(jeudi 5 avril 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Nous avons le plaisir de recevoir M. Jean-Claude Mallet, directeur des Affaires stratégiques au ministère de la Défense de 1992 à 1998, qui est depuis Secrétaire général de la Défense nationale.

M. Jean-Claude Mallet : Je souhaite dire en préalable que c’est pour moi un honneur d’apporter une contribution aux travaux de cette Mission d’information, qui restera modeste après les très importantes auditions auxquelles elle a procédé et qui ont apporté un très grand nombre d’informations. J’ai vécu la tragédie de Srebrenica, lorsque j’étais directeur chargé des Affaires stratégiques au ministère de la Défense, depuis Paris au ministère de la Défense et ensuite directement depuis Strasbourg, au cours du sommet franco-allemand du 11 juillet, dont M. Jean-David Levitte a retracé le déroulement avec beaucoup de précision.

Je vous présenterai tout d’abord les missions de la Délégation aux Affaires stratégiques et de son directeur chargé des Affaires stratégiques au ministère de la Défense. Cette direction, à caractère politico-militaire, a été créée en juin 1992, en même temps que la Direction du renseignement militaire. En particulier, elle prépare aussi bien des notes de synthèse sur les crises en cours que les travaux sur la programmation militaire et de défense, destinés à conseiller le Ministre de la Défense en matière de politique de défense et de gestion de crise. Elle contribue, pour le Ministre de la Défense, à la préparation des conseils restreints auquel il participe régulièrement autour du Président de la République. A l’époque dont nous parlons, se tient en moyenne un conseil restreint par semaine.

En tant que directeur chargé des Affaires stratégiques, j’avais également la fonction d’assurer des relations très étroites avec mes homologues des pays alliés, de façon quasi quotidienne avec mon homologue britannique, directeur des Affaires politiques du ministère de la Défense, et mes homologues américain et allemand. Je suis à la tête d’une équipe qui, grâce à l’appui des Ministres de la Défense successifs pour lesquels j’ai travaillé, soit quatre Ministres, est passée d’une vingtaine à une centaine de personnes durant cette période. Une grande partie de cette équipe est mobilisée, de façon quasi permanente, depuis 1992, c’est-à-dire depuis sa création, pour la crise bosniaque. Au passage, je rends hommage à ces équipes qui, aux côtés de celles de la Direction du renseignement militaire ou de l’état-major des armées, ont assuré pour les autorités françaises un travail continu, en particulier durant les terribles hivers de 1992, 1993 et 1994.

Pour bien appréhender les événements qui se sont déroulés à Srebrenica, il convient de se remémorer la situation dans laquelle nous sommes au début du mois de juillet 1995. A cet égard, j’aborderai cette présentation en distinguant trois points. Je vous rappellerai d’abord le contexte de la problématique des zones de sécurité, élément important à avoir en tête lorsque l’on examine le cas de Srebrenica. Puis je vous donnerai un aperçu du déroulement de la crise, vu de mon poste de directeur chargé des Affaires stratégiques pendant les événements. Enfin, je vous donnerai une indication sur les suites immédiates de la chute de Srebrenica dans la gestion de la crise bosniaque.

D’abord, un mot sur les zones de sécurité pour comprendre certaines des ambiguïtés qui ont été très abondamment développées, soulignées, devant la Mission d’information et également dans le rapport du Secrétaire général des Nations unies, M. Kofi Annan, qui a été rendu public à la fin de l’année 1999.

Le débat sur les zones de sécurité, depuis leur institution par des résolutions du Conseil de sécurité, notamment en 1993, a toujours fait se confronter deux écoles. Il y a d’abord une école minimaliste, très fortement ancrée dans la culture du maintien de la paix classique, qui est celle des opérations de maintien de la paix des Nations unies. Cette école peut tirer ses arguments, dans la conception, la mise en place et la mise en _uvre des zones de sécurité, de la faiblesse relative, mais néanmoins réelle, des moyens mis à disposition, notamment en 1993, pour gérer ces zones. Face à cette école minimaliste, il existe une école plus offensive, davantage axée sur la protection des zones elles-mêmes et la volonté de donner un coup d’arrêt aux avancées serbes.

Comment se situe la position française dans ce débat ? Tout d’abord, je voudrais rappeler que la France n’a cessé, en particulier depuis juillet 1992 et l’arrivée des forces françaises à Sarajevo pour sécuriser l’aéroport, de prendre des initiatives afin de donner corps à des capacités de réaction et de protection militaires, tant à Sarajevo que dans les autres parties de la Bosnie. Cela l’a conduit à augmenter ses moyens militaires successivement en juillet et octobre 1992, au printemps et à l’été 1993, etc.

Les zones de sécurité, dans leur conception telle qu’elle est en 1995, résultent, comme l’a rappelé M. Alain Juppé, d’une initiative française prise en mai 1993 et qui a donné lieu à la résolution 836 du Conseil de sécurité. Un mémorandum de mai 1993 auquel il est d’ailleurs fait référence dans la résolution 836 expose en détail les options de protection des zones de sécurité que le Gouvernement français propose à ses partenaires du Conseil de sécurité.

Ces options, dont il a été question à diverses reprises devant la Mission d’information, aboutissent à un chiffrage des unités nécessaires, corrélé à des définitions de mission pour les forces et de situations dans lesquelles l’utilisation de la force devrait être envisagée par les Nations unies. Elles figurent dans le mémorandum français qui a donné lieu à cette résolution 836. De là naît sans doute une partie importante des ambiguïtés qui vont affecter la gestion de la crise bosniaque dans les années suivantes. Toutefois, quand cette initiative est prise en mai 1993, la position française est de donner corps à une capacité plus robuste de réaction des forces des Nations unies sur le terrain et une capacité, le cas échéant, de protéger ces zones de sécurité.

Je m’attarderai sur la résolution 836 parce qu’elle explique un certain nombre de choses. Une partie importante des phrases de cette résolution servira ensuite de mandat aux forces déployées à Sarajevo, Srebrenica, Gorazde, Zepa, Bihac, etc., phrases qui sont directement tirées de cette initiative française.

" Le mandat de la FORPRONU est étendu :

" - à la dissuasion des attaques contre les zones de sécurité. [Une option indiquait que l’on pouvait s’opposer à des attaques, on a choisi de dissuader les attaques].

" - aux contrôles de cessez-le-feu.

" - à favoriser le retrait des unités paramilitaires.

" - à occuper quelques points essentiels du terrain. "

Je vous cite les options qui n’ont pas été retenues, à savoir la capacité à maintenir ouvert un ou plusieurs corridors logistiques à travers les zones serbes, la capacité de regrouper les armements lourds, de procéder à la démilitarisation. Toutes ces missions rentraient dans le cadre d’une option " lourde ", si celle-ci avait été retenue.

Quelle utilisation de la force était autorisée ? Elle est décrite dans le paragraphe 9 de cette résolution : " En riposte à des bombardements par toute partie contre les zones de sécurité, à des incursions armées, à des obstacles délibérés mis à l’intérieur de ces zones ou dans leurs environs, à la liberté de circulation de la FORPRONU. "

La négociation a conduit à ajouter, dans ce paragraphe 9, que la FORPRONU était autorisée à prendre toutes les mesures nécessaires pour se défendre si elle était confrontée à de telles situations. De là est née l’une des ambiguïtés qui a été largement développée à plusieurs reprises devant la Mission d’information.

Depuis 1993 et l’adoption de cette résolution, des crises récurrentes ont affecté les zones de sécurité : en février 1993, bombardement de Markale à Sarajevo, premier ultimatum de l’OTAN, desserrement provisoire de l’étau serbe ; en avril 1994, deuxième ultimatum de l’OTAN en raison d’une offensive serbe sur Gorazde ; en novembre et décembre 1994, offensive serbe sur Bihac.

