Richard Cheney, fils d’un responsable du département d’Agriculture, grandit dans le Wyoming. Admis à l’université de Yale, il abandonne au bout de deux ans. À cette époque, il souhaite travailler et « voir le monde ». Il installe donc un temps des lignes électriques dans le Wyoming, le Colorado et l’Utah, avant de reprendre des études à l’Université du Wyoming. Il épouse Lynne Vincent, son amour de jeunesse, et part effectuer un doctorat en science politique à l’Université de Wisconsin. Alors qu’il doit partir pour le Vietnam, il obtient des dérogations en tant qu’étudiant, puis en tant que père de famille à partir de la naissance de sa fille Elizabeth, en 1966.

Membre de l’Association de science politique américaine, il monte à Washington en 1968 avec la possibilité de travailler pour un membre du Congrès. Il passe un entretien avec Donald Rumsfeld qui l’éconduit. Il entre alors au service de William Steiger, du Wisconsin. Lorsque Rumsfeld décroche la présidence de l’Office of Economic Opportunity, il retente sa chance auprès de lui, cette fois avec succès. Il devient ainsi pour sept ans son principal assistant à Washington. Mais la collaboration n’est pas continue : en 1973, lorsque Donald Rumsfeld prend le poste d’ambassadeur états-unien à l’OTAN, Cheney profite du congé qui lui est accordé pour travailler un temps pour Bradely, Woods & Company, une société de conseil spécialisée dans le monde de la finance.

Premier séjour à la Maison-Blanche

Il ne s’agit là que d’une parenthèse. Cheney a fait ses preuves, et lorsqu’en 1974 Rumsfeld est nommé secrétaire général de la Maison-Blanche par Gerald Ford, c’est tout naturellement qu’il fait appel à son ancien assistant pour remplir le même rôle, cette fois au cœur du pouvoir. Dick Cheney tient là la chance de sa vie et il ne la laisse pas passer : travailleur infatigable, il s’occupe de toutes les questions d’intendance les plus triviales pendant plus d’un an, de la plomberie de la Maison-Blanche à l’appui-tête de l’hélicoptère présidentiel, en passant par la résolution d’un épineux problème de salières... Résultat : Cheney est omniprésent, maîtrise les arcanes de la Maison-Blanche et peut rapidement monter des opérations politiques de plus grande envergure. D’autant qu’avec la nomination de Donald Rumsfeld au poste de secrétaire à la Défense, il hérite de la place de son ancien patron, à savoir secrétaire général de la Maison-Blanche. Depuis ce poste stratégique, il œuvre avec Rumsfeld à la mise à l’écart progressive d’Henry Kissinger, dont il désapprouve la volonté de compromis avec l’URSS.

Gerald Ford et Dick Cheney

C’est donc à la fois au nom du réalisme politique et de convictions réelles qu’il incite le président Gerald Ford à se rallier au projet de « Moralité dans la politique étrangère » élaboré par son adversaire républicain des Primaires, Ronald Reagan. Cet habile choix stratégique ne suffit pas pour autant à éviter la défaite électorale du président sortant face à Jimmy Carter. La vague démocrate qui s’ensuit contraint Cheney à quitter Washington pour reprendre ses activités au sein de la société d’investissement Bradley, Woods & Company. Mais cette fonction n’est plus à la hauteur de celui qui vient d’être secrétaire général de la Maison-Blanche. En septembre 1977, il se présente donc au Congrès, pour remplacer le représentant démocrate du Wyoming Teno Roncalio, parti à la retraite. Malgré une première crise cardiaque en juin 1978, Cheney remporte facilement l’élection et retourne à Washington, cette fois comme parlementaire. Il n’est pas le seul Républicain à conquérir un bastion démocrate. Lors des mid-term elections de 1978, le Grand Old Party s’empare de douze sièges jusque-là détenus par les Démocrates. L’un des nouveaux élus républicains est un professeur de Géorgie du nom de Newt Gingrich. Ce dernier devient rapidement un proche de son collègue du Wyoming.

Un ultra-conservateur au Congrès

Son expérience au cœur du pouvoir exécutif permet à Cheney de sauter les étapes à la Chambre des représentants. Il connaît le fonctionnement du gouvernement fédéral et la plupart des leaders républicains. Dès 1981, ses contacts lui permettent d’être nommé président du Comité politique républicain. Il prend également un siège au sein du Comité à l’Intérieur, chargé des questions environnementales et à ce titre très courtisé par les élus financés par les industries polluantes. Il rejoint ensuite la Commission d’éthique de la Chambre et la Commission de renseignement. Il participe par ailleurs à l’ensemble des réunions organisées par les Républicains du Congrès pour définir leur stratégie politique.

