(jeudi 15 février 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : J’ai eu la satisfaction de recevoir une lettre de l’Ambassadeur des Pays-Bas m’indiquant que le Ministre Van Mierlo, Ministre des Affaires étrangères au moment des faits, et le Ministre Voorhoeve, Ministre de la Défense au même moment, étaient d’accord pour venir à Paris et être auditionnés par la Mission d’information.

M. François Léotard fut nommé Ministre de la Défense le 29 mars 1993. A ce moment-là, nous sommes déjà en pleine crise de Srebrenica et le général Morillon vient d’affirmer qu’il n’abonnerait jamais l’enclave. François Léotard quitte ses fonctions le 11 mai 1995, deux mois avant l’attaque de la ville par le général Mladic.

François Léotard, vous succédiez au sein du Gouvernement Balladur au Gouvernement Bérégovoy auquel j’appartenais, dont le Ministre de la Défense n’était plus Pierre Joxe qui avait été nommé Président de la Cour des Comptes, mais Pierre Bérégovoy lui-même dans les dernières semaines de son Gouvernement. Cher François Léotard, vous exposerez, comme l’ont fait tous ceux qui sont venus, votre point de vue et nous vous poserons ensuite des questions.

M. François Léotard : Monsieur le Président, lorsque la Commission des Affaires étrangères a pris la décision de me retenir comme l’un des deux Rapporteurs de cette Mission d’information, j’ai été honoré du choix fait par mes collègues. J’ai regretté dans le même temps que cette décision que j’avais naturellement sollicitée ait pu être contestée de l’extérieur. En effet, je crois que le Parlement ne doit subir aucune pression, d’où qu’elle vienne, dans le déroulement de ses procédures. C’est même là une des définitions de la démocratie parlementaire.

C’est la raison pour laquelle je vous remercie d’avoir maintenu le cap d’une Mission d’information, libre de ses décisions et de ses démarches, attachée à faire toute la vérité sur un drame qui a profondément meurtri tous ceux qui l’ont approché, et je suis de ceux là. C’est également la raison pour laquelle je regrette que le ministère de la Défense ait cru bon de demander le huis clos pour l’audition de certains officiers généraux. L’argument de la procédure engagée parallèlement par le Tribunal pénal international (TPI) ayant été récusé par ce dernier, je souhaite que, sauf demande expresse des intéressés, nous puissions publier la totalité de leurs interventions. Je dis bien sauf demande expresse des intéressés car tout le monde aurait compris que d’autres arguments fussent évoqués : la protection de certains officiers encore en activité, la divulgation d’informations pouvant mettre en cause la Défense nationale, la révélation de certaines sources d’information encore utiles, l’utilisation de moyens militaires dans la gestion de la crise qui n’auraient pas à être révélés. Ces arguments-là auraient été et seraient demeurés pertinents et le restent d’ailleurs aujourd’hui, mais il n’en vas pas de même pour celui du TPI.

J’exprime devant la Mission d’information parlementaire, pour avoir à mon initiative rencontré Mme Louise Arbour et le juge Claude Jorda à La Haye, après le mandat que j’ai exercé, la conviction que nous devons tous nous efforcer d’aider le Tribunal dans ses recherches et contribuer à l’arrestation la plus rapide possible par les Etats des criminels de guerre actuellement recherchés. Seule la sanction pénale internationale permettra d’atténuer le sentiment que nous avons tous à propos de Srebrenica d’un formidable échec de la communauté internationale.

Vous me permettrez, avant de répondre à vos questions, de partager mon propos en trois analyses distinctes : le contexte qui a entouré la tragédie de Srebrenica ; la place que l’exécutif français a tenu dans la gestion des événements ; la responsabilité singulière de l’Organisation des Nations unies.

S’agissant tout d’abord du contexte, la tragédie de Srebrenica est très certainement le pire drame qui se soit produit sur le continent européen depuis 1945. Grâce aux rapports de l’ONU, et notamment à celui de M. Kofi Annan, aux travaux du TPI, aux témoignages des ONG et des journalistes, nous pouvons maintenant à peu près reconstituer minute par minute ce qu’a été cette tragédie. Le rapport de Kofi Annan et le livre de M. David Rohde, Le grand massacre Srebrenica - juillet 1995, notamment apportent un éclairage extrêmement précis et malheureusement accablant sur le déroulement de ces événements.

Parmi les documents qui permettent de cheminer vers la vérité, je tiens à citer deux témoignages audiovisuels : le film Warriors, film de la BBC, qui, bien qu’étant une fiction, relate de façon très précise ce qu’ont vécu les Casques bleus britanniques pendant cette période. A Gorazde, à Srebrenica ou à Bihac, des soldats d’autres nationalités ont vécu la même chose. Pratiquement chaque soldat de l’une des trente nations contributrices de forces a connu la même expérience, et naturellement les Hollandais de Srebrenica ou les Français de Sarajevo. Le second document est le film de M. Gilles Hertzog, dont je ne partage pas toutes les affirmations ni toutes les conclusions, mais qui donne une vision précise de ce qu’ont été les derniers jours qui ont précédé et accompagné la chute de Srebrenica.

Je souhaite ajouter à ces documents deux ouvrages au moins qui sont des _uvres littéraires mais qui rendent compte de ce que l’on pourrait appeler " l’histoire de la haine " en Yougoslavie, Un pont sur la Drina, de M. Ivan Andric, et Le couteau, de M. Vuk Draskovic qui est un homme politique serbe.

Ces deux ouvrages me permettent de faire une première remarque qui devrait animer nos travaux. On ne peut pas comprendre ce qui s’est passé à Srebrenica si l’on isole ce drame de l’ensemble historique et géographique qui l’a entouré. Srebrenica est la cristallisation, au sens stendhalien du terme, non pas de l’amour mais de la haine. C’est la cristallisation de toute une série d’événements antérieurs, et parfois bien antérieurs, à la chute elle-même de l’enclave. Je ne vais pas écrire ou décrire devant vous cette histoire ni cette géographie, mais je souhaite que la Mission d’information puisse élargir un instant son regard sur le contexte dans lequel cette tragédie se situe, sinon nous ne la comprendrons pas. Je souhaite également qu’elle puisse prolonger sa réflexion sur les leçons, les conclusions, que l’on peut tirer de la tragédie pour éviter qu’elle ne se reproduise. Je pense bien sûr aux conclusions du rapport de M. Lakhdar Brahimi qui a été publié l’an dernier. C’est à ce double élargissement vers l’amont et vers l’aval que nous devrions également travailler.

Première réflexion, il s’agit d’une guerre ; nous ne devrions pas parler d’opération de maintien de la paix, formule qui édulcore la réalité. Il n’y a pas de paix en 1991 sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie. Nous sommes devant une guerre qui a causé environ 250 000 morts en dix ans, qui a provoqué le déplacement de plus de 5 millions de personnes et qui a fait réapparaître aux yeux des Européens les pires images de notre histoire contemporaine : viols systématiques de femmes, destruction de lieux de culte et de bibliothèques, notamment celle de Sarajevo, déportations massives, politique de terreur et de terre brûlée, fosses communes, assassinats de masse, tortures et camps de concentration, bombardements systématiques de populations civiles et destruction du patrimoine identitaire de chaque communauté, cas du pont de Mostar ou de la ville de Dubrovnik.

Cette guerre a fait plus de victimes en dix ans que n’en a provoqué l’ensemble de la Guerre froide en quarante-cinq ans sur le continent européen. Cette guerre s’est accompagnée d’actes de gangstérisme et de corruption qui sont toujours à l’_uvre en ce moment.

Cette guerre est en fait une succession de quatre conflits qui semblent différents mais qui s’emboîtent les uns dans les autres et obéissent à la même logique : Slovénie, Croatie, Bosnie, Kosovo. Cette logique est celle de la haine de l’autre, qui porte sur la culture, le territoire, l’histoire ou la religion de l’autre. Cette haine a une épaisseur : 1389, c’est la bataille du Champ des merles au Kosovo, célébrée par M. Milosevic. C’est une défaite serbe mais c’est le symbole national du peuple serbe dans sa lutte contre les Turcs et le ou l’un des fondements de l’identité nationale serbe.

Cette guerre commence aux frontières de l’Autriche en 1991 et se termine provisoirement aux frontières de la Grèce, en Macédoine, aujourd’hui. Provisoirement car, sans la présence de dizaine de milliers de soldats étrangers, cette guerre se déclencherait de nouveau immédiatement, aujourd’hui même, si ces soldats étaient retirés.

C’est une guerre qui a la triple caractéristique d’être à la fois nationale, ethnique et confessionnelle. Le mot ethnique, abondamment utilisé, n’étant pas le meilleur puisqu’il s’agit d’Européens, qu’ils soient Croates, Slovènes, Bosniaques, Monténégrins, Albanais ou Serbes. En utilisant cette terminologie trop facilement nous entrons nous-mêmes dans une logique de type racial qui n’a aucune raison d’être, ni là ni ailleurs. Les personnes concernées sont pour l’essentiel des Slaves du Sud, ce qui est la moins mauvaise traduction du mot Yougoslaves.

C’est une guerre dont je voudrais rappeler la période pendant laquelle elle s’engage et l’orientation géographique et politique qui marque son déroulement car Srebrenica est évidemment et malheureusement éclairé par ces deux éléments. Elle s’engage juste après la guerre du Golfe, juste après la Somalie, juste après la chute du Mur de Berlin, avant Maastricht, avant Karlsruhe, et avant la véritable réunification allemande.

Juste après la guerre du Golfe, c’est le postulat américain de la suprématie totale de l’arme aérienne, première erreur. Juste après la Somalie, c’est le postulat américain que l’on n’engagera pas un jeune soldat au sol. Ces deux crises ayant permis le développement au Pentagone et au sein du Gouvernement américain de la thèse absurde du " zéro mort ". Juste après la chute du Mur de Berlin, c’est l’occasion de voir se développer une nouvelle diplomatie russe qui, libérée de la Guerre froide, jouera totalement et continûment la carte serbe. Pour la Russie, on passe de la solidarité idéologique de jadis à la solidarité culturelle, je n’ose pas dire cultuelle.

