(Jeudi 22 février 2001)

Présidence de M. René André, Vice-président

Le Président René André : Merci, Mon Général. Soyez le bienvenu au sein de notre Mission d’information.

Le général Bertrand de La Presle, après avoir commandé la Force d’action rapide, a commandé les forces de la paix des Nations unies en ex-Yougoslavie de mars 1994 à février 1995. Il a été ensuite conseiller du Gouvernement pour les questions de défense et, à ce titre et en liaison avec cette charge, chargé de mission concernant les otages français.

Il a été également conseiller auprès de Carl Bildt, Représentant spécial de l’Union européenne pour l’ex-Yougoslavie, de telle sorte que l’on peut dire qu’il a suivi le conflit de Bosnie de 1994 à 1996.

Mon Général, si vous en êtes d’accord, nous pourrions procéder de la façon suivante, comme nous procédons d’ailleurs avec l’ensemble des personnes que nous entendons. Vous pourriez faire un exposé liminaire. Ensuite, les collègues qui sont ici présents vous poseront un certain de nombre de questions. Si vous souhaitiez intervenir par la suite pour conclure d’une manière un peu plus large et faire connaître votre point de vue, nous n’y verrions bien entendu que des avantages.

Général Bertrand de La Presle : Monsieur le Ministre, Mesdames, Messieurs les Députés, Mesdames et Messieurs, si vous le permettez, j’aimerais, en préambule à ma déclaration liminaire, exprimer une pensée pour tous les morts de la guerre de Bosnie à quelque communauté et à quelque organisation qu’ils appartiennent. J’ai notamment une intention particulière pour les victimes du drame de Srebrenica, mais aussi pour tous les soldats des Nations unies engagés dans la Force de protection des Nations unies, la FORPRONU, et morts ou blessés au service de la paix. J’ai également une pensée pour leurs familles.

Il est bien sûr possible de compter les pertes civiles que la FORPRONU n’a pas su éviter ou les obus qui sont tombés sur les zones qu’elle devait protéger. Il n’est par contre pas possible d’évaluer précisément les milliers de Bosniaques qu’ils soient Musulmans, Croates ou Serbes à qui ces soldats de la FORPRONU ont sauvé la vie en escortant l’aide humanitaire vers les plus démunis au péril de leur vie, en assumant le respect provisoire d’un fragile cessez-le-feu chèrement acquis. Comment compter les obus qui sans eux se seraient abattus sur d’innocentes populations ?

Je souhaite donc commencer par rendre hommage à ces soldats de la paix. Que leurs familles soient assurées de ma respectueuse considération, celle-là même que mes fonctions actuelles m’amènent à manifester quotidiennement aux grands blessés de guerre meurtris au service des armes de la France qu’abrite l’Hôtel national des Invalides dont j’ai l’honneur d’être le gouverneur depuis maintenant un peu plus de quatre ans.

Après ce préambule auquel je tenais particulièrement, et avant de répondre à vos questions, dans la limite de mes souvenirs, à défaut d’archives personnelles que je n’ai jamais constituées, je voudrais seulement évoquer quelques observations, observations que m’ont suggérées à la fois l’expérience à laquelle il vient d’être fait référence, mais aussi les témoignages publics - évidemment, ceux qui ont été prononcés à huis clos, je n’y ferai pas référence et pour cause - que votre Mission d’information a entendus.

Auparavant, je précise, comme cela vient d’être fait, que mon implication dans ces événements des Balkans s’est répartie pour l’essentiel en deux périodes. Une première période où j’étais le commandant en chef de la Force de protection des Nations unies, installée à Zagreb de mars 1994 à février 1995 sous l’autorité de M. Akashi. J’ai succédé au général Cot dont je présume qu’il vous a précisé les conditions dans lesquelles il a quitté son commandement le 10 mars 1994. J’ai moi-même cédé mon commandement au général Janvier le 1er mars 1995, quatre mois et demi avant le drame alors imprévisible de Srebrenica.

Ensuite, j’ai eu l’occasion de retourner en ex-Yougoslavie, notamment dans la fonction de conseiller militaire de Carl Bildt, de la fin juin 1995 à décembre 1996, fonction que le Président de la République tout récemment élu à l’époque m’avait demandé d’assumer à la suite d’une observation que j’avais été amené à lui présenter.

A la tête de la FORPRONU d’abord, j’ai connu, pour synthétiser, deux types de situation forte.

D’abord, bien sûr des crises. La première crise est celle de Gorazde d’avril 1994 dont vous avez déjà été entretenus. Je souligne qu’à l’occasion de cette crise de Gorazde, c’est la première fois que l’arme aérienne de l’OTAN a été effectivement utilisée, avec des résultats d’ailleurs tout à fait mitigés. J’ai ensuite utilisé l’arme aérienne de l’OTAN avec des résultats comparables, notamment en septembre 1994 en Bosnie, en novembre 1994 en Bosnie également, mais aussi sur le territoire de la Croatie, l’aérodrome d’Udbina précisément qui se trouvait dans la République serbe autoproclamée des Krajina de l’époque.

En dehors de ces crises, j’ai vécu surtout de très longues périodes de négociations qui ont été suivies de la mise en _uvre de quelques cessez-le-feu aussi bien en Croatie qu’en Bosnie.

Ces cessez-le-feu ont été durement acquis et ils n’ont malheureusement pas tenu très longtemps. On a pu s’en gausser, mais c’est notamment parce qu’ils n’ont pas été assez rapidement suivis des mesures diplomatiques, économiques et politiques que ces cessez-le-feu n’ont pas produit les effets escomptés et que le silence des armes obtenu par la FORPRONU n’a pas permis la mise en place progressive de ces mesures.

Ces cessez-le-feu ont toutefois permis que la période de mon commandement se soit globalement traduite par une extrêmement relative, mais relative par rapport à ce qui s’est passé avant et après, pause dans les violences en Croatie et en Bosnie. Par rapport à l’évolution des années 91 à 93, année 93 que je fais artificiellement se terminer au moment du premier massacre de Markale et de l’ultimatum de l’OTAN du début 1994 puisque j’étais encore à la tête de la Force d’action rapide à l’époque.

Et puis, violence qui s’est développée au cours de l’année 1995, du printemps jusqu’à l’été, en amont de l’opération Deliberate Force et des accords de Dayton.

J’ai ensuite eu à connaître de ce théâtre au côté de Carl Bildt et j’ai vécu notamment avec lui la période qui a précédé Dayton, puis les trois semaines de la négociation à laquelle j’ai participé sur cette base aérienne américaine et, enfin, la première année de la mise en _uvre des accords de Bosnie sous l’égide conjointe de l’OTAN et du Haut Représentant de la communauté internationale pour la mise en _uvre de ces accords de paix de Paris, mission qu’après certaines hésitations bien compréhensibles Carl Bildt avait fini par accepter à Dayton.

J’en arrive maintenant aux quelques observations que me suggère l’expérience de ces quelque trente mois passés sur ce théâtre. Je les évoquerai en essayant de ne pas répéter ce que vous avez déjà entendu à l’occasion des témoignages qui vous ont été présentés dans le cadre de vos préoccupations relatives au massacre de Srebrenica.

Pour faire le plus court possible, je ne ferai que résumer quelques faits ou quelques idées en imaginant qu’ils pourront susciter des questions auxquelles je m’efforcerai de répondre par la suite.

S’agissant d’abord de Srebrenica, des massacres de juillet 1995, deux points seulement.

Premier point, peu avant de passer mes consignes au général Janvier et de quitter le théâtre le 1er mars 1995, je me suis rendu fin février à Srebrenica en hélicoptère. Nous nous sommes posés dans la neige et j’ai été accueilli par le commandant néerlandais de cette zone. Il m’a annoncé que le commandant militaire bosniaque était à son PC et voulait absolument me voir, au PC du colonel Karremans et non à celui de Naser Oric.

Au cours de l’entretien qui a suivi, le commandant Naser Oric m’a fait part avec des accents tout à fait dramatiques de son sentiment d’être abandonné par ses autorités de Sarajevo et par le Président Izetbegovic soi-même qu’il a cité à plusieurs reprises.

Il craignait à l’évidence que la zone dont il était militairement responsable ne fasse l’objet de décisions auxquelles il n’aurait pas été associé.

Deuxième et dernier point, directement lié au drame de Srebrenica, j’ai toujours été très étonné d’entendre bien souvent citer le nom du général Bernard Janvier alors que le général qui commandait à cette époque en Bosnie-Herzégovine n’est que rarement évoqué.

Rappelons que le général Janvier, comme moi d’ailleurs avant lui, commandait depuis son poste de commandement de Zagreb en Croatie l’ensemble de la Force de protection des Nations unies qui, à l’époque, était répartie entre quatre commandements territoriaux dont nous avions la charge : la Croatie, et ce n’était pas un problème simple, la Bosnie, la Serbie et la Macédoine.

Chacun de ces quatre commandements était sous les ordres d’un officier général de la FORPRONU.

Si le général Janvier a été amené à s’impliquer début juillet 1995 très directement dans l’affaire de Srebrenica, c’est parce que le patron de la Bosnie-Herzégovine était alors depuis le 1er juillet en permission. Qu’il l’ait été lors du déclenchement des opérations est d’ailleurs probablement une preuve que ce drame n’était pas prévisible, au moins à cette échéance, et je ne crois pas que l’on puisse présenter d’autre interprétation de cette permission dans les îles croates du général Rupert Smith.