En décembre 1994 et mai 1995, on assiste à une sorte de crise de la conception des zones de sécurité. Plusieurs travaux du Secrétariat général des Nations unies et des chefs de la FORPRONU conduisent à mettre en doute l’efficacité du concept mis en _uvre sur le terrain, en raison notamment de la répétition de ces crises et de la faiblesse chronique des moyens et des capacités de réaction de la FORPRONU. Au début du printemps 1995, la FORPRONU apparaît de plus en plus comme paralysée et comme prise à la gorge par les forces serbes. Puis survient la crise des otages, à la suite de l’ultimatum du général Rupert Smith du 24 mai, après les bombardements des zones de sécurité des 25 et 26 mai. Cette crise durera du 26 mai au 18 juin 1995.

S’agissant des textes qui établissent l’action des Nations unies, ce sont souvent des compromis qui résultent de négociations menées à New York. En fait, les documents, lorsqu’ils partent de Paris, tels que le mémorandum de 1993, sont rédigés dans des termes qui reflètent la netteté de la position française. Ensuite, ils font l’objet de négociations avec les membres, en particulier les membres permanents du Conseil de sécurité qui, durant cette période, ne sont pas toujours d’accord sur la façon de gérer la crise bosniaque. Des débats permanents ont lieu sur la référence ou non au chapitre VII de la Charte des Nations unies, ou sur les phrases très ciselées concernant l’emploi de la force dans les circonstances visées. Dans ce contexte, la position française, quant à la défense des zones de sécurité, reste quasiment la même, mais n’est pas toujours suivie par ses partenaires. C’est le résultat de ces débats, bien sûr, que la chaîne de commandement des Nations unies, notamment la chaîne militaire, doit appliquer sur le terrain, au nom de l’ensemble de la collectivité que représente le Conseil de sécurité

Avec la crise des otages et cette prise de conscience de la paralysie croissante de la FORPRONU, un tournant intervient en mai-juin 1995 : il y eut des initiatives françaises dans cette période. Au début de 1995, le grand débat qui agite les chancelleries et les responsables militaires et politiques jusqu’aux plus hauts niveaux, est le maintien ou non de la FORPRONU. Des plans sont faits dans ce domaine.

La double orientation prise, les 27 et 28 mai 1995, par le nouveau Gouvernement français, sous l’impulsion du Président de la République, est extrêmement déterminée et se traduit par un mémorandum adressé à nos alliés, qui comporte deux volets :

1) Il faut, pour rester, adopter une posture beaucoup plus déterminée, étayée par des moyens militaires supplémentaires sur le théâtre, y compris le cas échéant le déploiement d’une capacité de réaction rapide.

2) Il faut soutenir une démarche politique lancée et relancée par une réunion à niveau ministériel du Groupe de contact.

Je rappelle que, lorsque ce mémorandum est diffusé par la France, sous l’impulsion des plus hautes autorités de l’Etat, qui décident de renforcer leur capacité militaire de réaction et d’action sur le terrain, nous sommes en pleine crise des otages. Ce mémorandum, adressé le 28 mai à nos partenaires, lance un mouvement qui aboutira, le 3 juin, à la réunion des Ministres de la Défense de l’Union européenne et de l’OTAN - c’est une première - avec les grands partenaires de la FORPRONU. Cette réunion décide la création de la Force de réaction rapide (FRR) qui associe notamment, sur le terrain, la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas.

Ayant rappelé ce contexte et les éléments de continuité, mais aussi de rupture, je reviens sur le déroulement de la crise de Srebrenica du 6 au 12 juillet 1995, telle que j’ai pu la vivre. Quelle est la situation début juillet ? Il règne une tension croissante sur l’ensemble des zones de sécurité, en raison notamment des conséquences des tentatives bosniaques à la mi-juin pour desserrer l’étau de Sarajevo, mais surtout d’une volonté du général Mladic de reprendre la situation en main quasiment sur tous les théâtres, mais en particulier autour de Sarajevo. Selon de nombreux témoignages, on observe une très grande nervosité chez le général Mladic à l’égard de l’arrivée de la Force de réaction rapide (FRR) sur le terrain. Celle-ci, qui commencera à se déployer sur le théâtre yougoslave vers le 22 ou 23 juin, mettra beaucoup de temps à parvenir de ses lieux de stationnement, situés à proximité de la côte, jusqu’en Bosnie, en raison des réticences croates et bosniaques. Nous sentons également une volonté serbe de tester la FRR et en particulier les pays qui la composent.

Les préoccupations prioritaires à l’époque pour la France, que l’on retrouve dans les débats qui se tiennent début juillet notamment pour la préparation des conseils restreints, se concentrent sur deux enjeux : la liberté d’accès à Sarajevo, et le déploiement de la FRR et son articulation avec les forces des Nations unies.

Je rappelle le bilan de la situation à Sarajevo, que nous présentons au Ministre de la Défense avant un conseil restreint du début du mois de juillet. Il fait état, en quelques semaines, de 60 morts, 450 blessés, la fermeture la plus longue que nous ayons connue de l’aéroport, en particulier fermé même aux avions de la FORPRONU depuis le 25 mai. Il n’y a eu aucun précédent à cette fermeture, ni au niveau des bombardements sur Sarajevo, depuis février 1994. Ce sont ces événements que soulignent, à l’époque, les notes que nous adressons au Ministre de la Défense, dont il tient compte dans les propositions qu’il présente alors au Président de la République. Tel est le cadre des préoccupations majeures des autorités françaises.

Le 6 juillet, à Paris, nous recevons le général Janvier. Dans les réunions auxquelles j’ai assisté, sont essentiellement évoqués la FRR, l’accès à Sarajevo, les options ouvertes devant nous et l’articulation entre la FRR et la FORPRONU. Il n’y a pas un mot sur Srebrenica le 6 juillet 1995, premier jour du déclenchement des opérations serbes sur la ville, je veux dire rien sur Srebrenica au sens où il y aurait une crise ou une offensive de l’armée serbe.

Par ailleurs, avec le recul que nous avons maintenant du déroulement des événements sur le terrain, notamment au travers du rapport du Secrétaire général des Nations unies, je suis frappé par le décalage fréquent, parfois grave, entre la situation sur le terrain et les informations disponibles à Paris à l’intention des plus hautes autorités. La comparaison du récit, qui figure dans le rapport du Secrétariat général des Nations unies, et des données en notre possession à cette époque est révélatrice. Certains décalages sont dus au fait que les informations rassemblées par les services de renseignement datent de la veille, d’où un décalage de 24 heures. Ainsi nous trouvons des informations sur les mouvements serbes du 6 juillet dans les indications qui nous sont fournies le 7. A ce stade de la crise, ce décalage dans la diffusion des informations peut encore être considéré comme acceptable, car nous ne sommes pas au point le plus chaud. En revanche, au moment de l’accélération de la crise, ce type de décalage aura des répercussions de plus en plus graves et préoccupantes.

Ensuite, comme l’a souligné devant vous le général Heinrich, notre dispositif de renseignement connaît certaines lacunes. Les Français ne disposent pas ou guère d’éléments permettant de les renseigner directement sur la situation dans les zones de sécurité où ils n’ont pas déployé d’unités militaires. Cet état de fait a perduré, dans notre dispositif de renseignement, malgré des enseignements que nous aurions dû tirer des problèmes déjà rencontrés à Gorazde ou à Srebrenica.

Enfin, je ferai une dernière observation générale, qui concerne le caractère contradictoire, très évolutif, avec des retournements de tendances et d’analyses, des appréciations qui remontent au moment le plus chaud de la crise. Ces contradictions sont très fréquentes dans la gestion des crises chaudes. Dans le cas de Srebrenica, elles ont des conséquences absolument dramatiques.