C’est avant Maastricht, l’Europe de la sécurité et de la défense n’existe pas. Chaque pays européen mène sa propre politique. On se souvient de la reconnaissance par la République fédérale d’Allemagne des nouveaux Etats contre l’avis du Président de la République française, François Mitterrand. C’est avant Karlsruhe ou pendant Karlsruhe, moment où la Cour constitutionnelle d’Allemagne fédérale commence à reconnaître la possibilité pour des soldats allemands d’être présents à l’extérieur du territoire national. C’est enfin avant la véritable réunification allemande qui est la véritable priorité de la diplomatie européenne. Je rappelle la phrase de Roland Dumas, Ministre des Affaires étrangères à cette époque, je cite : " La crise yougoslave est conjoncturelle ". Il poursuivait ensuite : " Le vrai problème c’est la réunification allemande ".

La deuxième réflexion concerne l’orientation géographique et politique dans laquelle cette guerre se déroule. La guerre de Yougoslavie, comme l’appelleront probablement les livres d’histoire, est un glissement vers le Sud et, dans cette région, une sorte de descente aux enfers. Ce n’est pas un hasard si la pire atrocité de la guerre s’est produite sur les approches de la Drina. Comme les Krajina au Nord, l’espace géographique est ici naturellement un espace politique et militaire, celui que les Serbes " orthodoxes " d’un côté, ou les Croates " catholiques " de l’autre ont conçu comme un espace non pas d’échange, mais de conflit avec l’influence turque, de résistance à la Sublime Porte, et de lutte contre l’Islam.

Il n’est pas sans intérêt non plus de noter que le nationalisme croate de Tudjman et le nationalisme serbe de Milosevic se sont rencontrés dans une même volonté, peu exprimée mais bien réelle, de dépecer la Bosnie musulmane. Pour avoir eu des entretiens à Zagreb avec le Président Tudjman, je peux l’affirmer sans aucune hésitation.

Cette " descente de la guerre vers le Sud " était porteuse de toutes sortes de périls. Côté bosniaque, existait le risque d’une islamisation du conflit et côté serbe, celui d’une solidarité orthodoxe très active de la part de la Russie et de la Grèce.

Voici quelques exemples qui éclairent ces réflexions. Côté bosniaque, les services de renseignement et les soldats sur le terrain ont constaté la présence croissante de brigades islamiques venant de pays du monde islamique. Autre exemple qui semble anecdotique mais qui ne l’est pas, on a découvert la construction sous la piste de l’aéroport de Sarajevo d’un souterrain permettant aux Bosniaques Musulmans assiégés de Sarajevo de transporter à travers le mont Igman les hommes et les armes qui leur étaient nécessaires vers le Sandjak, situé à la limite du Monténégro et donc de l’Albanie. Nous avons observé le rôle financier important des pays islamiques dans la reconstruction des mosquées et dans le financement des trafics d’armes.

Côté serbe, nous avons remarqué que, lorsque les blindés russes de la FORPRONU sont arrivés à Pale, ils ont été acclamés très longuement, et que le soutien de Boris Eltsine à Milosevic avait été constant. Nous avons constaté des incidents fréquents en Grèce, à Salonique, lorsque la France notamment débarquait du matériel ou des soldats. Je me souviens d’incidents majeurs quand des légionnaires français ont été amenés à débarquer à Salonique. Enfin, nous avons entendu les provocations de M. Jirinovski qui proposait à Moscou d’envoyer des bataillons de volontaires russes aux côtés des Serbes.

Si je devais résumer par une anecdote ce double risque, je me souviens d’avoir expliqué, à la demande du Président Mitterrand, au Ministre américain de la Défense et au chef d’état-major américain, d’abord M. Colin Powell, puis le général Shalikashvili, qu’il ne fallait pas envoyer d’avions turcs de l’OTAN au dessus de Pale ou de Sarajevo.

Dans les deux cas, côté bosniaque comme côté serbe, il y avait plus de risque d’intégrisme que d’intégrisme réel. Le Maréchal Tito avait considéré le fait d’être Musulman comme une des nationalités yougoslaves qui figurait d’ailleurs sur les cartes d’identité. Or il s’agissait d’Européens islamisés, et l’on ne peut pas parler généralement à leur propos de fanatisme religieux. Cependant, c’était également le cas pour une majorité de la population serbe. Six siècles de confrontations culturelles avaient assuré, dans les familles, la transmission du refus de l’autre, la transmission des fanatismes et des peurs.

D’ailleurs, si la ville de Sarajevo était devenue un symbole, c’est parce qu’elle avait permis une exceptionnelle cohabitation et une profonde fécondation des différentes cultures balkaniques. Beaucoup d’intellectuels français ont ressenti, à juste titre, le siège de Sarajevo comme une formidable agression contre le multiculturalisme des sociétés européennes. Je n’hésite pas à dire à la Mission d’information que j’ai partagé cette analyse et que je l’ai, à plusieurs reprises, exprimé. Nous avons lutté en Yougoslavie sans succès contre une conception de l’Etat, unique en Europe, fondée sur des identités nationales homogènes, enfermées et antagonistes.

A partir de ces réflexions sur le contexte de la guerre, je voudrais en venir à la place de la France dans la gestion du conflit. Je voudrais d’abord exprimer, pour ce qui concerne la France, une réalité que j’ai pu constater. De 1990 à aujourd’hui, et je dis bien jusqu’à aujourd’hui, les deux Présidents de la République, les Premiers ministres, les Ministres des Affaires étrangères et les Ministres de la Défense partageaient sur la crise une identité profonde de convictions.

Certainement les hommes étaient différents, les analyses stratégiques ou diplomatiques pouvaient être plus ou moins complexes, mais les valeurs et les orientations que l’exécutif français a défendues étaient les mêmes : refus de la séparation identitaire des populations et de la guerre confessionnelle, volonté profonde de résoudre la crise avec et par les Européens, attachement au rôle singulier de la France, volonté de faire émerger une solution diplomatique et non pas militaire et perception très aiguë du risque d’élargissement du conflit.

Je traiterai bien sûr particulièrement de la période 1993-1995, précédant immédiatement la chute de Srebrenica, période durant laquelle j’ai exercé les fonctions de Ministre de la Défense. Quelle était la position et les décisions des différents protagonistes, Elysée, Matignon, ministère des Affaires étrangères et ministère de la Défense, dans la gestion de la crise ?

A l’Elysée, le Président Mitterrand avait une lecture très historique de la guerre. Résumer c’est toujours opérer une réduction sur la pensée d’un homme, mais je vais tenter de le faire. Le comportement et les décisions du Président Mitterrand étaient arrêtés ou fixés sur quelques lignes de force : le soutien à l’ONU, la volonté de maintenir une solidarité entre Européens, la lecture historique de la situation dans les Balkans et une ligne constante : la protection des minorités.

Sur le soutien à l’ONU, la France a toujours maintenu une attitude de respect des décisions du Conseil de sécurité. La France voulait jouer un rôle dans l’après-Guerre froide, rôle qui selon François Mitterrand passait par une présence très active à l’ONU. Il voulait éviter une domination du Conseil de sécurité par le monde anglo-saxon.

S’agissant de la volonté de maintenir une solidarité entre Européens, la France a tenté de retarder la reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie au début de la crise et a été obligée de céder face aux Allemands. Pour le Président Mitterrand, les frontières, le statut des minorités étaient des questions préalables à toute reconnaissance des Etats. M. Edouard Balladur, le Premier ministre, était d’ailleurs allé dans ce sens en proposant le Pacte de stabilité qui portait sur les mêmes questions. A l’époque on craignait beaucoup que les minorités hongroises autour de la Hongrie expriment certains désirs d’irrédentisme.

La lecture historique de la situation dans les Balkans se traduisait par la formule que j’ai souvent entendue : " On ne fait pas la guerre aux Serbes ". Cela ne signifiait pas que François Mitterrand était pro-Serbe, mais les souvenirs des deux dernières guerres étaient encore présents dans son esprit. Dans les deux cas, les Serbes avaient été, selon lui, du bon côté. Qu’on le veuille ou non, les Allemands, et ce n’est pas un reproche fait aux dirigeants allemands, n’avaient pas exactement la même lecture.

La protection des minorités fut une ligne constante. Je rappelle que le déplacement inopiné à Sarajevo du Président de la République en juin 1992 ne manquait certainement pas de panache. On sait qu’il s’en est fallu de peu pour que le Président de la République ne revienne pas de ce déplacement.

Quel a été pour l’exécutif le suivi de la crise ? Je voyais le Président de la République chaque semaine le lundi. Je lui faisais part de la situation sur le terrain, des rapports des services de renseignement, des analyses de l’état-major et des contacts que j’avais pu prendre avec mes homologues étrangers, notamment européens. Je rencontrais naturellement le général Quesnot régulièrement.

A la fin de chaque Conseil des Ministres, ou à peu près, se tenait, sous l’autorité du Président, un conseil restreint auquel participaient le Premier ministre, le Ministre des Affaires étrangères, le Ministre de la Défense et le chef d’état-major des armées. Il était rare que ce conseil n’ait pas lieu mais cela arrivait parfois pour des raisons de déplacement du chef de l’Etat. Il m’a été donné d’appeler le Président de la République au téléphone lorsqu’il y avait une information urgente à transmettre.

Je confirme devant la Mission d’information l’investissement personnel constant du Président de la République dans le suivi de la crise et le respect scrupuleux par l’ensemble de l’exécutif de la Constitution de 1958 qui fait du chef de l’Etat, je cite, " le chef des armées " et du Premier ministre, je cite, le " responsable de la Défense nationale ". On peut s’étonner, dans le pays de Descartes, du risque de confrontation que ces termes mêmes laissent ouverts, j’affirme simplement que, grâce à chacun, cela ne s’est pas produit.

Pour ce qui concerne l’Elysée, bien que n’étant plus en charge depuis le mois de mai 1995, je confirme ce que tout le monde a pu constater : le changement de Président s’est incontestablement accompagné d’un changement de style dans la volonté de diriger d’une façon plus offensive et plus nationale les opérations. Il est vrai qu’au cours des mois de mai et de juin, la situation sur le terrain s’était beaucoup dégradée et s’était traduite par la sauvagerie croissante des agressions serbes, par la prise en otages de nombreux soldats de la FORPRONU, par l’imminence, puis la réalité, de l’entrée en guerre avec des moyens importants de la Croatie, dont je rappelle qu’à l’époque elle était soutenue en grande partie par les Américains et les Allemands.

