(jeudi 22 février 2001)

Présidence de M. René André, Vice-président

Le Président René André : Nous accueillons le commissaire Jean-René Ruez, qui est policier, chef de l’équipe Srebrenica du Tribunal pénal international (TPI). A ce titre, depuis cinq ans, il est chargé de réunir les preuves sur les massacres et leurs auteurs.

M. Jean-René Ruez : Le but aujourd’hui est essentiellement pour moi de vous faire un rappel des faits. J’ai pu constater par certaines lectures qu’un certain nombre de faits ne sont pas compris à cent pour cent sur la manière dont les événements se sont déroulés à Srebrenica après le 11 juillet 1995.

L’enquête commence le 11 juillet 1995 après les frappes aériennes, ce que je vais exposer maintenant ne fait pas partie de l’enquête, n’a pas encore été présenté devant le TPI, donc, c’est sujet à caution. Normalement, je peux vous parler librement. Quatre-vingts pour cent de l’enquête sont dans le domaine public depuis le procès du général Krstic. Il y aura certainement peut-être des questions auxquelles je ne pourrai pas répondre étant encore soumis à la nécessité des intérêts de l’enquête, des autres procédures et des informations qui, obtenues sous la règle 70, ne peuvent être divulguées qu’après avoir sollicité l’autorisation des agences qui nous fournissent ce type de renseignement.

Pour comprendre comment les gens sont arrivés dans l’enclave de Srebrenica, il faut rappeler qu’en 1992, à l’occasion de la campagne dite de " nettoyage ethnique ", les premières villes tombées ont été Zvornik, Vlasenica et enfin Bratunac.

Au mois d’avril 1995 à Bratunac, la population avait été sollicitée de remettre ses armes stockées, armes de chasse ou autres, et avait reçu des garanties de sécurité. Un grand nombre de ces personnes se sont transportées à Bratunac, et celles qui ne l’ont pas fait ont vu leurs villages encerclés, et certaines ont été massacrées. Lors de ce rassemblement de populations dans Bratunac, un premier massacre a eu lieu et a concerné entre 150 et 300 personnes qui enfermées dans l’école Vuk Karadzic ont été massacrées à l’aide d’objets contendants et d’autres choses. La fosse commune rattachée à ce massacre a été découverte en décembre 2000, donc, très récemment. Elle se trouve à proximité de la ville de Bratunac et devra être exhumée. Pour l’instant, ce n’est pas encore fait. Ainsi, ceux qui n’ont pas réussi à fuir vers le territoire à l’époque occupé par les Musulmans se sont retrouvés dans cette enclave.

S’agissant des événements qui se déroulent à partir du 11 juillet, vous connaissez déjà probablement tous les scénarios concernant les demandes de frappe aérienne ou autres et qui ne font pas l’objet de l’enquête du TPI.

Le 11 juillet 1995, tous les responsables militaires et civils de l’enclave réalisent qu’elle va tomber. La population décide de prendre deux directions. Tous les hommes valides, la majorité d’entre eux, se réunissent dans une zone de l’enclave et, dans la nuit du 11 au 12, commencent à s’exfiltrer de l’enclave en colonne par un pour traverser un champ de mines, dans le but de longer la route Bratunac, Konjevic, Polje, ensuite de remonter la vallée de la Cerska et de s’échapper dans cette direction.

L’armée est en tête, environ un tiers de ces personnes portent des armes et environ deux tiers sont non armés. La majorité d’entre eux ne connaissent pas les lieux étant originaires d’autres régions.

Le même jour, toutes les femmes, les enfants, les hommes qui ne veulent pas abandonner leur famille se transfèrent en direction de Potocari où se trouve la base des Nations unies dans l’enclave. La nuit du 11 au 12 juillet se passe dans le calme pour ceux-là pendant que les autres commencent à subir les premières attaques visant à briser la colonne.

Le 12 juillet, la colonne perce les lignes serbes à hauteur de la vallée de la Cerska et ne rencontre aucune opposition. C’est une force assez massive et le périmètre n’est pas encore complètement saturé par les forces serbes. Une fois que la plus grande masse d’hommes en armes est passée, toute cette zone est bloquée et tout le monde se retrouve piégé dans cette partie du territoire.

Dans la nuit du 12 au 13 juillet, les forces serbes qui se trouvent à Srebrenica, donc, essentiellement une brigade de la police spéciale du ministère de l’Intérieur, ainsi que des éléments de la brigade de Bratunac, commencent à séparer les hommes des femmes et des enfants, se rendant sur leur lieu d’habitat provisoire, c’est-à-dire des usines qui se trouvent à cet endroit-là, ainsi que des champs à l’air libre. Tous les hommes sont emmenés dans des lieux de détention, essentiellement une maison qui se trouve juste en face du quartier général des forces onusiennes présentes dans l’enclave.

Le 13 juillet, l’évacuation-déportation de cette population commence. Les hommes sont systématiquement séparés de leur famille et parqués dans une maison. Une fois que la maison est pleine, des autobus arrivent, se chargent de les emmener à Bratunac qui devient donc le premier lieu de détention pour les hommes qui sont séparés de leurs femmes et de leurs enfants.

A l’occasion du transfert de la population en autobus, il y a un certain nombre de points de contrôle militaires où les hommes qui ont réussi à monter à bord sont séparés également. Le dernier lieu de séparation est une petite école en limite de zone de séparation, zone de confrontation à l’époque, l’école de Tisca. Un certain nombre d’exécutions se déroulent à l’occasion de ce processus, au moment où les gens sont débarqués des autobus.