Je voudrais maintenant aborder des thèmes qui peuvent ne paraître liés à Srebrenica qu’au deuxième ou au troisième degré, mais qu’il me semble important d’avoir en tête pour évoquer ce drame. Or, ces thèmes, dont plusieurs ont déjà été évoqués devant vous, ne m’ont pas toujours paru assez éclairés par les témoins que vous avez entendus, et des idées qui me semblent contestables ont notamment étaient présentées.

J’aborderai ce thème en suivant la trilogie chère aux militaires : un chef, une mission, des moyens.

Åú Le chef

C’est le thème de la chaîne de commandement que j’aborderai et que j’évoquerai à trois niveaux. D’abord, un mot sur la chaîne de commandement des Nations unies.

Au risque de vous étonner, je dirai que l’architecture de la chaîne de commandement des Nations unies, chaîne de commandement politico-militaire de la FORPRONU que j’ai vécue aux ordres de M. Akashi, m’a paru satisfaisante.

Grâce à l’action du général Cot, qui n’a sûrement pas porté le même jugement mais dont les réactions ont obtenu d’efficaces conséquences, j’étais clairement, pour ce qui me concernait, en tant que responsable du volet militaire de la Force de protection des Nations unies, subordonné à un chef politique qui exerçait aussi son autorité sur les volets civils de la mission et qui relevait lui-même d’une structure unique à New York. Le fonctionnement de cette chaîne a pu ne pas être optimal, certes, mais son économie générale était claire.

Deuxième considération sur le thème de la chaîne de commandement, celui que j’exerçais sur les contingents, à l’époque, d’une trentaine de nations.

A leur égard, ma liberté d’action de commandant militaire de la Force de protection des Nations unies était bien sûr limitée par la mission que j’avais reçue et par les résolutions du Conseil de sécurité que je m’efforçais d’appliquer. Elle l’était aussi, et c’est bien normal, par les contacts que chaque commandant de contingent avait avec sa hiérarchie nationale, particulièrement en période de crise. Il était clair que chaque nation avait envoyé ses Casques bleus dans une mission humanitaire et se refusait à se faire entraîner par une décision du commandant militaire de la FORPRONU dans une opération, fut-elle locale, d’imposition de la paix. Il ne me paraît donc pas surprenant que la chaîne nationale néerlandaise ait eu, le moment venu, son mot à dire dans l’action menée par son contingent à Srebrenica.

Troisième considération et dernière sur ce thème, niveau politique et diplomatique de la chaîne de commandement.

Si j’ai apprécié d’avoir un chef unique pour la mission improprement appelée d’ailleurs de Peacekeeping qui était celle de la FORPRONU, je n’ai pas cessé de constater pour le regretter que beaucoup trop d’acteurs de multiples niveaux et origines se soient présentés comme responsables de l’élaboration d’un plan de paix pour la Bosnie ou pour les Balkans. Et en ce domaine, qui lui aussi est improprement appelé cette fois-ci de Peacemaking, il y avait à l’évidence beaucoup trop de pilotes dans l’avion pour que l’on ait une chance que le vol se passe bien.

Théoriquement, les choses étaient claires. Akashi et la FORPRONU tentaient de remplir leur tâche humanitaire et militaire de façon à créer un silence des armes et un environnement, humanitaire notamment, permettant aux diplomates de la communauté internationale d’élaborer un plan de paix acceptable par les belligérants.

En réalité, malheureusement, les positions des Peacemakers qu’étaient ces ambassadeurs, ces diplomates et ces hommes politiques, apparaissaient assez hétérogènes et divisées. Les parties sur le terrain voyaient défiler un nombre impressionnant d’autorités. Leur message en était très brouillé. Et la crédibilité d’Akashi lui-même en était très altérée. Fallait-il en effet relayer les messages de Holbrooke ou ceux de son adjoint très présent sur le théâtre et malheureusement disparu, Frasure ? Fallait-il relayer les messages du Groupe de Contact, ceux de l’ex-Président Carter, intervenus de façon très perturbatrice à la fin de l’année 1994 ? Fallait-il relayer les messages de tel Ministre ou chef d’Etat d’une des nations engagées sur le terrain ?

Sans horizon politique défini, comment la FORPRONU pouvait-elle conduire intelligemment son action ? Et comment Karadzic ou Tudjman pouvaient-ils être dissuadés de tenter de pousser aussi loin que possible leurs entreprises meurtrières de " nettoyage ethnique " ?

En outre, nous avions, la Force de protection des Nations unies, les Peacekeepers, le pénible sentiment que le calme relatif, difficilement obtenu tant en Bosnie qu’en Croatie, n’était pas exploité comme il l’aurait dû par les diplomates Peacemakers alors amenés à se tourner vers d’autres crises devenues plus pressantes.

Je me souviens que, dans mon PC de Zagreb, les écrans de télévision étaient beaucoup plus riches des images du Rwanda que des images de Bosnie à l’époque. Ces diplomates nous donnaient le sentiment d’une certaine façon d’attendre que les choses se détériorent à nouveau dans les Balkans pour s’intéresser de près à ce qui aurait pu être l’ébauche d’un plan de paix.

En résumé, j’ai la conviction que, si la volonté politique de la communauté internationale, ou plutôt de ce qui en tenait lieu, était restée ce qu’elle était lors de l’ultimatum de Sarajevo de février 1994, le drame de Srebrenica ne se serait probablement pas produit.

Åú La mission

J’ai déjà dit que, dans mon esprit, notre mission de Peacekeepers, dont j’insiste à nouveau sur le fait qu’elle est à distinguer complètement de la mission des Peacemakers, avait deux composantes principales, d’ailleurs étroitement imbriquées : une composante humanitaire et civile avec des personnages d’ailleurs éminemment recommandables (je pense à Sergio Vieira de Mello qui est aujourd’hui le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies au Timor Oriental et qui était le patron des affaires civiles de la FORPRONU de l’époque) ; donc, une composante humanitaire et civile et une composante militaire dont j’étais le patron.

Cette dernière, telle que j’en ai souvent parlé avec Akashi et ses principaux adjoints, consistait notamment à obtenir ce que j’appelais il y a un instant ce silence des armes, au moins des armes lourdes, suffisant pour que l’aide humanitaire soit autant que possible acheminée et pour que les diplomates internationaux puissent intervenir.

A ce sujet, trois observations.

La première, le caractère humanitaire de la mission exigeait un quadrillage du terrain aussi serré que possible. Il fallait absolument être présent au plus près de la distribution de l’aide, qu’elle soit alimentaire, sanitaire ou de toute autre nature, pour éviter qu’elle ne soit totalement détournée au profit non plus des populations démunies mais des combattants, de sorte que l’aide humanitaire aurait contribué non à alléger les souffrances, mais à alimenter la violence. C’est une explication qu’il est vital d’avoir en tête pour comprendre pourquoi la FORPRONU avait accepté délibérément le risque d’être prise en otage parce que ce quadrillage très serré du terrain impliquait ce risque évident, contrepartie de cette option liée à la priorité humanitaire de la mission du moment.

Deuxième considération sur ce thème de la mission, les cessez-le-feu que nous parvenions à faire signer aux belligérants étaient forcément par nature provisoires. Ils étaient évidemment destinés à être relayés par des mesures économiques, financières et politiques.

Si ces mesures paraissaient illusoires ou excessivement éloignées, les combats reprenaient sans que la FORPRONU puisse longtemps l’éviter.

C’est, par exemple, ce qui s’est passé en mai 1995 lorsque l’attaque croate en Slavonie orientale a rompu un cessez-le-feu signé à la fin du mois de mars 1994, prévu pour quelques semaines, le temps que s’enclenchent des négociations économiques et financières dont la date à laquelle elles devaient s’ouvrir figurait dans l’accord de paix. Le temps, pour que s’enclenchent ces négociations économiques et financières, puis politiques, est passé et ces négociations ne se sont hélas jamais ouvertes. Le cessez-le-feu des derniers jours du mois de mars 1994 a pourtant tenu plus d’un an grâce aux remarquables efforts de la FORPRONU, à des pertes significatives et, il faut le dire aussi, à l’hiver qui, dans les Balkans, est un heureux frein aux opérations militaires.

J’en arrive maintenant aux zones de sécurité, c’est évidemment le c_ur du sujet, zones de sécurité qui constituaient en quelque sorte, de mon point de vue, un cas très particulier de ces cessez-le feu que je viens d’évoquer. Sur ce thème, je me limiterai à une idée importante.

Telles que les définissait le concept, les zones de sécurité devaient être démilitarisées. Elles ne l’ont été que très partiellement. Evidemment situées en territoire bosniaque musulman, les six zones de sécurité abritaient des installations militaires. A Bihac par exemple, à l’Ouest du pays, et cet exemple s’est pratiquement reproduit à divers degrés dans les autres zones de sécurité, le commandement militaire musulman avait ses postes de commandement, en l’occurrence celui du cinquième corps du général Dudakovic fidèle au Président Izetbegovic par opposition à la clique de M. Abdic, également bosniaque musulmane, mais opposée à Izetbegovic. Dudakovic avait à Bihac ses garnisons, ses dépôts d’armes et ses dépôts de munitions.