Ayant travaillé pour Ford contre Ronald Reagan lors de la primaire présidentielle de 1976, Dick Cheney est parfois présenté comme un Républicain centriste par la presse de l’époque. L’étude de ses votes laisse pourtant peu de doute sur son ancrage solide à la droite de la droite. En politique étrangère, il s’oppose à l’application des traités sur le canal de Panama négociés par Jimmy Carter, soutient d’une manière systématique le développement de nouveaux armements, tels que le missile MX, et vote contre l’instauration de sanctions contre le régime d’apartheid d’Afrique du Sud. Sur la scène intérieure, il vote contre le contrôle des armes (y compris celles pouvant percer des blindages et les armes indétectables pour les détecteurs de métaux), s’oppose aux lois sur l’avortement et à la discrimination positive et, en ardent supporter des industries polluantes, tente de faire échouer l’extension du Clean Water Act en 1987. Contrairement à de nombreux hommes politiques de la droite dure états-unienne qui cherchent à tout prix à se construire une respectabilité politique, Richard Cheney s’offusque lorsque le Washington Post le qualifie de « modéré » au début des années 1980. Il fait donc appeler la rédaction du journal par son assistant, Dave Gribben, afin de faire reconnaître qu’il est bien un « conservateur ».

Tout comme pour Donald Rumsfeld, la proximité de Cheney avec l’appareil d’État états-unien explique qu’il soit contacté, sous l’ère Reagan, pour participer aux opérations de simulation de coup d’État réalisées sous le commandement d’Oliver North. Si la menace officielle est alors celle d’une frappe nucléaire soviétique, c’est en réalité un coup de force du vice-président George H.W. Bush qui est envisagé par le pouvoir exécutif. En tout état de cause, Cheney, en tant qu’ancien secrétaire-général de la Maison-Blanche, se voit confier la responsabilité d’une des trois équipes intérimaires, chacune dirigées par un membre de l’administration Reagan qui ne correspond pas à l’ordre constitutionnellement et légalement établi de succession présidentielle. Ont ainsi participé à ces opérations le secrétaire à l’Agriculture, John Block, ou encore le secrétaire au Commerce, Malcom Baldrige. Le fait que ces personnalités n’aient aucune expérience dans le domaine des relations internationales permet d’envisager qu’elles auraient uniquement servi de vitrine pour les membres de l’équipe les plus qualifiés dans ce domaine, tels que Rumsfeld, Cheney, ou Woolsey. Mais cette « inexpérience » du vrai-faux président intérimaire pose surtout un problème politique important, celui de sa crédibilité face à son opinion publique nationale et à la communauté internationale. Pour affirmer cette crédibilité, une éventualité consistait à faire remonter à la surface un sous-marin états-unien, une décision qui représente un signe clair de contrôle de l’armée par le pouvoir exécutif.

Dick Cheney ne tire pas seulement profit de sa connaissance de l’appareil d’État états-unien pour s’offrir quatre jours au secret, chaque année. En tant qu’ancien de la Maison-Blanche, il réussit à siéger à toutes les commissions du Congrès consacrées aux questions de renseignement. Lorsqu’éclate le scandale de l’Iran-Contra, en 1986-1987, il est particulièrement bien placé pour calmer les ardeurs du Congrès, pourtant décidé à en découdre. Proche du Démocrate Lee Hamilton, qui préside la commission d’enquête du Congrès, il obtient le poste de représentant de l’opposition républicaine au sein de celle-ci, et bloque toute tentative de mise en accusation du vice-président, George H.W. Bush, par les Démocrates. En 1988, il mène également l’opposition au projet de loi élaboré par le Congrès et en vertu duquel la Maison-Blanche devrait, à l’avenir, informer le Parlement de toute action secrète moins de quarante-huit heures après son déclenchement. En bon « chien de garde », Cheney est rétribué par l’obtention de postes toujours plus importants, devenant le « whip » Républicain de la Chambre des représentants en 1988, et manquant de peu de devenir le dirigeant de la minorité Républicaine. Seul l’attrait d’un poste plus important l’empêche d’accéder à cette position, qui reviendra en définitive à son ami Newt Gingrich.

