(jeudi 8 février 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Vous connaissez, Mon Général, les objectifs de la Mission d’information que j’ai l’honneur de présider et qui vise à connaître la vérité sur les événements de Srebrenica qui se sont déroulés en juillet 1995.

La plupart des auditions de cette Mission d’information, dont les co-rapporteurs sont François Léotard et François Lamy, se déroulent en présence de la presse mais il se trouve que le Ministre de la Défense nous a indiqué que, pour quatre responsables militaires (les généraux Morillon, Janvier, Cot et Gobilliard), il souhaitait que nous procédions à des auditions à huis clos.

Dans sa dernière lettre où il faisait allusion à ce souhait vous concernant et concernant le général Gobilliard qui sera entendu le 1er mars, le Ministre me dit : " Comme nous vous l’avions indiqué pour les généraux Janvier et Morillon, je souhaite que ces auditions aient lieu à huis clos, dans la mesure où tous les deux sont susceptibles d’être entendus prochainement par le TPI pour l’ex-Yougoslavie "

Je me conforme à la décision du ministère, non pas pour le plaisir d’obéir à l’exécutif, mais tout simplement parce que passer outre serait totalement contre-productif pour l’intérêt et les travaux de la Mission d’information.

Mon Général, permettez-moi de rappeler simplement à nos collègues que vous avez choisi d’être militaire après que votre père eut été fusillé par les Allemands en 1944, et que vous avez effectué une longue carrière dans l’armée française. Cela vous a conduit à commander la 1ère armée.

Vous avez été nommé à la tête de la FORPRONU. Et il se trouve qu’un différend avec le Secrétaire général des Nations unies portant sur le rôle respectif des civils et des militaires sur le terrain a conduit à votre rappel anticipé. Vous avez alors quitté l’armée sans renoncer pour autant à vous intéresser aux questions de défense comme à celles concernant l’ancienne Yougoslavie, comme en témoignent plusieurs livres dont nous disposons et qui relatent à la fois votre action et votre point de vue.

Général Jean Cot : Je suis bien entendu heureux de contribuer, pour ma modeste part, à votre recherche mais j’ai été relevé de mon commandement en mars 1994 et cela se situait, par conséquent, un peu plus d’un an avant la chute de Srebrenica. Je me garderai donc bien de donner quelque avis que ce soit sur le drame lui-même.

Je suppose que si vous m’avez convié, c’est parce que vous pensez que le contexte général, antérieur à cette malheureuse affaire, peut vous être utile.

Je me propose d’abord de vous dire brièvement les difficultés extrêmes que j’ai eues entre le 1er juillet 1993, date de ma prise de commandement, et le 15 mars 1994, à essayer d’assurer, non pas la défense des zones de sécurité, mais au moins une occupation minimum, pour ne pas dire symbolique, de ces zones de sécurité, en particulier celle de Srebrenica.

Je pourrai ensuite vous donner mon appréciation personnelle sur deux questions qui sont, à mon avis, au c_ur de cette affaire : le concept même de zone de sécurité d’une part, et l’emploi de l’arme aérienne en appui rapproché d’autre part, aspect assez technique qui me semble ne pas toujours avoir été mis suffisamment en exergue.

1 - Srebrenica

S’agissant de Srebrenica, j’y ai effectué ma première visite à l’automne 1993, c’est-à-dire quelques mois après ma prise de commandement parce que je n’avais pas pu le faire avant. J’y ai noté une collaboration absolument extraordinaire, pour ne pas dire émouvante, dans cette enclave, à une période très dure, entre les civils et les militaires internationaux, et une volonté de survie des Bosniaques tout à fait étonnante.

J’ai, en particulier, rencontré M. Naser Oric, qui était le chef militaire bosniaque de l’enclave, dont on dit que le passé avait pu être assez trouble avant la guerre. Mais j’ai découvert un homme d’un charisme extraordinaire, et je me pose rétrospectivement la question de savoir pourquoi cette clef de voûte de la défense de l’enclave en a été retirée, avec quelques-uns de ses collaborateurs immédiats, quelques mois avant juillet 1995, et pourquoi on le voit seulement réapparaître à Tuzla lorsqu’avec une petite équipe de miliciens mise sur pied à la va-vite, il va tendre la main aux survivants de la colonne de réfugiés (j’ai découvert cela dans le rapport du Secrétaire général des Nations unies). C’est assez troublant.

Je peux comprendre, en tant que militaire, qu’il manque sans doute quelque chose d’essentiel quand on enlève la clef de voûte dans une affaire aussi dure que celle de Srebrenica. Je me garderai bien de répondre à cette question mais je dois vous dire que j’ai trouvé cela extrêmement troublant.

De la même manière que je trouve assez troublant qu’on ne parle pas, dans tout ce dossier et dans ce que j’ai lu avant, du général britannique qui commandait la Bosnie-Herzégovine à l’époque. Il part en permission ; il est convoqué pour une réunion à Genève ; il y va mais il disparaît de la circulation et on le voit revenir vers le 13 juillet. Le commandement est assuré tout le reste du temps par un intérimaire. C’est assez troublant.

Je découvre dans cette première visite une présence de l’ONU symbolique puisqu’il s’agissait d’une compagnie canadienne de 200 hommes, complètement sur les genoux. J’ai passé quarante-huit heures avec eux en vivant exactement leur vie. 200 hommes (cela a perduré presque jusqu’à la fin) pour une enclave d’une dimension approximative de quinze kilomètres sur quinze. Cela veut dire qu’ils disposaient en moyenne d’un poste d’observation à peu près tous les dix kilomètres, ce qui n’avait évidemment strictement rien à voir, ni de près, ni de loin, avec ce qu’on peut appeler la défense d’une enclave.

Et comme cette compagnie devait être relevée depuis longtemps (on l’avait promis aux Canadiens), je me suis efforcé de trouver une solution avec le général Briquemont qui commandait en Bosnie-Herzégovine. Pour assurer le plus vite possible la relève de cette compagnie et, compte tenu du fait que nous n’attendions pas le bataillon hollandais avant le mois de janvier ou février parce qu’il se hâtait lentement, nous avions imaginé, la nécessité faisant loi, de demander au gros bataillon nordique, qui était installé à Tuzla depuis quelques mois, de fournir au minimum une grosse compagnie pour cette enclave. Je vous le dis parce que cela peut éclairer le fonctionnement général de l’ONU. Là s’est enclenchée une véritable saga puisque le général Briquemont a donné l’ordre au chef du bataillon nordique de Tuzla d’envoyer un gros détachement à Srebrenica.

Ce colonel (c’était un Danois ou un Suédois) a refusé. Je l’ai convoqué à Zagreb pour qu’il exprime devant moi son refus d’obéissance. J’ai vu un homme qui est tombé en larmes en me disant : je suis honteux en tant qu’officier mais mon Gouvernement m’interdit d’exécuter votre ordre.

S’est ensuivie une saga avec des documents que je pourrai remettre à la Mission d’information. J’ai reçu de New York, le 15 octobre, un message comminatoire me demandant de retirer cet ordre de relève par la compagnie nordique. Et cela se terminait par " j’espère qu’un incident de ce genre ne se reproduira jamais ", sous-entendu que vous n’aurez plus jamais une telle audace.

J’ai, bien entendu, réagi très fermement. Je vous lis simplement un paragraphe de ma réponse à New York ; je leur ai dit :

" Je ne peux accepter la dernière phrase de votre message. Il ne s’agit pas d’un incident, mais d’une question de principe fondamentale. Je réagirai exactement de la même manière pour tout refus d’obéissance, d’où qu’il vienne. Il ne peut y avoir deux sortes de contingents : ceux sur qui je peux compter pour aller sur le mont Igman (c’étaient les Français en particulier) ou dans la poche de Medak et ceux qui n’obéissent pas ".