Ces zones de sécurité, celle de Bihac comme les autres, apparaissaient aux Bosno-Serbes comme des zones refuges, des zones qui servaient pour les Musulmans d’aires de remise en condition de leurs combattants, des zones d’où se lançaient des raids contre les objectifs serbes situés sur ce que Karadzic et Mladic considéraient comme leur territoire.

Srebrenica a ainsi indéniablement servi de base arrière aux commandos de Naser Oric et les Serbes ne le supportaient pas.

Åú Les moyens

L’argument que je viens d’évoquer sur ces zones de sécurité non démilitarisées, concept donc totalement biaisé, associé à beaucoup d’autres, a amené mes prédécesseurs à récuser initialement la notion même de concept de zones de sécurité.

Ce concept ayant été finalement imposé par le Conseil de sécurité, mes prédécesseurs ont évalué les moyens nécessaires à leur avis d’experts pour que la mission n’apparaisse pas d’emblée totalement impossible.

D’autres avant moi ont déjà souligné ici que les quelque 36 000 hommes estimés nécessaires par les experts militaires ont été ramenés d’autorité à quelque 7 600 par ce même Conseil de sécurité. Cette décision politique de ce qui s’est pudiquement appelé la Light Option portait en germe à mon sens le drame de Srebrenica.

Pour justifier cette Light Option, le Conseil de sécurité avait décidé de renforcer la FORPRONU par un appui aérien assuré par l’OTAN. Sur ce thème de l’appui aérien apporté par l’OTAN, je souhaite évoquer deux points.

D’abord, une équation perverse, perverse parce qu’aussi politiquement séduisante que techniquement irréaliste. Cette équation est la suivante.

PK plus AS égale PE. PK pour Peacekeeping, maintien d’une paix qui d’ailleurs n’existait pas et pour laquelle aucune perspective crédible n’était alors tracée. A cette mission PK, vous ajoutez AS pour Air Support, soutien aérien comportant des capacités d’appui rapproché au sol, Close Air Support, dans des conditions d’ailleurs très délicates et restrictives, mais surtout capables de frappes dans la profondeur sur des objectifs stratégiques, les Air Strike. PK plus AS étaient supposés être égal à PE, Peace Enforcement, capacité d’imposer sa volonté par la force à un adversaire évidemment récalcitrant.

Politiquement séduisante par la bonne conscience qu’elle donnait aux décideurs du Conseil de sécurité des Nations unies, cette équation prétendant transformer une force de maintien de la paix en une force d’imposition de la paix par simple renforcement d’un hypothétique appui aérien délivré par l’OTAN n’avait aucune réelle efficacité sur le terrain dans la mission de Peacekeeping.

Dans la situation d’otages potentiels qui caractérisait la FORPRONU pour les raisons que j’ai indiquées il y a un instant, en outre en milieu très peu propice à l’appui aérien rapproché, je n’insiste pas sur le caractère très coupé du terrain, sur la météo très incertaine, sur les contingents non OTAN qu’il fallait équiper d’officiers de guidage terre appartenant à l’OTAN pour que l’appui aérien puisse se mettre en place, tout ceci a rendu les actions aériennes relativement inefficaces surtout lorsqu’elles étaient perçues comme disproportionnées ou mal comprises. En effet, elles avaient pour premier résultat de mettre en jeu la vie de nos Casques bleus, mais aussi celle des populations que nous cherchions à protéger sans amener pour autant les Bosno-Serbes visés à résipiscence.

Nous l’avons à nouveau constaté, mais je n’étais plus sur le théâtre, fin mai 1995 avec la crise des otages qui a suivi l’attaque aérienne des dépôts de munitions serbes de Pale.

J’ai utilisé l’arme aérienne à quatre ou cinq reprises en 1994. Je l’ai utilisée soit en soutien rapproché des forces de la FORPRONU menacées, soit en frappes ciblées soigneusement choisies pour démontrer notre détermination à faire cesser telle ou telle violation. J’insiste sur cet aspect car cela souligne que l’effet que je recherchais de cet appui aérien de l’OTAN n’était pas un effet militaire mais plus un effet psychologique pour ne pas dire politique.

Je l’ai utilisée également pour obtenir le retrait d’armes lourdes par les Bosno-Serbes des dépôts de la zone d’exclusion de Sarajevo en septembre 1994 de façon fructueuse puisque les Serbes ont ramené des armes lourdes qu’ils avaient récupérées sur ces dépôts.

J’ai également utilisé cette arme aérienne sur l’aérodrome d’Udbina qui était utilisé par des avions serbes venant bombarder la zone de sécurité de Bihac en novembre 1994, violant ainsi l’interdiction Deny Flight.

Mais je souligne que cette arme aérienne ne m’a jamais procuré des capacités de Peace Enforcement, mission incompatible avec les résolutions du Conseil de sécurité sous lesquelles j’agissais, incompatible aussi par voie de conséquence tant avec mon dispositif sur le terrain qu’avec la volonté politique d’emploi et les capacités opérationnelles associées des contingents de la FORPRONU.

J’ajoute que l’utilisation de l’appui aérien de l’OTAN s’est tragiquement compliquée quand les Bosno-Serbes ont commencé à l’automne 1994 à déployer de puissants radars et de très performants missiles sol-air. Chaque raid de l’OTAN devait alors commencer par une séquence de suppression des défenses antiaériennes serbes, action de guerre évidement peu compatible avec notre mission humanitaire au sol, d’autant plus qu’elle se conduisait par vagues de plusieurs dizaines d’avions, dont les avions venant remplir la mission demandée n’étaient que dans les dernières vagues, et était précédée de destruction de radars ou de sites d’éclairage des avions qui n’étaient pas du tout disposés à proximité des objectifs à atteindre, ce qui là encore risquait de brouiller le message.

Dernière considération sur l’appui aérien de l’OTAN. Je voudrais moduler les critiques qui ont été faites au système dit de la " double clef " dont je me suis personnellement assez bien accommodé. Si je tiens à évoquer ce sujet, c’est pour que l’on n’y trouve pas de façon, à mon sens, un peu artificielle et qui constituerait une sorte d’alibi, la seule cause des échecs de la FORPRONU qui aurait mal utilisé le renfort des avions de l’OTAN.

Double clef : première clef, c’est celle que détenait M. Akashi. Cette clef-là m’assurait que les objectifs militaires que je poursuivais en sollicitant l’appui aérien de l’OTAN n’étaient pas en contradiction avec les éléments du moment des larges volets civils de la mission, éléments qui étaient connus de la partie civile de la mission de la FORPRONU, position des convois humanitaires, présence des ONG, que sais-je encore ?

Après avoir procuré à M. Akashi la longue pédagogie que le général Cot n’a pas eu le temps de lui infliger, longue pédagogie nécessaire pour le familiariser avec des outils et des procédures qu’il ne connaissait pas, et après, je le crois, avoir gagné sa confiance, M. Akashi m’a toujours accordé de façon très opératoire les feux verts que je demandais. La clef d’Akashi était une sécurité beaucoup plus qu’une contrainte.

La deuxième clef, c’est celle qui appartenait à l’OTAN. Elle permettait à l’OTAN de ne retenir que des missions qui lui semblaient acceptables.

Je profite à nouveau de cette occasion qui m’est offerte pour rendre hommage aux pilotes de l’OTAN qui n’ont pas refusé des missions très utiles pour moi dans ma logique d’emploi de Peacekeepers, mais très difficiles pour eux et totalement étrangères à leur manière habituelle d’agir qui consistait à frapper des objectifs ponctuels, voire fugitifs.

Mais la double clef permettait surtout de maintenir chacun dans son rôle. Mes camarades de l’OTAN étaient clairement en soutien au service des éventuels objectifs que je leur proposais et non pas au service des objectifs propres comme certains pouvaient en avoir la tentation. Ils étaient au service de la FORPRONU, seule responsable de la mission sur le terrain, seule responsable de ses troupes au sol, seule responsable de la sécurité des populations qu’elle cherchait à secourir.

A cet égard, le fait que le premier uniforme que j’ai porté dans ma vie militaire ait été un uniforme de cadet britannique m’a bien rendu service par les contacts directs qu’il m’a permis, conduits de chef à chef en situation de crise par radio cryptée et sans l’intermédiaire d’interprète.

J’arrive au terme de cette déclaration dont j’ai conscience qu’elle a peut-être été un peu longue. Je tiens à redire ce que j’ai souvent affirmé dans d’autres enceintes.

Le drame de Srebrenica était à mon sens en germe dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies créant les zones de sécurité dès lors que cette décision majeure n’était accompagnée ni de volonté ni de dessein politique clair, ni des moyens demandés par les experts militaires. Il ne me paraît pas suffisant de chercher les causes véritables de ces massacres dans les jours et les heures qui les ont immédiatement précédés. Ces causes résident essentiellement à mon sens dans l’enchaînement d’illusions successives qui ont rendu ce drame possible.

Illusion d’abord de l’efficacité de l’équation dont j’ai dénoncé la perversité. PE n’est pas et ne sera jamais la somme de PK et de AS, sinon d’ailleurs pourquoi financer des chars Leclerc et des canons de 155. Avec quelques fantassins et quelques avions, les problèmes de rédaction de la loi de programmation militaire 2003-2008 seraient singulièrement simplifiés.

