Présidence de M. François Loncle, Président
(jeudi 21 juin 2001)
Le Président François Loncle : Je vous remercie d’avoir bien voulu répondre à notre deuxième invitation.
Depuis votre première audition, nous avons entendu de nombreux exposés complémentaires, parfois contradictoires, de diverses sources, dont des responsables politiques et militaires néerlandais, des responsables de l’ONU, et certains de vos collègues responsables militaires. Nous avons souhaité ce nouveau rendez-vous afin d’approfondir et de préciser un certain nombre de points qui ont pu faire l’objet de contradictions. Pour ce faire, nous allons vous poser différentes questions.
Lorsque vous avez été amené à vous exprimer, le 24 mai 1995, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, pour faire valoir ce que vous souhaitiez dire, quelle a été la réaction du représentant français, l’ambassadeur Mérimée ? L’avez-vous perçu comme étant simplement attentif, soutenant vos préoccupations ou, au contraire, ne les partageant pas ?
Général Bernard Janvier : Je suis très heureux de revenir devant la Mission d’information. C’est d’ailleurs ce dont nous étions convenus avec les Rapporteurs à l’issue de ma première audition. Qui plus est, cela me permet, non pas de reprendre point par point certaines auditions, ce dont je me garderai, mais de citer, ici et là, quelques points que j’ai relevés, notamment sur une audition. En effet, certaines choses me semblent inacceptables et doivent être rectifiées devant vous par celui qui avait la charge des responsabilités, non pas quelqu’un qui refait ou rebâtit l’histoire, mais quelqu’un qui a eu des responsabilités de décision et qui les assume.
C’est donc à la demande de M. Boutros Boutros-Ghali que je me rends à New York, pour une intervention devant le Conseil de sécurité dont vous connaissez la teneur, les Nations unies ayant dû vous faire parvenir, depuis, le mémoire que j’avais préparé à l’époque et que je leur ai exposé. La France, en la personne de M. Jean-Bernard Mérimée, présidait alors le Conseil de sécurité.
Comme je l’ai indiqué lors de ma première audition, j’ai voulu mettre le Conseil de sécurité devant ses responsabilités, de manière claire, nette et précise. Je rappelle ma conclusion, dans laquelle je demande aux membres du Conseil de sécurité de prendre des décisions. L’opposition à mes propos est venue de Mme Albright, qui représentait les Etats-Unis, et si mes souvenirs sont bons, du représentant de l’Allemagne, à l’époque membre temporaire du Conseil de sécurité.
Le Président François Loncle : Quel était l’argument de Mme Albright ?
Général Bernard Janvier : Mme Albright s’est satisfaite d’un point que j’ai affirmé devant le Conseil de sécurité, lequel consistait à dire que l’appui aérien rapproché et l’emploi de l’arme aérienne restaient une réalité nécessaire et indispensable, notamment l’appui aérien rapproché. Pour ce qui concerne les frappes aériennes, il fallait changer de mode d’action. Si Mme Albright s’est satisfaite du fait que j’ai indiqué qu’il fallait désormais des cibles Air Strike, plus globales, j’ai aussi proposé, au cours de la discussion, que nous nous retirions des enclaves, que nous modifions notre dispositif, que nous laissions des observateurs sur place et que nous appliquions un plan stratégique afin que l’arme aérienne soit employée de manière stratégique et globale, ce qui correspondait à sa finalité en dehors de l’appui aérien rapproché destiné à soulager les troupes. Au passage, j’en profite pour répéter que c’est d’ailleurs ce qui s’est passé en août 1995 lorsque, après le processus de concertation que j’ai décrit entre l’ONU et l’OTAN, les décisions des grandes puissances et le départ des Britanniques de Gorazde, des frappes aériennes ont été mises en oeuvre.