Et j’ai conclu cela par une lettre au Secrétaire général, de ma blanche main, dans laquelle je disais :

" Cette fermeté a pu paraître excessive. J’espère et je crois qu’elle aura au moins le mérite de faire réfléchir les nations contributrices qui seraient tentées de pratiquer une ingérence aussi inacceptable que celle des pays nordiques dans l’exercice du Commandement militaire de l’ONU ".

Cela n’a évidemment pas contribué à améliorer mes relations avec le Secrétaire général, mais cela n’avait pas beaucoup d’importance.

Voilà ce que je peux dire sur Srebrenica.

M. Pierre Brana : Notre travail a quand même essentiellement pour but d’essayer de déterminer ce qui pourrait éviter le renouvellement d’une pareille tragédie.

Ce que vous venez de dire me préoccupe. Au fond, pratiquement tous nos interlocuteurs nous ont dit que chaque militaire se trouvait dans deux circuits : le circuit onusien et le circuit de sa nationalité, c’est-à-dire qu’il se trouvait un peu dans deux chaînes de commandement : la chaîne de commandement onusienne et éventuellement la chaîne de commandement de son propre pays.

Ce que vous venez de nous dire semble aller, également, dans ce sens, c’est-à-dire que les ordres onusiens que vous transmettiez n’étaient pas forcément suivis si le militaire estimait qu’il y avait contradiction entre l’ordre que vous pouviez donner et l’ordre qu’il pouvait avoir par son commandement national.

La question qui se pose d’une manière générale pour toutes les opérations du maintien de la paix est celle de savoir si ce système ne porte pas en lui le double commandement militaire avec tout ce que cela comporte. Ne faudrait-il pas, une fois pour toutes, dire très clairement, à partir du moment où un pays prête des militaires à l’ONU, que ces militaires n’ont plus de rapport avec la chaîne de commandement de leur pays ? Sinon on risque d’avoir des contradictions comme celle que vous venez d’évoquer. Ceci n’est-il pas gros de danger quand il y a justement une situation qui exige - ce n’est pas à un militaire que je vais l’apprendre - qu’il n’y ait qu’un seul commandement ?

Qu’auriez-vous fait vous-même, par exemple, Général, si vous vous étiez trouvé devant une directive onusienne et, en même temps, venant de l’Elysée, une directive contradictoire avec la directive onusienne ? Qu’auriez-vous fait ?

Général Jean Cot : C’est toujours facile de dire " j’aurais fait cela " ou " je ne l’aurais pas fait ". Je pense que la seule manière de régler ce type de problème, quand l’affaire en vaut la peine devant sa conscience, c’est de " foutre le camp " si on n’est pas d’accord. Je ne vois pas d’autre solution.

Il ne faut pas rêver, et là vous avez compris qu’avec le bataillon nordique je poussais le bouchon un peu loin pour obtenir quelque chose. Mais je n’ai jamais rêvé. Je sais bien que jamais le Gouvernement d’un contingent inclus dans une armée onusienne comme celle-là (il y avait déjà 44 000 hommes à cette époque) ne pourra se désintéresser des modalités d’engagement de ses soldats et de la manière dont ils peuvent se faire tuer. C’est clair.

Mais il y a façon et façon. Sans vouloir faire de cocorico, je dois dire que la façon française m’a toujours paru assez extraordinaire. M. Léotard pourrait en témoigner mieux que moi ou au moins autant que moi. Je dois dire ici que, dans ce qui a été mon commandement onusien, je n’ai jamais rencontré de difficulté concernant l’engagement des Français. Je n’ai jamais rien demandé qui m’ait été refusé, y compris certaines choses dont on pourrait encore aujourd’hui discuter la pertinence comme l’engagement de trois compagnies sur le mont Igman dont je me demande ce qu’elles étaient allées y faire, sinon répondre à des souhaits un peu confus du Représentant spécial de l’ONU de l’époque.

De la même manière, quand j’ai voulu engager des compagnies dans l’affaire de Medak en Croatie, dont vous vous souvenez peut-être, je suis allé chercher des compagnies françaises dans d’autres bataillons très éloignés. Je me disais parfois que l’amiral Lanxade allait me dire non ; il ne m’a jamais dit non.

En revanche, je dois dire - sans dénigrer les camarades - que d’autres contingents se comportent de façon rigoureusement différente. Quand les Français engagent un bataillon à Sarajevo, il y est au complet. Quand les Anglais en engagent un à Vitez ou dans la région, il y en a au moins autant qui sont à Split parce qu’ils sont en train en même temps de préparer Dunkerque. Et quand les Nordiques s’engagent à Srebrenica, il y en a au moins autant qui sont en base arrière à Tuzla. C’est comme cela.

Nous pourrions peut-être faire preuve de fermeté pour que de tels comportements se reproduisent moins à l’avenir, à l’ONU.

2 - Le concept de zone de sécurité

Concernant ma réflexion sur le concept des zones de sécurité à proprement parler, j’ai retrouvé, dans le rapport de M. Kofi Annan (au paragraphe 56), un certain nombre de citations qui me paraissent intéressantes. Par exemple, s’agissant de la résolution 819 qui crée la zone de sécurité de Srebrenica, on y dit qu’il n’y aura pas d’autre " ressource ", ni d’autre " mandat ", que cette recommandation au Secrétaire général concernant la création de la zone de Srebrenica. Il s’agit donc de " prendre les mesures immédiates en vue d’accroître la présence de la FORPRONU à Srebrenica et dans ses environs afin de surveiller la situation humanitaire dans la zone de sécurité ".

On peut quand même admettre, avec une mission de ce genre, qu’on ne puisse pas reprocher ultérieurement aux militaires de ne pas s’être fait tuer jusqu’au dernier dans un engagement sans espoir.

Je lis dans un autre paragraphe (58) :

" Le Secrétariat [c’est M. Kofi Annan qui dit cela de son ancien chef] a informé le commandant de la FORPRONU qu’à son avis, la résolution [en question] ..., elle ne créait pour la FORPRONU aucune obligation militaire de créer ou de prolonger cette zone de sécurité ".

Je lis encore (au paragraphe 95) : " Le Secrétaire général a alors informé la FORPRONU qu’aucun des auteurs de la résolution [dont la France par conséquent] ... ne semblait envisager une force capable de défendre efficacement ces zones. "

Et je terminerai mes citations par celle-ci (au paragraphe 95) : " La principale capacité de dissuasion de la FORPRONU, [dit M. Boutros-Ghali (c’est au moment de la résolution 819, le 16 avril 1993)], ne serait pas fonction de sa puissance militaire mais résulterait essentiellement de sa présence dans les zones de sécurité. Le Secrétariat a mentionné l’exemple positif de Srebrenica où, à son avis, l’efficacité de cette conception avait été démontrée. "

On voit bien l’espèce de perversité qu’il y avait de la part de l’ONU à New York à se plaindre - et non sans raison - du manque d’allant de l’engagement d’un certain nombre de pays, à Srebrenica en particulier, et sa conviction profonde, ressortissant à la philosophie onusienne elle-même, qu’il fallait surtout ne pas en faire trop. C’est quand même assez intéressant.

Mon avis sur ce concept de zone de sécurité, c’est qu’il y a une contradiction absolue entre ce qu’on croyait vouloir faire et les moyens qu’on mettait pour le faire. Je rappelle qu’avant même mon arrivée, on avait estimé à 34 000 hommes au total l’effectif supplémentaire de l’ONU qu’il fallait pour défendre les six zones de sécurité créées, dont 7 600 immédiatement disponibles. Lorsque je suis parti le 15 mars 1994, 3 000 seulement de ces 34 000 ou de ces 7 600, comme on voudra, étaient en place, dont d’ailleurs 1 000 Français qui ont été les premiers à arriver, à Sarajevo, une fois de plus.