A Matignon, se tenait chaque semaine, sous l’autorité du Premier ministre, une réunion de travail, qui préparait généralement le conseil restreint du mercredi. Il semblerait qu’il n’y ait pas eu de compte rendu de ces réunions auxquelles participaient souvent les collaborateurs civils ou militaires des ministres. S’il y en avait, je suis disposé à en demander la transmission à la Mission d’information.

Au ministère des Affaires étrangères, j’avais des réunions fréquentes avec M. Alain Juppé auquel je souhaite rendre devant la Mission d’information un hommage particulier pour les initiatives volontaires et courageuses qu’il a été amené à prendre. Chaque fois que cela était nécessaire une cellule de crise Défense-Affaires étrangères était réunie au Quai d’Orsay ; elle travaillait en temps réel avec l’état-major des armées.

J’insisterai naturellement sur le ministère de la Défense et notamment sur quelques points qui peuvent intéresser la Mission d’information. J’ai reçu naturellement à l’Hôtel de Brienne tous les officiers généraux qui ont commandé la FORPRONU, soit à Zagreb, soit à Sarajevo. J’ai proposé les noms des généraux Cot, La Presle et Janvier au Secrétaire général de l’ONU, qui les a acceptés. J’affirme qu’il s’agissait pour chacun de ces officiers généraux d’hommes d’une qualité militaire et morale exceptionnelle. Le général de La Presle a reçu de ma part, après les difficultés rencontrées par le général Cot avec l’ONU, une lettre de mission dont je m’efforcerai de vous donner copie dès que je l’aurai obtenue. Il n’y a pas eu une seule journée pendant ces deux années au cours de laquelle la situation sur le terrain n’ait pas été évoquée ou une décision n’ait pas été prise.

J’ai effectué de nombreux déplacements autour de cette guerre : plusieurs à Washington, où j’ai rencontré le vice-Président Al Gore, le général Colin Powell et le général Shalikashvili, et où j’ai eu des réunions de travail avec les deux Secrétaires américains à la Défense, Les Aspin et Bill Perry, d’autres déplacements à New York à l’ONU pour rencontrer M. Boutros-Ghali, M. Kofi Annan, les ambassadeurs français et les diplomates européens, et de fréquentes visites à Londres. J’ai également effectué des missions sur le terrain à Sarajevo à plusieurs reprises et à Bihac pour rencontrer notamment des colonels, des capitaines et des lieutenants. J’attachais du prix aux rencontres avec les acteurs directs de la crise sur le terrain. Je me suis entretenu plusieurs fois avec les Présidents Tudjman et Izetbegovic.

Les informations que je recevais étaient quotidiennes et provenaient des unités elles-mêmes, notamment des unités françaises, de la DGSE, de la DRM, mais je dois le dire jamais de l’ONU. J’affirme que la France, et notamment le ministère de la Défense, a toujours considéré Sarajevo et Bihac comme une priorité. Dans chacune de ces zones de sécurité, il y avait environ 300 000 personnes, civils, femmes et enfants. Je considère que la France, premier contributeur de la FORPRONU, a été l’élève modèle de la classe internationale.

Quelques exemples permettent de soutenir cette affirmation. Il y avait six zones de sécurité. Les deux seules qui ont été préservées, Bihac et Sarajevo, étaient celles dans lesquelles l’armée française était présente. Nous avons eu la moitié des pertes de la FORPRONU qui regroupait, je le rappelle, une trentaine de nations différentes. Nous avons eu entre 600 et 700 blessés pendant les dix années de guerre. Je m’étais fixé comme règle naturelle d’aller saluer chacun d’entre eux à l’hôpital. La Mission d’information comprendra la difficulté d’expliquer cela à l’épouse, à la fiancée ou aux parents.

Si l’aéroport de Sarajevo n’a pas été pris, c’est grâce aux soldats français. C’était le seul lien de la ville avec le monde extérieur. Je rappelle que les avions du pont aérien étaient mitraillés fréquemment et je voudrais rendre un hommage particulier aux pilotes des C130 qui assuraient le pont aérien humanitaire.

Enfin, chacune des initiatives visant à renforcer le dispositif sur le terrain, à affirmer une position de force ou à contrer l’agression serbe, je dis bien chacune de ces initiatives est d’origine française. Tel fut le cas de la création de la FRR, de la neutralisation physique des tireurs serbes qui prenaient pour cible les avions de la FORPRONU, et dois-je le dire en dépit de certaines règles fixées par l’ONU, de l’installation sur le mont Igman de mortiers lourds contre l’avis des Américains et en se passant de l’autorisation aérienne dont ils détenaient la clef, et du renforcement constant des moyens militaires qui ont approché au plus fort de la crise les 10 000 hommes, avec la Marine et l’armée de l’Air, pratiquement tous affectés à la protection de zones majoritairement musulmanes.

Pourtant, dans le même temps, trois crises se sont chevauchées pour les forces françaises, le Cambodge qui n’était pas terminé, la Somalie et le Rwanda, pour lesquels je rappelle que nous avons engagé à 8 000 km de Paris plusieurs milliers de soldats en 1994. Les années 1993 et 1995 ont été certainement les années où la France a fourni le plus fort contingent de Casques bleus de toute son histoire militaire.

Si je devais appuyer cette démonstration du caractère exemplaire de la position française, je citerais le Président Izetbegovic lui-même qui disait en 1994 dans une émission française, il s’agissait de 7 sur 7 et il répondait à Mme Anne Sinclair : " La France de la Résistance vient de montrer à Sarajevo le chemin de l’honneur et du courage. J’en remercie les autorités françaises et le peuple français ".

C’est pourquoi je n’admets pas, pour ma part, la mise en cause d’officiers français qui ont agi avec honneur et compétence, selon les directives qu’ils recevaient et dont j’assume, à la place qui était la mienne, la totale responsabilité. Je fais référence tout particulièrement au général Janvier qui semble être pour certains le substitut idéal au " machin ", pour reprendre l’expression du général de Gaulle, que constitue l’ONU dans ce genre de situations. Un " machin ", dois-je le dire, qui, s’il ne se réforme pas, c’est le sens du rapport Brahimi, s’il se révèle incapable de désigner un agresseur et d’engager contre lui la violence légale de la communauté internationale, subira le même sort que celui qui fut jadis réservé à la SDN.

En ce qui concerne l’ONU, ses mécanismes, ses procédures, ses hommes, sa culture face à ce qu’il faut bien appeler l’échec des zones de sécurité, face à ce qu’il faut bien appeler le désastre moral et militaire de Srebrenica, une première réflexion pour souligner que la lucidité sur la faillite de l’ONU vient de " la maison " elle-même. Je n’ai jamais entendu un officier français parler de l’ONU avec la sévérité qui fut celle de ses plus hauts responsables, même en termes diplomatiques. On peut se pencher sur quelques déclarations : celle du rapport du Secrétaire général du 30 mai 1995, quelques semaines avant Srebrenica. Je cite : " Dès le début de son déploiement en Bosnie-Herzegovine, le mandat de la FORPRONU a été frappé par le fléau des ambiguïtés qui ont affecté la capacité de la force aussi bien que sa crédibilité vis-à-vis des parties, des membres du Conseil de sécurité et de l’opinion publique ".

Peu avant, le rapport du 16 mars 1994 du Secrétaire général indiquait : " Le Conseil de sécurité a adopté 54 résolutions et 39 déclarations du Président qui ont toutes, à des degrés divers, eu une influence sur le fonctionnement de la force. Cette prolifération de résolutions et de mandats a certainement compliqué son rôle... ". Le mot compliqué est une litote. Je rappelle qu’entre septembre 1991 et octobre 1993, il y a eu 58 résolutions adoptées par le Conseil de sécurité, qu’en la seule année 1994, il y a eu 6 rapports du Secrétaire général et en 1995, 17 rapports du Secrétaire général. Ces résolutions et ces rapports étaient le socle même du mandat et des instructions que devaient appliquer nos soldats sur le terrain.

Sur les zones de sécurité, le Secrétaire général demandait 34 000 hommes en plus de ceux déjà présents sur le théâtre. C’est en cela notamment que je me dissocie des affirmations de M. Gilles Hertzog. Une option de 7 600 hommes avait été également envisagée. Je cite le Secrétaire général, M. Boutros-Ghali : " Si cette option légère ne pouvait garantir pleinement la défense des zones de sécurité, elle devait assurer un niveau minimal de dissuasion, mais supposait le consentement des parties ". Le Secrétaire général poursuivait dans le rapport du 9 mai 1994 : " Même cette condition minimale n’a pas été remplie ".

Toujours dans le même rapport un peu plus loin, il précise : " L’application efficace du concept de zones de sécurité dépend du degré d’assentiment des parties sur le terrain ". Il ajoute : " Le rôle de protection de la FORPRONU découle du seul fait de sa présence : la Force n’est ni structurée, ni équipée pour le combat et n’a jamais eu de ressources suffisantes, même avec appui aérien, pour défendre les zones de sécurité contre les attaques délibérées ou pour tenir ferme ".

Au-delà des mots, des rapports, des résolutions de l’ONU, il y a la réalité sur le terrain, douloureusement vécue par des soldats, notamment des Français, des Néerlandais et des Britanniques, issus le plus souvent d’unités prestigieuses et qui se voient arrêtés, à un barrage, par quelques soudards avinés ou par des rassemblements de femmes et d’enfants soigneusement et habilement mis en place par les belligérants. A un moment, il y eut entre Zagreb et Sarajevo 90 barrages de cette nature, en violation constante et flagrante des résolutions de l’ONU. Je passe en outre sur la nature, la composition ou le comportement de certains contingents de la FORPRONU qui consacraient davantage de temps à des trafics divers ou à la consommation immodérée d’alcool local qu’à la protection des populations.

Ce n’est pas totalement par hasard s’il n’y a pratiquement plus aujourd’hui de Casques bleus français, américains, britanniques, néerlandais, allemands fournis à l’ONU, issus des grandes armées occidentales et si les Britanniques qui sont actuellement en Sierra Leone demeurent sous contrôle national. Ce n’est pas non plus totalement par hasard si la France a toujours maintenu et préservé son droit d’assurer elle-même si besoin était - et parfois en contradiction formelle avec les règles de l’ONU - la protection et l’éventuelle évacuation de son personnel militaire.