La colonne continue son chemin pendant cette période de temps. Il y a des combats extrêmement violents avec les forces serbes qui essayent de leur monter des embuscades sur le trajet. A un moment, une partie de la colonne se déroute pour faire croire à une attaque sur Zvornik afin de libérer la pression justement sur le reste de la colonne. C’est dans la journée du 13 juillet que le plus grand nombre de prisonniers est capturé. Au cours d’activités militaires pendant la nuit, infiltration de la colonne et bombardement de la colonne, les gens sont paniqués et ne savent pas où aller.

Les forces serbes le long de la route donnent des garanties de sécurité à l’aide de mégaphones à tous les gens qui sont dans la forêt. Le matériel qui a été volé aux Casques bleus est utilisé. Des promesses de sécurité sont données, du genre : " Rejoignez-nous. Vous allez rejoindre vos femmes et vos enfants. La Croix-Rouge est là. Les Nations unies sont là. " Aussi, un certain nombre de personnes décident de se rendre, et cela génère un mouvement massif de redditions. Les lieux sur lesquels les gens sont parqués en attente de transfert sont essentiellement un terrain de football à Nova Kasaba et plusieurs champs à un lieudit Sandic. De là, au cours de la journée du 13 juillet, ils sont systématiquement transférés sur Bratunac par camions ou par autobus et rassemblés dans plusieurs bâtiments publics à Bratunac. Le premier bâtiment utilisé était un hangar, puis une école. Au final, ces lieux sont tellement pleins que les gens restent à bord de convois d’autobus et de camions qui restent parqués en ville.

Le premier massacre a lieu dans l’après-midi du 13 juillet. Un vaste groupe de prisonniers est emmené dans un hangar à Kravica. Une fois que ce hangar est totalement plein de prisonniers, les gardes ouvrent le feu par toutes les ouvertures, jettent des grenades à l’intérieur et massacrent l’intégralité des personnes qui y sont enfermées. J’en évoque également un autre proche de l’intersection de Konjevic-Polje où plusieurs groupes de prisonniers sont exécutés à l’arme automatique. En fait tout un tas de petites exécutions soit individuelles, soit avec quelques petits groupes ont lieu dans cette zone. En fin de journée, lorsqu’il n’y a plus de moyens de transport et s’il reste des prisonniers sur un champ, l’ordre est de les exécuter.

Au final, le 14 juillet au matin, l’intégralité des prisonniers se trouve dans la ville de Bratunac. L’évacuation de ces prisonniers commence. Je passe sur les promesses faites par le général Mladic qui se rend sur pratiquement tous ces lieux de détention. Il tient plus ou moins systématiquement le même discours à la population, lui demandant si elle le reconnaît, et lui fait un petit discours pour expliquer vers quelle misère la politique d’Izetbegovic l’a menée. Il donne aux gens des garanties de sécurité, leur promettant qu’ils vont rejoindre leurs familles, qu’ils vont faire l’objet d’un échange de prisonniers.

Le 14 juillet au matin, on évacue le premier lieu de détention, un hangar, où pendant la nuit une cinquantaine de personnes ont été tuées à l’arme blanche et à coups d’objets contendants.

Les prisonniers sont emmenés dans un convoi d’autobus. Ils prennent la direction de Zvornik, tournent en direction de Tuzla, mais finalement sont orientés sur une école, que nous appelons l’école de Orahovac, à ne pas confondre avec Orahovac au Kosovo. Ils sont parqués dans un gymnase au fur et à mesure de la journée, convoi après convoi. Ce gymnase est rempli de prisonniers.

Au même moment, d’autres convois évacuent les prisonniers de Bratunac, dépassent Zvornik, puis tournent à gauche et emmènent tous ces gens dans une école qui s’appelle l’école de Petkovci. Même scénario, au fur et à mesure de la journée, l’école est remplie. Il n’y a pas de gymnase. C’est une école à deux étages. Toutes les salles de classe sont pleines. Là, les prisonniers subissent énormément de mauvais traitements.

En milieu d’après-midi, après la visite du général Mladic sur le site d’Orahovac, les prisonniers sont emmenés dans un petit camion, groupe après groupe, vers un champ qui se trouve à 800 m de l’école où un commando d’exécuteurs les attend et systématiquement les exécute petit camion après petit camion. L’exécution dure toute l’après-midi et continue pendant la nuit. Durant l’exécution, un bulldozer est sur place et creuse une fosse commune pour enterrer les gens. L’exécution se termine en fin de soirée. Le scénario est le même à l’école de Petkovci, les prisonniers sont embarqués sur un camion. Ceux-là n’ont pas de bandeau sur la tête. Ils sont emmenés sur le plateau d’un barrage qui se trouve à proximité où là aussi un commando d’exécuteurs les attend et les exécute les uns après les autres leur demandant de choisir un espace libre parmi les cadavres qui jonchent le sol.

Toujours le même jour, il y a eu un détournement d’autobus avec 150 personnes à bord qui ont été emmenées dans la vallée de la Cerska où elles sont exécutées immédiatement et tombent sur le bas côté de la route. Une excavatrice arrive, prend de la terre sur une petite colline juste à côté et enterre ces gens. Le site ici a été exhumé. Les 150 cadavres ont été retrouvés les mains attachées et les pieds également pour certains d’entre eux.

Durant la journée du 15 juillet, l’évacuation continue. Un certain nombre de prisonniers sont mis dans une école et de là emmenés par camions sur un site d’exécution qui se trouve au bord de la vallée de la Drina où environ 500 personnes sont exécutées sur place et enterrées dans une fosse commune qui se trouve sur le site d’exécution.