Il est vrai d’ailleurs que la résolution 836, qui reprenait la 819 en l’étendant aux autres zones de sécurité, précisait dans son paragraphe 5 que les moyens ne permettraient que " d’occuper quelques points essentiels sur le terrain ".

Il n’y a pas en fait de rupture réelle avec la résolution 819. On n’a jamais eu l’envie de défendre véritablement ces zones de sécurité. On n’en a jamais donné formellement la mission.

Je me résume : il y a véritablement là une double perversité. Il y a d’abord celle du Conseil de sécurité qui fixe des objectifs impossibles à atteindre, sans l’avouer. Au paragraphe 82 du rapport de M. Kofi Annan, le représentant de la France indique que le projet de résolution était " réaliste et opérationnel ".

J’ajouterai ici que j’ai eu l’occasion de parler à ce représentant (il s’agissait de l’Ambassadeur de la France auprès de l’ONU) à l’occasion de mon voyage à New York le 11 novembre 1993. Au cours d’un entretien, d’ailleurs très affable, j’avais eu l’occasion de lui dire qu’il n’avait pas le droit - nous n’avions pas le droit - de donner de telles missions à une force militaire sans lui accorder les moyens correspondants.

Je me souviendrai toujours de sa réponse dans un style assez diplomatique : " Mais, Mon Cher Général, si on attendait que les moyens soient disponibles pour décider quelque chose, nous ne déciderions jamais rien ". Je lui ai dit que c’était très drôle mais que je ne partageais pas du tout cette conception, et cela s’est arrêté là parce qu’on avait chacun sa voie.

S’ajoutant à la perversité des Etats il y aussi la perversité du Secrétariat général des Nations unies. Tout en regrettant l’absence de moyens suffisants, le Secrétaire général et les gens qui l’entourent endossent sans aucun état d’âme l’idée perverse que la qualité de la dissuasion n’est pas fonction de la puissance effective. Cette idée répond parfaitement à la répulsion atavique de l’ONU, de la philosophie onusienne, vis-à-vis de l’emploi de la force.

3 - Emploi de l’arme aérienne

Je peux vous donner maintenant quelques réflexions sur l’emploi de l’arme aérienne qui me semble aussi être un des éléments forts dans ce drame.

Comme vous le savez, refusant de mettre un soldat au sol dans les Balkans là où il pourrait se faire tuer, les Etats-Unis ont toujours considéré l’arme aérienne comme le moyen privilégié de la survie de l’OTAN - je pèse mes mots - et même d’une surenchère permanente, concernant la Bosnie-Herzégovine.

Au sommet de l’OTAN de janvier 1994, on a présenté - les Etats-Unis les premiers - les frappes aériennes comme le remède miracle qui était censé régler le problème de l’emploi de la force en Bosnie-Herzégovine en général et pas seulement dans les zones de sécurité.

Je dois dire que, trop contents de trouver là, à mon avis, une échappatoire à l’ambiguïté de leur décision, les grands contributeurs de troupes européens ont enfourché le cheval de bataille des Américains, c’est-à-dire cette espèce de panacée que serait l’emploi de l’arme aérienne.

Je vais ici parler en technicien : je sais que l’appui aérien rapproché est aujourd’hui la mission la plus difficile pour les aviations modernes en raison, en particulier, des avions toujours plus rapides dont elles sont dotées. L’appui aérien rapproché implique une liaison extraordinairement compliquée entre les troupes appuyées et les avions en l’air et requiert, par voie de conséquence, un entraînement conjoint très poussé. Quand j’avais trente ans, j’ai suivi des stages d’appui aérien. J’ai refait cela un peu plus tard pour " garder la main " comme on dit.

C’est extrêmement complexe. C’est d’ailleurs pourquoi l’appui aérien rapproché n’a cessé de se réduire en importance dans la stratégie militaire globale des armées modernes. On considère qu’il est de moins en moins efficace ; il a cédé la place à l’emploi de l’aviation dans la profondeur, en particulier sur des objectifs fixes ou semi-fixes comme ce fut le cas sur le mont Igman en 1995 ou bien au Kosovo ultérieurement.

La démonstration a été faite a contrario à Gorazde, en avril 1994, et à Srebrenica en 1995, de l’extrême difficulté d’employer cette arme aérienne. C’est déjà difficile lorsqu’on l’emploie " à la vraie guerre " avec des fronts continus et des observateurs qui sont capables d’identifier et de désigner les objectifs à traiter par les avions. Alors quand il s’agit de situations avec des troupes au sol très diluées, " en pointillés ", comme à Srebrenica ou ailleurs, je ne sais pas faire. Je ne sais pas employer efficacement les avions modernes en appui aérien rapproché dans ces conditions.

Cela étant, on était discipliné. Je suis arrivé le 1er juillet 1993. L’appui aérien rapproché avait déjà été décidé depuis quelques mois. Mon prédécesseur (un Nordique) s’était cependant refusé absolument à mettre le doigt dans cet engrenage.

A partir de rien, nous avons monté un semblant de compétences, de capacités, en appui aérien rapproché, en mettant d’abord en place les équipes de guidage qu’il fallait. Ce n’était pas trop difficile dans les bataillons un peu " luxueux " comme ceux des Européens ; mais c’était pratiquement impossible dans les autres. Je me suis personnellement engagé, allant sur le terrain faire de grands exercices aériens, dans la poche de Bihac, dans la région de Visoko et ailleurs. On a fait ce qu’on pouvait faire ; mais je ne me faisais pas beaucoup d’illusions sur l’efficacité réelle de cette arme.

Il y a eu aussi la position du Secrétaire général et de son représentant spécial dans cette affaire avec, se superposant à la difficulté technique de cet appui, la volonté de Boutros-Ghali de garder par-devers lui la décision d’emploi du feu aérien.

C’est d’ailleurs une des raisons, mais pas la seule, qui m’a conduit au clash. J’ai essayé pendant six mois, au travers de très nombreux exercices, de lui montrer que sa décision était aberrante parce qu’il fallait au mieux quatre heures entre une demande au sol d’appui aérien, son accord et le retour. Comme vous le savez, cette exigence de ma part l’a conduit à demander mon rappel.

Mon départ n’a apparemment pas été totalement inutile puisqu’on a délégué cette autorisation d’emploi du feu aérien à Akashi, sur le terrain ; mais la délégation d’Akashi était une " délégation bidon " parce qu’on avait dit à Akashi : " Tu n’en feras rien, et il est bien évident que, lorsque tu voudras utiliser le feu aérien, tu nous consulteras ".

Je voudrais, pour éclairer mon propos, vous dire la dernière expérience que j’ai eue, la veille de mon départ, c’est-à-dire dans la nuit du 13 au 14 mars 1994. Le général de La Presle était avec moi. Il m’a trouvé sans doute excessif. Il y a eu une forte attaque de la ville de Bihac. Avec mon camarade Boorda qui était le commandant américain d’AFSOUTH, on a mis en l’air, en pleine nuit, 50 avions dans une configuration qui nous permettait de taper très fort sur les Serbes.

J’étais en liaison avec Mladic dans des termes très durs. J’ai donc demandé à un moment donné à Akashi d’employer ce feu aérien. Tout cela pourrait se retrouver très facilement.

Cela a duré quatre heures. Akashi était à l’hôtel d’à côté et moi à mon PC. Il a discuté pendant quatre heures en me demandant sans arrêt des éléments complémentaires. J’ai fini par lui dire que, s’il ne me donnait pas d’accord, je faisais le lendemain matin une conférence de presse pour dire sa pusillanimité.

Par l’intermédiaire de son adjoint, M. de Mello, il a bien voulu me donner cet accord au bout de cinq heures, mais le ciel s’était couvert pendant ce temps-là, si bien qu’on ne pouvait plus attaquer.

Cela montre bien que cette affaire d’emploi du feu aérien n’était pas du tout dans la philosophie de l’ONU elle-même.