Arrivée au Pentagone

George H.W. Bush n’a pas oublié l’appui important que lui a apporté Dick Cheney au Congrès, il lui renvoie donc l’ascenseur en 1989 après avoir pris ses fonctions à la Maison-Blanche. L’élaboration de l’équipe présidentielle spécialisée en politique étrangère est confiée à James Baker III, nommé secrétaire d’État, et au général Brent Scowcroft. Mais les deux hommes sont confrontés à une difficulté majeure : le candidat qu’ils ont choisi pour occuper le poste de secrétaire à la Défense, John Tower, est rejeté par le Sénat, officiellement à cause de sa trop grande proximité avec l’industrie de la Défense. Il lui faut donc un remplaçant, de préférence dans les rangs du Congrès afin d’éviter que le processus de désignation ne soit trop long. Scowcroft propose le nom de Cheney, avec lequel il a travaillé dans l’administration Ford. À l’époque conseiller à la sécurité nationale, ce proche de Kissinger discutait beaucoup avec le secrétaire-général de la Maison-Blanche pour tenter d’aplanir les différends de son patron avec Donald Rumsfeld. À la même époque, Cheney avait d’ailleurs travaillé avec James Baker à la campagne de réélection de Gerald Ford. Fort de ce double soutien, il prend rapidement ses fonctions au Pentagone, où il fait la connaissance de Paul Wolfowitz, initialement choisi par John Tower. Il refuse de soutenir ouvertement Richard Armitage, candidat au poste de secrétaire à l’Army, face aux attaques des associations de vétérans emmenées par le milliardaire Ross Perot. Armitage est finalement contraint de retirer sa candidature. Les amitiés et les inimitiés qui se nouent à ce moment autour de Dick Cheney perdureront au sein de l’administration néo-conservatrice de George W. Bush.

Dick Cheney et Donald Rumsfeld

Pour l’heure, le nouveau secrétaire à la Défense a du pain sur la planche. Pour mener à bien sa politique, il cherche à s’assurer les faveurs de Colin Powell. Les deux hommes se connaissent depuis le début des années 1980, lorsque Cheney était membre du Congrès et que Powell était commandant en Allemagne. Ils avaient ensuite beaucoup discuté lorsque Powell était conseiller à la sécurité nationale de Ronald Reagan, tandis que Cheney était un dirigeant de la minorité Républicaine de la Chambre des représentants. Cheney n’hésite donc pas à forcer la main du président George H.W. Bush pour que celui-ci le désigne au poste de chef d’état-major interarmes, après que l’amiral William Crowe eût annoncé son intention de prendre sa retraite. Une fois cette nomination entérinée, les deux hommes décident de se rencontrer quotidiennement, pour travailler ensemble aux défis qui les attendent. Car le 10 novembre 1989, la chute du mur de Berlin entraîne la disparition de l’adversaire le plus redouté de Washington, à savoir l’URSS. Une réévaluation de l’appareil militaire états-unien s’avère nécessaire, et tant Powell que Cheney sont décidés à limiter au maximum les restrictions du budget militaire que réclament les Démocrates.

« Coup tordu » au Panama

En décembre 1989, Cheney doit superviser l’opération « Juste Cause » au Panama. Fatigués des excès du général Manuel Noriega, les États-Unis souhaitent le remplacer. Noriega avait pourtant joué un rôle actif dans la région, afin de permettre à Washington de conserver le contrôle de sa chasse gardée. Dans les années 1979, cet ancien élève de l’École des Amériques devenu agent de la CIA, avait notamment « facilité les échanges d’armes et de drogues effectués par les Contras du Nicaragua, en fournissant sa protection militaire, des pilotes, (...) et des capacités bancaires très discrètes pour tout le monde » [1], à l’époque où les États-Unis luttaient contre la guérilla sandiniste sur place. Mais ses revendications deviennent de plus en plus insupportables pour la Maison-Blanche, qui souhaite se débarrasser de cet allié un peu encombrant à la veille de la restitution du canal de Panama, prévue le 1er janvier 1990. Washington décide donc d’une intervention en décembre 1989, en s’appuyant sur la synergie existante entre Dick Cheney et Colin Powell. Ce dernier voit là un formidable terrain pour appliquer sa doctrine militaire, héritée du désastre du Vietnam et aujourd’hui hâtivement résumée par le slogan « guerre zéro mort ». Cette doctrine consiste à s’assurer que l’envoi de troupes états-uniennes n’a lieu que si les objectifs sont précisément définis, que l’opinion publique est amenée à soutenir l’intervention et que la puissance militaire déployée est phénoménale.