Vu de Paris, il convient de distinguer deux temps dans ce déroulement : la situation jusqu’au 10 juillet au matin et la situation à partir du 10 juillet au matin. Jusqu’au lundi 10 juillet au matin, dans les discussions auxquelles je participe, il n’y a quasiment aucune prise de conscience de la gravité de la situation et de l’action en cours. La situation de Srebrenica n’est pas évoquée lors des réunions des vendredi 7 juillet (visioconférence franco-britannique) et samedi 8 juillet (réunion interne avec le cabinet militaire du Ministre de la Défense comme chaque samedi matin).

Sur le terrain, l’offensive lancée le 6 juillet a marqué une pause le 7 juillet, puis se développe de nouveau dans l’après-midi du samedi 8 juillet. Pour ma part, il n’y a pas trace dans mes souvenirs d’une information, remontant jusqu’aux chef de cabinet militaire, sous-chef opérations, chef d’état-major ou encore leurs équivalents au ministère des Affaires étrangères, directeur des Affaires politiques, etc., qui aurait concerné les demandes d’appui aérien des 6 et 8 juillet, enregistrées dans le rapport des Nations unies, encore moins le 9 juillet qui est un dimanche, à supposer qu’il y ait eu, ce jour-là, une demande d’appui aérien, ce qui est controversé.

Nous savons depuis, par différents témoignages, que c’est le dimanche 9 juillet que le général Mladic, à partir du plan qu’il a élaboré et signé le 5 juillet, décide non seulement de poursuivre l’action, mais de prendre la totalité de l’enclave.

J’en viens à la journée du 10 juillet. Au début de la matinée, les autorités françaises prennent brutalement conscience de la situation sur le terrain. Nous savons que les Serbes se trouvent, le 9 juillet au soir, à moins d’un kilomètre de la ville, qu’ils contrôlent la moitié Sud de l’enclave, que 30 Néerlandais sont entre leurs mains avec, d’après ce qui nous est dit, un statut controversé d’otage ou de prisonnier. L’information qui remonte sur ce dernier point, à ce moment-là dans la capitale, n’est pas claire.

Cette prise de conscience brutale aboutit à de fréquentes réunions de crise aux ministères de la Défense et des Affaires étrangères, dont il ressort des décisions et des prises de position publique de soutien à l’avertissement lancé par la FORPRONU, la veille au soir, et de propositions de soutien aux autorités néerlandaises si elles le demandent. En interne, demeurent des interrogations, d’une part, sur les intentions réelles des Serbes et, d’autre part, sur la raison du non-déclenchement du soutien aérien rapproché. Puis, une fois que la gravité de la situation est constatée, nous faisons la comparaison entre ces éléments de base, qui sont ceux de la protection des zones de sécurité, et le fait que le soutien aérien rapproché n’a pas été déclenché. Nous en sommes à ce moment-là au stade des recherches d’explications.

Dans le même temps, nous préparons activement le sommet franco-allemand de Strasbourg au cours duquel auront lieu des consultations aux plus hauts niveaux et des réunions du Président de la République avec le Premier ministre, le Ministre de la Défense et le Ministre des Affaires étrangères, et le chef d’état-major des armées. Dans la journée du 11 juillet, se tiennent des réunions franco-françaises puis franco-allemandes. Il est demandé, notamment à la Direction des Affaires stratégiques, du renseignement militaire et à l’état-major des armées, de préparer un dossier faisant le point sur la situation afin que les autorités politiques disposent du maximum d’informations. Ce dossier est réalisé dans la soirée du 10 juillet. Il est affiné dans la matinée du 11 juillet.

Le 11 juillet, un point de situation se tient au ministère de la Défense avec le cabinet du Ministre, l’état-major des armées, la Direction du renseignement militaire et la délégation aux Affaires stratégiques, pour la préparation du sommet. Les informations dont nous disposons sur la situation sont relativement stationnaires. On nous indique qu’il y a effectivement un dispositif d’arrêt depuis le 9 juillet au soir, qu’une demande de soutien aérien rapproché a été faite et qu’un ultimatum serbe aurait été délivré dans la soirée du 9 ou du 10 juillet ; ce dernier point n’est pas très clair dans les informations qui nous parviennent.

Globalement, notre analyse de la situation est la suivante : d’une part, la situation est vraiment grave et, d’autre part, si nous ne réagissons pas très fortement, c’est l’ensemble du dispositif mis en place, notamment depuis le 3 juin avec la Force de réaction rapide, d’origine française et franco-britannique, qui sera mis en péril. Nous considérons également, dans notre analyse, qu’indépendamment des objectifs permanents de l’armée serbe de Bosnie d’éliminer la zone de sécurité de Srebrenica, ce n’est pas par hasard qu’une pression forte s’exerce sur l’un des trois pays ayant choisi de s’engager avec des moyens terrestres, dans la FRR. Nous sommes là devant un test majeur de volonté face au général Mladic.

Comment le sommet franco-allemand se déroule-t-il ? Le Ministre de la Défense français s’y rend, accompagné du chef d’état-major des armées, de son conseiller diplomatique, de son chef de cabinet militaire et du directeur chargé des Affaires stratégiques. Trois réunions sont organisées. La première se tient avec les Ministres français et allemand de la Défense ; la seconde avec les Ministres de la Défense et les Ministres des Affaires étrangères français et allemand ; enfin, le conseil de défense et de sécurité, avec le Président de la république et le Chancelier. Nous apprenons par l’amiral Lanxade, dès la première réunion au niveau des Ministres de la Défense, qu’un soutien aérien rapproché a été déclenché à 14 heures 40. Nous ignorons alors, pendant ces deux premières réunions, que Srebrenica est tombée. Dans le rapport de M. Kofi Annan, Srebrenica est considérée comme tombée à 14 heures 07, lorsque le drapeau serbe a été hissé sur le bâtiment de la boulangerie, à l’extrémité Sud de la ville. A l’époque, nous l’ignorons, à l’heure que j’évoque, c’est-à-dire entre 15 et 16 heures.

Puis se tient le conseil de défense et de sécurité franco-allemand. Il vous a été décrit avec précision par M. Jean-David Levitte. Je me souviens de deux appels du Ministre des Affaires étrangères néerlandais durant le conseil. Dans le premier cas, la position est plutôt une demande de soutien franco-allemand, peut-être aussi d’intervention de la FRR. A peu près 40 minutes après, ou peut-être moins, ce serait à vérifier au vu des documents du conseil, arrive un nouvel appel. A chaque fois, M. Kinkel sort, ensuite il revient. C’est un nouvel appel indiquant qu’il faut absolument éviter une intervention et laisser faire les commandants sur le terrain. Ce sont les termes qu’emploie M. Kinkel ; si ma mémoire est bonne, il annonce par ailleurs que la ville est tombée. Le Président de la République, qui a immédiatement une réaction d’indignation, donne instruction immédiate au chef d’état-major des armées, à son chef d’état-major particulier, au chef du cabinet militaire du Ministre de la Défense et au directeur des Affaires stratégiques, tous présents lors de la réunion, de réfléchir à des options de réaction possibles et de les préparer. Le soir, à notre retour de Strasbourg, nous préparons un document d’options destiné à une réunion au plus haut niveau, qui aura lieu le lendemain, c’est-à-dire le 12 juillet.

Le 12 juillet, le directeur des Affaires stratégiques, en l’occurrence moi-même, fait un point de la situation pour le Ministre de la Défense, catastrophé par les événements qui viennent de se dérouler. En fait, se trouve en jeu la crédibilité globale de l’action qui avait été engagée, notamment depuis le mémorandum du mois de mai et la création de la Force de réaction rapide le 3 juin. Les options étaient soit une action de force, soit un retrait et un risque d’atrocités à Srebrenica, alors que la férule du général Mladic s’était abattue sur plusieurs dizaines de milliers de personnes qui étaient en train de quitter la ville. Nous espérions que la présence internationale à Srebrenica serait un élément qui imposerait une certaine retenue aux Serbes. En revanche, pour ma part, je n’avais aucune illusion sur le fait que des atrocités seraient commises (nous l’avons écrit), sans aller toutefois jusqu’à imaginer les atrocités planifiées telles qu’elles vous ont été décrites.