Ma conclusion, Monsieur le Président, - je vais encore peser mes mots -, c’est qu’à côté des ambiguïtés, des inconséquences, voire des lâchetés des grands Etats engagés, le système onusien tout entier porte une part des échecs et des drames par son refus atavique de l’emploi de la force, quelle qu’elle soit d’ailleurs, et non pas seulement de la force aérienne.

Je rappellerai, là encore, quelques paragraphes trouvés dans le rapport de M. Kofi Annan, à propos de la force aérienne : " Mon prédécesseur, ses conseillers principaux dont lui-même, son représentant spécial, étaient tous profondément hostiles au recours à la force aérienne contre les Serbes ".

Il dit un peu plus loin : " Nous avons eu tort de dire publiquement que l’emploi de la force aérienne contre les Serbes ne serait envisagé qu’en dernier recours ".

Et je cite aussi : " Le commandant de la FORPRONU en Bosnie-Herzégovine a donné le feu vert aux attaques aériennes le 28 août 1995 sans avoir consulté ses supérieurs aux Nations unies, ni aucun pays fournisseur des contingents ". Quelle horreur ! Il se trouve qu’il était le chef en Bosnie-Herzégovine à ce moment-là, et c’était effectivement horrible d’avoir pris cette décision sans demander un accord, qui ne lui aurait pas été donné !

S’agissant de l’emploi de la force terrestre de l’ONU, je cite aussi : " Le représentant spécial était opposé à l’emploi du nom même de Force de réaction rapide [que nous avions constituée avec les Britanniques pour Sarajevo] qui était, à son avis, trop provocateur ". La " réaction rapide ", était un terme trop provocateur pour le Secrétaire général !

Je lis encore - et je voudrais insister sur cette citation : " Le Secrétaire général [dit Kofi Annan de son ancien patron] s’est prononcé contre "la culture de mort" [entre guillemets] faisant valoir qu’il ne fallait poursuivre la paix que par des moyens non militaires et qu’il ne fallait pas utiliser la Force de réaction rapide trop vigoureusement pour exécuter notre mandat ".

Je trouve cela littéralement affligeant !

Vient pour finir, dans ce rapport, le repentir que je salue mais qui me paraît bien tardif. Je lis encore : " Nous nous efforcions de maintenir la paix et d’appliquer les règles régissant le maintien de la paix alors qu’il n’y avait aucune paix à maintenir ".

Ce sera peut-être mon dernier mot. Outre que c’est un peu tard, encore une fois, le problème est, à mon avis, que rien n’est changé, ou à peu près, de cette philosophie ou de cet état d’esprit ; que le même atavisme, malgré quelques accommodements de détail, perdure à New York, que tous les efforts qui avaient été entrepris pour rendre le Département des opérations de la paix un peu plus efficace ont complètement échoué ; que " le soufflé " est complètement retombé. Je ne vois aucune amélioration d’aucune sorte concernant le problème de l’emploi de la force légitime par l’ONU.

M. François Léotard, Rapporteur : Merci, Mon Général, pour la force de votre exposé et la conviction que vous avez exprimée.

Je voudrais d’abord vous poser un problème de forme : accepteriez-vous de nous donner la lettre que vous avez adressée au Secrétaire général de l’ONU dont vous avez fait mention tout à l’heure ?

Général Jean Cot : Oui, à condition qu’on me rende l’original parce que cela fait partie de mes souvenirs de soldat.

M. François Léotard, Rapporteur : Et, si vous le permettez, les documents qui vous sembleraient utiles pour le travail de la Mission d’information, y compris, si vous l’acceptiez, les notes manuscrites que vous avez prises. Cela nous aiderait. Comme il s’agit de réflexions personnelles, notamment sur le concept de zone de sécurité, cela nous serait très utile.

A ce niveau de travail de la Mission d’information, il y a relativement peu de contradiction entre les officiers généraux que nous avons rencontrés et beaucoup de convergence, ce qui est une bonne chose, tout au moins pour les armées françaises.

Je vois quelque chose qui peut apparaître comme une divergence d’attitude entre deux officiers généraux. Lorsque vous êtes arrivé sur le terrain, c’était juste après la démarche un peu solennelle et un peu médiatique du général Morillon vers Srebrenica. Avez-vous eu un jugement, non pas sur l’homme qui est un homme tout à fait respectable, et il ne s’agit pas de cela, mais sur cette démarche et sur le fait que vous l’auriez peut-être faite vous-même ? Le fait d’aller à Srebrenica pour dire " nous resterons, nous allons montrer que l’ONU... ", vous aviez certainement envie de le faire comme tous les soldats sur le terrain parce que c’était une des missions qui leur étaient confiées...

Première question : jugez-vous cela - non pas sur l’_uvre humaine, bien entendu - comme ayant provoqué des espérances dont on savait à l’avance qu’elles étaient déçues ?

Deuxième remarque : vous avez dit que vous aviez rencontré plusieurs fois M. Naser Oric.

Général Jean Cot : Une fois.

M. François Léotard, Rapporteur : C’est ensuite un personnage très important dans la crise (crise que vous n’avez pas vécue directement). Selon les décisions qui ont été prises autour de Srebrenica, le départ de Naser Oric, selon vous, est-il une obéissance à un ordre venu de M. Izetbegovic et du commandement à Sarajevo ? C’est probable puisqu’il n’était pas simplement un chef de bande. Il avait aussi des responsabilités militaires dans l’organisation des armées bosniaques. A la différence peut-être d’autres chefs de bande, de petits chefs de guerre qu’il y avait sur le terrain, est-ce la traduction d’une volonté politique du Gouvernement de Sarajevo de concéder l’enclave aux Serbes ou de reconnaître qu’elle n’était pas défendable ?

Dernière question, l’amiral Lanxade a dit devant nous quelque chose sur lequel j’aimerais avoir votre sentiment : au fond, au dernier moment, c’est-à-dire en juillet 1995, Srebrenica n’était pas défendable mais un an avant oui. On voit bien ce que cela signifie. Cela veut dire : on aurait probablement pu défendre l’enclave si on y avait mis les moyens.

J’imagine que vous avez, dans les correspondances avec l’ONU (avec M. Akashi, avec le Secrétaire général), exprimé ce souhait en disant : " Si vous voulez vraiment protéger ces zones de sécurité [ce sont les 34 000 hommes dont vous parliez], donnez-moi les moyens de le faire. Si vous ne le faites pas, nous perdrons non seulement les soldats mais les populations. "

Général Jean Cot : Premier point, je ne sais pas si j’aurais rejoint Londres le 18 juin !

Je peux comprendre, sans porter aucun jugement, la réaction émotionnelle de Morillon qui a peut-être pu se dire, à tort, parce que la suite l’a montré, que les conditions, quand il faisait cela, pouvaient encore changer. Il pouvait considérer que l’ONU pouvait changer mais il ne savait pas encore, le malheureux, qu’elle ne peut pas changer.

Je ne peux pas en dire beaucoup plus. Y serais-je allé ou pas ? Oui, je suis allé dans d’autres endroits. Il y a des moments où il faut le faire. Mais ce n’est pas le rôle normal de celui qui commande, à un niveau élevé de se placer en éclaireur de pointe chaque fois que des coups de feu pètent quelque part. Il faut cependant y aller de temps en temps. Il se trouve que l’armée onusienne n’est pas une armée tout à fait comme les autres et qu’il faut plus souvent " prendre le pont d’Arcole ".

Deuxième point : sur Naser Oric : je ne sais pas.

M. François Léotard, Rapporteur : Il avait bien des responsabilités militaires ! Il était inscrit dans une chaîne militaire !

Général Jean Cot : C’était le chef militaire qui dépendait du commandement militaire, c’est-à-dire du général Delic à Sarajevo, que je connais bien. Il m’est arrivé de parler de cela avec Delic.