Pendant la journée du 15 juillet, le transfert de prisonniers de Bratunac en direction de Pilica où se trouve une école avec un gymnase continue. Le gymnase est totalement plein et l’école à deux niveaux l’est aussi. Au cours de la nuit du 15 au 16 juillet, un autobus arrive avec des prisonniers qui sont exécutés sur place car probablement il n’y a plus de place à l’intérieur.

Mais en fait l’exécution ne commence que le lendemain, 16 juillet, autobus après autobus, selon le même scénario, promesse d’être échangés et de rejoindre leurs familles. Les gens sont emmenés de 10 heures du matin à 3 heures de l’après-midi à la ferme de Branjevo où les attend un commando d’exécuteurs qui se conduit d’une façon particulièrement sauvage sur ce site-là et exécute un nombre de personnes évalué par un des membres du commando d’exécution à 1 200. Le chiffre pour l’instant n’est pas confirmé. La confirmation de toutes ces données ne se fera que lorsque l’intégralité des exhumations aura été effectuée. Ce même jour, comme l’école de Pilica était pleine, des prisonniers ont été emmenés à la maison de la culture de Pilica où une fois l’exécution de la ferme de Branjevo terminée, les exécuteurs ont reçu l’instruction d’aller tuer ceux qui se trouvaient à l’intérieur de cette maison de la culture. Cela se passe effectivement pendant la journée du 16 juillet, et tous les gens à l’intérieur sont massacrés.

Il faut bien préciser et insister sur le fait qu’il ne s’agit pas du tout d’une action comme on en a malheureusement trop connu dans la période de conflit entre 1992 et 1995 où l’armée rentrait dans une zone et tuait tout le monde. Là, il s’est agi d’un processus parfaitement organisé avec déplacement systématique de gens. Qu’ils aient été militaires ou civils n’a plus vraiment fait de différence, ce sont tous des prisonniers emmenés d’abord dans des lieux de détention puis transférés à l’écart de cette zone pour des raisons évidentes de discrétion, et emmenés jusqu’à 70 kilomètres de distance dans des écoles, par des officiers de sécurité du Drina Corps ayant la veille repéré les lieux de détention, les sites d’exécution et organisé le transfert d’équipements lourds pour les enterrer. Les exécutions s’étalent sur une durée de trois jours, le 14, le 15 et le 16 juillet. Le 17 juillet, tout est terminé. Les fosses communes sont refermées.

Ultérieurement, à la fin du mois de septembre - début du mois d’octobre, avant la signature des accords de Dayton, les auteurs de ces atrocités réalisent qu’il y aura certainement une enquête pour essayer de déterminer la véracité des rumeurs qui ont été lancées par la presse en juillet 1995, tout le monde hurlant au massacre certain de ces prisonniers. Une opération aussi massive que l’opération d’extermination est déclenchée visant à effacer les traces du crime en exhumant les corps de toutes les fosses communes, que nous appelons les fosses communes principales, et les répartir dans un certain nombre de fosses communes, que nous appelons les fosses communes secondaires.

On trouve les fosses communes secondaires le long d’une petite piste qui va sur Zvornik où il y en a sept, de même autour d’un village, Lipje, où il y en a quatre. Dans la vallée de Chenchai dont le lieudit principal s’appelle Kamenica, nous avons découvert douze fosses communes secondaires et, au Sud de l’enclave de Srebrenica, six.

La comparaison des pièces à conviction que l’on peut retrouver dans les fosses communes principales avec celles que l’on peut retrouver dans les fosses communes secondaires, par exemple les étuis utilisés par les armes ayant servi à tuer les gens, l’analyse du sol et d’autres éléments, permettent d’opérer des connexions entre fosses principales et fosses secondaires. Nous avons déjà exhumé trois fosses communes dans cette zone-là qui correspondent aux corps qui ont été exécutés à l’école d’Orahovac. Les éléments retrouvés dans les fosses communes secondaires de Lipje correspondent au " déménagement ", si je peux m’exprimer ainsi, de la fosse commune qui se trouvait initialement sur le plateau du barrage de Petkovci.

Sur les sites de la vallée de Chenchai, nous en avons pour l’instant exhumé trois qui correspondent aux éléments retrouvés à la ferme de Branjevo. De même que la partie Est correspond au site d’exécution de Kozluk.

Aujourd’hui, le nombre minimum d’individus exhumés est de 2 028. C’est un chiffre extrêmement réducteur qui correspond au nombre minimum d’individus après détermination effectuée par les pathologistes à l’occasion des autopsies. Ce chiffre pourra être précisé lorsque toutes les exhumations seront complétées et sera certainement supérieur.

Il reste actuellement une vingtaine de fosses communes secondaires à exhumer. Nous savons très précisément où se trouve chacune d’entre elles. Chacune a fait l’objet d’une vérification du contenu. Effectivement, il y a de multiples restes humains dans chacune de ces fosses qui renferme entre 80 et 180 individus. A la fin, c’est probablement un nombre supérieur à 4 000 personnes dont on pourra dire qu’elles ont été exécutées de sang-froid dans ce processus organisé et systématique.