Pour quitter un instant les résolutions de l’ONU et pour passer d’un langage diplomatique à un langue militaire, on peut reprendre un vieux dicton véhiculé dans les cantonnements français : " On peut tout faire avec une baïonnette, sauf s’asseoir dessus ". A ce sujet le général Rose, commandant de la FORPRONU, officier des SAS britanniques, déclare au moment de son départ " qu’il n’est pas là pour faire la guerre, qu’il n’en a pas les moyens ".

La principale ambiguïté a tenu au fait que l’on a évoqué à New York le chapitre VII, c’est le cas de la résolution 836 sur les zones de sécurité, alors qu’on pratiquait sur le terrain une logique de chapitre VI. On a fait du maintien de la paix, qui est une logique d’observation, d’interposition et d’accompagnement, et non pas de l’imposition de la paix, ce que nécessitait la situation militaire proprement dite. Selon la jurisprudence de l’ONU, appliquée avec beaucoup de zèle par M. Akashi, le maintien de la paix, le chapitre VI, repose sur trois règles fondamentales : le consentement des parties, l’impartialité de la force de l’ONU, le non-usage de la force, sauf en cas de légitime défense. Aucune de ces trois conditions n’a pu être réellement respectée.

Il n’est pas anodin d’observer que les deux premiers officiers généraux de la FORPRONU ont quitté leur commandement, le général Nembiar, un Indien, et le général Wahlgren, un Suédois, le premier sans aller jusqu’au bout de son mandat, lorsqu’a été évoqué par la France notamment un changement dans l’application de cette jurisprudence.

Deuxième réflexion, il est très frappant de noter le retard pris par la communauté internationale, mot qui n’a pas grand sens en l’occurrence, dans la définition réelle de l’agresseur. Certes, tour à tour, les agressions ont pu se répondre l’une à l’autre, mais les signaux n’ont pas manqué depuis 1990. Ce fut la destruction totale de Vukovar à l’automne 1991, première ville européenne rayée de la carte depuis 1945, 5 000 personnes mortes ou disparues, 2 500 invalides, 200 blessés retirés de l’hôpital pour être exécutés, l’existence de camps de concentration connue dès 1992, Prijedor, Keraterm, Omarska, de lieux de tortures systématiques, comme Foca. Ce fut le siège de Sarajevo, c’est-à-dire une ville européenne de plus de 300 000 habitants, privée d’électricité, de chauffage et de toute sécurité pendant trois ans et demi, avec des Snipers dont l’une des spécialités était le tir sur enfants.

Je terminerai par deux citations du Secrétaire général de l’ONU. Dans son rapport du 30 mai 1995, à deux mois de la chute de Srebrenica, le Secrétaire général réitère la nécessité pratique mais également juridique de n’avoir recours aux frappes aériennes qu’en cas de légitime défense de la seule FORPRONU, à l’exclusion de toute riposte à des attaques contre les enclaves, la référence au chapitre VII ne portant que sur la sécurité de la force. Nous sommes passés à ce moment-là de l’ambiguïté à l’aveuglement et de l’impuissance à la lâcheté. Il n’est pas inintéressant de remarquer que ce rapport a été examiné par le Conseil de sécurité le 16 juin 1995, un mois exactement avant les atrocités de Srebrenica, mais qu’apparemment il n’a pas été approuvé. Dernière citation, extraite du rapport de M. Kofi Annan, novembre 1999, les morts sont depuis quatre ans dans les fosses communes, je cite : " Le jour même où l’attaque de Srebrenica a commencé, le Secrétaire général a de nouveau rencontré les pays contributeurs des forces et a réaffirmé que la Force de réaction rapide ne serait pas utilisée pour imposer la paix ". Fin de citation et, si j’ose dire, " fermez le ban ".

Tout le monde sait aujourd’hui, Monsieur le Président, quel est le chemin qu’il conviendrait de suivre, il figure en toutes lettres dans la page numéro un du rapport de M. Brahimi. Je ne suis pas certain, à l’heure qu’il est, que nous ayons commencé à l’emprunter.

En conclusion, je souhaiterais faire trois observations. Nous n’avons réussi à stabiliser la situation en Bosnie et dans la région qu’en " sortant " d’une certaine manière du système ONU, ce qui devrait nous inciter, pour l’Union Européenne ou pour l’OTAN, à une réflexion sur le long terme.

La chaîne de commandement qu’à juste titre nous invoquons et nous évoquons fréquemment doit être prolongée. Elle n’est pas simplement militaire. Et je souhaite que l’on cesse d’imputer aux militaires des fautes qui ne sont pas les leurs et qu’au demeurant ils n’ont pas commises. J’assume entièrement la responsabilité qui est la mienne dans une chaîne de commandement politique, la seule qui devrait retenir notre attention. Au-dessus de chaque commandant de la FORPRONU, et donc du général Janvier, il y a d’un côté M. Akashi, M. Annan et M. Boutros-Ghali et de l’autre côté moi-même, M. Balladur et M. Mitterrand. Je demande simplement que l’on arrête de tirer sur le pianiste.

Enfin, je vous demande, Monsieur le Président, la permission de laisser parler une seconde le deuxième classe que j’ai été. Affecté dans un premier temps à un régiment d’infanterie dont l’une des missions était de lutter contre des chars, et affecté dans un deuxième temps à un régiment de hussards, disons de " cavalerie ", qui utilisait des blindés légers, je voudrais rendre un hommage particulier aux milliers de jeunes soldats français qui ont été engagés dans les conditions que l’on sait dans l’ancienne Yougoslavie. C’est naturellement un hommage aux plusieurs dizaines de morts que nous avons connus et aux plusieurs centaines de blessés qui garderont toute leur vie les traces physiques de leur engagement et de leur dévouement. Je me permets de joindre à mon intervention orale le texte d’un article que j’avais rédigé au début du conflit et qui fut publié par le Journal du Dimanche le 13 janvier 1992. Son titre donné par le journal était : " Le premier mort français en Europe ".

M. François Lamy, Rapporteur : Vous avez expliqué que l’une des erreurs était que nous étions véritablement en face d’une guerre, que les troupes de l’ONU fonctionnaient sous le chapitre VII avec des moyens relevant du chapitre VI, et que toute la politique de l’ONU reposait sur l’assentiment des belligérants. Vous avez également souligné l’existence d’une continuité dans la politique des différents responsables français. De votre point de vue maintenant, avec le recul, l’erreur originelle des puissances occidentales et tout particulièrement de la France n’est-elle pas de n’avoir pas simplement considéré que cette guerre était une guerre d’agression et avec un agresseur et des agressés ou des agresseurs et un agressé ?

S’agissant de votre rôle de Ministre de la Défense, quelle était la doctrine de la France et tout particulièrement de l’état-major concernant les frappes aériennes en ex-Yougoslavie ?

Vous avez évoqué les généraux français en disant qu’ils étaient des hommes de qualité exceptionnelle. Quel était le poids et le rôle du chef d’état-major des armées dans la conduite de la crise, à la fois dans le choix des officiers qui étaient en Bosnie et dans la conduite même de la politique de défense ?

M. François Léotard : Sur le premier point, on se souvient que de nombreuses résolutions de l’ONU, notamment la 836, mentionnaient le chapitre VII qui permet la force ouverte, mais que les moyens donnés aux forces étaient ceux du chapitre VI. La livraison et la fourniture d’armes lourdes aux militaires de la FORPRONU par les Etats contributeurs étaient interdites. L’assentiment des belligérants était une des conditions de la présence de la FORPRONU.

Vous avez dit que l’on n’a pas qualifié l’agresseur, vous avez tout à fait raison. J’ai le sentiment qu’à l’automne 1991, à part quelques journalistes, l’opinion publique, le Quai d’Orsay et l’ONU ont porté peu d’attention à la destruction de Vukovar qui est un élément effarant puisque, pour la première fois depuis 1945, on raye une ville de la carte, on fait partir les gens, on les sort des hôpitaux, on les exécute, en gros autour de 5 000 personnes mortes ou disparues. Cet événement-là n’a pas amené la communauté internationale, ni même la France d’ailleurs, à dire " voilà une agression " dont les Serbes sont à l’origine, dont M. Milosevic et toute la chaîne, M. Karadzic, M. Mladic, les généraux serbes sont à l’origine. Effectivement, il y a eu une carence de lucidité de la part de beaucoup d’observateurs. A ce moment-là, c’était l’automne 1991.

Concernant la doctrine de l’état-major sur les frappes aériennes, vous avez entendu ici le général Cot. Quand on dit l’état-major, c’est un ensemble assez divers, assez pluriel où des personnalités s’affirment. Vous avez entendu le général Cot avec son comportement un peu rude de fantassin. Tous les officiers généraux étaient des fantassins. Le général Cot a contesté dans son intervention le rôle des forces aériennes et même, si j’ai bien compris, le rôle de la Marine. C’est un peu l’attitude fréquente d’officiers généraux. La vérité est qu’il existait un décalage très important entre le Pentagone et l’état-major français. Nous n’avons jamais, quand je dis nous, je me range aux côtés des militaires et de l’amiral Lanxade, considéré que les frappes aériennes étaient la seule réponse ou même la réponse majeure aux problèmes posés pour plusieurs raisons.

La première, comme la expliqué M. Gilles Hertzog, c’est même le seul point sur lequel j’étais en accord avec lui, il faut bien distinguer ce qu’est le Close Air Support de ce que sont les frappes dites massives ou en profondeur. Le Close Air Support suppose une finesse dans l’exécution, la présence de guideurs au sol, une méfiance vis-à-vis de l’imbrication totale des forces qui fait que son emploi est extrêmement difficile. Tous les généraux, y compris les généraux de force aérienne, m’ont expliqué que c’était délicat, et étaient réservés sur cette pratique. La Mission d’information devrait interroger d’autres officiers de l’armée de l’Air qui pourraient confirmer cela. Ils étaient moins réservés sur des frappes dites massives car on savait très bien où étaient les casernes, les lieux de regroupement d’armes lourdes serbes, à la fois en Bosnie-Herzégovine et en Serbie. La guerre du Kosovo l’a montré ensuite.