Quelles leçons tirons-nous de ces événements ? D’abord, la conviction de la nécessité de la progression la plus rapide possible de la FRR vers les zones de déploiement où elle peut avoir une activité opérationnelle. Deuxièmement, la nécessité de mener une action de renseignement sur les zones de sécurité les plus menacées. Indépendamment de Zepa qui, pour des raisons stratégiques, ne paraît plus guère défendable, c’est Gorazde qui paraît être la plus menacée, selon les informations obtenues à la suite de diverses actions immédiates de renseignement demandées. En effet, quelques jours plus tard, nous repérons des mouvements d’unités serbes se dirigeant sur Gorazde. On débat alors des modalités de protection de Gorazde.

Puis, le débat porte sur le fait de savoir s’il faut ou non reprendre Srebrenica. Dans le même temps, nous concentrons notre attention sur le général Mladic pour anticiper ses actions sur Gorazde et envisager les nôtres pour l’en empêcher.

Par ailleurs, nous allons très vite tirer les enseignements de l’échec flagrant, dramatique et tragique du mécanisme de déclenchement du soutien aérien au profit de la FORPRONU, dans le cas de Srebrenica. S’enclenche à ce moment le mouvement irréversible qui conduira à la conférence de Londres du 21 juillet et qui comportera deux enjeux essentiels : d’une part, la simplification de la chaîne de commandement et de la chaîne de décision pour l’emploi de l’arme aérienne, d’autre part, l’extension de la planification possible des frappes aériennes sur le territoire tenu par les Serbes de Bosnie.

La France, dans cette perspective, a deux objectifs. Tout d’abord, pour sauver Gorazde, il semble nécessaire de prévoir une opération peut-être héliportée avec nos alliés sur l’enclave. Par ailleurs, en tout état de cause, il convient de simplifier, voire étendre, les moyens de déclenchement d’une opération aérienne. C’est ce qui sera décidé, le 21 juillet 1995, après de très nombreuses discussions et plusieurs réunions multilatérales à haut niveau - l’autorisation étant donnée de préparer un plan de frappes sur les Serbes de Bosnie, très vaste, et comportant trois phases. Cela évoque la mécanique déployée à une plus grande échelle au Kosovo ; cette approche par phases a été conçue dans la deuxième moitié du mois de juillet en ce qui concerne les Serbes de Bosnie.

Notre stratégie devient de plus en plus claire, axée sur une double capacité : une capacité de frappe aérienne élargie et une capacité terrestre, jugée indispensable pour pouvoir maîtriser les réactions serbes face aux frappes aériennes. C’est donc le déploiement accéléré de la FRR avec notamment les canons tractés de 155 mm.

Nous faisons savoir au général Mladic, par un message rude qui lui est délivré le 23 juillet par trois officiers généraux français, américain et britannique, que cette capacité sera employée si jamais il bouge, notamment sur Gorazde. La composition de cette délégation est destinée à montrer qu’il n’y a aucune ambiguïté sur la décision prise à Londres le 21 juillet 1995.

Pour conclure, dans cette période de basculement des moyens dont se dote la communauté internationale pour faire face à l’action du général Mladic, on passe progressivement, puis brutalement, de la logique des Casques bleus, qui était celle des Nations unies, à une logique de coalition en termes d’organisation institutionnelle et militaire.

La FRR n’est pas sous Casques bleus, mais sous uniforme national. L’action de l’OTAN est une action autorisée par le Conseil de sécurité et le Secrétaire général des Nations unies. Le message délivré au général Mladic l’est par les trois principales puissances engagées de façon massive dans les opérations, notamment aériennes, à savoir la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Cette logique de coalition est celle qui, in fine, le 30 août, déclenchera, suite à l’attentat d’origine serbe de Markale, les bombardements et les tirs de l’artillerie française - 600 coups de canon sur les pièces serbes dans les premières minutes de l’opération à 3 heures du matin -, puis les opérations aériennes par vagues successives avec une extension à l’ensemble du territoire serbe. Ces opérations aboutiront à la capitulation des Serbes de Bosnie.

Le Président François Loncle : Je vous remercie pour votre exposé dont chacun aura noté, s’agissant du récit quotidien, la grande clarté. Vous avez soulevé d’immenses questions s’agissant de la responsabilité de l’ONU, et donc des grandes puissances, même si vous opposez, à la fin de votre exposé, la problématique Casques bleus à celle de l’OTAN. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont les grandes puissances qui décident.

Vous avez également éveillé des interrogations sur la défaillance de notre dispositif de renseignement, notamment dans la période qui précède la prise de conscience réelle de la gravité de la situation à Srebrenica.

M. François Léotard, Rapporteur : Je vous remercie pour la rigueur de votre exposé. Je commencerai tout d’abord par vous demander si la Mission d’information peut obtenir l’ensemble des notes de la Délégation aux Affaires stratégiques qui auraient pu concerner cette tragédie, et si cela n’est pas possible, en savoir les raisons. Pourriez-vous faire ces démarches auprès de vos autorités de tutelle, ministère de la Défense et Premier ministre ? La Mission d’information souhaite savoir exactement quels étaient les documents et les informations que les autorités administratives et les militaires français avaient en leur possession à l’époque des faits.

J’en viens à une question qui relève de vos fonctions de cette époque. L’analyse stratégique dont vous étiez chargé, qui suppose une étude assez fouillée des risques, des comportements, de l’histoire, de la géographie d’une région en amont de cette crise, impliquait-elle une appréhension assez forte et assez subtile des facteurs ethnico-religieux à l’_uvre dans la région, notamment l’affrontement sanglant, lourd et cruel entre les Bosniaques Musulmans et les Serbes orthodoxes ? Ces facteurs, qui étaient à l’_uvre d’une façon très brutale depuis plusieurs années - je pense notamment à la chute de Vukovar en 1991 - ne permettaient-ils pas aux différents observateurs et décideurs de prévoir que des atrocités allaient être commises ? Vous avez vous-même indiqué que vous pensiez que des atrocités allaient être commises à Srebrenica. Différents facteurs, tels que le rôle de la Drina, la volonté des habitants de Sarajevo d’avoir un lien humain et géographique avec le Sandjak, avec le Kosovo et la partie albanophone de la région, montrent que Srebrenica était une étape importante pour les uns et pour les autres.

Je suis frappé par le fait que les états majors, le Quai d’Orsay, les diplomates, les Ministres, vous-même, avaient conscience de cette puissance de la haine religieuse ou ethnique dans cette partie du monde. En prolongement à cette question, je suis étonné que, suite à l’attitude du Président de la République, fin mai début juin 1995, marquée par le mémorandum français et une nouvelle fermeté, durant un mois et demi jusqu’au 10 juillet, notamment pendant la séquence décisive des 6, 7 et 8 juillet, on semble avoir laissé la population de Srebrenica à son triste sort. Or, pendant cette période d’un mois et demi environ, les ONG, les journalistes et les témoins faisaient état de la famine qui régnait à Srebrenica, des bombardements quotidiens et déjà du début des atrocités et du blocage des forces de l’ONU.

En d’autres termes, il y a cette période d’un mois et demi au cours de laquelle il semblerait qu’on ait sous-estimé les événements qui allaient se produire alors que l’on connaissait, depuis quatre ans, les atrocités commises lorsque les Serbes s’emparaient d’une ville. A cet égard, l’exemple de Vukovar est terrifiant puisqu’on avait sorti les gens de l’hôpital pour les tuer. Comment se fait-il que, pendant un mois et demi, il y ait un étrange trou noir alors que, sur le terrain, beaucoup d’observateurs prédisaient ce qui risquait de se produire : je pense à la famine, à la situation sanitaire, etc.