Je reviens à votre propos. La deuxième opposition émanait de l’ambassadeur allemand quand - propos prémonitoires - j’indiquais le 24 mai qu’il fallait absolument mettre un terme aux points de rassemblement d’armes de Sarajevo qui étaient totalement inefficaces et ne constituaient qu’un leurre et un alibi pour la communauté internationale. Je ne pouvais pas mieux dire puisque, quelques heures plus tard, nous avons eu 300 otages pris dans les conditions que vous connaissez, suite aux décisions du général Rupert Smith et de M. Akashi de déclencher des frappes aériennes, dans un contexte que je dénonçais au Conseil de sécurité.
S’agissant de la France par la voix de M. Mérimée, je n’ai pas souvenir d’une opposition à mes propos. Je crois que M. Mérimée, à la fois lors de rencontres personnelles à mon arrivée et de mon entretien, a effectivement dit et répété que nous étions dans une situation intenable, telle que je la décrivais, et que le Conseil de sécurité se devait de trouver des solutions. Comme je l’ai déjà mentionné lors de ma précédente audition, les seules décisions qui ont résulté de cette réunion ont été une demande de rapport et un point de situation. Ce n’est pas ce que j’en attendais.
Je ne peux manquer d’évoquer la chose suivante, d’autant que M. Léotard se rend, me semble-t-il, en Macédoine en tant que Représentant spécial de M. Solana. Après cette réunion, j’ai répondu à la demande de Mme Albright, qui m’avait convoqué dans son ambassade. J’ai fait auprès d’elle un point de situation. J’ai notamment attiré son attention sur l’incurie des soldats américains en Macédoine dont le bataillon prépositionné ne faisait rien et ne servait à rien. Les points " dangereux " - il s’agissait en l’occurrence d’une bagarre entre deux bergers macédoniens - étaient tenus par des Nordiques dans le secteur américain. Il en était de même pour l’hôpital américain de Zagreb. Les Américains refusaient à leurs médecins de sortir du périmètre de Zagreb pour aller secourir les soldats des Nations unies. Mon entretien assez vif, par exemple sur ces points-là, a quand même permis de faire évoluer la situation, puisque les Américains ont reçu l’ordre de conduire quelques patrouilles en Macédoine.
Le Président François Loncle : Il y a eu, tout au long de nos auditions, une hypothèse qui a couru sur ce qui aurait pu être une sorte de marchandage entre l’absence de frappes aériennes et la libération des otages. Quel est votre point de vue là-dessus ? Il semblerait que le général de La Presle ait été envoyé pour négocier la libération des otages. Avez-vous eu un contact avec lui et aviez-vous été informé qu’il était missionné pour cette tâche ?
Général Bernard Janvier : Pour ce qui concerne les relations avec le général de La Presle, j’ai clairement dit, dans mon audition précédente, que la libération des otages résultait de pressions internationales auprès de Milosevic. C’est exact, et c’est sans doute l’action du général de La Presle. Bien évidemment, la France m’a informé de cette mission. Je répète et maintiens les propos que j’ai tenus devant votre Mission d’information. Je ne change pas un iota de ce que j’ai dit.
Ce que je trouve aberrant et scandaleux, c’est que nous soyons partis d’une rumeur - la rumeur de ce marchandage - entretenue, développée, amplifiée et réveillée en temps opportun. Je vous ai clairement expliqué les raisons - et je ne change pas mon point de vue - qui ont motivé la naissance de cette suspicion. Je vous ai d’ailleurs indiqué, dans la correspondance que j’avais adressée à la Mission d’information, les différents comptes rendus que détenaient les Nations unies. J’observe que MSF en a publié un, le premier, mais pas les deux autres. Je le répète : il n’y a pas eu de discussions avec Mladic sur la libération des otages, sauf, pour ma part, à dénoncer le caractère scandaleux de son attitude, à affirmer le refus de libérer les 4 Serbes que nous avions prisonniers à Sarajevo, à évoquer avec lui l’existence du pilote de l’avion américain abattu le 2 juin, que les Serbes disaient détenir.
Le Président François Loncle : Mladic était-il demandeur de cet entretien ?