Je rappelle simplement que François Mitterrand lui-même était extraordinairement réservé. A chaque fois que nous avions des conseils restreints, sa phrase un peu ironique était toujours la même : " Les Américains sont toujours à 12 000 m et nous, on est dans les vallées ". C’était assez juste. J’ai rappelé moi-même au général Colin Powell et au général Shalikashvili, qu’en Normandie, sur les principaux axes de pénétration des forces américaines en 1944-1945, il y avait eu 1 000 morts au kilomètre de jeunes américains qui ne savaient même pas ce qu’était la Normandie, c’est-à-dire un mort par mètre.

La doctrine du " zéro mort " était une doctrine qui n’avait pas de sens et était absurde. C’est " zéro mort " militaire, mais des centaines ou des milliers de morts civils, ce qui est le comble de l’absurdité. C’est une analyse stratégique totalement fausse ; quand on défend une cause, on accepte la perte d’hommes. La France a accepté que sur le pont de Vrbanja des soldats français puissent être tués. M. Mladic a compris qu’à partir du moment où nous mettions le prix en termes humain, nous irions jusqu’au bout.

Malheureusement cette idée du " zéro mort " a hanté de nombreux appareils militaires à l’époque, certainement moins les Français que les autres. Nous étions avec les Britanniques les plus allants, et même les Britanniques ont voulu quitter Gorazde quand cela commençait à devenir extrêmement délicat.

Pour le choix des généraux français, le système est toujours le même et n’a pas changé depuis longtemps. Des propositions sont faites par l’état-major au Ministre de la Défense qui ne prend pas de décision seul, il la répercute ensuite dans un accord d’ailleurs total vers le Premier ministre et le Président de la République. Une partie de ces officiers généraux a été reçue par le Président de le République ; en tout cas, je les ai tous reçus. Nous prenions, je dois le dire avec beaucoup de force devant la Mission d’information, les meilleurs de leur génération. J’ai examiné moi-même le curriculum vitae de chacun de ces officiers généraux, je les recevais, je discutais avec eux. J’ai beaucoup souffert des critiques qui ont été formulées à leur endroit. Ce sont des hommes de très grande qualité que, pour certains d’entre eux, je continue à voir.

J’ai été blessé de voir que l’on mettait en cause soit leurs compétences, soit tout simplement leur courage. Je ne connais pas d’officier général français qui soit lâche. C’est une façon un peu rapide encore une fois de tirer sur le pianiste. La responsabilité de cette crise va bien au-delà et je souhaite qu’elle porte sur la chaîne de commandement politique. Je m’inscris totalement dans cette chaîne si c’est nécessaire, comme M. Boutros-Ghali, comme M. Annan et surtout, si vous me le permettez, comme M. Akashi.

Le Président François Loncle : C’est tout à votre honneur non seulement de couvrir comme vous l’avez fait des officiers qui étaient sous vos ordres, mais aussi de les défendre. Prenons le cas du général Janvier qui a fait l’objet de critiques considérables émanant de sources très diverses, étrangères, françaises, son audition sera d’ailleurs publiée. Vous avez indiqué comment vous ressentiez ces critiques, mais je voudrais que vous expliquiez, à votre avis, pourquoi ces critiques. Quels étaient les critères précis qui vous ont conduit à le choisir ?

M. François Léotard : Je voudrais d’abord formuler un souhait qui, je crois, se réalisera. Vous avez participé à la Mission d’information sur le Rwanda, la France a reçu des critiques nombreuses provenant d’organisations non gouvernementales et de pays différents. Cette Mission sur le Rwanda, devant laquelle j’ai parlé, a fait justice de la plupart des critiques ou des accusations formulées contre la France. Je fais cette digression pour vous rappeler, comme je l’avais fait devant la Mission d’information sur le Rwanda, que je suis d’une totale fierté sur l’opération Turquoise. Nous sommes le seul pays au monde, il n’y avait pas un Américain, il n’y avait pas un Européen, à avoir envoyé plusieurs milliers de soldats à cet endroit du monde pour sauver des vies humaines.

Peut-être est-ce l’héritage du général de Gaulle, peut-être est-ce pour d’autres raisons, mais il se trouve que la France a toujours développé une pratique militaire qui était la sienne. Elle n’était pas dans l’OTAN ; à ce moment-là, on avait les premiers contacts avec l’OTAN. Elle était dans une Union européenne qui n’avait pas de logistique militaire et de politique de défense. Elle avait un appareil militaire de grande qualité et l’a toujours. Je comprends que cela ait suscité, non de la part des Britanniques qui étaient à peu près dans la même situation, mais de la part d’autres pays, une certaine forme de jalousie et des critiques. J’ignore ce qu’il faudrait penser de cette idée d’une France seule qui agissait selon ses convictions. Je le dis avec beaucoup de force, dans les discussions avec les autres Ministres de la Défense, et j’en ai eues avec M. Voorhoeve que j’ai reçu, la plupart de ces responsables politiques avaient une très grande admiration pour l’action de la France.

Pour ce qui concerne les critères de choix des officiers généraux, j’examinais les curriculum vitae, j’écoutais ce que l’on m’en disait. Je questionnais leurs pairs. Le général Janvier était notamment l’homme du succès de l’opération française de la division Daguet dans la guerre du Golfe. Je l’ai vu, je l’ai reçu. C’était un homme qui m’avait fait une impression extrêmement positive. Je n’avais pas nommé le général Morillon. Il a été nommé avant que je n’arrive, mais tout le monde sait que c’était aussi un homme de grande qualité. Le général Cot, vous l’avez entendu, avait son franc-parler. Le général de La Presle était l’un des meilleurs dans l’armée française. Je faisais confiance au chef d’état-major, l’amiral Lanxade, je regardais et je me faisais ma propre opinion. Je consultais les uns et les autres et ensuite je proposais la nomination au Premier ministre et au Président de la République.

Les critères précis sont la qualité militaire, la capacité à observer le mandat de l’ONU. Il faut dire que l’on a mis ces officiers généraux dans des situations extraordinairement difficiles et pas simplement les généraux français. Je me souviens de conversations que j’ai eues à Sarajevo avec le général Rose qui est un ancien commandant des SAS britanniques, ce n’est pas un " pacifiste ", mais un homme de guerre. Il était exaspéré par les conditions dans lesquelles on l’avait mis.

La plupart des colonels sur le terrain étaient dans des situations extraordinairement difficiles. La plupart des capitaines ou des lieutenants qui se heurtaient à un barrage sur les routes me le disaient. Je me suis fait une fois prendre à partie à Bihac par un jeune lieutenant qui m’a dit : " Monsieur le Ministre, cela ne peut plus durer. Je me fais arrêter avec mes VAB, on a cinq VAB derrière et on se trouve devant trois ivrognes avec des Kalachnikov qui disent "vous ne passerez pas, vous attendrez demain matin" ". C’était la situation sur le terrain, donc, le sang-froid était très grand.

Je rappelle qu’avec les Britanniques, nous avons été l’un des pays qui a fait le plus pour préparer ces soldats aux situations humaines dramatiques qu’ils allaient rencontrer. Il y avait à Mourmelon et dans un certain nombre de camps des simulations de Check Point. On déguisait des gens en Serbes, en Bosniaques et on les arrêtait, on les maltraitait. On leur apprenait à garder leur sang-froid, à traverser les barrages, à expliquer la mission qui était la leur. Les témoignages que l’on entendra j’imagine des ONG pourront confirmer cette attitude. Nous avons mis des soldats qui sont faits plutôt pour des opérations de force ouverte dans des situations militaires extraordinairement difficiles. J’ai l’honneur d’avoir obéi au mandat de l’ONU qui leur a été confié.

Quelquefois, nous avons dérogé à ce mandat, je ne peux pas en dire plus, quand il a fallu agir sur certains tireurs à Sarajevo et dans l’axe de la piste de l’aéroport, nous l’avons fait en dérogation avec les règles d’engagement de force que l’ONU nous imposait. Les avions que je prenais étaient régulièrement mitraillés quand on arrivait au-dessus de Sarajevo. L’avion arrivait très haut, il tombait d’un seul coup pour éviter la zone serbe. Les avions étaient troués. Le Président Mitterrand a lui-même vécu cela. Cependant nous avons réglé ce problème d’une façon un peu brutale, ce qui n’était pas totalement l’idée de M. Akashi.

M. Pierre Brana : Vous reprenez la thèse des militaires que nous avons entendus selon laquelle l’appui aérien au sol présentait un certain nombre d’inconvénients qui faisaient que l’on ne pouvait l’utiliser qu’avec beaucoup de difficultés. En revanche, les mêmes généraux reconnaissent que pour les frappes aériennes cela ne posait pas de problème compliqué, d’autant que l’on pouvait repérer des colonnes de chars serbes, et que l’on connaissait les emplacements de concentration de troupes.

Je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi en définitive, justement, ces frappes aériennes n’ont pas eu lieu de manière bien ciblée à Srebrenica car, lorsqu’elles ont eu lieu, notamment autour de Sarajevo, on a vu de suite l’arrêt de certaines offensives serbes.

Vous avez procédé à une attaque en règle contre un certain nombre de procédés onusiens, les dysfonctionnements de l’ONU, les troupes très disparates, etc. A ce moment-là, la France est-elle intervenue auprès de l’ONU pour protester, déclarer qu’il n’était pas possible de continuer à fonctionner ainsi ? Autrement dit, les critiques que vous venez d’exprimer devant nous ont-elles été exprimées auprès de l’ONU ? Quelles consignes ont été données à notre représentant au Conseil de sécurité ? Car il est frappant de constater que toutes les résolutions de l’ONU ont été votées par la France, et qu’aucune contre-proposition, du moins à ma connaissance, n’a été officiellement présentée par notre pays.

Lorsqu’il y a une intervention sur un théâtre d’opération extérieur je reste toujours quelque peu interrogatif devant la double chaîne de commandement, d’une part, la chaîne de commandement onusienne normale et, d’autre part, même si elle n’est pas officielle, mais tous les intervenants l’ont reconnu ici, la chaîne de commandement officieuse nationale. Chacun des généraux l’a bien dit, il recevait des commandements onusiens, mais aussi des directives nationales.