Ce chiffre est important car plusieurs données flottantes le concernent. Le premier chiffre que tout le monde utilise est légèrement inférieur à 8 000 personnes disparues, d’après les déclarations de familles à la Croix-Rouge internationale. Ce chiffre-là est également un minimum, certaines familles ayant entièrement disparu. Le meilleur exemple qui démontre cela est actuellement le cas de M. Hasan Nuhanovic dont le père a été désigné négociateur avec le général Mladic et le général Krstic dans la ville de Bratunac. Cet homme ensuite a été séparé et porté disparu. M. Hasan Nuhanovic a donc perdu sa mère, son père et son frère. Si lui n’avait pas été un interprète des Nations unies et emmené avec les forces onusiennes lorsqu’elles ont quitté l’enclave, la famille Nuhanovic aurait entièrement disparu et on ne la retrouverait pas sur le livre des personnes manquantes. Un certain nombre d’événements se sont produits qui font que certaines personnes ont disparu, mais que leur mort ne fait pas l’objet d’une enquête criminelle. Il y a ainsi toutes celles qui sont mortes au combat et celles qui se sont suicidées. Le seul chiffre à retenir est celui des personnes qui sont passées par un processus d’arrestation, détention, transfert, exécution et atteindra probablement 4 000 à 5 000 personnes à l’issue des exhumations.

Il est difficile de donner la durée prévue pour ces exhumations. Avec un effort conjoint du TPI et désormais du Gouvernement bosniaque cela prendrait probablement deux ans pour être complet mais cela pourrait durer un peu plus longtemps en raison du planning chargé du TPI et du fait que d’autres dossiers impliquent également ce genre d’activité. La date de finalisation de l’ensemble ne peut pas être connue pour l’instant.

Autre point important, j’ai entendu dire que les paramilitaires étaient impliqués dans cette affaire. En fait, Arkan n’a pas participé à cette opération. Toutes les exécutions ont été commises par les unités régulières du Drina Corps ou par des unités spéciales rattachées à l’état-major général de l’armée, 10ème groupe de sabotage pour l’exécution de la ferme de Branjevo, 4ème bataillon de la brigade de Zvornik pour l’exécution de Orahovac et le jardin, 6ème bataillon pour les exécutions sur le plateau du barrage Petkovci.

Telles sont les données essentielles que je pensais devoir résumer pour vous.

M. François Léotard, Rapporteur : Monsieur le Commissaire, nous vous remercions de la précision de vos informations. J’ai été frappé par la masse des documents lorsque je me suis rendu au TPI, nous y retournerons dans quelques semaines. Cela m’amène à vous demander quelles seraient ou quelles sont à l’heure actuelle, si vous pouvez nous le dire, car il y a eu aussi des inculpations qui ne sont pas publiques, les personnes qui sont mises en cause par le TPI au-delà de M. Mladic lui-même. En d’autres termes, a-t-on une appréhension précise des chefs de corps, des officiers ou sous-officiers ou des exécuteurs eux-mêmes qui pourraient être mis en cause par le TPI ?

Vous avez indiqué qu’il n’y pas de milice en cause, mais plutôt des corps constitués de l’armée serbe, le Tribunal a-t-il entre ses mains des éléments d’instructions qui ont été données à ces forces ? J’imagine qu’elles ont été plutôt orales, mais existe-t-il des textes, des documents écrits mentionnant la détermination de la hiérarchie de l’armée bosno-serbe et serbe d’opérer ce type de massacre ?

M. Jean-René Ruez : Les inculpations publiques sont celles du général Mladic et de Karadzic spécialement sur les événements de Srebrenica, elles datent de novembre 1995. Il y a eu également l’inculpation publique du général Krstic arrêté le 2 décembre 1998 dans un délai record, une dizaine de jours après la notification officielle de son inculpation. D’autres inculpations dites secrètes existent sur lesquelles bien sûr je ne peux fournir aucun élément.

Sur les ordres donnés, comme vous le dites, Monsieur le Ministre, rien n’est écrit. Les ordres étaient certainement oraux. De toute façon, le ménage a été fait avant que nous puissions effectuer des perquisitions au quartier général de la brigade de Zvornik et de la brigade de Bratunac. Une analyse extrêmement détaillée a été faite du matériel récupéré. Elle est toujours en cours compte tenu de la masse de documents. Pour cela, je vous renvoie au témoignage de M. Richard Butler, l’analyste militaire qui, ayant travaillé sur tous ces documents, a pu reconstituer vraiment avec un monceau de détails le déroulement de l’opération tant militaire que d’extermination de ces prisonniers.

Le document le plus marquant qui fait référence à cette situation est un rapport du commandant de la brigade de Zvornik, le colonel Vinko Panurevic, qui le 15 juillet, relatant les activités militaires qui à ce moment-là avaient lieu au Sud de l’enclave de Srebrenica, envoie un mémorandum brûlant à son état-major demandant qui a eu cette idée de mettre plus de 3 000 prisonniers sur son secteur. Et il se plaint d’être aspiré dans des opérations de sécurité et de " restauration de terrains ", " la restauration de terrains " faisant référence à l’inhumation de toutes ces victimes. C’est le document le plus clair dont nous disposons comme aveu écrit de ce qui s’y est déroulé. A part cela, il n’y a pas d’ordres écrits que nous ayons retrouvés.

Le Président René André : Je voudrais vous poser une question qui paraîtra bien subjective. Comment expliquez-vous, Monsieur le Commissaire, ce déferlement de haine et cette inhumanité ? Avez-vous trouvé trace au cours de ces trois ou quatre journées de quelques signes d’humanité du côté serbe ?