Général Bernard Janvier : Je reviens à mon audition. A l’issue de cette prise d’otages, les Nations unies sont dans une situation de blocage total. Ce n’est pas la première fois. M. Akashi a déjà affronté, alors que le général de La Presle commandait à ce moment-là les forces de paix, un blocage identique lors de l’action aérienne sur l’aéroport d’Ubdina en Croatie, suite à la violation de la No Fly Zone par des chasseurs serbes. A ce moment-là, pendant environ trois mois, les Serbes bloquent tout, que ce soit en Croatie ou en Bosnie. J’ai d’ailleurs indiqué, dans mon audition précédente, que le général Gobilliard lui-même s’était retrouvé retenu à Sarajevo. Ce jour-là, il était à Luka Vika, et les Serbes l’ont retenu un instant. La pratique des otages était donc déjà bien inscrite dans le processus tactique des Serbes.
M. Akashi me dit que tout est bloqué et qu’il faut faire quelque chose. Le général Rupert Smith ne pouvait pas - ne voulait pas - rencontrer Mladic, alors que c’était de son niveau et de sa responsabilité. De son côté, le général Mladic ne voulait pas discuter avec Rupert Smith au prétexte " qu’il avait bombardé Pale ". M. Akashi me demande ce que je pouvais faire. Il rentre alors en contact avec Milosevic et je prends contact avec Mladic en vue d’une rencontre visant à faire le point sur ses positions et à exprimer clairement celles de la communauté internationale, du moins des Nations unies, sur le fait qu’il doit - c’est dans le compte rendu de ma première audition - libérer les otages pour redevenir crédible dans la communauté internationale, laisser le ravitaillement des enclaves se faire, etc. Ces éléments apparaissent clairement dans mon compte rendu.
Je suis désolé, scandalisé même, de devoir à nouveau m’exprimer sur ce point. Je trouve médiocre qu’une rumeur atteigne ce niveau, c’est-à-dire celui où nous sommes.
Le Président François Loncle : Je voudrais aborder une question qui est revenue à plusieurs reprises au cours des auditions, à savoir l’absence étonnante du général Rupert Smith au moment des événements de Srebrenica, pour raison de vacances - faut-il mettre le mot entre guillemets ? - , et l’absence du correspondant de l’amiral Leighton Smith à Zagreb. Quel est votre point de vue sur les raisons de cette absence ? Certains avaient-ils prévu l’attaque de l’enclave ? Notre tâche n’est pas facilitée du fait que Rupert Smith, à deux reprises, nous a écrit, malgré notre insistance, pour nous indiquer qu’il ne voulait pas témoigner. Un journaliste vient d’écrire que c’est à la demande de M. Akashi que Rupert Smith était parti.
Général Bernard Janvier : C’est faux. J’ai lu l’article du Figaro que je considère, d’un bout à l’autre, comme un tissu d’âneries, de suspicions, d’approximations, voire de mensonges, d’erreurs grossières.
Le Président François Loncle : Il n’y a pas que des âneries dans cet article.
Général Bernard Janvier : Il y en a beaucoup quand même. Autant le premier article présente, avec le recul, une analyse stratégique intéressante, autant le second article - sur la position française - comprend un grand nombre d’âneries, dont celle-là. A l’évidence, c’est bien M. Akashi qui autorise le général Rupert Smith à partir en permission : bien sûr que M. Akashi donne son accord au général Rupert Smith pour partir en permission, puisque ce dernier le demande ! Le général Rupert Smith part en permission à sa demande expresse.
Le Président François Loncle : C’est néanmoins étonnant. Nous ne sommes pas des militaires sur le terrain ayant ce type de responsabilité, mais s’il arrive un coup dur, nous retardons nos vacances. Comment peut-on parler vacances dans une telle histoire ? C’est choquant.