Il en allait de même, au point de vue des renseignements, le général Heinrich a été très clair à ce sujet. L’ONU n’a pas de services de renseignement. En définitive, ce sont les services de renseignement nationaux qui apportent les informations et ces services ne communiquent pas ou pratiquement pas entre eux. Il y a là quelque chose qui me paraît tout à fait dommageable. En tant que Ministre de la Défense, ne pensez-vous pas que cette double chaîne comporte en elle-même des dangers potentiels de lenteur, de confusion et même éventuellement d’antagonisme avec le risque de non-exécution de certaines missions lorsqu’il y a opposition entre les directives qui viennent à la fois de la chaîne onusienne et de la chaîne nationale ?

Puisqu’on évoque les procédures onusiennes, l’existence d’un Représentant spécial du Secrétaire général, dont vous avez évoqué le nom tout à l’heure et qui a posé un certain nombre de problèmes, d’un commandant des forces de paix de l’ONU à Zagreb, d’un commandant de la Force de protection des Nations unies en Bosnie-Herzégovine à Kiseljak puis à Sarajevo, n’est-ce pas un système trop lourd pour pouvoir répondre à des situations d’urgence comme à Srebrenica ? La France a-t-elle formulé des observations dans ce sens à l’ONU en disant qu’il y aurait intérêt à rationaliser, à diminuer cette complexité de commandement avec tout ce qu’elle peut comporter comme lenteur, comme indécision ?

M. François Léotard : Sur les questions purement techniques militaires, comme le Close Air Support, je m’efforce d’être prudent, je ne suis pas moi-même militaire, j’essaye d’écouter et de me faire ma propre opinion.

Le Président François Loncle : Vous êtes moins expert que M. Gilles Hertzog

M. François Léotard : Oui, j’ai été frappé de voir que beaucoup d’intellectuels s’étaient investis dans les écoles de guerre.

Pour prendre l’exemple de Srebrenica, il y a eu un moment assez rapide quand on regarde à la fois les films et le rapport de M. Kofi Annan, où il était devenu totalement impossible de faire du Close Air Support. D’ailleurs, les autorités néerlandaises ne le souhaitaient pas. Je ne pourrais pas vous dire la date exacte, mais il suffit de lire le livre de Rohde ou de regarder le film de Hertzog pour s’apercevoir qu’à un moment donné l’imbrication des forces plus la prise d’otages par les Serbes était telle qu’il était extrêmement difficile de frapper un char. Il fallait des guideurs au sol, il y a eu des Britanniques, ils ont une espèce d’engin qui permet d’illuminer la cible et de communiquer avec le pilote, donc, le missile tiré par le pilote est guidé par cette illumination. D’autant plus que, si vous vous souvenez du déroulement des opérations, assez rapidement, les guideurs au sol ont été obligés de partir, ils ont été repérés et ils ont craint pour leur vie. C’est une fonction très délicate. Je ne veux pas me substituer aux militaires, mais cette difficulté existait.

En revanche, dans votre question, il y a une remarque que je crois assez juste : pourquoi n’a-t-on pas fait des frappes aériennes plus massives, d’autant plus que deux éléments permettaient de le faire ? Je rappelle qu’à la veille de l’ultimatum que nous avions lancé sur Sarajevo, j’ai été invité par Mme Sinclair à 7 sur 7. J’ai présenté au public français avec les autorisations du Président Mitterrand et de M. Balladur les photos que nous avions des sites de regroupement d’armes lourdes pour montrer à l’opinion française que nous allions frapper et pour faire passer aussi le message aux Serbes que nous étions parfaitement en mesure de connaître les objectifs sur lesquels nous devions taper.

Pourquoi n’ont-elles pas suffisamment été utilisées ? Il faut savoir que, pendant que nous proférions ces menaces, il y avait en même temps des tractations. La plupart des ultimatums, si vous vous en souvenez, comportaient une date et on disait : " Si vous n’avez pas fait cela à telle date, nous frapperons ". Généralement, au dernier moment, à la date voulue, il y avait un début de réalisation. Les officiers sur le terrain disaient : " Attendez, c’est en train de se faire ". Je pense notamment au premier ultimatum sur Sarajevo après le massacre du marché de Markale. Il y avait eu un début de regroupement mais il n’était pas total. On savait qu’il y avait encore des armes, mais les officiers sur le terrain nous disaient : " Ne frappez pas tout de suite puisqu’ils sont en train de le faire ".

Nous avons frappé quand même à certains moments, autour de Bihac, bien sûr un peu tardivement, c’est vrai, à partir de 1995 massivement. Quand cela a été réalisé, ce n’est pas cela qui a été l’ultima ratio de la victoire militaire mais les canons de 155, les mortiers lourds sur le mont Igman.

N’étant pas plus fantassin que marin ou aviateur, je veux dire que l’on ne gagne ce genre de crise que sur le terrain. La configuration géographique - vallées profondes, brouillards fréquents, dissimulation des forces et imbrication souvent - faisait qu’il était très difficile de frapper fréquemment. Probablement avons-nous trop tardé.

Je rappelle qu’il y avait deux thèses qui s’affrontaient, celle des Américains qui était effectivement très simple : " Il faut lever l’embargo sur les armes pour les Bosniaques et frapper beaucoup et rapidement ", et celle de tous les Européens et de tous ceux qui étaient au sol, qui disaient : " Attention, nous avons des soldats au sol. Dès que vous frappez, il y a des conséquences sur nos forces ". C’était un dialogue constant, y compris avec le Président Mitterrand. Il se trouve qu’un jour - j’étais avec M. Alain Juppé - il nous a fait entendre, en appuyant sur un bouton, une conversation qu’il avait avec Clinton. Ils ont discuté en disant : " Je vous rappelle, Cher Bill, que nous avons des soldats au sol et que vous n’en avez pas ". C’est ce que nous disions régulièrement aux Américains : " Nous avons des gens au sol, vous n’en avez pas ". Tous les autres Européens disaient la même chose. Il y avait vraiment un clivage entre ces deux protagonistes. Je me souviens très bien des sites que nous avions à bombarder, de la détermination des pilotes. Je vous rappelle que nous avons perdu des gens qui ont été torturés, tabassés lorsqu’ils ont été au sol. Nous avons utilisé les frappes aériennes quand il fallait le faire.

Sur le déroulement de la crise de Srebrenica, je n’ai plus en tête la date exacte à partir de laquelle les officiers au sol ont dit que ce n’était plus possible, mais on doit le retrouver dans les ouvrages. Toute cette interaction entre le colonel Karremans, l’état-major de Sarajevo, le général néerlandais Nicolai, puis enfin le général Janvier, devra être reconstituée par la Mission d’information minute par minute car nous n’avons rien à cacher, j’en suis convaincu comme le général Janvier lui-même. M. Hertzog dit à un moment : " Le général Janvier est sorti pour téléphoner ". Vous le demanderez au général Gobilliard. Il est sorti pour téléphoner au général Gobilliard qui était le plus proche du lieu même du terrain où allait se passer l’action. Il y a toute une série de demandes de ce genre que l’on peut présenter aux autorités locales.

J’ai dit des choses désagréables sur les contingents de l’ONU. Plusieurs pays ont proposé à l’ONU des contingents. C’est M. Boutros-Ghali lui-même qui me le racontait. Ils arrivaient sans armes, sans rien, quelquefois sans uniformes. Je ne cite pas les noms des pays pour ne pas que ce soit offensant, mais certains étaient des pays extrêmement pauvres et leur armée était insignifiante. Il y avait effectivement beaucoup de corruption notamment dans un certain contingent de pays issus de l’ancienne Union soviétique, ou des pays du tiers-monde. Il y a beaucoup d’alcoolisme et des situations extravagantes sur le terrain.

Vous avez demandé : " Etes-vous intervenu ? ". Chaque semaine, il y avait cette réunion à Matignon où Alain Juppé et moi-même, et le Premier ministre, Edouard Balladur, qui est plutôt un homme allant, pas du tout un " pacifiste ", nous étions extrêmement indignés du traitement réservé à nos soldats. Il se trouve que quelquefois c’était l’état-major lui-même qui calmait les politiques en disant : " C’est moins grave que vous ne le dites ". Il est vrai que c’était difficile de savoir exactement les choses, mais à chaque fois que je me rendais sur le terrain, je voyais des jeunes officiers, encore une fois des grades très modestes, me dire : " C’est scandaleux, arrêtez cette situation ".

J’ai reçu plusieurs fois M. Boutros-Ghali à l’hôtel de Brienne. Je suis allé à New York. J’ai dit à M. Kofi Annan que cela ne pouvait pas durer. Nous avons réellement envisagé l’évacuation des forces. Il y a eu un plan très lourd qui suscitait de fortes participations étrangères, notamment américaine, de l’ordre de 60 000 hommes, pour faire sortir les forces de cette situation infernale dans laquelle elles étaient. Les légionnaires qui étaient basés sur l’aéroport de Sarajevo avaient commencé à baptiser les collines Dominique, Béatrice, comme à Diên Biên Phu car il faut bien se rappeler ce qu’étaient l’aéroport et la ville de Sarajevo ; c’est une ville encaissée entourée de collines. Les légionnaires avec l’humour qui est celui de leur arme évoquaient des précédents qu’ils avaient bien connus. On envisageait des opérations de force pour les sortir. Je me souviens très bien des plans à force ouverte extraordinairement compliqués comprenant des moyens lourds, chars lourds, hélicoptères de combat, artillerie, que nous n’avions pas du tout sur le terrain.

Vous avez souligné que les résolutions de l’ONU avaient été votées par la France, c’est exact mais n’oubliez pas que la Russie avait un droit de veto et que, sans cesse, le Président Eltsine et la diplomatie russe se sont alignés sur M. Milosevic. Donc, un peu comme l’avait fait l’administration Bush pour la guerre du Golfe, il fallait obtenir l’aval de la Russie et de la Chine, et cela supposait un compromis. Boris Eltsine a toujours soutenu Milosevic jusqu’à la fin. Nous avions au Conseil de sécurité des positions qu’il fallait résoudre par des compromis.

Sur la double chaîne de commandement, j’allais dire la triple chaîne de commandement. Il y avait la chaîne ONU, la chaîne OTAN et vous avez, non pas malicieusement, mais justement souligné une chaîne officieuse nationale. Pourquoi ? Nous avons toujours maintenu l’hypothèse, à partir des porte-avions, des TCD (Transports de chalands de débarquement), d’une extraction de nos forces si les situations étaient trop difficiles ou d’un secours rapide apporté à certains postes isolés. Nous avions toujours maintenu, sur les porte-avions notamment -à un moment ils étaient deux, mais le plus souvent un seul- ou sur les TCD, des commandos de marine qui étaient destinés, avec des missions précises, à éventuellement extraire nos hommes sans aucune espèce de référence à l’ONU. J’assume cela. Je suis convaincu qu’il fallait le faire.