Non, ce n’était pas du tout un chef de bande. Ce n’était pas forcément le " militaire-gabarit ", mais ce n’était pas du tout un chef de bande. Son départ en 1995 est donc très troublant... Je peux vous donner mon intime conviction, qui n’a pas d’autre valeur que cela : on a éloigné cet homme qui, tel que je l’entrevois, n’aurait sans doute pas accepté la chute de Srebrenica, telle qu’elle s’est produite.

M. François Léotard, Rapporteur : Ma dernière question portait sur la déclaration de l’amiral Lanxade disant qu’on pouvait sauver la poche un an avant.

Général Jean Cot : Je ne connais pas les déclarations exactes de l’amiral Lanxade. Mais l’amiral Lanxade est un homme de la mer. C’est assez loin de ses compétences professionnelles.

Je ne vois pas moi-même de différence entre 1994 et 1995. Les militaires savent quand même deux ou trois " trucs ". On sait combien il faut d’hommes pour défendre une zone de quinze kilomètres sur quinze contre un adversaire donné. Et on sait aussi depuis longtemps - c’est ce qui est encore le plus important - que ce n’est pas avec des gens qui ont des Casques bleus sur la tête et des véhicules peints en blanc qu’on fait la guerre. On a justement choisi ces couleurs, pour les casques et les voitures, pour qu’ils se voient de loin et qu’il n’y ait pas de confusion vis-à-vis des belligérants. Prétendre défendre Srebrenica avec des casques en bleu et des véhicules en blanc est déjà, en soi, une aberration totale.

Si on voulait défendre ces zones de sécurité il fallait véritablement y mettre le prix. Il fallait une bonne brigade à Srebrenica, en kaki. Il aurait alors été inconcevable, impossible, que cette brigade, même fortement pressée, ne se batte pas jusqu’au bout. Il fallait une brigade, avec des canons, des casques en kaki, des filets de camouflage.

M. François Lamy, Rapporteur : Je voudrais revenir, non pas sur la double chaîne de commandement, mais sur les relations que peut avoir un général français commandant à la fois les forces de l’ONU et les autorités militaires de son pays. Comment cela se passait-il concrètement ? Comment cela s’est-il passé lorsque vous avez pris votre commandement et que vous avez rencontré le Président de la République ? Vous donne-t-on des instructions ?

En terme de compréhension technique, comment se passent les relations dans ces cas-là ? Reçoit-on des instructions ? Lorsqu’un officier général français a le commandement d’une opération franco-française, il reçoit de temps en temps des instructions personnelles du Président de la République. Est-ce le cas ou pas ?

Général Jean Cot : Vous me gênez un peu, Monsieur le Député.

M. François Lamy, Rapporteur : C’est pour cela que je vous pose la question.

Général Jean Cot : J’ai été désigné de façon assez inattendue. Je devais partir dans les huit jours. On m’a dit qu’il était souhaitable de faire un tour de piste de personnalités dont on m’a donné la liste, avec un cicerone. Je suis donc allé voir M. Léotard, alors Ministre de la Défense - peut-être ne s’en souvient-il plus parce qu’il avait d’autres responsabilités - à qui j’ai dit à la fin de l’entretien : " J’aimerais bien, Monsieur le Ministre, que vous me disiez, parce que je ne l’ai pas bien comprise, quelle est exactement la politique de la France dans l’ex-Yougoslavie ", et je me souviens très bien que M. Léotard m’a répondu dans un sourire : " Ce n’est pas tellement mon boulot, mais je suis sûr que Juppé va vous le dire ".

Je suis allé chez M. Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères, mais je ne l’ai pas vu, parce qu’il était très occupé. J’ai donc vu un deuxième ou troisième couteau qui m’a embarqué dans des trucs auxquels je ne comprenais pas grand-chose. Je n’ai vu personne à Matignon. J’ai été reçu par François Mitterrand, une bonne demi-heure, en tête-à-tête. Il ne m’a pas non plus brossé un tableau géopolitique complet de ce qu’il fallait faire et ne pas faire. Ses derniers mots ont été : " Si j’ai un conseil à vous donner, retirez-vous dans votre chambre jusqu’à votre départ, ce sera sans doute le plus utile ".

C’est ce que j’ai fait. Je suis parti avec ce maigre viatique. Ma réponse est : je ne sais toujours pas ce que j’allais faire là-bas.

Le Président François Loncle : C’est vraiment tout ce qu’il vous a dit ?

Général Jean Cot : Non, il m’a dit d’autres choses.

Le Président François Loncle : On aimerait le savoir.

Général Jean Cot : Il a brossé un peu le tableau du théâtre tel qu’il le voyait. Je n’ai pas eu l’impression qu’il me brossait un tableau pro-Serbe de la situation. J’ai plutôt le sentiment qu’il voulait me montrer que, dans le fil de sa vocation, la France devait s’engager en tant que telle dans ce jardin de l’Europe qu’étaient les Balkans, que c’était pour cela qu’il fallait qu’on prenne des risques ; que je pourrais sans doute, en effet, me poser des questions auxquelles on essaierait de répondre au fur et à mesure.

Autrement dit, cela n’avait pas la forme d’une directive carrée et nette, que je n’ai d’ailleurs jamais eue.

M. François Lamy, Rapporteur : Justement, comment cela se passe après ? Vous n’avez pas de directive mais, du coup, comment se font les propres directives des officiers qui sont sous votre commandement ? Parce que vous êtes vous-même bien obligé de brosser un tableau de la situation et de ce qu’il faut faire. Comment cela se passe tout à fait concrètement ?

Général Jean Cot : Si on veut être à peu près honnête dans un job de ce genre, il faut se dire qu’on est devenu, nolens volens, un général qu’on peut qualifier d’" apatride " et qu’il faut servir l’ONU, sans oublier qu’on est quand même, d’un certain côté, encore en bleu-blanc-rouge, spécialement pour la manière d’engager les soldats français.

Pour le reste, j’étais un militaire et ma position très ferme a toujours été de rester un militaire en Bosnie-Herzégovine, de laisser les politiques, en particulier le Représentant spécial du Secrétaire général, dans leur rôle politique.

Par conséquent, j’ai passé mon temps à dire à Boutros-Ghali ou à ses deux représentants spéciaux successifs que j’ai " subis " : " Dites-moi ce que vous attendez de moi ; traduisez en termes militaires la volonté politique qui apparaît - si vous la trouvez - au travers des résolutions sous la forme de directives qui me permettront d’appuyer votre action au mieux. "

Je ne dépendais pas du Gouvernement français, je dépendais de Boutros-Ghali et de son Représentant spécial. Ils se sont toujours refusés à m’écrire quelque directive que ce soit qui aurait pu me permettre de mieux les servir - c’est ainsi. Je dirais même que les seules directives que j’ai reçues, et qui ont été renouvelées à chaque fois que je conduisais des actions qui ne leur convenaient pas, c’était : " Mon Général, pour ne pas prendre le risque de mettre du sable dans les engrenages déjà difficiles des négociations diplomatiques, je vous demande de ne pas déplacer une section sans demander mon feu vert " - c’étaient leurs termes -, ce que je m’empressais de refuser absolument.

M. François Léotard, Rapporteur : Pour confirmer ce que dit le général Cot aujourd’hui, j’apporterai lors d’une prochaine réunion la première lettre d’instructions écrite qui a été donnée à un général français, le général de La Presle, votre successeur, venant du Ministre de la Défense. C’est la première fois que le Gouvernement français a pris la décision d’écrire ses instructions.

Général Jean Cot : Je ne veux pas dire que je n’avais aucune instruction, mais ce n’était pas aussi formel que celles qu’a reçues le général de La Presle après moi. De toute façon, les instructions qui venaient du Gouvernement français portaient essentiellement sur l’emploi de nos soldats - ce qui me paraissait très logique - parce que, si j’étais général onusien, j’étais aussi responsable de l’emploi opérationnel des quelque 8 000 ou 9 000 soldats que nous avions là-bas. Cela faisait l’objet, en revanche, d’une " Instruction personnelle et secrète " de l’amiral Lanxade. Ces directives ne couvraient pas l’ensemble du problème des Balkans.