M. Jean-René Ruez : Il y avait un signe d’humanité auquel on a cru pendant quelque temps dans la mesure où certains témoins survivants sur des lieux de détention font état du fait qu’à un moment l’ordre visiblement était de sauver la vie des enfants de moins de quinze ans. Donc, les enfants de moins de quinze ans étaient sollicités de se lever. Certains qui avaient l’air physiquement plus vieux que quinze ans ont été obligés de se rasseoir, d’autres qui avaient moins de quinze ans, mais qui se demandaient quel traitement spécial les attendaient n’ont pas osé se lever. Un certain nombre d’entre eux l’ont fait et ont été séparés. On a l’exemple sur le champ de Sandic et également à l’école de Orahovac. Une seule interrogation subsistait : on n’était jamais tombé sur un témoignage de l’un de ces enfants. Or le Gouvernement bosniaque à l’époque avait quand même fait un effort massif pour auditionner un grand nombre de gens qui étaient arrivés à Tuzla et on trouvait surprenant que l’on ait pu rater ce genre de témoignage. Malheureusement, les corps d’enfants de moins de quinze ans ont été retrouvés dans la fosse commune de Glogova l’année dernière. A priori, il est probable qu’un officier de sécurité, constatant ce qui se passait, a renversé l’ordre en disant : " Ces gens sont des témoins. On ne peut pas se permettre de laisser des témoins derrière. " On a donc retrouvé un certain nombre de corps avec une balle à travers la colonne vertébrale.

Le Président René André : Comment expliquez-vous cette inhumanité, cette violence, cette haine ?

M. Jean-René Ruez : Il n’existe aucune explication du comportement individuel des exécuteurs sur les sites. L’aspect le plus surprenant de cela concerne l’attitude du général Mladic, lequel a fait des déclarations publiques dans un journal dont je n’ai plus le nom en tête, en 1994 à un moment où il n’était pas encore inculpé et où il parlait librement. Il exposait ses buts concernant la population de cette partie du Nord-Est de la Bosnie, il était très clair : il voulait exterminer tout le monde pour faire payer à ceux qui vivaient dans cette zone le prix de leur collaboration avec les Turcs et surtout de l’écrasement d’une révolte au début du XIXème siècle.

M. Pierre Brana : Vous avez indiqué que des autobus et des camions avaient été utilisés pour transporter tous ces prisonniers. Etaient-ce des réquisitions de véhicules civils ou étaient-ce des camions militaires ? De même, vous avez pensé qu’il n’y avait pas de différence entre les prisonniers civils et militaires. Y avait-il une différence entre les hommes armés et les hommes non armés ?

S’agissant de la tentative d’effacer les traces, notamment l’ouverture de fosses dites fosses communes secondaires, est-ce des militaires qui ont procédé à cette opération ou a-t-on utilisé des civils ?

Vous avez parlé de 2 028 individus exhumés. Sont-ce tous des hommes ou y a-t-il des femmes, des enfants ? Les viols font-ils partie de votre mission pour la recherche des criminels ?

M. Jean-René Ruez : Concernant les moyens de transport utilisés, effectivement, c’est une réquisition à la fois des moyens de l’armée, mais également de moyens privés par appel public effectué à la radio par les représentants du Parti démocratique serbe local pour attirer sur Bratunac tous moyens de transport disponibles. Les autobus utilisés appartenaient à des compagnies de transport privé, Drina Trans, Centro Trans, mais également à des mines de bauxite de Milici. Tout véhicule avec capacité de transport appartenant à un particulier a été réquisitionné, ce n’était pas du matériel militaire.

M. Pierre Brana : Mêmes les premiers jours ?

M. Jean-René Ruez : Dès le 11 juillet.

M. Pierre Brana : Y avait-il une différence entre civils et militaires, les prisonniers étaient-ils des hommes pris les armes à la main ou pas ?

M. Jean-René Ruez : Ce point a été utilisé par la propagande serbe, donc, il est effectivement important de le clarifier. En fait, toute personne en âge de porter les armes peut être considérée comme un combattant dans ce genre de contexte. Le nombre de combattants au sein de l’enclave était uniquement déterminé par le nombre d’armes légères disponibles. Si 5 000 armes légères étaient disponibles, vous aviez 5 000 combattants. Cependant la question n’a plus vraiment d’importance à partir du moment où ces gens-là ont été arrêtés et détenus. Ils sont protégés par les conventions internationales, on ne peut plus considérer que ce sont des morts au combat même s’ils portent un uniforme.

S’agissant du traitement des prisonniers, selon qu’ils portaient un uniforme et une arme, il y avait une différence significative : la mort était beaucoup moins rapide pour ceux qui portaient un uniforme et des armes. C’est pourquoi avant de se rendre, la plupart des hommes se sont débarrassés de leurs armes. Il existe des témoignages invérifiables indiquant que, si quelqu’un était pris l’arme à la main, on lui faisait creuser sa tombe avant de l’exécuter, ce qui n’était pas le cas pour quelqu’un qui arrivait sans arme à la main. Mais d’un point de vue judiciaire le statut de civil ou de militaire n’est plus une question.

M. Pierre Brana : Qui a creusé les fosses communes secondaires ?

M. Jean-René Ruez : La création de fosses communes secondaires est une opération confidentielle menée par l’armée.

M. Pierre Brana : Les victimes exhumées, étaient-ce des hommes, des femmes, des enfants ?

M. Jean-René Ruez : Les exhumations concernent essentiellement des hommes. La cible du général Mladic à l’occasion de cette opération était les hommes en sachant que tuer tous les hommes dans une famille revient en fait à détruire l’existence de tous ses autres membres. Quand dans la société bosniaque, une femme avec trois enfants n’a plus de frères, de pères, de grands-pères, d’oncles, plus personne, vous imaginez l’existence difficile qui l’attend. Ces personnes vivent aujourd’hui cette existence difficile.