Général Bernard Janvier : C’est là, Monsieur le Président, que j’attire votre attention sur le regard que l’on porte sur cette question, quand on connaît l’histoire. Il faut se remettre dans la situation du moment. Je reviens à mon audition initiale. Y avait-il des renseignements sur une hypothétique attaque des Serbes, dont tout le monde semble aujourd’hui avoir été parfaitement informé ? Pour ma part, j’observe que des organisations internationales qui, aujourd’hui, affirment qu’elles savaient, que ce soit à Paris ou sur place, n’ont donné aucune information quelle qu’elle soit. Il est facile aujourd’hui de dire le contraire mais, à l’époque, sur place, je n’ai jamais reçu quiconque ayant cette information, ni eu aucun renseignement, aucune affirmation ou indication sur ce point. Je maintiens mes propos sur le renseignement. Je n’y reviens pas, ils ont été clairs et suffisants.
Le général Rupert Smith possédait-il ou non des renseignements sur une possibilité d’action des Serbes ? Je n’en ai aucune preuve ou trace, je n’ai aucun papier qui établit cette éventualité. Je rappelle seulement l’existence d’un document, que j’ai cité dans mon audition, qui date du mois de juin 1995 et contient l’analyse du renseignement faite et signée par le général Rupert Smith, selon laquelle les Serbes conduiraient peut-être des attaques sur Srebrenica pour en contrôler uniquement la périphérie. Ceci est joint à mon audition.
Le général Rupert Smith - et c’est légitime à mes yeux - part en permission, car nous venons de vivre une période très difficile. Installés là, aujourd’hui, dans cette salle confortable, on peut regarder les événements avec le recul du temps, mais, à l’époque, nous étions soumis à des pressions permanentes, à toute heure du jour et de la nuit. Au passage, cette remarque vaut également concernant le délai entre le compte rendu écrit de ma rencontre avec Mladic et son envoi aux Nations unies. Nous venons de vivre, au mois de juin, la bataille de Sarajevo, qui traduit la volonté des Bosniaques d’entraîner à leurs côtés les forces des Nations unies, en développant d’ailleurs une tactique erronée, à savoir l’attaque de Sarajevo du centre vers l’extérieur. Pour quitter Sarajevo, le général Rupert Smith, comme les autres, doit affronter le feu des canons serbes sur la piste du mont Igman. Il a besoin de repos. C’est tout à fait compréhensible. La légitimité de sa permission ne se pose pas à moi. Il est bien évident - et je reviens à mon propos initial- que si j’avais eu quelques craintes d’attaques sur Srebrenica, j’aurais demandé au général Rupert Smith de rester. Je pense, car c’est un chef militaire, qu’il pouvait aussi avoir cette approche.
M. Pierre Brana : Je voudrais revenir sur un point. Je comprends le départ du général Rupert Smith, il est fatigué, il a besoin de repos, il a l’autorisation de prendre une permission. Les renseignements n’indiquent pas l’imminence d’une attaque. Il part donc en vacances sur les bords de l’Adriatique, qui est relativement proche.
Mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’il ne revienne pas quand la situation s’aggrave. A cet égard, je reprends les propos du Président. Je suis maire d’une petite commune, je suis prévenu qu’un incendie grave vient de se déclarer ou qu’un avion vient de tomber sur ma commune, je pars tout de suite. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ce général, qui s’est beaucoup impliqué - car vous dites vous-même qu’il était fatigué, tendu par cette opération - qui apprend que la situation s’aggrave sur le terrain, qui se trouve en vacances, pas très loin, n’essaie pas de revenir, ne vous contacte pas pour savoir ce qui se passe ou si sa présence peut être nécessaire. J’avoue que, pour moi, c’est un choc par rapport à la conception que je peux avoir de la chose militaire.
Le Président François Loncle : Est-ce un désengagement britannique ?
M. Pierre Brana : J’en arrive aux propos du général Nicolai à ce sujet, qui m’ont frappé. Dans sa déclaration, il dit : " Smith était en faveur de réactions plus dures, d’attaques au sol avec un appui aérien, mais il n’a jamais pu convaincre Akashi et Janvier. En tant que militaire, il devait cependant se conformer à la volonté de ses supérieurs. " D’où l’idée suivante, peut-être scandaleuse, mais qui vient spontanément à l’esprit : au fond, le fait de ne pas revenir n’est-il pas une volonté de sa part ?