M. François Lamy, Rapporteur : Une question sur l’attitude des Bosniaques vis-à-vis des zones de sécurité. Vous aviez le contact à la fois avec les dirigeants militaires et les dirigeants civils. Quelle est votre appréciation ? C’est une des questions qui se posent par rapport à Srebrenica. Y avait-il volonté de se servir de ces zones à la fois pour lancer des actions contre les Serbes et pour fabriquer des martyrs du côté bosniaque ?

Général Jean Cot : On peut dire qu’elle était double : l’une légitime et l’autre un tantinet perverse. Concernant la légitime, le représentant de la Bosnie-Herzégovine disait déjà au moment de l’adoption de la résolution 836 : " Vous êtes en train de faire un truc "bidon". Vous avez fait cela mais qu’est-ce que cela veut dire ? Puisque vous n’y mettez pas les moyens qu’il faut pour défendre les zones de sécurité ".

Ayant pris en compte cette situation, ils s’en sont bien entendu servi et c’est là la perversité, tout le monde peut donner de nombreux exemples de l’utilisation de ces zones de sécurité pour faire de la provocation.

Nous Français avons eu un certain nombre de soldats tués délibérément dans le cadre d’opérations de provocation. Nous avons eu des soldats tués par les Bosniaques qui voulaient faire croire que c’était par les Serbes. Quand M. Léotard, alors Ministre de la Défense, s’est rendu à Bihac, il me semble bien que c’était un cas de ce genre, mais je pourrais en citer trois ou quatre autres : des tirs effectués par les Bosniaques s’alignant entre un poste français et un poste serbe. On tirait sur les Français pour faire croire que c’étaient les Serbes.

Toute leur stratégie était justement d’utiliser au mieux le peu qu’on leur avait offert, avec ces zones de sécurité, pour en tirer le maximum ; c’est-à-dire essayer de nous entraîner toujours davantage à la riposte, serait-ce au prix de pertes.

Des soldats de l’ONU qui ont vécu à Sarajevo, comme Gobilliard, mais peut-être encore davantage avant lui, peuvent dire que Sarajevo n’a été qu’une suite d’agissements étonnants. Dans cette ville que la communauté internationale faisait vivre, quand cela allait trop bien pour l’approvisionnement en eau, en électricité, en gaz, les Bosniaques coupaient les tuyaux et coupaient les fils parce qu’il ne fallait justement pas que cela aille trop bien. Si cela allait trop bien, on ne parlait plus de Sarajevo et si on ne parlait plus de Sarajevo ce n’était pas bon pour eux.

Ce n’est pas du tout un procès que je leur fais parce que tout est bon lorsqu’on est acculé, le dos au mur. Je suis scandalisé qu’ils aient tué un certain nombre de nos soldats mais, de manière globale, ils faisaient avec ce qu’ils avaient.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous nous disiez tout à l’heure que vous ne saviez pas si vous auriez été à Londres le 18 juin...

Général Jean Cot : J’y serais quand même allé !

M. François Lamy, Rapporteur : J’ai l’impression.

En revanche, si vous aviez été à la place du général Janvier, qu’auriez-vous pu faire au moment de Srebrenica ? Je sais que ce n’est pas évident et pas facile de répondre, mais c’est quand même une des questions clés quant à l’appréciation des événements.

Je vais donner un cadre plus général à ma question. On a quand même l’impression que, faute d’instructions politiques très précises, les généraux français se sont trouvés à la fois là-bas à diriger leurs troupes et à essayer de fournir des réponses militaires par rapport à des missions imprécises, mais aussi à faire un peu de politique, à avoir des contacts.

La question qu’on peut actuellement se poser par rapport aux événements de Srebrenica porte sur l’attitude et l’appréciation. C’est-à-dire le général Janvier avait-il une bonne ou une mauvaise appréciation de la situation, de l’attitude des Serbes, de leur volonté...?

C’est une question que nous devons nous poser.

Général Jean Cot : J’y répondrai lorsque j’aurai lu le rapport de la Mission d’information. Je pourrai peut-être vous dire à ce moment-là ce que j’aurais fait. Si j’y lis qu’il était entendu, de la part des grandes puissances, dont la France, que l’existence même de ces enclaves ne correspondait pas à la carte qu’on voulait fabriquer à Dayton et qu’il fallait, par conséquent, s’en débarrasser le plus vite possible. Si j’y lis que les directives données allaient dans ce sens... La réponse à cette question n’est pas encore donnée. Peut-être apparaîtra-t-elle dans votre rapport ?

Vous me demandez quelle était l’attitude du général Janvier et quelle était son appréciation de la situation. Ce n’est pas cela la vraie question. La vraie question est celle de savoir ce que les grandes puissances, dont la France, voulaient faire avec ces enclaves au moment où on allait fabriquer " au bistouri " la carte de Dayton. Tant qu’on ne répondra pas à cette question - et je crois qu’on n’y répondra pas demain matin -, on ne répondra à rien.

M. François Lamy, Rapporteur : Dernière question sur l’avenir, notamment sur le rôle de l’ONU par rapport aux forces militaires : on a quand même amélioré la situation au Kosovo puisque c’est, en fait, l’OTAN qui dirige et qui met en _uvre la force militaire sur place, au reste avec d’autres difficultés. Du coup, on se trouve dans la situation inverse, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de subordination politique des militaires vis-à-vis des autorités de l’ONU. M. Kouchner n’avait pas de forces militaires à sa disposition et c’est toujours le cas pour son remplaçant. Estimez-vous là encore pour avoir été plusieurs fois là-bas que c’est une meilleure solution ?

J’ai toujours été très dubitatif devant le fait qu’on laisse des généraux français à la fois préparer la guerre ou, en tout cas, mener des actions militaires de maintien ou de rétablissement de la paix, et faire de la politique en même temps. A Mitrovica, ils sont en contact régulier avec la partie serbe, avec la partie albanaise, et ainsi de suite, sans avoir non plus de directives politiques claires autres que les directives militaires venant de l’état-major des armées.

Cela vous semble-t-il être un bon système ou ne faudrait-il pas qu’on arrive à trouver auprès des généraux français, au moins dans la chaîne de commandement française - sans parler de commissaires politiques ou de représentants directs -, une autorité politique venant du Quai d’Orsay, venant de Matignon et venant de l’Elysée, qui puisse en tout cas aider ou ne pas faire faire aux généraux français un métier pour lequel ils n’ont pas été formés ?

Général Jean Cot : Sur la première partie de votre question, il semble bien que M. Kouchner, aussi bien que les militaires de l’OTAN au Kosovo, s’en soient accommodés. Cette dualité, pour ne pas dire cette duplication, ces deux pouvoirs relativement indépendants, posent problème. C’est, à ce moment-là, une affaire d’hommes. Il faut faire avec. Cela ne semble pas avoir été trop mal, encore que j’aie quand même quelques sources d’information sur le Kosovo qui me font penser que ce n’est pas l’idéal.

On peut considérer, pour une opération internationale, qu’il vaudrait mieux l’unité de commandement civilo-militaire absolue assurée par l’ONU, mais encore faudrait-il que l’ONU ait une dimension militaire et, comme elle ne veut pas en avoir, on se mord la queue.

S’agissant maintenant de la mise en place de représentants diplomatiques ou politiques auprès des généraux, cela me paraît quand même difficile. En raison de notre position hétérodoxe au sein de l’OTAN depuis 1966, on agace déjà sérieusement nos alliés. Je ne pense pas que mettre en plus, de façon trop visible, un diplomate à côté d’un général servant dans l’OTAN marcherait. Cela peut se faire de façon discrète, et cela se fait bien évidemment, mais je ne pense pas qu’il faille l’institutionnaliser.