M. Pierre Brana : Les viols font-ils partie de votre mission ?

M. Jean-René Ruez : Cet aspect-là effectivement fait aussi partie de l’enquête, mais est malheureusement " subsidiaire " par rapport à l’extermination systématique de tous les mâles qui ont été récupérés. Mais le fait est que, parmi les séparations qui ont eu lieu par exemple dans la nuit du 12 au 13 à Potocari, les femmes également ont été séparées. Il est très difficile d’obtenir des témoignages en matière de viol en Bosnie, mais il est notoire que, par exemple, une personne s’est suicidée en arrivant à Tuzla suite au viol qu’elle a subi. Il y a eu effectivement cet aspect-là dans le dossier, mais il est " secondaire ". C’étaient certainement les comportements d’individus qui ont été lâchés libres de faire ce qu’ils voulaient pendant ces journées-là. Il y avait un permis de tuer pour tout le monde. Il faut savoir que la police était présente et qu’il y a eu collusion totale entre les policiers, les politiques et les militaires. Tout le monde est impliqué dans cette atrocité, conférant un sentiment de légitimité à tous ceux qui ont voulu agir et à la façon dont ils voulaient se comporter.

M. Pierre Brana : Y a-t-il eu une limite d’âge pour les exécutions, si l’on peut parler ainsi bien sûr ?

M. Jean-René Ruez : Non, c’est l’apparence qui comptait. Un enfant de douze ans ressemblant à un enfant de dix-sept ans était en âge de porter les armes, donc, était exécuté.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous avez parlé d’un massacre organisé et donné des informations selon lesquelles des bus, des cars avaient été réquisitionnés ou récupérés à partir du 11 juillet. Avez-vous des éléments d’information sur une planification éventuellement antérieure de ce massacre ?

M. Jean-René Ruez : Non, il n’y a pas d’éléments concernant une planification antérieure. En fait, la prise de l’enclave n’était pas planifiée. Le plan d’opération pour cette offensive est daté du 5 juillet. Je crois que la composante défense antiaérienne de cette opération date du 6 ou du 7 juillet, la date peut être précisée. Mais, en fait, la décision de s’emparer de l’enclave n’est pas prise avant le 9 juillet au moment où le général Mladic s’est rendu compte que la défense de l’enclave ne se ferait pas. Le but initial était de réduire l’enclave à la limite de la ville de Srebrenica même et de la transformer en gigantesque camp de réfugiés à ciel ouvert, afin de forcer les Nations unies à procéder à l’évacuation de la zone.

M. François Lamy, Rapporteur : Cette affirmation est-elle basée sur des documents dont vous avez eu connaissance ?

M. Jean-René Ruez : Oui, tout à fait. On a en notre possession les plans d’opération. L’élément composante aérienne est important car je sais que la Mission d’information souhaite se pencher sur ce point. Le général Mladic a prévu et anticipé le fait qu’il y aurait des frappes aériennes, ce qui paraît assez antinomique avec tout accord préalable sur le fait qu’elles n’aient pas lieu.

M. François Lamy, Rapporteur : De quelle façon l’a-t-il anticipé ?

M. Jean-René Ruez : Il a prévu les moyens antiaériens qu’il estimait nécessaires pour abattre les avions de l’OTAN qui viendraient effectuer des frappes aériennes sur ce secteur.

M. François Lamy, Rapporteur : Quels ont été les moyens dont vous avez disposé pour retrouver à la fois les fosses communes primaires et secondaires selon votre terminologie. Je suppose que vous avez disposé de photographies satellites.

M. Jean-René Ruez : Nous avons disposé de photographies aériennes.

M. François Lamy, Rapporteur : De quelle époque datent-elles et par quel Etat ont-elles été fournies au TPI ?

M. Jean-René Ruez : J’en ai apporté quelques-unes puisque ce sont maintenant des documents publics que nous avons utilisés pour le procès du général Krstic. La méthode de recherche des fosses, pour les fosses communes principales, est d’abord fondée sur les témoignages des survivants. Compte tenu de la façon dont les exécuteurs ont procédé il y a des survivants sur tous les sites d’exécution. A part Kozluk où il n’y en a aucun et la maison de la culture de Pilica où il n’y a pas de survivant, mais un auteur, Drasen Erdemovic de la ferme de Branjevo, témoin de ce qui s’est passé à la ferme Pilica, tous les autres sites ont été trouvés en resserrant d’après les témoignages des survivants la zone où ils pensent que le crime s’est déroulé. Sur cette base-là, nous avons demandé, par l’intermédiaire du Département d’Etat américain, accès à de l’imagerie aérienne qui nous a permis de trouver avec précision les endroits où le sol avait été perturbé. Une fois cette démarche-là effectuée, on s’est rendu sur place pour creuser à l’endroit et vérifier s’il y avait des restes humains dans les trous.

Pour ce qui est de la découverte des fosses communes secondaires, c’est différent. Pour certaines, je peux difficilement vous dire comment, mais la grande majorité d’entre elles ont été découvertes par les Américains qui nous ont orientés sur les sites. Comme par exemple les douze sites de la vallée de Cancari, les quatre sites de Lipje et les sept situés juste à l’Ouest de Zvornik. Toutes ces informations-là nous ont été données par les services de renseignement des Etats-Unis.

M. François Lamy, Rapporteur : De quand datent les premières images aériennes ? Disposez-vous d’images aériennes antérieures à la chute, pendant la chute, après la chute ? Y avait-il des moyens d’information à ce moment-là ou pas ?