Vous avez évoqué la visioconférence du 7 juillet avec la Grande-Bretagne et la réunion du samedi 8 juillet. Est-ce que nos alliés britanniques et hollandais avaient, à cette époque, la même conception de la crise proprement dite de Srebrenica ? Vous avez indiqué, lors de votre exposé, que le général Mladic avait voulu tester, au travers des forces hollandaises stationnées à Srebrenica, l’un des trois partenaires de la FRR. En était-on conscient ? Les Britanniques et les Français avaient-ils ou non la volonté d’être associés à ce drame que vivaient les soldats néerlandais, et donc de les défendre, de les protéger et de les aider ? Envisageaient-ils de ne réagir que sous la pression du Gouvernement néerlandais et, dans le cas contraire, de ne pas intervenir ? Quelle était, à ce moment-là, la position des Britanniques et des Hollandais ?

M. Jean-Claude Mallet : Au préalable, je ferai une remarque sur vos propres observations. Il est tout à fait clair que les grandes puissances engagées dans une logique de coalition et celles qui siègent au Conseil de sécurité sont les mêmes. D’ailleurs il faut prendre garde à ne pas employer un langage qui pourrait très vite stigmatiser les Nations unies. En fait, nous sommes les Nations unies, d’autant que nous sommes membre permanent du Conseil de sécurité. Cela vaut pour tous les membres permanents du Conseil de sécurité. En revanche, la logique militaire est différente. La logique de l’organisation spécifique, avec la culture, qui imprégnait l’ensemble du dispositif Casques bleus, celui qui avait été choisi notamment depuis 1992, était une logique très attachée à une démarche de maintien de la paix, y compris en raison des moyens dont disposaient les commandants militaires et le Secrétaire général des Nations unies. Entre mai et juillet, nous avons basculé d’une logique de type Casques bleus à une logique pratiquement d’imposition de la paix.

D’ailleurs, si ma mémoire est bonne, lorsque le général Janvier enverra un ultimatum au général Mladic, lui expliquant pourquoi il allait être frappé, il a parlé d’un changement de logique : on passait d’un maintien à une imposition de la paix. Ce sont donc la dynamique, l’organisation militaire, le processus de décision et d’emploi de la force qui sont différents. Vous avez à juste titre souligné que ce sont les mêmes Etats, pour partie, car certains Etats n’étaient présents que dans le ciel, alors que les autres étaient présents dans le ciel et sur terre. Cela concerne en l’occurrence nos alliés britanniques, néerlandais et nous-mêmes.

S’agissant de la communication des notes et des documents, la Mission d’information doit s’adresser au Ministre de la Défense à qui je rendrai compte de votre demande. Cette décision doit être prise par le Gouvernement.

S’agissant de l’analyse stratégique et de la prise en compte des facteurs ethnico-religieux, à mon sens, ce facteur a été manipulé par Milosevic et les responsables serbes de Bosnie, qu’il s’agisse de Karadzic ou de Mladic. Cette manipulation est peut-être ce qu’il y a de plus condamnable, car c’est une exaltation de sentiments liés à des traditions religieuses, historiques, détournées au service de buts politiques. Il y a une logique politique implacable dans le dessein du général Mladic, lorsqu’il souhaite effacer de la carte les zones de sécurité qui se trouvent à l’Est ou au Nord-Est de la partie serbe de la Bosnie.

Pouvait-on prévoir les atrocités commises, il est clair que nous les pressentions, mais pas à l’échelle qui vous a été décrite en détail, notamment par le commissaire Ruez. Je vous ai cité le point fait pour le Ministre de la Défense dans la matinée du 12 juillet. Nous avions deux obsessions en permanence pendant toute la période 1992-1995. Je rappelle le nombre des victimes à Sarajevo : 60 morts en trois semaines et 480 blessés en raison des bombardements, un Français perdu dans ces actions ; donc un souci aussi de protection des unités militaires. On avait bien à l’esprit les atrocités.

A mon sens, il me semble que deux logiques ont pu inspirer la tête troublée du général Mladic lorsqu’il a fait planifier les opérations d’élimination sanglante révélées par la suite : rayer de la carte la présence bosniaque dans la zone de Srebrenica et exercer une action de terreur dissuasive à l’égard de cette population. C’est la raison pour laquelle, comme l’indique le rapport du Secrétariat général des Nations unies, tous les hommes sont éliminés, on ne laisse que des femmes et des enfants. Or, on sait que dans la société bosniaque, la capacité de résistance d’un noyau familial réduit à sa composante féminine et aux enfants est faible. Nous sommes donc face à une opération politique systématique, organisée, planifiée et exécutée avec un sang-froid terrifiant. L’existence de ce sang-froid terrifiant dans la pratique de la soldatesque serbe, mais surtout dans la tête de ses dirigeants, est connue. Son application à Srebrenica n’est pas spécifiquement anticipée. En revanche, la capacité des officiers généraux serbes à déclencher ce type d’action est connue. J’ajoute que les Nations unies obtiendront progressivement des informations sur la situation.

Lorsque vous évoquez un trou noir d’un mois et demi, ce n’est pas ainsi que nous l’avons vécu. En effet, sur le terrain, il se passe énormément de choses, la situation n’arrête pas de bouger. De mémoire, à la mi-juin, les Bosniaques déclenchent une offensive pour desserrer l’étau autour de Sarajevo et progressent. Je me souviens de collaborateurs au ministère de la Défense disant que le mythe de l’invincibilité serbe commençait à être ébranlé. Ensuite il y a une forte réaction serbe et des bombardements qui font plusieurs dizaines de morts. Nous sommes à Sarajevo ; pour autant, pendant cette période, nous n’oublions pas la situation à Srebrenica. D’ailleurs, si jamais (ce qui n’est pas le cas) on avait tendance à l’oublier, le Secrétaire général, les responsables politiques et diplomatiques et le général Janvier le rappelleraient. Il y a un besoin impératif de pouvoir accéder à la ville pour soulager la situation de famine. Des plans sont élaborés, notamment par le général Janvier et son état-major et le général Rupert Smith, pour pouvoir ravitailler, y compris par des hélicoptères, la poche de Srebrenica et passer au-dessus des routes terrestres où les Serbes rançonnent jusqu’à 50 % des convois qui y passent. Le souci de ravitaillement de la poche de Srebrenica est donc bien présent en permanence dans la tête des responsables des Nations unies.

Pour ce qui est des autorités françaises, il faut bien considérer le poids gigantesque et l’impact médiatique considérable des événements qui se déroulent à Sarajevo. Nous y sommes très fortement présents, du fait de notre mission, avec une très grande responsabilité et dans une situation particulièrement difficile. C’est sur Sarajevo que se concentre la réflexion, d’autant que nous pensons que la clef de voûte du système serbe est le siège de Sarajevo. Si nous faisons sauter ce verrou, l’ensemble du système des Serbes de Bosnie s’effondrera. C’est ce qui arrivera fin août-début septembre. Nous avons donc bien cette préoccupation et d’ailleurs le général Janvier nous fait part des projets qu’il peut avoir, du type opérations héliportées.

Quant à la relation avec les Britanniques et les Néerlandais, à la fois durant cette période et les moments de la crise, il y a une concertation permanente franco-britannique, depuis que les Britanniques ont également décidé de s’engager à terre sur le théâtre ex-yougoslave. Face à la crise, les responsables militaires et politiques français ont réfléchi très rapidement au soutien qu’ils pouvaient apporter au bataillon néerlandais. L’idée de mettre à disposition des hélicoptères (8 Gazelle et sept Puma), alors stationnés sur le porte-avions Foch, afin de soulager la situation du contingent, a été évoquée, notamment le lundi 10 juillet. Ceci montre donc qu’il y avait une volonté forte d’être présent. Notre perception, pour la journée du 10 juillet, était que les Néerlandais, en dépit de la grande difficulté de la situation, considéraient qu’il fallait tenir. Pour ce faire, ils avaient d’ailleurs donné leur accord aux demandes de déclenchement d’appui aérien rapproché pour la journée du 10 juillet.