Pour ce qui concernait la chaîne de commandement de l’ONU, le politique l’emportait toujours sur le militaire. C’est la tradition culturelle de l’ONU et de la Charte d’une certaine manière.

Pour l’OTAN, le poids des généraux américains était toujours très fort. Vous vous souvenez que la France après cette crise a demandé le commandement Sud de l’OTAN, qui est un commandement américain ayant servi pendant la crise de Yougoslavie. La chaîne officieuse nationale était totalement nationale, mais je suis à peu près certain que les Britanniques avaient la même, pour les autres je ne sais pas. Il n’y avait pas de renseignements ONU, je crois que le général Heinrich l’a dit très justement. Le général Heinrich était un homme très compétent qui parlait le serbo-croate et qui était perçu dans l’état-major comme l’un des meilleurs spécialistes de la question serbe et des Balkans. Comme auprès de M. Juppé il y avait M. Fournier qui était un géographe extrêmement précieux pour le ministère des Affaires étrangères. Nous avions des renseignements nationaux.

Je suis allé plusieurs fois voir le patron de la CIA à Washington pour évoquer les échanges de renseignements dont nous avions besoin. Je ne vous cache pas que nous n’avons pas toujours rencontré une collaboration très grande de la part des services américains qui, eux, avaient des satellites. Je rappelle que nous avions surtout des photos d’avion. Les Britanniques avaient cette qualité - nous l’avons fait un peu, mais peut-être moins qu’eux - d’introduire dans chacune des unités des officiers de renseignement systématiquement. Ils disposaient d’une moisson d’informations qui étaient assez utiles.

Mes informations provenaient de l’état-major des armées, un peu de la DGSE, c’était surtout sur les trafics d’armes, sur les influences étrangères, et de la Direction du renseignement militaire qui passait par le filtre de l’état-major et de l’amiral Lanxade. J’avais tous les jours des éléments d’information que j’essayais de répercuter auprès de l’ONU et bien sûr d’Alain Juppé. Il se trouvait que, dans la hiérarchie gouvernementale - c’est un peu bête comme réflexion - j’étais avant Alain Juppé, mais la vérité est que le Ministre de la Défense est sous l’autorité dans des circonstances de ce genre du Ministre des Affaires étrangères, et je l’acceptais bien entendu tout à fait naturellement.

S’agissant de l’ONU, je confirme que le Représentant spécial du Secrétaire général a joué un rôle décisif dans le non-emploi de la force aérienne. C’était sa culture. Je l’avais rencontré au Cambodge auparavant. C’était un homme parfaitement courtois qui n’était ouvert ni aux techniques, ni aux comportements militaires, c’est le moins que l’on puisse dire. Bien entendu, le système était trop lourd. Je ne sais pas si vous vous souvenez d’une réflexion d’un général qui disait : " Depuis que j’ai eu à affronter une coalition, j’ai moins de respect pour Napoléon ". C’est assez juste, c’est-à-dire que nous étions dans du multinational qui aggravé par le mécanisme énorme en apparence et très modeste en fait pour ce qui concerne la direction des opérations militaires n’a pas vraiment fonctionné.

Dans le rapport Brahimi, figure toute une série de propositions consistant à renforcer le rôle de la Direction des opérations de maintien de la paix aujourd’hui tenue par un diplomate français, M. Guéhenno. Cette direction a souffert de carences terribles, il y avait très peu de fonctionnaires de l’ONU dans ce service et très peu d’informations. Tout remontait à M. Boutros-Ghali. On a calculé le nombre d’heures qu’il fallait aux demandes du colonel sur place, passant par Sarajevo, puis par Zagreb, puis par M. Akashi, pour arriver jusqu’à New York. Il n’y a pas un militaire qui peut travailler dans ces conditions-là. Vous avez raison de dire que cette double chaîne a été totalement inefficace car ce sont plusieurs heures. Il fallait encore que M. Boutros-Ghali ne soit pas dans un avion. C’est une situation qu’il ne faut pas renouveler, c’est clair. La conséquence que nous devons en tirer est que ce système ne fonctionne pas en termes militaires.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je voulais revenir sur la notion d’agresseur et d’agressé. Pour vous, cela semble évident, mais pour beaucoup d’autres représentants français, cela l’était semble-t-il beaucoup moins. Je voulais avoir votre point de vue là-dessus, sur l’attitude à la fois de l’état-major des armées françaises et des politiques eux-mêmes pendant toute cette période sur cette perception d’un agresseur ou d’un agressé ou du souci de temporiser entre deux belligérants.

Par ailleurs, le général Morillon, ce qui peut paraître paradoxal avec son initiative à Srebrenica, ne parle ni d’agresseur ni d’agressé. Il assume totalement. Il n’était pas semble-t-il un cas isolé. J’aurais aimé avoir votre sentiment là-dessus.

Vous prenez vos fonctions au moment où le général Morillon initie quelque part cette politique de zones de sécurité notamment sur Srebrenica. Quelle est la façon dont vous traitez ce sujet à ce moment-là ? Quelle a été la réaction des politiques français, des militaires français ? Comment avez-vous eu à gérer cette affaire-là ? Quel est votre sentiment sur la politique des zones de sécurité ? Par la suite, quelle a été la position française concernant les zones de sécurité ou les enclaves ? Quel était leur avenir dans les plans Vance-Owen et Juppé-Kinkel notamment ? Il a été question un moment de les évacuer, est-ce exact ? Quel sont votre sentiment et votre expérience sur ce sujet ?

Je me rappelle aussi les propos de M. Levitte qui a parlé de bruits de fond concernant les événements de Srebrenica voulant par là souligner l’importance, la priorité en quelque sorte, qui était accordée par la France à Sarajevo. Vous-même, vous en avez parlé. Quel est votre sentiment là-dessus ?

Au moment de la prise d’otages et des négociations, jusqu’au 11 mai 1995, quel a été votre degré d’information ? Y avait-il discussion au sujet de négociations ? Quelle était la position de l’exécutif français ?

Après le 11 mai, vous quittez vos fonctions. Avez-vous, je pose une question beaucoup plus personnelle, suivi ce dossier de la Bosnie, Srebrenica de façon rapprochée ? Aviez-vous des contacts réguliers ? Quel a été votre degré d’information là-dessus, notamment au moment des derniers événements en juillet 1995 ? Qu’est-ce qui explique selon vous une certaine forme d’attentisme ? Dans la mesure où le général Janvier était français, certains ont pensé qu’il obéissait aussi à des ordres ou des injonctions ou des sentiments venant de l’exécutif français, du moins c’est ce qui a été reproché au général Janvier. Quel est votre avis sur ce point ? Y avait-il des alternatives possibles. Le général Quesnot a évoqué des plans possibles ? Pourquoi n’ont-ils pas été mis en _uvre ? Que savez-vous de cette période du mois de juillet 1995 ?

Le Président François Loncle : Je voulais également poser cette question de la transmission du pouvoir au moment du changement de Gouvernement correspondant à l’élection du Président Chirac. Les cas sont très variables, j’en ai vécu quelques-uns au fil des ans. Il y a parfois coupure totale et parfois continuité, y compris dans la consultation des responsables. Nous entendrons bien entendu votre successeur, Charles Millon, après les élections municipales.

Je voudrais savoir aussi si le Président Chirac vous a consulté après votre départ et après son élection à l’Elysée et si le Ministre Charles Millon a fait de même, c’était votre successeur.

M. François Léotard : Les notions d’agresseur/agressé sont au c_ur de cette tragédie. J’ai la certitude que c’est l’ultranationalisme serbe, appuyé à certains moments sur l’ultranationalisme croate, qui a dévasté cette région. Nous nous sommes trouvés devant une culture intégriste et religieuse pour certains, culture fascisante pour d’autres, c’est le cas de M. Tudjman, les deux se conjuguant parfois contre les Bosniaques Musulmans.

Il est difficile d’aller au bout du raisonnement de l’agresseur serbe. Quelques-uns de nos hommes ont été abattus par des tireurs bosniaques -et cela a été le cas du seul mort néerlandais à Srebrenica- pour des raisons que l’on peut ne pas comprendre, mais qu’il faut expliquer, à savoir : le désespoir terrible de gens à qui l’on dit que l’on va les protéger - c’était la déclaration du général Morillon - et qui voient des soldats avec des véhicules blindés, même légers, des mitrailleuses, des obus et des matériels anti-chars, non pas fuir, mais quitter le terrain et les laisser face à l’adversaire alors qu’on les avait désarmés. Je ne veux pas justifier le meurtre du soldat néerlandais, mais dire simplement qu’il faut imaginer ce que sont des civils ayant perdu leur commandement. Naser Oric était parti, les soldats de la communauté internationale les laissent seuls, sans armes pratiquement, sans armes lourdes puisqu’elles avaient été confisquées, face à leurs agresseurs traditionnels depuis six siècles. J’ai rencontré ce désespoir-là à Sarajevo, notamment dans les conversations avec M. Izetbegovic qui disait : " Nous sommes massacrés et vous ne faites rien ".

Le prolongement de votre question est de savoir si l’état-major français était pro-Serbe. J’ai entendu cette critique ou cette remarque ou cette réflexion. Je ne crois pas. Il y avait bien sûr certainement des officiers qui avaient telle ou telle sympathie. Généralement d’ailleurs, quand ils revenaient du terrain, c’était moins le cas.

La seule raison pour laquelle ils considéraient l’armée serbe comme un véritable interlocuteur, c’est qu’il s’agissait d’une armée structurée, d’une vraie armée, avec un vrai système hiérarchique, ce qui n’était pas le cas de l’armée bosniaque qui était une armée toute jeune et avec des gens - ce n’est pas offensant - dépenaillés, qui étaient sortis du terrain et qui défendaient leur peau.

Le Président François Loncle : L’armée serbe a donc été peut-être surestimée, d’ailleurs, les Américains avaient surestimé l’armée irakienne.

M. François Léotard : C’est exact, comme l’avait été celle de Saddam Hussein, à un certain moment, j’ai entendu des chiffres, quatrième ou cinquième armée du monde.