L’opération est effectivement un succès. Le débarquement massif de Marines sur place, avec pour seule consigne de « sauver leur peau », aboutit au massacre de plusieurs milliers de Panaméens, dont de nombreux civils. Manuel Noriega est arrêté et transféré à Miami, où il sera condamné à purger une peine de prison de quarante ans pour trafic de drogue. Dans le même temps, les États-Unis installent un gouvernement fantoche à Panama dont ils confient la direction à Guillermo Endara, lui-même lié au crime organisé et notamment aux barons de la drogue. D’après le Los Angeles Times, ce remaniement à la tête du cartel, orchestré depuis la Maison-Blanche, aura pour principale conséquence de démultiplier le nombre de laboratoires de fabrication de cocaïne au cours des années qui suivent. Dans le même temps, Powell y voit, d’un point de vue militaire, une confirmation du bien-fondé de ses conceptions stratégiques. D’autant que l’opération, qui relève pourtant du plus classique des « coups tordus » et n’a pas fait l’économie des vies humaines panaméennes, n’a pas suscité d’opposition notable au sein de l’opinion publique états-unienne. Dick Cheney peut mesurer là toute la force de la propagande. Une arme à laquelle il aura souvent recours par la suite.

Le laboratoire irakien

Le secrétaire à la Défense participe à la construction de la menace irakienne, avec l’aide de son assistant, le spécialiste en menaces imaginaires, Paul Wolfowitz. La stratégie élaborée par les deux hommes est simple : il s’agit d’inciter Saddam Hussein à envahir le Koweït, d’accréditer l’idée que le dictateur menace l’Arabie saoudite, afin de déployer des troupes états-uniennes dans la région du Golfe. Le plan fonctionne parfaitement : les compagnies pétrolières koweïtiennes commencent, à la mi-1990, à extraire du pétrole dans des gisements situés de l’autre côté de la frontière, en territoire irakien, tout en augmentant leur production, ce qui fait chuter les cours. Non seulement l’émir reste sourd aux protestations de Bagdad, puis aux menaces de Saddam Hussein, mais il réclame le remboursement immédiat des facilités accordées à l’Irak pour combattre pendant dix ans l’Iran. Cependant le dictateur irakien n’est pas inconscient : s’il est tenté de profiter de cette provocation pour réintégrer manu militari l’ancienne province irakienne au sein de l’Irak, il sait qu’il ne peut pas agir sans la bénédiction de Washington. Le 25 juillet 1990, il convoque donc l’ambassadrice états-unienne à Bagdad, April Glaspie, pour évoquer avec elle ce différend avec le Koweït.

L’ambassadrice April Glaspie
confirme à Saddam Hussein
qu’il a le feu vert des
États-Unis pour annexer
le Koweït.

Celle-ci lui tient des propos dans un langage diplomatique sans équivoque : « J’étais à l’ambassade américaine au Koweït à la fin des années 1960. Les instructions qui nous étaient données à l’époque étaient que nous ne devions exprimer aucune opinion sur cette question et que cette question n’est pas associée à l’Amérique. James Baker a exigé de nos porte-parole officiels qu’ils insistent sur cette directive » [2]. Quelques jours plus tard, le département d’État rappelle fort opportunément qu’aucun accord de défense ne lie les États-Unis au Koweit. Muni de ce « feu vert » et après l’échec d’une ultime négociation, Saddam Hussein lance l’offensive.