M. Jean-René Ruez : Oui, je vais vous en présenter quelques-unes. Le 17 juillet 1995, voici la photographie de la ferme de Branjevo où l’on voit encore des cadavres sur le champ d’exécution. Le champ d’exécution allait d’ici à là, ici un équipement lourd, une excavatrice a déjà collecté les corps et les dépose dans la fosse commune. Toute cette partie-là du terrain est encore recouverte de cadavres. Le 21 septembre, voilà la ferme de Branjevo une fois l’opération d’exhumation terminée avec la fosse commune ici et le 27 septembre, voici l’opération de déménagement des corps de la ferme de Branjevo avec une nouvelle tranchée et l’équipement lourd parqué dans le périmètre de la ferme.

Voici une fosse commune que je ne vous ai pas indiquée, c’est la fosse commune de Glogova qui est le réceptacle de tous les cadavres exécutés entre Bratunac et Konjevic Polje. Quand je dis fosse commune, en réalité, il s’agit d’un site de multiples fosses communes.

Voici une photo du 17 juillet 1995 montrant des excavations récentes dans ce village détruit. C’est un village qui a été nettoyé ethniquement en 1992, avec un bulldozer à l’intersection. Pour l’opération de déménagement, vous avez sur la gauche un des deux sites avec la photo datée du 27 juillet 1995 et à droite une excavatrice en train de travailler sur ce site le 20 octobre 1995. Voilà le 30 octobre 1995, une nouvelle photographie avec une excavatrice en train d’opérer sur le deuxième site de Glogova. Nous avons effectivement selon les sites plusieurs dates, mais les plates-formes qui ont pris ces images-là ne volaient pas tous les jours.

M. François Lamy, Rapporteur : Savez-vous exactement quelle est la date des premières photographies ? Au moment des massacres, vous ne disposez pas du tout de photographies ?

M. Jean-René Ruez : On ne dispose d’aucune photographie montrant une exécution en cours si c’est ce que vous voulez savoir. On a toujours des photographies avant et des photographies après.

M. François Léotard, Rapporteur : S’agissant d’éventuels refus d’exécuter, avez-vous des informations selon lesquelles certains soldats auraient refusé d’exécuter ou auraient exprimé des sentiments humains devant ce drame et quel aurait été leur sort ?

En ce qui concerne les méthodes de travail du TPI et sa façon de procéder, les règles de droit sont fixées par la charte fondatrice, par les documents fondateurs du TPI et sont de droit anglo-saxon, je crois, pour l’essentiel. De quelle manière se fait la réception des témoignages ? J’ai assisté une fois à un procès d’un criminel croate, comment recevez-vous les témoignages ? Avez-vous dans les semaines ou les mois à venir des audiences intéressantes, importantes ? Sur Srebrenica, y a-t-il des personnes qui vont être interrogées ? Y a-t-il actuellement des prisonniers en dehors de ceux qui ont déjà été jugés ou qui sont en cours de jugement ? Y a-t-il des personnes qui sont actuellement emprisonnées par le TPI et qui n’ont pas encore témoigné ?

Avez-vous le sentiment que les Gouvernements respectifs jouent le jeu ? Vous êtes fonctionnaire français, le président du TPI est un juge français, le Gouvernement français apporte-t-il les moyens nécessaires ? D’autres gouvernements le font-ils de la même manière ou non ?

Le Président René André : Je me permets de compléter la question de Monsieur le Rapporteur. Y a-t-il eu une évolution dans le temps des différents Gouvernements sur leur coopération ? Se montrent-ils plus coopérants maintenant qu’au début ? Et comment sont exécutés les ordres d’arrestation donnés par le TPI ?

M. Jean-René Ruez : Pour ce qui concerne les refus d’exécuter, les exécuteurs de la ferme de Branjevo, après avoir passé de 10 heures du matin à 3 heures de l’après-midi à exécuter des gens dans cette ferme, ont été instruits de se rendre à la maison de la culture de Pilica. Les membres du 10ème groupe de sabotage ont refusé de commettre les exécutions à la maison de la culture de Pilica en disant : " On en a assez fait pour aujourd’hui, on arrête. " Une des raisons pour lesquelles ils ont pu agir ainsi est que d’autres personnes - à ce stade, on peut seulement dire qu’elles sont originaires de Bratunac - se sont immédiatement portées volontaires pour le faire à leur place. L’officier qui a donné l’ordre n’a donc pas eu à sévir contre ceux qui ont refusé de participer à cette deuxième phase des exécutions.

Pour ce qui est des refus, c’est un aspect que nous n’avons pas encore développé devant le Tribunal et qui fait en fait partie de l’enquête en cours, mais il n’y a pas de raison de le cacher plus longtemps. Nous savons par des interceptions téléphoniques et radios qui ont été opérées à l’époque par l’armée bosniaque que ce sont les bleus, c’est-à-dire la police qui porte des uniformes camouflés bleus, qui ont refusé d’effectuer ce travail. Nous avons accès aux interceptions de l’armée bosniaque, nous utilisons à l’occasion du procès Krstic ces écoutes, qui ne sont pas encore validées tant que les juges ne se seront pas prononcés sur leur qualité. C’est la raison pour laquelle il y a eu un vent de panique au sein du Drina Corps et de l’état-major général pour trouver des gens pour mener ces exécutions. Tout cela s’est fait très vite, ils ont dû prendre des décisions très rapides. Ce sont les seuls cas de refus que nous connaissons sur ce dossier-là.

M. François Lamy, Rapporteur : Cela veut dire que certains des auteurs de ces massacres, des auteurs directs, habitent encore sur place ?

M. Jean-René Ruez : A part ceux qui pensent être inculpés et qui ont pris la fuite, tous les auteurs habitent sur place et occupent des positions au sein de la police, de l’armée, et du personnel politique.

M. François Léotard, Rapporteur : Avez-vous des prisonniers actuellement au TPI à La Haye ?

M. Jean-René Ruez : Actuellement, à part le général Krstic, nous n’avons pas de prisonnier détenu dans le cadre de ce dossier.