Deuxième illusion, celle que la crise bosniaque puisse être résolue autrement que par l’affirmation d’une volonté politique forte qui n’a hélas commencé à se manifester qu’après la crise des otages de mai 1995. Mais, comme les événements l’ont montré, il était alors déjà trop tard pour amener à pied d’_uvre la Force de réaction rapide franco-britannico-néerlandaise créée au début du mois de juin sous l’impulsion du Président Chirac.

Troisième illusion enfin, illusion qu’à l’efficace trilogie un chef, une mission, des moyens, il soit pertinent de substituer ce qui prévalait alors, plusieurs chefs mal identifiés, l’un d’eux clairement responsable de la mission de Peacekeeping, les autres Peacemakers avec des mandats mal définis, des missions ambiguës, liées à une succession incroyable de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies qui ont amené le général Bricquemont à dire qu’il les empilait dans son tiroir sans plus jamais les lire tant elles étaient nombreuses. Enfin des moyens insuffisants au regard des missions et mal adaptés à la réalité de la situation sur le terrain.

M. François Léotard, Rapporteur : Merci, Mon Général, pour les informations que vous nous avez données, quelques-unes qui sont très importantes en dehors de l’analyse générale que vous avez formulée.

Je voudrais mettre l’accent sur l’une d’entre elles qui est votre déplacement à Srebrenica à la fin du mois de février, donc, si j’ai bien compris, juste avant votre départ de cette fonction. Or, c’est à ce moment-là, si l’on regarde bien les informations qui sont maintenant accessibles, que l’on mesure les difficultés quotidiennes d’accès à la zone imposées par les Serbes, blocages de convois, humiliations diverses. En fait, la zone, petit à petit, se trouve asphyxiée, ce qui fait que les Hollandais eux-mêmes disent qu’ils n’ont plus leur alimentation régulière apportée et bien sûr a fortiori la population.

Avez-vous eu conscience de cela ? L’avez-vous mesuré ? Les autorités que vous avez rencontrées vous ont-elles fait part de cela ? Ceci était une façon de violer délibérément, ouvertement les résolutions de l’ONU. Autour de vous, les officiers qui avaient pour mission de faire respecter ces passages avaient-ils des solutions ou des hypothèses de solution pour approvisionner régulièrement la zone qui, à un moment, a été pratiquement touchée par la famine en dehors des bombardements ?

Toujours sur ce jour-là, le colonel Karremans que vous avez rencontré, que vous a-t-il dit exactement ? Pouvez-vous vous souvenir des entretiens que vous avez eus avec cette autorité militaire qui commandait le bataillon néerlandais ?

Enfin, je crois que vous avez apporté, mais là c’est un constat, quelque chose d’utile à la Mission d’information en disant que Naser Oric, et je mets les guillemets nécessaires, c’est votre phrase, " avait le sentiment d’être abandonné par Sarajevo ", ce qui transparaît à partir d’un certain nombre d’éléments de dépositions devant la Mission et d’informations que nous avons de façon assez constante. S’il vous l’a dit, je cite encore une fois vos propos, c’est extrêmement important pour l’analyse que nous pouvons faire de ce drame.

C’est la première batterie de questions, mais il y en aura certainement d’autres.

Général Bertrand de La Presle : Premier point, difficultés d’accès à Srebrenica. Elles étaient permanentes et extrêmement contraignantes. Si je suis allé à Srebrenica en hélicoptère, malgré les difficultés météo du mois de février, c’est notamment parce qu’un déplacement par la route, outre le fait qu’il aurait été très long compte tenu de la disposition du terrain et de l’état des voies de communication, aurait été très aléatoire, plus encore que la météo. Il est clair que le général Michael Rose qui a commandé la Bosnie-Herzégovine pendant l’essentiel de la période de mon commandement en ex-Yougoslavie, puis le général Rupert Smith, ont bien sûr attiré mon attention sur les difficultés qu’ils éprouvaient à alimenter Srebrenica. Le problème ne s’est vraiment posé de façon cruciale qu’au moment dont je parlais il y un instant qui a été celui où nos vols ont été rendus beaucoup plus difficiles par la présence de ces dispositifs bosno-serbes de radars et de missiles anti-aériens.

Les difficultés d’accès étaient donc une préoccupation permanente du commandement de la Bosnie-Herzégovine à Sarajevo et bien sûr du patron de Srebrenica.

Je voulais y aller avant de quitter mon commandement précisément pour pouvoir donner au général Janvier un point assez précis de ce que je pouvais penser de ce problème particulier, bien qu’encore une fois il ait relevé de l’autorité du général Rupert Smith.

J’ai d’ailleurs tenu de la même manière, et cela donnera peut-être lieu à d’autres questions, à présenter le général Janvier au général Mladic, opération à laquelle le général Cot, parti dans les conditions que l’on connaît, n’avait pas pu se livrer à mon profit. Mais j’avais tout à fait conscience en quittant le théâtre fin février 1995 que je laissais au général Janvier une situation explosive sur laquelle le froid de l’hiver faisait peser un manteau très fragile. Je souhaitais donc lui donner tous les atouts possibles pour faciliter son commandement.

Accueilli par ce chef de détachement néerlandais, dont je n’affirmerai pas que c’était le colonel Karremans à l’époque, j’ai été saisi de deux demandes principales.

La première a été de rencontrer Naser Oric. Le colonel néerlandais était sous une pression assez impressionnante de la part de ce chef musulman qui exigeait de lui qu’il l’emmène à Sarajevo rencontrer le Président Izetbegovic. Ceci n’était évidemment pas dans la mission du colonel Karremans, mais Naser Oric a voulu profiter de ma présence sur le théâtre en tant que commandant en chef pour me faire part de ce sentiment et il l’a fait dans des termes qui n’avaient rien de diplomatiques et qui manifestaient très clairement l’inquiétude profonde qui l’animait face à la situation d’enclave totalement encerclée dans laquelle se trouvait Srebrenica.

L’autre préoccupation dont m’a fait part le patron néerlandais de cette zone de sécurité relevait plus de son Gouvernement que de lui. Il était clair dans son esprit que les Néerlandais devraient être remplacés dans cette zone extrêmement difficile par le contingent d’une autre nation.

Le problème qui avait été posé de longue date semblait à l’époque relativement insoluble tant il semblait difficile de trouver une nation prête à relever le contingent néerlandais de Srebrenica, et ce dès la fin février 1995. C’est un des dossiers sympathiques que j’ai laissé à mon camarade Bernard Janvier.

M. François Lamy, Rapporteur : J’ai quatre questions à vous poser de nature un peu différente.

Une première sur le renseignement militaire, je voulais savoir si vous disposiez de sources de renseignement militaire et tout particulièrement de sources émanant des services de renseignement français. Dans l’affirmatif, pouvez-vous nous dire quelle était la valeur de ce renseignement, en tout cas était-il utile à l’accomplissement de votre mission ?

Deuxième question, vous avez rencontré le général Mladic. Certains de nos interlocuteurs nous ont dit qu’ils pensaient qu’il était fou. Est-ce votre sentiment ? Quelle appréciation portiez-vous et portez-vous toujours sur le général Mladic ?

Troisième question sur les zones de sécurité, vous nous avez expliqué toutes les difficultés sur ces zones. Le général Janvier, je crois que c’était à la fin du mois de mai, était partisan d’une évacuation de ces zones de sécurité. Etait-ce aussi votre sentiment ? Pensiez-vous que militairement elles étaient difficilement défendables ? Quelle était votre opinion sur ce que l’ONU devait faire de ces zones de sécurité ?

Enfin, quatrième question, je crois que vous avez eu un rôle dans la crise des otages. Pouvez-vous nous expliquer un petit peu la nature de cette mission, ce que vous avez pu faire à ce moment-là ?

Général Bertrand de La Presle : Premièrement, sur le renseignement militaire, j’étais le commandant en chef de la Force de protection des Nations unies. J’ai rappelé tout à l’heure que ma subordination passait par M. Akashi et à New York, M. Boutros-Ghali notamment, dont je constate d’ailleurs qu’il a été un chef très présent puisqu’il s’est attaché systématiquement ou pratiquement tous les trois mois à faire venir le commandant militaire de l’opération que j’étais soit à Genève, soit à New York avec M. Akashi et les autres responsables civils. Mais, dans cette structure des Nations unies, je n’avais pas de bureau de renseignement militaire.

Vous savez que les Nations unies ont des bureaux qu’ils appellent " d’information ". Ce bureau d’information était tenu par un Britannique qui s’appelait Michael Williams qui était un journaliste. Nous ne faisions pas de renseignement militaire au sens que l’on donne habituellement à ce terme. Il est clair néanmoins que l’on avait des renseignements d’ambiance extrêmement riches par les contacts que nous militaires, très répartis sur le terrain, je l’ai dit, avions avec les populations et par les renseignements que la Croix-Rouge et les ONG nous faisaient parvenir. Donc, on avait le sentiment d’avoir des impressions d’ambiance quotidiennement actualisées qui auraient pu ou dû nous mettre assez à l’abri de graves surprises.

J’avais avec mes camarades britanniques et canadiens d’excellents contacts. A Zagreb, le numéro 2 de la mission était un Canadien - donc de l’OTAN - le chef d’état-major était un Britannique donc de l’OTAN, non pas que la France ne soit pas dans l’OTAN, mais j’étais Nations unies. Ces camarades me donnaient amicalement un certain nombre de télégrammes diplomatiques ou militaires qui complétaient ce qu’improprement j’appelle le renseignement dont je disposais.