L’invasion du Koweït n’est pas une surprise pour l’administration Bush, mais elle est interprétée différemment selon les responsables. Colin Powell affirme ainsi, dès le départ que « nous irions en guerre pour l’Arabie saoudite, mais je doute que nous le ferions pour le Koweït » [3]. Pour les faucons Cheney et Wolfowitz, c’est au contraire l’occasion rêvée de négocier auprès de l’Arabie saoudite l’installation de bases militaires états-uniennes sur son territoire. Les deux hommes multiplient donc les déclarations alarmistes sur les volontés expansionnistes de Saddam Hussein, tout en s’efforçant de faire échouer les négociations avec le dictateur irakien, pourtant prêt à se retirer du Koweït pour éviter la débâcle [4]. Cheney doit cependant composer avec l’opposition, au sein de l’administration, de son ancien allié Colin Powell. Ce dernier redoute déjà que les États-Unis ne s’engagent dans une aventure militaire périlleuse. Mais les « faucons » se montrent plus convaincants. Dick Cheney va même jusqu’à proposer au président Bush de déclarer la guerre sans demander l’aval - pourtant constitutionnellement obligatoire - du Congrès. George H.W. Bush refuse cette position extrémiste, mais se laisse néanmoins convaincre de la nécessité d’intervenir militairement. L’opposition entre le secrétaire à la Défense et le chef d’état-major interarmes ne peut en sortir que renforcée, d’autant que Cheney et Wolfowitz vont jusqu’à tenter d’élaborer eux-mêmes un plan d’attaque militaire, avec l’aide d’Henry S. Rowen, dans le dos de Colin Powell [5]. Malheureusement pour ses auteurs, le plan suscite l’opposition de l’Arabie saoudite et de la Turquie, puisqu’il menace de provoquer une instabilité durable dans le pays même après un éventuel retrait, et apparaît au-delà comme un préalable à une partition de l’Irak. Il est donc rejeté. La Maison-Blanche opte plutôt pour un plan d’intervention massive, dans lequel l’armée états-unienne est soutenue par une coalition internationale, avec un rôle prépondérant de la propagande pour s’assurer de la bienveillance des opinions publiques nationales et internationales.

Il s’agit là d’une solution médiane, qui satisfait à la fois les défenseurs de la « doctrine Powell » et le clan des « faucons ». Les deux tendances de l’administration tombent finalement d’accord sur la légitimité de l’intervention. Le succès militaire rapide et « indolore » pour les troupes états-uniennes (à peine une soixantaine de morts et une cinquantaine de « disparus ») est une nouvelle confirmation, aux yeux des Républicains, de la justesse de la stratégie des néo-conservateurs. D’autant que Cheney et Powell ont réussi à s’accorder, contre la position jusqu’au-boutiste de Wolfowitz, sur la nécessité de mettre un terme rapidement à l’équipée militaire. La réussite est donc totale.

Un « faucon » est né

Après plusieurs années au Pentagone et deux opérations militaires particulièrement réussies, l’idéologie de Dick Cheney en matière de politique internationale s’est considérablement renforcée. Nul doute que la proximité avec Paul Wolfowitz a également joué un rôle dans l’élaboration d’une véritable doctrine néo-conservatrice dans ce domaine.
Les États-Unis, et singulièrement l’armée US, sont alors confrontés à une véritable remise en question, du fait de l’effondrement lent mais sûr de l’ancien bloc soviétique. Dans ce contexte, Cheney se rallie entièrement à la doctrine Wolfowitz qui vise à décourager les puissances émergentes de vouloir concurrencer les États-Unis, par le maintien d’une puissance militaire forte. Cette doctrine est développée dans le Defense Planning Guidance de 1992, commandé par Cheney, coordonné par Wolfowitz et rédigé par Zalmay Khalilzad [6]. Lorsque certains passages « fuitent » dans la presse et alimentent la polémique, Cheney défend le texte, à la différence de Wolfowitz qui cherche surtout à se protéger. Le secrétaire à la Défense, lui, n’a jamais eu peur d’afficher ses opinions. Quelques semaines plus tard, lorsque la version définitive du rapport est publiée, après sa réécriture partielle par Scooter Libby, c’est le nom de Richard Cheney qui figure sur la couverture.

Dick Cheney et Colin Powell distrayant la galerie

Comme l’ensemble de l’administration Bush, le secrétaire à la Défense est écarté de la sphère politique après l’arrivée au pouvoir de Bill Clinton, en janvier 1993. Il retourne alors dans le civil, à l’American Entreprise Institute, le think-tank par excellence des néo-conservateurs. Il se sent suffisamment fort, en 1993, pour évoquer son éventuelle candidature aux primaires républicaines, en vue de battre Bill Clinton « sur le thème de la politique étrangère ». L’accueil de son parti est trop mitigé pour l’encourager à poursuivre : comme Rumsfeld avant lui, il est contraint de renoncer en janvier 1995. Mais l’ambition politique de retourner aux affaires est toujours là. La même année, il est nommé président-directeur général du géant de l’équipement pétrolier Halliburton [7], une société qu’il avait aidée par le passé à obtenir de mirobolants contrats militaires [8]. La boucle est bouclée : Cheney appartient désormais à la fois à au sommet de l’appareil d’État états-unien tout en ayant des intérêts dans le domaine énergétique [9]. Un mélange des genres récurrents dans la vie politique états-unienne, et qui va être aussi profitable à ses finances personnelles qu’à celles de la firme. Celle-ci bénéficie en effet dans les grandes largeurs du carnet d’adresses de Dick Cheney et de ses relations avec le milieu de la Défense. Sous l’administration démocrate, Halliburton va notamment obtenir le marché logistique mirobolant lié au déploiement de troupes états-uniennes en Bosnie puis au Kosovo.