Une très grande solidarité s’était instaurée entre Français, Britanniques et Néerlandais, d’autant que nous étions tous engagés dans les moyens terrestres militaires qui allaient être déployés au titre de la FRR. Je voudrais nuancer mes propos lorsque j’ai indiqué que le général Mladic voulait nous tester. Sa première motivation était bien de prendre Srebrenica et d’effacer de la carte cette épine qui lui avait causé ces pertes dans le passé. Mais, dans le contexte général, il montrait une grande nervosité à l’égard de la FRR. Il me semble que cela rentre en partie dans son calcul.

Le Président François Loncle : Vous avez minutieusement décrit les événements. Je suis frappé du fait que, du 6 au 10 juillet, la question de Srebrenica ne semble pas avoir été évoquée lors des différentes rencontres, réunions et conférences auxquelles vous avez assisté. Vous rappelez la visite du général Janvier à Paris, le 6 juillet. Il assiste à des entretiens. Il n’évoque ni la situation à Srebrenica, ni la possibilité d’une offensive.

M. Jean-Claude Mallet : Il ne parle pas de l’offensive.

Le Président François Loncle : Le général Janvier décrit-il alors la situation de Srebrenica ?

M. Jean-Claude Mallet : En fait, les principaux sujets des rencontres sont la FRR et la situation de Sarajevo. Mais comme il est question d’accompagnement de convois humanitaires, d’ouverture de corridors et de soulagement de la situation des zones de sécurité, il est clair que la situation de Srebrenica a dû être évoquée. Néanmoins, la question de l’offensive serbe ne l’a pas été.

Le Président François Loncle : Vous reconnaissez implicitement que la focalisation des esprits sur la situation de Sarajevo a quelque peu occulté Srebrenica et les dangers qui la menaçaient.

M. Jean-Claude Mallet : Tout à fait.

Le Président François Loncle : Nous sommes dans la situation d’une prise de conscience tardive et d’une absence d’informations réellement fiables. Comment expliquez-vous toutes ces défaillances de notre dispositif de renseignement ?

Vous avez évoqué l’échec du déclenchement du mécanisme de soutien aérien. Comment l’expliquez-vous ? Quelle est votre analyse des zones de sécurité dont vous dites implicitement qu’elles étaient devenues des zones d’" insécurité " ?

S’agissant des Américains, ma question sera quelque peu caustique. Quelle différence faites-vous entre la logique militaire Casques bleus et la logique zéro mort qui est celle, depuis la guerre du Golfe, des Etats-Unis ? Les autorités françaises ont-elles eu, au cours des réunions auxquelles vous avez assisté, une appréciation sur l’absence très controversée du général Rupert Smith, pour cause de permission et de non-retour ?

M. Jean-Claude Mallet : Sur les défaillances du système de renseignements, je dois apporter une nuance. Je ne suis que directeur des Affaires stratégiques. De ce fait, je n’ai pas forcément accès à la totalité des éléments de renseignement qui parviennent à nos plus hautes autorités, à savoir le Président de la République, le Premier ministre et le Ministre de la Défense, même si pour ce dernier, je pense avoir une bonne connaissance des informations, étant chargé de lui préparer les synthèses et les dossiers, notamment pour les conseils restreints. Toutefois, il peut y avoir certains éléments fournis par les services de renseignement dont je n’ai pas eu connaissance. Je crois qu’il faut relativiser mon positionnement à cette époque. Je peux néanmoins affirmer, de mémoire, mais de façon formelle que, dans les réunions auxquelles j’ai fait allusion, le déclenchement d’une réunion spécifique sur la crise de Srebrenica n’intervient que le lundi 10 juillet au matin. Par ailleurs, je pense que des comptes rendus de situation ont été établis par l’état-major des armées ou la Direction du renseignement militaire à l’époque, pour souligner que la situation s’était aggravée à Srebrenica et qu’il y avait eu des bombardements.

Je rappelle la chronologie de l’offensive serbe sur Srebrenica. La première action serbe, qui a lieu le jeudi 6 juillet, a vraisemblablement été indiquée dans le point de situation de la Direction du renseignement militaire du vendredi 7 juillet. Toutefois les coups de canon, les avancées et les pressions serbes sur les zones de sécurité étaient quotidiennes. L’ensemble des zones était sous la pression croissante du général Mladic qui voulait renverser une situation dont il sentait peut-être qu’à défaut, elle risquait de lui échapper. Le vendredi 7 juillet marque une pause dans la zone de Srebrenica. Il n’y a pas particulièrement d’alertes à ce moment-là, avec un redémarrage de l’offensive serbe le samedi 8 juillet en fin de matinée ou début d’après-midi. Quand on examine la chronologie de cette époque, aucune défaillance notable ne peut être relevée. Il aurait fallu deviner, de Paris, qu’une opération majeure se déroulait, chose que les responsables militaires sur place n’avaient même pas envisagée. Les travaux menés a posteriori ont montré que les militaires eux-mêmes s’interrogeaient sur le sens, la portée et l’ampleur de l’action engagée par le général Mladic dans la zone.

Après la journée du jeudi 6 juillet, ce sont, semble-t-il, les actions menées le samedi 8 juillet après-midi et le dimanche 9 juillet, qui donnent leur dimension à l’offensive du général Mladic. D’ailleurs, nous savons, grâce aux documents retrouvés depuis, que ce n’est que le 9 juillet que le général Mladic décide de s’emparer de l’ensemble.

Quant à la remontée d’informations, cette remontée est du type classique. De ce fait, les informations ne sont pas évoquées dans le cadre des réunions qui se tiennent à des niveaux plus élevés, notamment dans la journée du vendredi et le samedi matin. Les événements les plus graves se dérouleront le samedi après-midi et le dimanche, y compris avec une très forte montée en puissance de la mobilisation, au sein même de l’état-major des Nations unies, à Zagreb et dans d’autres lieux. Ce ne sera que le lundi 10 juillet au matin que nous prendrons conscience de la gravité de la situation.

Notre système de renseignement a-t-il été défaillant ? L’une des difficultés auxquelles les Français se sont trouvés confrontés a été que notre dispositif ne nous permettait pas d’obtenir directement du renseignement fortement charpenté dans les zones de sécurité où nous n’étions pas déployés. Peut-être aurions-nous dû tirer des enseignements des précédentes crises, car nous avions déjà été confrontés à ce type de problème et c’est une question qui fut souvent évoquée.

Le Président François Loncle : D’autant que cela n’est pas forcément dû à un manque de moyens. Si l’on se réfère à la participation française dans la guerre du Golfe, le principal enseignement qu’en a tiré le Gouvernement, notamment M. Pierre Joxe, a été que le dispositif de renseignement français et sa capacité étaient tout à fait insuffisants. On a dû mettre des moyens supplémentaires au fil des années. Par conséquent, il est faux de mettre cette défaillance sur le compte des moyens. Les différents témoignages nous indiqueront s’il s’agit d’erreurs d’appréciation, de professionnalisme, ou de tel ou tel manque approprié.