Mon camarade commandant les éléments français, qui renseignait donc l’état-major à Paris, ne m’était pas évidemment inconnu et j’avais également avec lui des conversations qui me permettaient d’enrichir un peu mon impression.

Voilà ce que je peux dire sur le renseignement militaire. Je n’avais pas de structure dédiée à cette fonction en tant que telle, mais nous avions une structure d’information dans le cadre des Nations unies qui était, de mon point de vue, assez riche.

Nous avions notamment, j’insiste car je crois que c’est important, une cellule qu’Akashi avait créée qui était animée par un chercheur, une femme - on devrait dire aujourd’hui une chercheuse - extrêmement compétente sur les problèmes des Balkans et qui ne cessait d’essayer de nous donner des indications de caractère culturel sur la situation dans laquelle nous nous trouvions.

Quand j’ai lu les comptes rendus qui ont été faits, j’ai apprécié, Monsieur le Ministre, si je peux me permettre de le dire ici, que vous évoquiez Ivo Andric, que vous évoquiez la culture de ces Balkans. Je pense qu’on aurait pu citer Ismaïl Kadare aussi et tant d’autres. Il était vital, non pas seulement d’avoir un renseignement militaire précis, mais d’avoir surtout une appréhension aussi claire que possible des intentions d’adversaires animés par une culture qui était très profondément ancrée en eux. Ceci m’amène à répondre à votre deuxième question.

Je n’ai personnellement jamais considéré que Mladic était fou. Premièrement car je n’ai aucune compétence pour le faire. Deuxièmement, car cela aurait été pour moi complètement stérilisant. Mon objectif dans mes rencontres avec Mladic était évidemment de le convaincre. Si l’on m’a accusé de temps à autre de m’être intéressé à la personnalité de Mladic au point de récupérer un jour à Gorazde un calendrier sur lequel figurait une photo de cet homme en grand format, c’est parce que je pense que l’analyse de la personnalité de nos adversaires, qu’elle soit morpho-psychologique ou de toute autre nature, est une activité très importante pour un chef militaire. Je pense que Mladic était un homme qui était complètement obsédé, complètement psychopathe. Il ne cessait de me parler dans les rencontres que nous avions du fait que son père avait été assassiné par la Gestapo. Il a souvent voulu m’amener sur la tombe de son père. Il vivait à l’évidence avec une culture où l’ethnique jouait un rôle majeur. Il était persuadé, et je crois que c’était de bonne foi, que l’Occident ne comprenait rien à la mission salvatrice qu’il assumait pour nous contre les Turcs et contre le péril islamique contre lequel il était l’ultime rempart de cette riche Europe occidentale. Mladic, pour moi, était un homme pétri de nationalisme serbe au sens le plus rétrograde du terme. C’est en prenant en compte ces éléments-là que l’on pouvait de temps à autre avoir une chance de le faire évoluer, sous réserve que, s’agissant de la boisson, on se trouve à un moment propice de la journée.

Dire que les zones de sécurité étaient difficilement défendables, il est inutile que je revienne sur ce thème ; j’ai insisté sur l’idée que les experts militaires avaient évalué les besoins à 35 000 hommes, que 7 500 leur ont été accordés et que la Light Option n’avait aucune espèce de crédibilité.

Qu’en faire ? Fallait-il les évacuer, ne pas les évacuer ? Fallait-il procéder à des échanges territoriaux ? Je n’en sais rien et ce n’était pas mon problème. J’étais le Peacekeeper qui essayait de préserver l’espace de réflexion nécessaire aux diplomates.

Les différents plans qui ont pu être établis, car je suis persuadé qu’il y en a eus, portant sur des échanges de territoire, ne rentraient pas dans mes attributions et, croyez-moi, mes préoccupations de l’époque étaient suffisamment prenantes pour qu’essayant de les remplir je n’ai pas beaucoup de loisirs pour essayer d’imaginer la suite. Je constatais simplement avec quelquefois une certaine réprobation que tel ou tel plan de paix apparaissait brusquement dans le paysage. J’évoque par exemple le plan Z4 que l’ambassadeur américain Galbraith a " lancé dans la nature " en Croatie dans le courant de l’année 1994. Je ne suis pas sûr que cela ait aidé au maintien du cessez-le-feu qui prévalait alors en Croatie.

S’agissant enfin des otages, j’ai été en fait impliqué à deux reprises dans un processus très marginal et parallèle lié à la libération des otages. D’abord, ceux du mois de mai 1995, les quelque 300 à 400 otages. J’ai été impliqué dans cette affaire-là de la façon suivante. J’étais inspecteur général des armées, revenu de Bosnie depuis le 1er mars. Le 24 ou le 25 mai, c’était un vendredi, c’est facile à retrouver, j’ai entendu M. de Charette, notre nouveau Ministre des Affaires étrangères de l’époque, évoquer avec indignation le dispositif que les généraux français avaient laissé se développer sur le terrain, dispositif qui facilitait cette prise d’otages dont la France était victime à la fin du mois de mai 1995.

J’ai réagi avec une " sainte colère " car M. de Charette était à l’époque le Ministre des Affaires étrangères d’un certain Alain Juppé devenu Premier ministre et qui, lui-même Ministre des Affaires étrangères du Gouvernement précédent, était totalement informé de notre dispositif et il l’a prouvé, non seulement de Paris, mais également de Zagreb où j’ai eu le privilège et le plaisir de le rencontrer à différentes reprises. Quant à nos Ministres de la Défense de l’époque, ils étaient également parfaitement informés.

Si une sainte colère m’a pris, c’est parce que, dans mes fonctions d’ancien commandant de la FORPRONU, je me sentais mis en cause par le nouveau Gouvernement d’une façon que j’estimais tout à fait injuste, mais c’est surtout parce qu’inspecteur général des armées, je me sentais partiellement responsable, à mon modeste niveau, du moral de nos soldats, des familles qui avaient perdu les leurs, de ces contingents qui allaient partir en relève. Ce n’est jamais sympathique de partir sur un théâtre dont on entend que le général qui le commande est suffisamment abruti pour se mettre dans une position qui se traduit par un drame de cette nature.

Cette sainte colère m’a amené à demander à rencontrer rapidement, sauf à faire un mini-scandale qui n’est pas dans mon tempérament, une autorité politique de niveau élevé pour lui exprimer mon indignation.

Je vous passe les péripéties, le fait que l’amiral Lanxade m’a encouragé dans cette voie. Bref, je me suis retrouvé le samedi à 12 heures dans le bureau du Président Chirac d’où sortait d’ailleurs M. de Charette, ainsi qu’un certain nombre d’aviateurs venus plancher sur la préparation des plans de frappe.

J’ai expliqué au Président de la République fraîchement installé dans ses fonctions les raisons pour lesquelles j’estimais insupportable pour les armées dans mes fonctions d’inspecteur général, ce qui avait été dit à la radio le vendredi soir et répété le samedi matin, ce qui avait d’ailleurs été le catalyseur final de ma démarche.

Le Président Chirac a bien voulu m’écouter. Il a constaté que je semblais intéressé par ce qui se passait sur ce théâtre. Et il a notamment écouté la phrase suivante que je lui avais dite : " Monsieur le Président, j’estime qu’une des raisons de l’échec des plans de paix qui ont été élaborés par le Groupe de contact et tant d’autres Peacemakers vient du fait que ceux-ci ne se sont pas entourés suffisamment précocement de l’avis d’un militaire connaissant bien le sujet. " Quand on crache en l’air cela tombe quelque part, et comme j’avais craché tout droit, le Président de la République, après l’affaire des otages - mais je reviendrai aux otages -, m’a demandé de partir avec Carl Bildt pour être son conseiller militaire. Nous nous sommes donc retrouvés à Dayton dans des conditions où je pense que l’aspect militaire des problèmes de la Bosnie a été assez bien pris en compte.

Pour en revenir à cet aspect des otages, crise extrêmement chaude à cette époque de la fin du mois de mai, j’ai été appelé le soir même de ce samedi par notre nouveau Ministre de la Défense, Charles Millon, qui m’a dit que le Président de la République avait été un peu interpellé par la rugosité de mon intervention, qu’il avait compris que je connaissais assez bien Karadzic, Mladic et leur bande, et que je pourrais peut-être, de façon discrète et marginale, non pas jouer un rôle, mais apporter certains éléments au processus de libération des otages qui était de la responsabilité des Nations unies.

Dans ces circonstances, j’ai reçu de M. Millon le samedi soir des directives pour partir aussi vite que possible sur le théâtre et essayer de convaincre mes interlocuteurs des mois précédents de la stupidité de l’action dans laquelle ils étaient engagés et de la nécessité d’y mettre un terme le plus vite possible. C’est ainsi que j’ai eu effectivement, entre les premiers jours de juin et le 18 juin 1995, l’occasion de rencontrer Mladic, Karadzic, Koljevic, - Dieu ait son âme, je n’en suis pas sûr - et un certain nombre d’autres.

J’ajoute que j’étais à Pale au moment où les derniers otages ont été libérés et que le général Gobilliard a, en contrepartie, relâché les deux ou trois Serbes que nous avions comme prisonniers depuis l’affaire du pont de Verbanja.

