM, et j’avais une collaboration avec la CIA grâce à la qualité du renseignement de la DRM. Le directeur de la CIA est venu me voir et il a installé des gens de la CIA à côté de mon bureau. Je disposais donc de renseignements issus de ces deux services, non pas en tant que commandant, mais en tant qu’ancien de la DRM ayant des relations avec la CIA. La même chose serait utile au niveau de l’ONU, dans l’absolu, mais je vois mal l’ONU se doter de systèmes d’écoute pour écouter... Il y a une relative confiance entre les différents contingents. On était 36 nations à l’époque, il y avait des gens de tous les pays et les échanges de renseignements étaient donc difficiles.

Le Président François Loncle : Ce que vous dites sur l’OTAN est intéressant, surtout quand on connaît la qualité de son service de communication depuis le Kosovo. On n’en serait peut-être pas là si le service de renseignement de l’OTAN était à la hauteur du service de communication et s’il y avait une sorte de Jimmy Shea du renseignement. Vous n’auriez peut-être pas fait ces constats.

M. François Lamy, Rapporteur : Une question d’ordre général : quelles étaient les relations directes entre l’armée serbe officielle de Serbie et les Serbes de Bosnie ? Je suppose que vous aviez des renseignements pour savoir d’où venaient les munitions, les salaires, les équipements. Quel était le type de relations et quelles étaient les informations dont vous disposiez à ce sujet ?

Général Jean Heinrich : De grandes interférences existaient entre les deux armées mais elles étaient de type logistique, c’est-à-dire qu’on payait les salaires, mais nous n’avons jamais pu voir d’aides directes telles que celles de Serbes de Serbie qui seraient venus du côté serbe de Bosnie. Tous se sentaient Serbes mais les Serbes de Serbie regardaient quand même ceux de Bosnie d’un air un peu condescendant, et leurs relations n’étaient pas aussi chaleureuses que cela. Il n’empêche qu’au plan militaire, paiements des salaires et périodes de formation étaient effectués chez les Serbes de Serbie. Il y avait aussi des transferts de munitions, mais ils n’étaient pas très importants parce que les besoins n’étaient pas tellement grands tant les stocks d’armement en Bosnie étaient nombreux.

Du temps de Tito, on avait stocké énormément d’armes dans cette partie de la Bosnie et il y avait une capacité extraordinaire, non pas de se battre, mais de se servir des armes. Le système que Tito avait instauré faisait de chaque civil un soldat et chaque entreprise devait se doter de ses propres armes pour se défendre. Si elle était importante, elle disposait de canons, si c’était une petite société, elle avait des fusils, mais tout le monde avait son arme.

Pour souligner la complexité du système, ils ont continué à construire et à fabriquer de l’armement et, ce qui peut paraître étonnant, ils en ont même exporté, en coopération avec les Bosniaques Musulmans et les Serbes de Serbie puisque chacun en fabriquait une partie. En Somalie au moment du conflit somalien, nous avons intercepté un bateau d’armes qui venait de là. Ils manquaient d’argent mais il ne manquaient pas d’armes.

M. François Lamy, Rapporteur : Il n’y avait donc pas de relations de subordination avec l’état-major serbe de Serbie, donc pas d’ordres ?

Général Jean Heinrich : Je n’irai pas aussi loin, mais nous n’avons jamais eu de preuve concrète de ce genre.

Le Président François Loncle : Mon Général, je vous remercie d’avoir répondu très directement à toutes nos questions. Souhaitez-vous de vous-même ajouter quelque chose qui vous tient à c_ur ? Je ne voudrais pas clore sans que vous puissiez vous exprimer sur la totalité de ce que vous souhaitiez dire.

Général Jean Heinrich : Non, Monsieur le Président. Je vous remercie. Je pense que les questions ont été assez vastes et qu’elles m’ont permis de répondre. Même s’il peut peut-être y avoir une certaine insatisfaction sur certaines réponses, je crois que j’ai essayé d’être le plus complet et le plus honnête possible.


Source : Assemblée nationale (France)