Le Président René André : Vous n’avez pas répondu sur la collaboration des divers Gouvernements.

M. Jean-René Ruez : Je ne suis pas la bonne personne pour répondre à cette question, je suis un membre du bureau du procureur et je n’ai pas de liens structurels avec le président du TPI. C’est une question qu’il faudra adresser au procureur. Pour ce qui est des renseignements obtenus, je ne peux parler que du dossier qui me concerne. Nous avons eu une excellente collaboration de la part des Américains et également des Anglais. Nous n’avons pas fait appel à la France pour obtenir des renseignements, donc, je ne peux pas évaluer la qualité de la collaboration que nous aurions reçue.

M. François Léotard, Rapporteur : Combien de policiers français sont actuellement affectés au TPI ?

M. Jean-René Ruez : Actuellement, nous sommes trois. Moi même qui suis venu à la demande du ministère en 1995 sur la demande du Tribunal, et deux autres qui ont été obligés de se mettre en détachement pour convenance personnelle pour se rendre sur place.

M. Pierre Brana : D’après les premiers résultats de l’enquête ou des interrogatoires, avant la chute de Srebrenica, y a-t-il des signes comme quoi, au niveau de l’état-major qui allait prendre la poche, il aurait été dit : " Si l’on prend la poche, il va y avoir des exécutions " ? A-t-il été question au cours des débats militaires de ce problème ? A-t-on des informations à ce sujet ?

M. Jean-René Ruez : Les officiers de sécurité du Drina Corps qui étaient en rapport avec les observateurs militaires, dans les mois qui ont précédé, ont sans cesse posé des questions sur quelle serait l’attitude de la communauté internationale au cas où l’enclave serait prise. Egalement, pendant le printemps 1995, les services de sécurité de l’état-major général bosno-serbe ont essayé de monter des opérations d’assassinat contre M. Naser Oric pour l’attirer dans un piège, réunion avec garantie de sécurité, mais en fait dans le but de l’assassiner sur le trajet. Ils n’ont pas eu besoin de se donner cette peine puisque c’est en fait le Gouvernement bosniaque qui a retiré M. Naser Oric et ses meilleurs officiers de l’enclave. Une démarche particulièrement bizarre effectivement dans la mesure où, sans la présence de ce personnage et de ses assistants, il était clair que la volonté de défense de l’enclave était très sévèrement limitée.

Le Président René André : Quelle appréciation portez-vous sur cette décision de le retirer ?

M. Jean-René Ruez : C’est très difficile à apprécier car on rentre en plein dans les théories de conspiration. Il est possible de dire aujourd’hui que les autorités bosniaques ont indirectement participé à la sécurité juridique d’un grand nombre des auteurs de crime en ne présentant pas de la façon la plus claire et la plus honnête possible des éléments d’information qu’ils avaient en leur possession et qui nous auraient permis d’avancer considérablement dans cette enquête. Si l’on avait eu accès au matériel à disposition de l’armée bosniaque, c’est-à-dire tout ce qui est écoute radio et téléphonique, il est clair que l’on aurait eu beaucoup plus d’informations sur un certain nombre de ces auteurs bien plus tôt que la date à laquelle nous les avons eues, c’est-à-dire il y a seulement quelques semaines.

M. Pierre Brana : Je voudrais poursuivre mon idée. Même si les massacres sont séparés les uns des autres, n’apparaît-il pas dans l’enquête une organisation, c’est-à-dire des ordres centralisés, même s’ils sont oraux ? Ce sont des décisions tellement lourdes à prendre pour un lieutenant ou un capitaine de décider de fusiller systématiquement des prisonniers, c’est tellement abominable qu’il faut bien qu’il y ait eu un lien. A-t-on pu lors des interrogatoires entendre, par exemple, quelqu’un dire : " Oui, il y avait un ordre qui nous est arrivé de... "

M. Jean-René Ruez : L’opération elle-même est certainement sortie du cerveau de général Mladic. C’est fortement probable. Elle était gérée par l’état-major général, essentiellement par les services de renseignement et de sécurité. Le colonel Ljubo Beara était le maître d’_uvre de l’organisation de cette opération d’extermination. C’est une opération conjointe Drina Corps et l’état-major général de l’armée déclenchée au plus haut niveau. En fait, les cerveaux sont à l’état-major général, les exécutants au niveau du Drina Corps qui a mis ses moyens à disposition, mais ce n’est certainement pas à leur initiative.

M. François Léotard, Rapporteur : Si j’ai bien compris, à l’instant, vous avez dit ou laissé entendre que certains éléments d’information venant de l’actuel Gouvernement bosniaque ne vous seraient pas parvenus ou que vous seriez en attente de les avoir. C’est très important. Pourriez-vous faire la même remarque sur d’autres documents que vous auriez demandés à d’autres Gouvernements et que vous n’auriez pas ? Je précise puisque nous sommes ici au Parlement de la République française, y aurait-il un ou des documents que le procureur aurait demandés aux autorités françaises et qui n’auraient pas été fournis ou qui vous seraient utiles dans les investigations auxquelles vous procédez ?

M. Jean-René Ruez : Pour ce qui concerne Srebrenica, non. Pour le reste, les dossiers actuellement en cours ou à venir, seul le procureur pourrait répondre à votre question.

Le Président René André : Monsieur le Commissaire, avez-vous d’autres éléments d’information à nous apporter ?

M. Jean-René Ruez : Non.

Le Président René André : Je vous remercie beaucoup.


Source : Assemblée nationale (France)