Deuxième crise d’otages, les deux aviateurs qui, le 30 août, ont été descendus au-dessus de la Bosnie et qui ont été libérés, à ma connaissance, le 12 décembre. A l’époque, j’étais complètement sous les ordres de Carl Bildt, mais à Dayton, en particulier, tous les détachements étaient réunis sur la même base aérienne. Travaillant pour Carl Bildt, j’ai rencontré évidemment tous les jours, toutes les nuits, plusieurs fois par jour et par nuit Jacques Blot, le Représentant français à la délégation de Dayton. Lui aussi, de la part du Président de la République, m’a demandé d’exercer la modeste influence dont je pouvais jouir auprès de mes interlocuteurs de l’année passée pour tenter de leur faire à nouveau comprendre la stupidité de leur démarche. Dans ce cadre, à Dayton, j’ai joué auprès de Krajisnik aujourd’hui à La Haye et de Koljevic le rôle de celui qui essayait de leur faire comprendre à quel point le fait de conserver ces deux otages était pour eux assassin.

J’ai eu l’occasion après Dayton, et donc en amont du 12 décembre, de retourner à Belgrade, Zvornik et autres lieux pour à nouveau rencontrer Mladic. C’est avec plaisir que j’ai constaté que les démarches conduites par bien d’autres que moi - peut-être que ma pierre a été un des éléments dans l’ensemble du dispositif - se sont traduites par la libération de ces deux otages quelques heures avant la signature des accords de paix de Paris ratifiant ceux qui avaient été signés à Dayton.

Je crois qu’un des éléments principaux, car vous allez me poser probablement la question des contreparties, a été le fait que les Serbes ont compris, c’est surtout les Croates d’ailleurs qui l’ont compris, qu’à Dayton les Bosno-Serbes avaient gagné la " Republika Srpska ", alors que parallèlement les Croates avaient perdu, curieusement, la République d’" Hercerg Bosna ".

J’ai rencontré également le général Perisic qui était le chef d’état-major des forces serbes, serbes de Serbie, dont j’ai d’ailleurs constaté les liens extrêmement étroits qu’il entretenait avec Mladic sur le plan culturel, mais également sur le plan matériel, sur le plan des liaisons. Le téléphone rouge entre Mladic et Perisic fonctionnait parfaitement bien. La clef des otages était autant à Belgrade qu’à Pale. C’est pour cette raison que je me suis chaque fois arrêté à Belgrade.

Mais j’insiste sur le fait que je n’ai agi que d’une façon marginale, évidemment sur ordre, et dans le cadre d’un processus qui, par les renseignements qui pouvaient enrichir le Gouvernement français, pouvait lui permettre de jouer vis-à-vis des Nations unies un rôle sur un dossier qui était totalement celui des Nations unies.

Le Président René André : Vous venez d’évoquer le fait que vous aviez agi sur ordre et, lors de son audition, M. Léotard nous a indiqué que vous étiez le premier général à avoir reçu des instructions écrites avant de partir. Quel en était le contenu ? Pouvez-vous nous donner connaissance de ces instructions ?

Général Bertrand de La Presle : Il s’agissait de ce que l’on appelle dans notre langage militaire une IPS, instruction personnelle et secrète. Le Ministre Léotard a évoqué au cours de son audition le fait qu’il la remettrait à la Mission d’information.

Comme je l’ai reçue de façon personnelle et secrète, je pense qu’il est plus logique que ce soit celui qui me l’a remise qui, comme il l’a évoqué, la donne.

Cela étant, Monsieur le Ministre, si vous permettez, je dirai simplement que je n’ai pas été surpris des termes de cette IPS, d’abord car j’avais eu bien sûr l’occasion de rencontrer le Ministre avant ma désignation, et que l’essentiel de ce qui se retrouvait de cette IPS avait été évidemment longuement évoqué au cours de notre entretien et des directives que le Ministre m’avait données. En gros, ce que j’ai retrouvé dans cette directive, et vous le verrez quand le Ministre vous la remettra, était un rappel du fait que j’étais un général français aux ordres des Nations unies ; que néanmoins en tant que général français je devais tenir informés - et comment en aurait-il été autrement, même si l’on ne me l’avait pas dit, je crois que je l’aurais fait - mon Ministre et mon chef d’état-major des armées. Et puis un paragraphe particulier, si je me souviens bien, était réservé au thème de l’information et des relations avec les médias, probablement à la suite de certains débordements qui avaient pu se produire dans des situations précédentes. Et un paragraphe était certainement réservé à ce thème des pertes humaines évidemment extrêmement sensible pour tout Ministre de la Défense dans l’exercice de ses fonctions et pour tout officier général engagé dans une opération. Je ne crois pas qu’il y avait grand-chose d’autre, en tout cas pas que je me souvienne.

M. François Léotard, Rapporteur : Juste un mot pour souhaiter que la Mission d’information elle-même sous forme écrite, puisque bien sûr je n’ai pas d’archive personnelle, puisse demander à l’actuel Ministre de la Défense, la copie de ce document. C’est utile pour la Mission d’information. Donc, si le Président Loncle veut bien signer une lettre adressée à M. Richard, je suis pour ma part très favorable à ce que ce document soit versé pour l’information de la Mission d’information.

M. Pierre Brana : Vous avez commencé votre exposé en insistant sur le fait que la tragédie de Srebrenica était imprévisible. Or, la plupart de nos interlocuteurs ont insisté sur la haine qui existait en amont et qui expliquait en partie ce qui s’est passé, avec également le fait qu’il y avait eu un certain nombre de représailles de la part des troupes bosniaques à l’encontre des Serbes. Mais surtout, lors de son audition, l’amiral Lanxade, suite à une question que je lui ai posée directement lui demandant si Srebrenica pouvait être sauvée, nous a répondu d’une manière assez claire, je dirais même abrupte : " En 1995 non, mais en 1994 oui ". Donc, là, vous êtes directement en cause. J’aimerais connaître votre réponse.

De même, vous avez parlé du fait que Naser Oric se sentait abandonné, mais lors de la tragédie de Srebrenica, il était absent. Donc, j’aimerais savoir quelle appréciation vous portez sur cette absence.

Alors peut-être est-ce un souvenir de votre premier uniforme, vous avez été très gentil avec le général Rupert Smith, mais de la côte dalmate à Sarajevo en hélicoptère, il faut une heure, je l’ai fait dernièrement. Comment expliquez-vous - je le dis sous forme de boutade - que l’on n’ait pas pu trouver d’hélicoptère pour le ramener de son lieu de vacances à Sarajevo ?

De même, vous portez une appréciation positive sur la chaîne de commandement de l’ONU, soit, mais ne regrettez-vous pas tout de même qu’il n’y ait pas un service de renseignement onusien ? Dans le cadre de notre rapport, nous aurons des propositions à faire pour éviter le renouvellement d’une pareille tragédie. La création dans des opérations de cet ordre d’un service de renseignement militaire typiquement onusien ne serait-elle pas utile ?

Vous avez parlé tout à l’heure de l’option légère choisie par le Conseil de sécurité que vous avez critiquée. Les militaires en charge de responsabilités sur le terrain ont-ils protesté contre cette option légère ? Pour reprendre votre expression, ont-ils été animés d’une " sainte colère " à ce moment-là et l’ont-ils fait savoir à l’ONU ?

Enfin, dernier point, vous avez utilisé l’arme aérienne en 1994 à la fois pour l’appui au sol des troupes de l’ONU et pour des frappes ciblées. J’ai bien noté les difficultés rencontrées, que vous avez fort bien soulignées, mais comment expliquez-vous que cette force aérienne n’a pas été utilisée en juin 1995 et au début juillet 1995 à Srebrenica ?

Général Bertrand de La Presle : Premièrement, Rupert Smith : l’heure d’hélicoptère. J’ai une interprétation assez différente de celle que sous-tend votre question. Si Rupert Smith est parti en permission le 1er juillet, c’est certainement, de mon point de vue, parce qu’il estimait que la situation n’était pas dramatique à cette période. S’il n’est pas revenu le 7 ou le 8 juillet, c’est probablement non pas parce que l’on n’a pas pu trouver d’hélicoptère, mais parce que l’évolution de la situation ne permettait pas encore, de son point de vue, et probablement de celui de la FORPRONU, d’envisager le drame qui allait suivre.

De mon point de vue, Rupert Smith, qui était arrivé en février 1995, avait traversé depuis cette époque-là des crises multiples qui auraient pu très mal tourner aussi bien à Bihac qu’a Tuzla par exemple. Rappelez-vous le drame des bombes qui y ont fait de multiples victimes civiles.

Je dirais que le départ en permission de Rupert Smith, le fait qu’il ne soit pas revenu rapidement quand cette affaire s’est déclenchée, est pour moi une preuve supplémentaire que ce drame n’était pas prévisible dans l’intensité qu’il a connue aux jours qui l’ont précédé.