La politique étrangère agressive menée par le président Clinton, surtout après sa réélection de en 1996, ne satisfait pas pour autant les Républicains les plus bellicistes auxquels Cheney s’est progressivement rallié. L’ancien Secrétaire à la Défense adhère au projet néo-conservateur de conquête du pouvoir, qui prend forme dès janvier 1997. La même année, il fait partie de 25 premiers signataires de la Déclaration de principes du Projet pour un nouveau siècle américain [10], publié par l’American Enterprise Institute. Il participe activement aux réunions de la division « Politique étrangère » du Congressional Policy Advisory Board, monté au sein du Parti républicain par Martin Anderson pour permettre l’élaboration d’une politique étrangère néo-conservatrice,avec le soutien financier du Hoover Institute, de la Fondation Heritage et de l’American Entreprise Institute. Il y côtoie ses amis Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz et George Shultz, mais aussi Casper Weinberger et la protégée du candidat Bush, Condoleezza Rice. Il supervise également la première réunion des Vulcains, briefe Rice et Armitage, eux-mêmes conseillers de Bush sur les questions de politique étrangère, et mobilise tout son réseau dans la campagne. Ses efforts sont récompensés : chargé par George W. Bush de désigner le vice-président sensé figurer sur le ticket présidentiel, il finit par proposer son propre nom. Un choix vite adoubé par le fils de l’ancien président, qui lui avait déjà suggéré l’idée quelques mois auparavant. Le dispositif est complet.

Il n’est finalement pas étonnant que Richard Cheney se soit affirmé comme le leader des néo-conservateurs. On peut en effet considérer le personnage comme une synthèse des différentes composantes de cette alliance, à la fois membre de l’American Entreprise Institute, du Jewish Institute for National Security Affairs, ancien PDG d’Halliburton et ancien secrétaire à la Défense. Il maîtrise à ce titre toutes les facettes du complexe militaro-industriel qui gouverne les États-Unis depuis plus de cinquante ans.

[1L’État Voyou, de William Blum, Parangon, 2002.

[2« Excerpts From Iraqi Document on Meeting with U.S. Envoy », New York Times, 23 septembre 1990.

[3My American Journey, par Colin Powell, Ballantine Books, 1995.

[4Sur les négociations secrètes avec l’Irak conduites par la France, voir « Le double jeu de François Mitterrand » par Thierry Meyssan, Voltaire, 3 novembre 2003.

[5Sur cet épisode, voir « Paul Wolfowitz, l’âme du Pentagone », par Paul Labarique, Voltaire, 4 octobre 2004.

[6Ibid et « La doctrine stratégique des Bush » par Thierry Meyssan, Voltaire, 9 juillet 2004.

[7Voir « Halliburton, profiteur de guerre », par Arthur Lepic, Voltaire, 23 septembre 2004.

[8En 1992, alors que Dick Cheney vivait ses derniers mois en tant que Secrétaire à la Défense, Halliburton remporta un contrat de fourniture logistique auprès du Programme militaire d’augmentation de la logistique civile (Army’s Logistics Civil Augmentation Program, LOGCAP). D’après les experts, « c’est la première fois que l’armée sous-traitait un tel programme de planification à une entreprise privée ». Halliburton fournit notamment la logistique pour l’intevention militaire états-unienne en Somalie. « Dick Cheney and the Self-Licking Ice Cream Cone », in How Much Are You Making On The War Daddy ? - A Quick and Dirty Guide to War Profiteering in the Bush Administration, de William D. Hartung, Nation Books, 2003.

[9Son épouse, Lynne Cheney, est quant à elle responsable de l’American Enterprise Institute et administratrice du géant de l’armement Lockheed Martin.

[10Pour une liste des signataires successifs du Projet, voir le site Right Web.