Le Président François Loncle : D’où vient cette erreur d’analyse ?

M. François Léotard : Elle est liée à Tito et au fait que cette armée avait résisté à Staline. La Serbie - et les forces de l’OTAN ont vécu cela au Kosovo - est un gruyère, c’est truffé de galeries souterraines, des avions décollent de sous la terre. Il y a des bunkers partout. Ce pays s’est protégé contre une pression militaire stalinienne et a effectivement une armée de grande qualité, habituée aux combats depuis déjà plusieurs années, très hiérarchisée, très sanguinaire ; pour certains d’entre eux, encore une fois poursuivant une guerre qui a six siècles d’existence. Les violences étaient bien partagées dans les trois camps croates, serbes et bosniaques, mais à la différence des autres, les bosniaques défendaient un territoire qui était le leur, pays reconnu par l’ONU, envahi, meurtri, dépecé.

Le sentiment de beaucoup de militaires français, mais je ne vous cache pas que c’était le mien, était que nous étions là pour les protéger contre des agressions venant des Serbes. Les bombardements de Sarajevo ont duré pendant trois ans et demi de siège. C’étaient des bombardements d’une violence incroyable. Nous avons vécu les tirs sur enfants. Des gens venaient spécialement pour tirer sur des enfants, des jeunes filles, des passants. Le général Gobilliard vous le racontera, on nous a tiré dessus à plusieurs reprises. C’était une espèce de support militaire affreux. Il y avait là un agresseur et un agressé, on ne fait pas le siège d’une ville que l’on veut conquérir sans être un agresseur. Je rappelle encore une fois que la France a permis que Sarajevo ne soit pas investie et ne tombe pas comme Srebrenica, Gorazde ou Zepa.

Sur la politique des zones de sécurité, il faut bien voir que mettre un soldat avec un casque bleu, peindre son véhicule en blanc, mettre en très grosses lettres NU, faire en sorte qu’il soit vu pour qu’il puisse voir, c’est déjà entrer dans un processus qui n’est pas un processus militaire à proprement parler. C’est un processus d’observation. Or, c’étaient les consignes qui étaient données. Vous observez, vous rendez compte, vous vous interposez, mais le postulat de l’accord des parties n’a jamais été respecté. De temps en temps, il y avait des trêves, mais il n’a jamais été respecté.

On aurait pu probablement mesurer ce que signifiait le départ de Naser Oric de la zone de Srebrenica, mais il restait quand même plusieurs centaines, si ce n’est de milliers de soldats bosniaques peu armés, qui étaient encore sur place. On aurait pu deviner peut-être que c’était une espèce de volonté ou en tout cas d’acquiescement du Gouvernement de Sarajevo à l’idée de ne pas arriver à tenir et l’essentiel, comme pour nous d’ailleurs, c’est Sarajevo. Cette idée n’est pas exclue, je ne dis pas de sacrifier des humains, mais de ne pas arriver militairement à tenir ces enclaves. C’est ce qu’ont pensé les Britanniques à plusieurs reprises pour Gorazde. C’est ce que nous disaient les Ukrainiens et la plupart des contingents : " Nous ne pouvons pas tenir militairement ". Les limites de ces enclaves n’étaient souvent pas fixées dans les résolutions. Les moyens matériels étaient faibles, légers ; les moyens humains l’étaient encore plus : 400 Hollandais à Srebrenica, souvent c’était moins. A un moment, je crois que c’était à Gorazde, il y avait 8 personnes, des observateurs de l’ONU. Il faut bien voir que c’était du blanc et du bleu et non du kaki.

Oui, il a été envisagé d’évacuer les enclaves. Plusieurs pays ont dit qu’ils ne pouvaient pas les tenir. Les Britanniques l’ont dit et avaient vraiment l’intention de quitter Gorazde. C’était très difficile. Je me souviens que nous avons essayé de récupérer l’aéroport de Tuzla pour livrer de l’humanitaire, mais c’était très difficile car il fallait beaucoup d’hommes.

Je conteste la réflexion de M. Gilles Hertzog qui est une totale contrevérité : " L’attaque de la ville proprement dite [Srebrenica] (...) Les soldats serbes étaient au nombre de 1 500 à 1 800 (...) La FORPRONU comprenait, elle, entre 30 000 et 35 000 hommes ". C’est une mystification. Si les 30 000 ou 35 000 hommes étaient partis de là où ils étaient, c’était la guerre générale sur l’ensemble de la Yougoslavie. C’est complètement irréaliste de penser que ces 30 000 ou 35 000 hommes allaient venir, même une partie d’entre eux, sur Srebrenica. Un peu plus loin, il déclare : " En septembre 1995, deux mois plus tard, l’OTAN, sans disposer de plus d’avions et d’hommes, [ce qui est totalement faux] parviendra à amener les Serbes à la raison, sur tout le territoire de la Bosnie ".

Il a fallu amener trois brigades avec des difficultés avec la Croatie. Il a fallu amener des canons lourds, des mortiers lourds, des chars lourds pour effectuer cela. Il dit que l’on n’a pas fait deux mois plus tôt ce que l’on pouvait faire deux mois plus tard. Ce n’est pas vrai. Entre-temps il y a eu la FRR, la Force de réaction rapide, qui était une arme lourde que nous n’avions pas sur le terrain. On a commis beaucoup d’inexactitudes sur ces questions-là. On ne peut pas mettre un blindé léger face à un char lourd, ce n’est pas vrai, cela paraît évident, et des gens avec des mitraillettes face à des gens qui ont des canons. Cela ne fonctionne pas. La priorité de la France, je ne le cache pas, en tout cas les consignes que j’avais du Président de la République et du Premier ministre, était Sarajevo et Bihac, c’est-à-dire les soldats français. Je pense que là, on a fait ce qu’il fallait.

Sur les prises d’otages, je ne peux pas tout dire ; nous avons eu un cas de civils d’ONG qui ont été pris en otages à Sarajevo, à proximité de l’aéroport. Il y avait deux attitudes que nous avons examinées : une action de force que j’ai examinée moi-même dans mon bureau avec les militaires concernés ou une négociation. Nous avons négocié et nous avons obtenu la libération de ces otages. Bien sûr, on ne peut pas donner les détails de ce genre de situation car cela peut se reproduire. Le degré d’information était très grand, on savait exactement ce qui se passait. J’avais le plan des endroits où étaient retenus ces personnes. Il a fallu négocier et on a négocié avec les preneurs d’otages car je ne vois pas comment on aurait pu faire autrement, sauf à envisager une action de force que l’on avait planifiée, mais qui, malheureusement, portait atteinte à la vie de ces mêmes otages et que n’auraient pas supportée ni les familles, ni l’organisation lyonnaise concernée.

Après le 11 mai, je m’excuse de le dire car c’est un peu personnel, il se trouve que, juste après ces événements et ce n’est pas sans lien avec eux, j’ai subi une opération très lourde. Je me suis retrouvé à l’hôpital pour une opération cardiaque lourde. Donc, je n’ai pas suivi véritablement les choses juste après mon mandat. C’est arrivé quelques jours après la transmission des pouvoirs à Charles Millon.

Pour ce qui concerne les alternatives possibles sur Srebrenica, j’ai entendu ce qu’a dit le général Quesnot. Une opération purement française sur Srebrenica supposait d’abord des armements dont je ne suis pas sûr qu’ils auraient été facilement et rapidement sur le terrain, c’est-à-dire des hélicoptères lourds. On pouvait envisager une opération de parachutage. Quand on dit 80 ou 100 morts, je ne sais pas, je sais simplement que l’on perdait beaucoup de monde. C’est très difficile puisque c’est une vallée, ce ne sont que des pentes. On pouvait l’envisager, mais j’ai le souvenir du Rwanda et d’autres situations. J’ai téléphoné à tous les Ministres européens pour demander s’ils avaient des hommes à nous proposer. La réponse était toujours non. Il n’y avait que nous qui donnions des hommes.

Chaque fois que je voyais M. Boutros-Ghali, il me demandait des soldats. Chaque fois j’essayais de les trouver avec l’état-major. On est arrivé jusqu’à 10 000. En même temps, je vous rappelle que l’on a eu le Rwanda, avec plusieurs milliers de soldats français au plein c_ur de l’Afrique. Donc, c’était très difficile. L’idée d’une alternative militaire n’aurait pu être qu’épaulée, soutenue par les Américains. Et je rappelle la conversation entre le Président Mitterrand et le Président Clinton qui ne voulait pas en entendre parler. Le Président Clinton avait un regard sur le Président Chirac assez consterné. Il considérait que c’était un foudre de guerre et qu’il ne fallait pas suivre ses conseils. Le Président Chirac a été extrêmement courageux dans toute cette affaire car il voulait réparer l’honneur blessé des soldats de la FORPRONU.

Monsieur le Président, vous avez demandé si, au changement de Gouvernement, il y a eu transmission du savoir, oui. J’ai reçu de M. Bérégovoy, puisqu’il était Premier ministre en charge de la Défense, un certain nombre d’indications, d’informations sur la crise, sur des problèmes majeurs de la Défense française. J’ai bien sûr transmis à M. Millon, quand il est venu dans mon bureau au lendemain de l’élection présidentielle, tout ce que j’avais en ma possession. De toute façon, les militaires sont restés les mêmes. Le chef de l’état-major n’a pas été changé et le chef de mon cabinet militaire est demeuré pendant assez longtemps le même. Puis il est devenu chef d’état-major de l’armée de Terre. Les militaires ont donc assuré la continuité de façon très forte et je peux vous affirmer que la tradition française est vraiment celle du respect total des institutions.

Après ce séjour malheureux à l’hôpital, je me suis effectivement entretenu avec le chef de l’Etat sur deux sujets importants qui étaient des questions nucléaires, et j’ai transmis également les choses à M. Charles Millon. Je n’en dirai pas plus. Sur la Yougoslavie, bien sûr, le Président de la République voulait connaître mon analyse et je la lui ai donnée, elle était effectivement très alarmante.

Le Président François Loncle : Votre audition sera très précieuse pour le rapport et je me félicite d’avoir tenu bon quant à votre nomination comme co-Rapporteur, mais c’est une autre histoire, que je vous remercie d’avoir rappelée au début de votre intervention.


Source : Assemblée nationale (France)