Je reviens à ce sujet sur certains comptes rendus d’audience que j’ai entendus, et auquel le général Germanos a répondu, sur le caractère nécessaire d’une logistique très lourde qu’impliquait la mise en _uvre de ce dramatique massacre de 7 000 personnes. Je reprends à mon compte sans la réciter à nouveau la réponse du général Germanos. J’ai personnellement le sentiment, mais ce n’est qu’un sentiment, que le drame de Srebrenica s’est un peu construit, si j’ose dire, " en marchant ". Effectivement, comme vous le disiez, il y avait entre Musulmans et Serbes bosniaques une haine profonde, séculaire - je n’y reviens pas - qui s’était aggravée par les différents coups de commando que Naser Oric avait déclenchés depuis Srebrenica sur les villages serbes des alentours. Ceci d’ailleurs certainement dans le but d’alléger la pression qui pesait sur Sarajevo. J’ai le sentiment que le but initial de l’opération des troupes de Mladic, comme cela a déjà été dit à plusieurs reprises, portait probablement sur le contrôle de la route Sud de l’enclave et puis les affaires se sont enchaînées, la haine s’ajoutant à la boisson et les situations se nourrissant elles-mêmes, de sorte que le massacre a commencé et s’est poursuivi.

Je ne crois pas que le non-retour de Rupert Smith puisse être analysé comme une sorte de fuite devant ses responsabilités d’officier général britannique qui avait fait ses preuves bien avant et qui continue à exercer des responsabilités très importantes dans la hiérarchie britannique.

Srebrenica sauvable en 1994, pas en 1995. Je dirais d’abord que, si l’amiral Lanxade a pris cette position, c’est probablement parce qu’il a de bonnes raisons dont je ne suis pas sûr que je vous les donnerais toutes, même si je partage globalement son avis. Si je le partage c’est d’ailleurs tout simplement parce que je constate qu’en 1994 Srebrenica a été sauvée. Au moment de l’affaire de Gorazde de la mi-avril 1994, quand j’ai pris la décision de lancer la première frappe aérienne jamais réalisée par l’OTAN dans son histoire, responsabilité lourde, je pense avoir peut-être contribué à faire rentrer dans la tête de Mladic et m’être donné des arguments dans les discussions ultérieures que j’ai eues avec lui, qu’il pourrait se passer des choses désagréables pour lui s’il tentait certaines opérations.

Mais la situation de la mi-1995 et celle de 1994 sont très différentes, sont totalement différentes. Vous avez d’abord sur le plan strictement technique de l’appui aérien cette nouvelle mise en place que j’ai évoquée des défenses anti-aériennes serbes et de tout ce qu’elles impliquaient au plan de la mise en _uvre par l’OTAN de l’arme aérienne. Vous avez surtout le fait que la Croatie s’est constituée une armée avec une aide qui s’est révélée extrêmement efficace.

A l’époque de Srebrenica, la Slavonie occidentale avait été " libérée ". Il est certain que l’offensive du mois d’août qui s’est exercée contre les Krajina était déjà largement préparée. Donc, on voit bien qu’en 1995 la situation était complètement différente de ce qu’elle était en 1994.

Si je pense que l’amiral Lanxade a eu raison d’évoquer 1994 et 1995 dans les termes qu’il a choisis, c’est parce que je crois que l’on pouvait véritablement en 1994 continuer à espérer que la communauté internationale " accoucherait " d’un plan de paix avant la fin de l’hiver 1994-1995.

Quand j’ai laissé mon commandement au général Janvier le 1er mars 1995, je le lui ai laissé avec beaucoup d’inquiétude car l’hiver se terminait et les fameux cessez-le-feu de 1994 allaient évidemment, avec l’arrivée du printemps, donner lieu à tout ce qui a suivi. Les problèmes que nous avions en Croatie à l’époque, mais aussi à Sarajevo, laissaient attendre une période extraordinairement difficile, mais pas particulièrement à Srebrenica, probablement davantage à Sarajevo qui était au c_ur des préoccupations françaises, probablement davantage à Bihac qui se situait tout près de cette zone de Knin.

Sur l’absence de Naser Oric à Srebrenica, je n’en dirai pas plus que ce que je vous ai dit. J’ai quitté le théâtre fin février sur ses inquiétudes, sur lesquelles je crois avoir été extrêmement clair. Ce qui a suivi exactement, je n’en sais rien. Quelle a été éventuellement la teneur des négociations notamment de l’équipe Holbrooke avec Izetbegovic ? Je n’en sais rien. Et je ne m’avancerai pas, en particulier car il est passé de vie à trépas dans des conditions dramatiques, sur ce que Robert Frasure a pu discuter avec l’équipe en place du Gouvernement bosniaque.

Sur la chaîne de renseignement des Nations unies, je souscris totalement à tout ce qui a été écrit dans le rapport Brahimi. Un service de renseignement a un sens au service d’une structure militaire institutionnalisée et musclée.

Ceci étant, si les Nations unies disposent de cet outil militaire, il faudra bien sûr qu’elles aient le service du renseignement en question. Si elles font appel, comme c’est le cas au Kosovo aujourd’hui ou comme ce fut le cas à partir des accords de paix de Paris de décembre 1995, à une structure comme l’OTAN, le problème se pose moins puisque l’outil militaire qui sous-traite le volet militaire au bénéfice des Nations unies dispose, lui, de son système de renseignement militaire.

Protestation sur l’option légère, bien sûr qu’il y a eu des protestations. Il y en a eu du général Wahlgren, du général Nambiar, du général Cot dont je présume que vous avez apprécié également l’aptitude à de très saintes colères.

Cela étant, les militaires que nous sommes ont une heureuse propension à estimer qu’ils sont bien commandés et à estimer que les missions qu’on leur donne, si elles paraissent difficiles, voire impossibles, c’est parce qu’ils n’en possèdent pas tous les éléments et que les diplomates et les politiques ont la clé des problèmes qui ne sont pas militaires. Il est clair qu’il n’y avait pas de solution militaire au problème de la Bosnie, qu’il n’y a pas de solution militaire au problème du Kosovo. Les militaires sont là pour exercer avec les moyens qu’on leur donne les missions qu’on leur a assignées, faisant confiance à ceux qui les engagent, surtout si l’on ne leur accorde pas les moyens qu’ils ont souhaités. Ils peuvent penser que d’autres processus sont en cours. Voilà ma réponse à la question sur les protestions au regard des moyens.

J’ajoute que les zones de sécurité, mais je l’ai déjà dit, ne sont qu’un cessez-le-feu. Ce n’est en rien une situation politique saine appelée à perdurer. Donc, ce qui pouvait être acceptable en 1994, je dirais à titre de " rustine ", ne peut plus l’être en 1995 si l’on s’apprête à courir le tour de France sur ce vélo-là...

M. Pierre Brana : Et concernant les frappes aériennes ?

Général Bertrand de La Presle : Là, je ne suis pas en mesure de répondre. Techniquement, je n’ai jamais eu aucune espèce de problème pour déclencher une frappe aérienne. Je présume que s’il n’y en a pas eu de déclenchées c’est qu’il y a eu de bonnes raisons, mais je ne les connais pas.

M. François Léotard, Rapporteur : Nous aurons tout à l’heure l’occasion d’entendre avec le commissaire Ruez, hélas, la description des massacres eux-mêmes, mais je voudrais simplement rejoindre ce que vous avez dit tout à l’heure, je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il y ait eu à proprement parler planification de ces massacres. Pour le collègue, M. Pierre Brana, qui avait posé la question la dernière fois, les " outils " de transport qui ont été utilisés étaient notamment des cars civils d’après ce que l’on sait, d’après les observateurs, donc, qui venaient des régions avoisinantes.

Je voulais juste vous poser deux questions, Mon Général.

Avez-vous eu l’occasion de rencontrer dans l’un ou l’autre de vos deux mandats M. Mazowiecki, qui consacrait ses efforts à la défense des droits de l’Homme, ou Mme Ogata ? A travers ces conversations, avez-vous pu savoir l’ensemble des crimes qui étaient commis notamment par les forces serbes ? D’ailleurs, aviez-vous été informé des viols, des tortures, des fosses communes qui étaient sur le théâtre ?

Deuxièmement, auprès de M. Bildt, dans votre deuxième mandat, avez-vous senti des différences d’appréciation importantes, pouvez-vous les résumer, entre les Européens et nos amis américains sur la gestion de la crise ?

Général Bertrand de La Presle : Merci beaucoup, Monsieur le Ministre, notamment de la deuxième question à laquelle je répondrai avec beaucoup de plaisir, en évoquant des choses que je n’aurais peut-être pas voulu écrire dans ma déclaration initiale.

Sur M. Mazowiecki ou Mme Ogata, je ne les ai pas rencontrés sur ces thèmes et ma réponse sera malheureusement brève et négative.

Sur le deuxième point, différences d’appréciation entre les Européens et les Américains, je dirais que, là encore heureusement, 2001 est complètement différent de 1995. Un des problèmes principaux qui s’est posé à Dayton a été lié au fait que l’on ne pouvait guère parler des Européens. On pouvait parler de Jacques Blot représentant la France. On pouvait parler de Wolfgang Issinger représentant l’Allemagne. On pouvait parler de Pauline Neville-Jones représentant la Grande-Bretagne. On pouvait parler de Carl Bildt censé représenter cette Union européenne dont les trois personnes que je viens de citer démontraient bien qu’elle n’existait pas puisque des différences d’appréciation à l’évidence existaient entre eux.

J’ai été assez frappé à Dayton de constater qu’une partie significative des trois semaines que nous y avons passées a été consacrée à régler des différends entre autorités politiques de la communauté internationale, Américains, Britanniques, Français, Allemands, Russes, avant que l’on ne trouve une sorte de front uni pour discuter avec les belligérants.