M. Jean-Claude Mallet : Lorsque l’on se trouve dans des situations extrêmement chaudes, la confusion s’installe, y compris du fait de l’évolution très rapide des points de vue. Quand on considère la situation telle que décrite dans le rapport du Secrétaire général des Nations unies, l’appréciation même des commandants sur le terrain à Srebrenica ou à Sarajevo évolue. La situation est dramatique, puis se calme. Les informations qui remontent vers Sarajevo ou Zagreb sont tantôt dramatisantes, tantôt s’efforçant de calmer le jeu. Il faut avoir conscience que nous sommes devant des hommes qui sont pris dans une situation de guerre. Toutefois, il est certain qu’il nous a manqué une appréciation fine sur les opérations des Serbes de Bosnie des 8 et 9 juillet, qui étaient destinées à frapper et à démanteler les Check-Points des Nations unies. A une relecture a posteriori du récit, on constate effectivement que les forces serbes tirent directement sur des positions qui seront évacuées une à une. Nous sommes typiquement dans une situation où les résolutions du Conseil de sécurité permettent à la FORPRONU de déclencher l’action aérienne. C’était l’une de nos interrogations au petit matin du 10 juillet : pourquoi le soutien aérien rapproché n’avait-il pas été déclenché ? Nous n’avions pas connaissance à l’époque que les premières demandes, faites en ce sens, avaient été arrêtées dans la chaîne de décision.

Sur l’échec du mécanisme, il faut distinguer entre le soutien aérien rapproché et les frappes aériennes. Le soutien aérien rapproché est l’utilisation de quelques avions de frappe au sol, sur des cibles déterminées et repérées par les contrôleurs aériens qui les indiquent au pilote. Quant aux frappes aériennes, ce sont des bombardements de zone. Il faut donc bien distinguer les soutiens aériens rapprochés et les frappes aériennes au sens d’un bombardement de zones, comme ce fut le cas au Kosovo, ainsi que le 30 août et les jours suivants de 1995.

A ma connaissance, compte tenu à la fois des concepts et des mécanismes alors à l’oeuvre entre les Nations unies et l’OTAN, personne ne songe à déclencher sur Srebrenica des frappes aériennes du type de celles que l’on utilisera autour de Sarajevo le 30 août 1995. En effet, ce concept n’est pas présent dans les esprits ; la planification existe peut-être à l’OTAN et ce sont plutôt des opérations massives. Une opération de frappe aérienne, que je distingue du soutien aérien rapproché, ne se fait pas sans mobiliser au minimum 60 avions. Cela peut entraîner des risques pour la population civile et les forces alliées sur le terrain.

Il ne me semble pas que la question se soit véritablement posée à l’époque. Ce n’est qu’après la conférence de Londres que le choix politique aura été fait par avance, à savoir que si les Serbes bougent, des frappes aériennes étendues seront utilisées. L’instrument de soutien aérien rapproché est fait pour donner un coup de semonce à une avancée ou une violation relativement limitée. Il n’est pas conçu pour arrêter une offensive ou frapper durement les moyens logistiques des forces serbes.

Par ailleurs, chacun a pu tirer les conséquences, notamment dans la période de juillet, de la complexité assez effrayante du mécanisme de remontée des demandes de soutien aérien rapproché. Si l’on considère les consultations demandées au commandant de la FORPRONU, l’organisation à l’intérieur même de la chaîne des Nations unis entre la partie militaire et la partie civile, les interactions entre la chaîne Nations unies proprement dite et la chaîne OTAN, encore que ce système ait été organisé de façon en principe efficace, le système - très stigmatisé - de double clé, tous ces facteurs expliquent que le mécanisme qui était entre les mains des chefs militaires sur place ne pouvait répondre à la situation à laquelle, sur le terrain, était confronté le bataillon néerlandais.

J’ajoute que, durant toute cette période, nous avons été confrontés à une guerre de l’information et de la désinformation de la part des Serbes de Bosnie. Ils n’hésitaient pas, notamment, à laisser courir des bruits selon lesquels toute opération, après la crise des otages, entraînerait des représailles sanglantes, ce dont le général Mladic s’est fait l’écho à plusieurs reprises. Ces événements prenaient place dans le contexte de la crainte qu’inspirait aux Serbes de Bosnie le déploiement à venir de la FRR. Par ailleurs, du côté des autorités politiques, des Nations unies ou des commandants de la FORPRONU, il fallait tenir compte de l’indispensable prudence à respecter après la crise des otages qui a duré du 25 mai au 18 juin. Il est certain qu’après cette crise, qui a vu 400 soldats de la FORPRONU pris en otage, les commandants sur place ont développé un inévitable réflexe de prudence.

Ce sont les éléments qui peuvent expliquer le manque de réaction s’agissant de Srebrenica. A ma connaissance, personne n’a prononcé un veto sur l’emploi de la force aérienne. C’est un mythe. En revanche, il y eut un réflexe de prudence inévitable et des précautions prises par les commandants en place, après la crise très grave qu’a traversée la FORPRONU dans la période fin mai jusqu’au 18 juin.

Enfin, l’ensemble du dispositif de remontée de décisions, par rapport à la rapidité d’évolution de la situation sur le terrain, ne pouvait être efficace. Dès lors que les Serbes avaient décidé le 9 juillet - ce que nous ne savions pas - qu’ils allaient prendre la totalité de la poche, il aurait fallu avoir à disposition les éléments d’intervention immédiats et massifs, ce qui n’était ni le cas, ni l’esprit des instruments dont disposait alors la FORPRONU.

Quant à l’analyse du concept de zone de sécurité, nous en tirons un bilan contrasté. On peut soutenir, de façon tout aussi pertinente dans les deux cas, qu’il s’agit d’un instrument, parmi ceux dont s’est dotée la communauté internationale pour gérer la crise bosniaque, qui a permis de sauvegarder des dizaines de milliers de vies humaines. Dans le même temps, ce fut un échec frappant et sanglant s’agissant de Srebrenica. Seule une volonté politique pouvait véritablement décider de passer de l’autodéfense de la FORPRONU à la défense des zones de sécurité. Ces choix ou ces possibilités ont été évoqués à plusieurs reprises, et la tendance des autorités françaises a toujours été d’être en avant.

Vous évoquiez nos relations avec les Britanniques. Pendant toute la période 1992-1995, nous avons eu avec eux des débats parfois vifs pour savoir s’il fallait ou non employer la force, l’arme aérienne, défendre Sarajevo, le cas échéant par des ultimatums. Les Britanniques étaient pris de court par notre démarche, car leur approche de l’évolution était beaucoup plus froide, alors que nous avions des réactions plus latines, avec une volonté de réagir vite et fort. Toutefois, lorsque la France a décidé, le soir même du premier attentat de Markale en février 1994 de déclencher un ultimatum avec une saisine du Conseil de sécurité, MM. Léotard et Juppé ont pris ensemble cette décision quasi-immédiatement, puis cela a été une initiative franco-britannique. Dans les moments de crise très chaude tel que celui-ci, une évidence s’imposait aux autorités politiques.

Si j’en reviens aux zones de sécurité, il est certain que, sous certains aspects, elles ont permis de sauvegarder des vies humaines et d’éviter que le territoire de la Bosnie-Herzégovine ne soit complètement mis en pièces. Sans aucun doute, cela a exercé un effet de ralentissement des avancées de l’armée serbe de Bosnie. En revanche, en tant qu’instrument sur le long terme, sur une période de trois ans, avec une très grande difficulté de résister au siège et les cas de conscience graves posés à nos soldats, au regard des pertes que nous avons subies, il est certain que le bilan n’est pas positif, voire tragique. Mais fort heureusement, nous en avons tiré des enseignements pour la suite.

S’agissant des Américains et de la logique zéro mort, cela n’a jamais été une logique française. Les Américains étaient dans une situation telle qu’en permanence ils étaient gênés. Tout d’abord ils avaient une politique de soutien, concret et militaire, vis-à-vis des Bosniaques, occultée de leurs alliés, mais soupçonnée par eux. Par ailleurs, ils devaient faire face à un Congrès qui menaçait régulièrement de lever l’embargo sur les armes. Enfin, ils avaient la maîtrise de l’arme aérienne dans le cadre de l’OTAN, mais ils savaient pertinemment qu’un emploi indiscriminé de cette arme aérienne, alors que leurs alliés les plus proches de l’Alliance atlantique étaient engagés au sol, ne pouvait pas être déclenché sans concertation préalable. Ils étaient donc dans une position relativement inconfortable, ce qui ne les empêchait pas de jouer sur tous les tableaux.