J’avais demandé, en partant en Yougoslavie, qu’on me donne un diplomate français, très bon connaisseur des Balkans (j’ai proposé un nom aux Affaires étrangères) car cela m’aurait très fortement aidé. On m’a convaincu assez vite que ce n’était pas une bonne idée parce que c’était la première fois qu’on mettait un général français commandant l’ensemble d’une force de l’ONU et que c’était déjà " dur à avaler " par quelques-uns. C’est d’ailleurs pourquoi on l’a immédiatement coiffé par un représentant civil, ce qui n’était pas le cas, avant, du Suédois Lars-Erik Wahlgren qui me précédait. Si un général français débarque, en plus avec un diplomate de bon calibre, on dira immédiatement que les Français deviennent encore plus insupportables qu’ils ne l’ont jamais été. Même si cette présence pourrait sans doute être utile, je ne pense pas qu’on puisse le faire.

M. François Lamy, Rapporteur : Ma question était double. Vous avez répondu sur la façon dont l’ONU pourrait recevoir ce type de nomination, mais comment les généraux français la recevraient-ils ?

Je vous pose la question très concrètement parce que j’ai suivi trois généraux au Kosovo et j’ai vu trois politiques différentes, liées à la nature des hommes et au caractère évolutif de la situation. Ma question est celle de savoir s’il n’y a pas besoin d’une certaine unicité politique au niveau franco-français.

Général Jean Cot : J’ose croire que les généraux successifs que vous évoquez ont quand même reçu " la bonne parole " avant de partir, et en cours de route, sans qu’il soit véritablement besoin de les " flanquer " d’un conseiller politique. J’ai du mal à répondre parce que je ne connais pas la question du Kosovo aussi bien que vous.

Il se trouve aussi - et c’est tant mieux - que le militaire en tant que tel est de plus en plus formé à la chose politique et diplomatique, mais ce n’est pas d’hier : capitaine en Algérie, j’ai fait pendant cinq ans de la " petite politique " locale qui dépassait très largement mon job de pur soldat.

La liaison entre les Affaires étrangères et la Défense est sans aucun doute à améliorer.

Pour remonter un peu plus en amont dans ce que vous disiez, Monsieur le Rapporteur, il me semble, en effet, que le détachement de diplomates dans des unités militaires, par exemple au titre de la mise à disposition, aurait été une bonne chose. Cela se fait peut-être déjà mais je ne l’ai pas connu.

M. Pierre Brana : J’aurai trois questions à vous poser mais je voudrais tout d’abord éclaircir le point que vous venez d’aborder. Si j’ai bien compris, vous auriez préféré un seul commandement civilo-militaire au lieu d’avoir un représentant spécial du Secrétaire général, un commandement à Zagreb et un commandement à Sarajevo.

Général Jean Cot : Si tout était à refaire - ce qui n’est jamais le cas -, je n’accepterais pas, aujourd’hui, cette mission, compte tenu de la situation où je me suis trouvé, c’est-à-dire sous les ordres d’un représentant spécial totalement absent parce qu’il était à Genève, et ensuite sous les ordres de M. Akashi, dans une structure où je n’étais que l’un de ses quatre ou cinq subordonnés majeurs, alors que 97 % des effectifs sur le terrain étaient militaires. Je n’accepterais plus aujourd’hui de partir autrement qu’en étant le représentant spécial du Secrétaire général, ce qu’étaient mes prédécesseurs militaires.

Je ne me suis pas battu là-dessus parce que j’étais un peu cueilli à froid mais j’ai eu tort. Je regrette que le Gouvernement se soit accommodé de voir son représentant militaire brutalement coiffé par un représentant spécial civil venant de New York alors que ce n’était pas le cas auparavant. Mais c’est le passé.

M. Pierre Brana : C’est important pour nos conclusions.

Général Jean Cot : La suite de ma réponse est la suivante : si je suis le représentant spécial, je deviens un politique comme le fut, toutes proportions gardées, le général MacArthur au Japon ou en Corée. C’est à ce moment-là autre chose et j’ai sous mes ordres un militaire qui est un militaire et qui fait son boulot de militaire. Mais ce n’était pas la configuration où j’étais et c’est très regrettable.

Il me semble qu’il y a deux cas de figure dans la conduite des opérations sur le terrain, pour la communauté internationale : ou bien la paix est revenue, un accord est déjà sur les rails, et il est clair que c’est un politique qui doit conforter la paix et un militaire qui doit le servir pour les questions de sécurité, ou bien on est en pleine guerre, la guerre fait rage, et la question n’est pas d’enfiler les conférences les unes derrière les autres pour essayer de trouver des accords, impossibles en pleine guerre, chaque partie s’en servant pour en tirer le maximum. La question est d’arrêter la guerre d’abord et de discuter ensuite. Dans ces conditions, c’est un militaire qu’il faut envoyer comme patron et non pas un civil.

Mon raisonnement est extrêmement brutal mais je suppose que vous n’attendez pas autre chose de moi.

Tout le drame de la Bosnie, si j’avais à le condenser, serait celui-là, c’est-à-dire qu’on a voulu faire de la diplomatie en pleine guerre alors que personne ne voulait en entendre parler sur le terrain, chez les parties prenantes. On ne cessait de voir une recrudescence des combats à chaque fois que les diplomates sortaient du chapeau un nouvel accord, chacun voulant arracher par les armes ce que l’accord potentiel voulait lui donner ou ne voulait pas lui donner. C’est aberrant.

M. Pierre Brana : Etiez-vous satisfait des informations qui vous parvenaient de la Direction du renseignement militaire et y avait-il aussi, dans la chaîne de l’ONU, des informations, des renseignements militaires ?

Général Jean Cot : Par définition, et par construction - le Secrétaire général y tenait beaucoup et le nouveau y tient autant -, il ne peut pas y avoir de fonction de renseignement dans l’ONU, puisque l’ONU est, par définition, une maison de verre.

Je parle là à huis clos pour la raison que je fus un officier onusien. C’est totalement aberrant parce que si des gens peuvent vraiment parler sans retenue, ce sont bien les généraux de l’ONU, parce qu’ils n’ont rien à cacher, par définition.

Je n’avais pas de moyens de renseignements et je n’avais aucune structure officielle de renseignements dans les structures militaires de l’ONU en Yougoslavie.

Mais comme j’avais assez vite compris qu’il en fallait une, alors je me suis constitué un mini-bureau de renseignements à l’intérieur de mon état-major, dans lequel il n’y avait, comme par hasard, que des gens qui pouvaient y être utiles, ce qui veut dire des Britanniques, des Français et quelques autres. J’étais alimenté par ces gens-là et par des sources de renseignements diverses : les sources humaines, les sources électromagnétiques, les sources de tout ce que vous pouvez imaginer...

Et je n’ai qu’à me féliciter de ma relation avec la Direction du renseignement militaire de l’époque qui me disait, non pas nécessairement tout ce que je souhaitais savoir, mais tout ce qu’ils pouvaient eux-mêmes savoir avec les moyens de recueil du renseignement qu’ils avaient.

Il en allait de même avec les Britanniques. Les Britanniques étaient sans doute par atavisme beaucoup plus pointus que nous dans ce domaine puisque les Britanniques n’ont jamais hésité à placer des sous-officiers déguisés en civil pour conduire des camions humanitaires dans toute la Bosnie.

Les Britanniques avaient prévu en particulier de fournir à l’ONU une compagnie d’ambulances et de distribution de médicaments, compagnie d’ambulances qui était chargée en principe de ramasser des blessés. Et on me rendait compte de partout qu’à chaque fois qu’on demandait des ambulances britanniques, elles n’arrivaient jamais. On a découvert que les ambulances étaient une compagnie de renseignements bourrée de trucs divers mais pas de brancards !