Si j’ai souligné que j’appréciais l’unicité de la chaîne de commandement des Nations unies c’est parce que je pense en mon âme et conscience que la chaîne de commandement qui prévaut actuellement au Kosovo et qui a prévalu en Bosnie et qui y prévaut encore depuis les accords de Dayton est une chaîne malsaine. Pourquoi ? Parce que le volet militaire est entre les mains d’une organisation qui s’appelle l’OTAN, qui a ses objectifs, qui a vécu voilà peu le cinquantième anniversaire de sa création et qui est lancée dans un processus d’élargissement. Il est clair que les objectifs de l’OTAN vont bien au-delà de l’avenir de la Bosnie-Herzégovine ou de l’avenir des Balkans. Cette structure de l’OTAN dispose au-dessus de ses militaires, de ses diplomates, de son Pentagone, de son Quai d’Orsay éventuellement. Elle est donc une institution tout à fait complète en tant que telle dont seul le volet militaire est représenté en Bosnie comme au Kosovo.

Parallèlement à ce volet militaire se trouve une chaîne civile qui est représentée aujourd’hui par M. Petritsch en Bosnie-Herzégovine et par M. Haekkerup au Kosovo.

Ces autorités politiques sont responsables de volets civils, sur la coordination desquels d’ailleurs il y aurait beaucoup à dire car il n’est pas facile de coordonner l’action du Haut Commissariat pour les Réfugiés, celle de la Banque mondiale ou celle du Fonds monétaire international compte tenu de la personnalité de ceux qui les dirigent et du fait que les théâtres considérés ne sont pas forcément d’une importance capitale pour eux par rapport aux problèmes énormes auxquels ils sont confrontés à travers le monde.

Ce qui me gêne, c’est ce parallélisme de chaînes de commandement civiles désignées par les Nations unies et d’une chaîne militaire qui, elle, dépend de Bruxelles. Je crains le jour où il y aurait un drame au Kosovo que le parallélisme de ces chaînes qui se vit bien dans la vie courante ne présente ses plus mauvais côtés, notamment dans la recherche de boucs émissaires.

Donc, différences d’appréciation entre Européens et Américains, certes. Il est clair qu’à Dayton, et ce n’est pas un scoop, la négociation était complètement pilotée par l’Ambassadeur Holbrooke et au-dessus de lui par Mme Albright ou par William Perry, le Président Clinton ayant lui-même fait le déplacement à diverses reprises à Dayton.

J’espère de tous mes v_ux que le traité de Nice notamment constitue une étape vers une situation qui nous mettrait dans un cas complètement nouveau par rapport à cette situation, de mon point de vue malheureuse, de Dayton.

M. François Lamy, Rapporteur : Je voulais revenir sur votre mission au moment de la crise des otages. Vous nous avez dit que vous aviez à cette occasion à plusieurs dates au mois de juin 1995 rencontré les différents protagonistes. Je suppose que vous avez rencontré le général Janvier et eu des contacts avec lui. Vous savez qu’il y a eu une controverse, en tout cas qu’il existe toujours une controverse sur une rencontre entre lui-même et le général Mladic le 4 juin sur un éventuel échange qui aurait été fait, sur des propositions en tout cas qui auraient été faites par le général Mladic. Le général Janvier vous en a-t-il parlé ? Quelles sont les informations dont vous disposez sur cette crise très précisément ?

Général Bertrand de La Presle : Ma réponse sera très rapide. J’étais désigné par le Président de la République pour une mission très particulière qui, comme je l’ai dit tout à l’heure, se jouait complètement en marge, même si au deuxième degré elle était au profit des Nations unies. Dans ces circonstances, je n’ai pas rencontré le général Janvier.

Le Président René André : Mon Général, avant de vous inviter à conclure, si vous en êtes d’accord, je me permettrais de vous poser une dernière question. Dans votre exposé liminaire, vous avez indiqué que, lors de votre rencontre avec le contingent hollandais, celui-ci souhaitait être relevé par un autre contingent d’une autre nation. Pourriez-vous développer cette indication, nous indiquer à votre avis pour quelle raison ce contingent souhaitait être relevé et nous préciser qui avait le pouvoir et si cela était possible de le relever ?

Général Bertrand de La Presle : La motivation qui sous-tendait le souhait des Néerlandais de ne pas prolonger au-delà du mandat qu’ils avaient reçu leur séjour à Srebrenica va, je pense, de soi. Il était clair que, plus le temps passait, plus la situation de cette enclave était périlleuse.

La recherche d’un contingent pour succéder au contingent néerlandais à Srebrenica était une affaire conduite à New York. New York sondait les " reins et les c_urs " des contingents potentiels pour essayer d’obtenir une réponse favorable.

Le commandant de la Force de protection des Nations unies que j’étais n’avait en réalité aucun pouvoir d’imposer à un contingent une implantation qui ne lui aurait pas convenu. Ces décisions relevaient donc de New York et se traitaient entre le Secrétariat général des Nations unies et les pays concernés.

Je signale d’ailleurs à ce sujet que, si la France n’a pas été à Gorazde, c’est parce que le Président de la République de l’époque estimait que la France était totalement engagée sur Sarajevo et il ne souhaitait pas qu’il y ait de Français à Gorazde. C’est comme cela que j’ai vécu quelques heures un peu difficiles à un moment où je souhaitais constituer un détachement franco-britannique dans l’urgence, destiné sous les ordres du général Soubirou à venir renforcer Gorazde à la suite des attaques aériennes qui avaient eu lieu.

Le Président René André : Merci, Mon Général. Je pense que nos collègues n’ont plus de questions à vous poser. Si vous acceptiez de donner quelques conclusions, nous apprécierions tout à fait.

Général Bertrand de La Presle : Merci beaucoup, Monsieur le Président.

Je voudrais, si vous me le permettez, et sans abuser de votre patience, terminer en évoquant deux v_ux et une considération générale.

Le premier v_u serait que nos autorités politiques au sens large, et là, je n’ai pas forcément en tête les autorités françaises, mais les autorités de l’Europe de demain, celles des Nations unies d’aujourd’hui, prennent en compte le fait qu’un cessez-le-feu par nature provisoire n’est pas la paix et n’y conduira que sous réserve de la mise en _uvre d’efficaces volets civils dont l’action doit être éclairée par une vision politique aussi précise et réaliste que possible du but final visé. J’ai conscience que c’est extrêmement difficile, mais c’est une condition importante.

Le plan de paix de Dayton pour la Bosnie-Herzégovine était probablement trop ambitieux pour qu’au cessez-le-feu actuellement en vigueur de facto succède une mise en _uvre effective des dispositions encore une fois extraordinairement ambitieuses de ce plan de paix.

Je fais d’ailleurs le lien entre cette observation et l’article que notre Ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrinne, a présenté dans Le Monde d’hier.

De même, au Kosovo la résolution 1244 était appropriée pour instaurer un cessez-le-feu au Kosovo. Il prévaut encore, et la 1244 prévaut encore, mais il est temps de lui substituer une vision plus précise de l’avenir que la communauté internationale envisage pour ce territoire.

Les massacres qui ont accompagné la chute de Srebrenica en juillet 1995 ne se seraient pas produits si la communauté internationale avait pu transformer les cessez-le-feu des années 1993 ou 1994 en réel cessez-le-feu, d’où l’observation de l’amiral Lanxade.

Deuxième v_u, celui que l’intérêt porté par les autorités politiques nationales et internationales aux officiers généraux dans le cadre de cette Mission d’information, et j’en suis l’heureux bénéficiaire aujourd’hui, et également par toutes les autres commissions réunies sur le même thème, soit l’indice d’une réelle volonté des autorités politiques au sens large d’intégrer aussi en amont que possible les autorités militaires dans leurs réflexions, leurs études et leurs décisions. C’est une dimension du lien armée/nation ou armée/société ou armée/communauté internationale qui me semble au moins aussi importante pour la paix dans le monde que le lien entre la population et les armées que les officiers généraux défendent. Lien qui nous préoccupe à juste titre au moment de la professionnalisation des armées françaises. Mais à l’heure de la préparation de la loi de programmation militaire que j’évoquais tout à l’heure 2003-2008, il n’est peut-être pas indifférent de penser que Srebrenica ne serait peut-être pas tombée dans les conditions dramatiques que nous avons connues si des experts militaires avaient été très précocement associés, puis écoutés lors des décisions successives du Conseil de sécurité relatives à cette zone. A cet égard, je souscris totalement au rapport Brahimi qui souhaite muscler moins en termes de service de renseignement qu’en termes de matière grise, de Soft par opposition au Hard, la structure militaire des Nations unies.

Ultime considération de caractère général, le soldat qui porte les armes de la France a pour vocation extravagante si sa mission l’exige de donner la mort ou de la recevoir. Il le fait aux ordres des autorités politiques qu’il sert et en vertu de valeurs qui transcendent la vie humaine. Si les valeurs à défendre ne méritent pas que l’on y sacrifie la vie de nos soldats, il ne faut bien sûr pas engager les forces armées. Mais si, au contraire, les missions qui sont données à ces forces armées sont sous-tendues par les valeurs fondatrices de nos démocraties qui transcendent la vie humaine, il faut donner à ces soldats les moyens de remplir les missions qui leur sont données et il faut leur donner la considération liée à leur engagement.

Merci beaucoup.


Source : Assemblée nationale (France)