Quant au fait de basculer d’une logique à une autre, c’est véritablement ce qui se passe. A Paris, nous avons le sentiment que l’organisation du système des Casques bleus est prise à la gorge par l’armée du général Mladic au printemps 1995 et qu’il est indispensable de desserrer l’étau si nous voulons rester, ce qui est la consigne du Président de la République à la fin du mois de mai. Pour desserrer l’étau, il faut y mettre des moyens nationaux et coordonnés entre Français, Britanniques et Néerlandais. C’est la logique que nous avons appliquée. Pour faire écho à votre remarque caustique, cette logique du zéro mort dans le concept militaire américain ne concerne que la force qui intervient, mais pas les autres forces engagées sur le terrain. S’agissant de mon appréciation quant au départ en permission du général Rupert Smith, nous avons dû en être informés tout au début du mois de juillet peut-être le 1er juillet. Nous en avons pris acte. Mais pour ma part, très honnêtement, je n’ai aucun commentaire spécifique à apporter. C’est le général Gobilliard qui, je crois, a pris le relais.

M. François Léotard, Rapporteur : Je voudrais souligner un point qu’il est utile de rappeler à la Mission d’information. Sur les six zones de sécurité, les seules maintenues et protégées sont celles où la responsabilité militaire était essentiellement française, à savoir Bihac et Sarajevo. Toutes les autres zones sont tombées, c’est-à-dire Srebrenica, Gorazde, Zepa et Tuzla.

M. Jean-Claude Mallet : Gorazde n’est pas tombée.

M. François Léotard, Rapporteur : Je voudrais faire le rapprochement entre les événements qui se sont déroulés il y a peu à la frontière entre le Kosovo et la Macédoine et les aveux récents de M. Milosevic qui dit avoir financé les forces serbes en Bosnie. Nous assistons maintenant à une pression des albanophones du Kosovo sur la frontière macédonienne. Qu’en tirez-vous comme analyse sur les rôles respectifs des uns et des autres, notamment sur le fait que la chaîne hiérarchique serbe était bien la suivante : Milosevic, Karadzic et Mladic ? Pensez-vous que c’est cette chaîne qui apparaîtra dans les dépositions qui seront, un jour ou l’autre, celles de M. Milosevic devant le TPI ? J’espère que M. Mladic pourra le confirmer une fois incarcéré.

Par ailleurs, quelles étaient vos relations avec la galaxie ONU ? Je pense à Mme Ogata pour le Haut Commissariat pour les Réfugiés, MM. Boutros Ghali, Annan et Akashi. S’agissant de Srebrenica, on ne parle que de Médecins sans frontières (MSF), mais pas du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui avait pourtant un représentant espagnol très actif en Bosnie. La disparition du CICR dans cette affaire est étrange, car aucune des lois de la guerre n’a été respectée.

Pensez-vous qu’il y a eu un abandon volontaire de l’enclave par les forces bosniaques, au regard notamment du départ de M. Naser Oric quelques semaines avant l’offensive et les faibles combats entre les forces bosniaques dans l’enclave et les forces serbes ? Cela participait-il d’une stratégie de M. Izetbegovic et de ses collaborateurs, à savoir focaliser les forces sur Sarajevo et laisser tomber l’enclave de Srebrenica, soit parce qu’ils ne pouvaient la défendre, ce qui est compréhensible en termes militaires, soit parce que cela faisait partie d’une stratégie qui accepterait la progression serbe dans ou au-delà de la vallée de la Drina en faisant fi des populations bosniaques ?

M. Jean-Claude Mallet : S’agissant de la relation entre Milosevic et les Serbes de Bosnie qui a fait l’objet de nombreux débats, il convient d’apporter quelques nuances. A l’époque, je n’avais aucun doute sur une collusion quasi collégiale entre Milosevic, Karadzic et Mladic, cette collusion éclatait notamment lors de réunions dont nous avions les comptes rendus. Par ailleurs, nous avions des informations selon lesquelles l’armée serbe de Bosnie était payée par Belgrade. Pour nous, la dynamique était claire. Il est certain qu’il y avait un camp serbe ; que ce camp ait connu des divisions et des dissensions, qui ont éclaté en août 1995, lorsque Mladic a été renvoyé, c’est certain. Mais en tant que directeur chargé des Affaires stratégiques, j’ai toujours raisonné sur la base d’une idée simple, à savoir qu’il y avait un camp serbe engagé dans une certaine politique et qu’il y avait une solidarité politique et idéologique dans la démarche serbe. Nous avions également des éléments concrets de soutien des Serbes de Belgrade vers les Serbes de Bosnie.

La responsabilité de Belgrade, dans cette affaire, est écrasante, d’autant que des informations, parfois erronées, pouvaient passer par Milosevic vers les hauts responsables, notamment MM. Annan et Akashi, et le général Janvier. S’agissant de Srebrenica, nous en avons des traces dans le rapport du Secrétaire général. Pour ma part, je n’ai aucun doute sur la collusion et le caractère quasi collégial de la gestion de ces affaires, même si on a pu discerner quelques dissensions.

Quant à savoir s’il y a eu une volonté délibérée des Bosniaques d’abandonner la zone à son triste sort, honnêtement, je ne le sais pas. En revanche, le fait que Oric ait été " exilé " plusieurs semaines avant l’opération a certainement joué sur le moral des forces bosniaques qui étaient dans la poche. Je peux vous faire part de mon sentiment personnel, qui n’est étayé par aucun élément. Je doute que l’abandon de Srebrenica ait fait partie d’une stratégie délibérée des Bosniaques. En effet, Srebrenica était pour les autorités bosniaques un atout dans un jeu complexe, et bien évidemment une épine dans le pied du général Mladic. Ceci est un raisonnement rationnel, mais il est possible qu’on ait dû faire face à une réalité qui ne l’était pas.

S’agissant de mes relations avec la galaxie onusienne, elles étaient relativement limitées. Nous avions des relations régulières avec le général de La Presle, devenu le conseiller de Carl Bildt. Nous en avions également avec New York, car le travail de l’administration centrale, en particulier du ministère de la Défense, consistait à faire passer au Secrétariat des Nations unies à New York, via notre représentation permanente au niveau du Conseil de sécurité, les idées françaises.

Je me suis moi-même rendu plusieurs fois à New York, à cette période. D’ailleurs l’une de ces visites a permis d’apporter une contribution modeste. En effet, juste après la décision du 3 juin de lancer la FRR, mon homologue britannique, David Omand, et moi-même nous sommes rendus, le 7 juin, à New York pour présenter à M. Kofi Annan, à l’époque Secrétaire général adjoint chargé des opérations de maintien de la paix, le concept de Force de réaction rapide, d’origine franco-britannique, qui avait été approuvé par les Ministres de la Défense de l’Union européenne et de l’OTAN. Il s’agissait de la conception de l’articulation de cette force avec la FORPRONU, le fait que la FRR devait être sous uniforme national, d’où des règles d’engagement différentes de celles qui avaient pu prévaloir jusqu’à présent parmi les Casques bleus, etc. Nous avons ainsi préparé le terrain, le 7 juin, pour la résolution qui deviendra par la suite la résolution 998 du Conseil de sécurité, adoptée le 16 juin suivant. Hormis cela, les relations avec, par exemple, Mme Ogata ne se traitaient pas à mon niveau.

Sur le CICR, je n’ai aucun avis particulier à exprimer. Je sais qu’en dehors du bataillon néerlandais et de MSF, plusieurs représentants du système des Nations unies ont été présents dans la poche de Srebrenica.


Source : Assemblée nationale (France)