Pour me résumer, il y a eu un manque de renseignements dans les opérations de l’ONU parce que l’ONU croyait n’en avoir pas besoin. L’ONU, pendant toute la guerre froide, a bricolé dans les interstices qu’on voulait bien lui laisser, c’est-à-dire avec des cessez-le-feu déjà signés. Dans les situations de guerre dans laquelle elle se trouve maintenant, il lui faut un véritable outil de renseignements. Mais on tombe à ce moment-là sur un autre problème : comment les différentes nations, qui ont une certaine capacité, accepteront de donner quelque chose ? Elles ne donneront quelque chose que contre quelque chose.

M. François Lamy, Rapporteur : Un petit détail : vous dites que vous aviez des sources de renseignements (DRM, renseignement venant des Anglais...), recevait-on des choses venant des Américains ?

Général Jean Cot : A ma connaissance, pas tellement des Américains, en tout cas pas des sources à terre. Le grand truc des Américains - et cela continue -, c’est de faire tourner leur énorme machine pour le ciblage, c’est-à-dire qu’ils étaient capables de me dire qu’il y avait 3 227 cibles potentielles pour les avions dans l’ensemble de la Bosnie-Herzégovine, classées en 12 catégories, tout cela dans des briefings où 200 types étaient rassemblés. Mais les Américains ne sont pas bons malgré leur taille.

Dans ce genre de crise, le problème n’est pas un problème de renseignement militaire. Il vaut mieux savoir ce qu’il y a dans le crâne de Naser Oric ou du Président Izetbegovic que de savoir où sont les armes " anti-je-ne-sais-quoi ".

Les Américains, de mon souvenir, ne nous ont pas apporté grand-chose sur des renseignements qui nous intéressaient. Par contre, ils nous ont cassé les pieds avec les ciblages.

M. Pierre Brana : Vous avez très bien expliqué les difficultés de l’appui aérien tactique mais que pensez-vous d’opérations de frappe éventuelles sur les colonnes par exemple de blindés serbes ? Cette intervention aérienne sous forme de force de frappe ne pouvait-elle pas être utilisée notamment par rapport à Srebrenica et par rapport à d’autres cas ?

Général Jean Cot : Srebrenica tombe vraiment dans le cadre des réflexions que je faisais tout à l’heure. Je vois mal comment des avions pouvaient aller chercher les trois ou quatre chars (il n’y avait pas beaucoup de chars serbes) qui grenouillaient dans le coin. Sauf les avions qu’on appelle les A 10, qu’on a aussi appelés les tueurs de chars. Ceux-là peuvent le faire (je connais assez bien ces avions), mais ils peuvent le faire à condition qu’ils travaillent comme ils l’auraient fait dans la " grande guerre " contre les Russes, en se faisant " dézinguer " si nécessaire, c’est-à-dire en allant " au ras des pâquerettes ". Or, même les A 10 américains n’ont jamais travaillé sur des normes qui sont celles de ce type d’avions, en Bosnie-Herzégovine.

Concernant les frappes sur des colonnes de chars, oui, je pense qu’on doit pouvoir obtenir un bon résultat sur des colonnes de chars compte tenu des moyens d’acquisition du renseignement, des Américains en particulier mais d’autres aussi. Du moins je le croyais, parce que c’est ce qu’on appelle les actions dans la semi-profondeur. Elles sont situées entre l’appui aérien rapproché et les frappes lointaines dans la grande profondeur.

Je pensais qu’on pouvait faire quelque chose, mais j’ai lu le journal, et j’ai noté que le potentiel blindé des Serbes était rentré à peu près intact de la guerre du Kosovo, sauf quelques vieux trucs rouillés qu’ils ont laissés bien en vue pour qu’on leur tire dessus, et cela me trouble beaucoup.

Je croyais qu’on pouvait faire au moins des actions aériennes solides sur des objectifs comme une colonne de chars, mais il ne semble pas que ce soit le cas. Est-ce, encore une fois, parce que les modalités d’engagement des avions ne permettaient pas ce qu’ils auraient fait dans une vraie guerre ? Je crois que c’est cela.

Pour " foutre en l’air " des chars en colonne sur une route, il faut prendre le risque de les attaquer d’assez près. Or, si on le fait à 5 000 mètres d’altitude comme c’était le cas, cela ne pouvait pas aller. Par contre, envoyer un Tomahawk dans la fenêtre de la chambre à coucher de Milosevic - parce qu’ils l’ont fait - je dis chapeau ! je ne sais pas à quoi cela sert, mais chapeau !

M. Pierre Brana : Vous nous avez dit que vous aviez eu pas mal de contacts avec le général Mladic. D’un point de vue humain, comment peut-on expliquer qu’un officier ait pu, en définitive, manquer à l’éthique militaire la plus élémentaire en prenant la responsabilité d’un massacre aussi épouvantable ? Vous qui avez eu des contacts directs avec lui, qui avez pu déterminer son état d’esprit, sa mentalité, comment expliquez-vous qu’un général ait pu commander quelque chose d’aussi abominable ?

Général Jean Cot : On cherche, dans une armée dont on se sert pour pratiquer la politique de la purification ethnique, les types qui accepteront de le faire, et on finit par les trouver.

Je ne suis pas un familier de Mladic, je l’ai rencontré une dizaine de fois et c’est bien suffisant. Je crois que Mladic était et est toujours un fou, comme d’ailleurs tous les types tels que Karadzic.

M. Pierre Brana : Un général en activité peut-il être fou ?

Général Jean Cot : Les militaires se font avec des civils. C’était un fou et c’est parce qu’il était fou qu’il a été projeté assez vite à la tête de l’armée serbe de Bosnie-Herzégovine.

J’ai discuté à perte de vue avec ce type pour essayer de lui faire comprendre deux ou trois trucs. Au moment de l’ultimatum qu’on avait lancé en février 1994, à la suite du premier obus meurtrier sur Sarajevo (on avait quand même réussi cette exclusion des armes lourdes dans un rayon de vingt kilomètres). Je me suis alors " payé " ce type dans un coin de Bosnie, pendant six heures. J’ai le sentiment qu’il était fou.

Quand je voulais essayer de lui faire passer des messages que je ne pouvais manifestement pas lui faire passer directement, j’utilisais un autre général serbe qui commandait les forces serbes en Croatie, Novakovic, et qui était, à mon avis, un type bien. Je souhaiterais qu’il n’apparaisse pas dans la liste des criminels de guerre. J’ai toujours respecté Novakovic.

J’allais le voir de temps en temps et je lui disais : " Essayez, s’il vous plaît, de dire à Mladic ceci ou cela. Ce type ne veut rien comprendre. Il va même à l’encontre de l’intérêt de son peuple ". Et il me répondait le plus souvent : " Mon Général, Mladic est fou ; je vais essayer, mais Mladic est fou. "

Le Président François Loncle : Avec le recul, Mon Général, comment expliquez-vous qu’on ne l’ait jamais arrêté, y compris ces derniers mois, ces dernières années ?

Général Jean Cot : Cela dépend de quelle conviction on est animé. Je suis convaincu qu’il n’y aura pas de pardon et, a fortiori, pas de réconciliation si les plus grands des criminels ne passent pas devant la justice. La question est de savoir où on met la barre, mais il faut quand même qu’il y ait une barre. Si on n’en est pas convaincu, on a des idées tordues.

Je suis allé en Bosnie-Herzégovine deux ou trois fois après ma démission. De la part de civils internationaux autant que de militaires, y compris de militaires français, j’ai entendu l’argument selon lequel on ne prendra pas de risques pour arrêter Karadzic ou Mladic. Lorsqu’ils ne seront plus au pouvoir et n’auront plus d’influence, on finira, de toute façon, par les oublier et on résoudra peut-être le problème de cette façon.

C’est une mauvaise vue des choses et le courage politique aurait exigé que nous les arrêtions. Je pense que c’était possible et que cela l’est encore.


Source : Assemblée nationale (France)