Autre question, dès lors que les enclaves apparaissaient aux autorités militaires comme étant difficiles à protéger, pourquoi un plan d’évacuation des civils n’a-t-il pas été prévu, sous l’égide de l’ONU, en cas d’attaques ?
M. François Lamy, Rapporteur : J’y ajouterai une question complémentaire. Quel est l’intérêt de l’opération Balbuzard, du nom du porte-avions français qui dispose d’hélicoptères ?
Général Bernard Janvier : Je vais vous l’expliquer car j’ai été auteur du plan.
Le Président François Loncle : Est-ce lié à ce que nous a dit Nicolai ?
Général Bernard Janvier : Je reviens à notre propos : " Toute la conduite des Britanniques a été centrée sur Gorazde et sur une attitude du général Rupert Smith qui était différente de la mienne. "
Pourquoi ? Le général Rupert Smith est en rupture avec son prédécesseur, le général Michael Rose, lequel est à l’origine de cette hérésie qui a consisté à organiser les points de rassemblement d’armes des Serbes à Sarajevo. Je maintiens que cette action est le premier acte de la décrédibilisation de l’emploi de l’arme aérienne, puisque, à ce moment-là, on a bloqué l’emploi de l’arme aérienne qui devient un faux-semblant pour l’opinion internationale. En effet, on fait croire que ces armes sont sous contrôle des Nations unies, ce qui est faux, et qu’elles ne tireront plus, ce qui est également faux. Comble de l’aberration, on met en place des soldats, en majorité français, mais aussi égyptiens, ukrainiens et russes, pour " garder " les armes des Serbes. D’où les 300 otages.
Comme je l’ai déjà dit dans ma précédente audition, le général Rupert Smith estimait qu’après les frappes des 25 et 26 mai, nous, Nations unies, étions engagés comme combattants aux côtés des Bosniaques. Je regrette, mais tels n’étaient pas les directives du Secrétaire général, de M. Akashi, ni le mandat des Nations unies. Nous n’étions pas des forces combattantes. Tout d’abord en termes de mandat, juridiquement, statutairement et éthiquement, nous étions des forces de maintien de la paix. Il y a quand même une différence. De plus, nous n’étions ni préparés, ni équipés pour conduire de telles actions. C’est pourquoi j’ai adressé une directive que vous connaissez au général Rupert Smith, sur l’emploi de l’arme aérienne, indiquant que c’était un dernier recours et qu’il ne fallait pas provoquer de réactions des Serbes à Sarajevo, car il était évident que nous étions incapables de conduire une bataille. On a dit que le général Rupert Smith n’avait pas la même approche que moi, ce qui est exact. Il pouvait annoncer, lui, qu’il voulait ouvrir un passage à partir de Sarajevo pour ouvrir les accès de la ville, mais je maintiens que c’était impossible.
Ma position sera différente ultérieurement. Le 6 juillet, je viens à Paris exposer à l’état-major le plan que j’ai bâti. Selon ce plan, dans la deuxième quinzaine du mois de juillet, grâce à la BMN enfin déployée sur le mont Igman et les canons 155 qu’il faut absolument déployer sur le mont Igman, ce dont les Croates et les Bosniaques ne veulent pas, nous ouvrirons un couloir de l’extérieur vers l’intérieur, vers Sarajevo, car nous en aurons dès lors les capacités militaires et politiques. Cela n’était pas le cas au mois de mai.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de plan d’évacuation des populations ? Parce qu’en fait, je me suis attelé à cette planification du ravitaillement qui me paraissait la première des urgences.
Ce que je me suis efforcé de faire, c’est de réagir. Lorsque je constate la situation que je décris au Conseil de sécurité le 24 mai, j’ai donné l’ordre d’étudier ce qui me paraissait évident - et non pas ce qui est dit dans le rapport des Nations unies -, à savoir un plan de ravitaillement des enclaves par hélicoptères. Cela me paraît essentiel : pour échapper aux contraintes des Serbes qui jugulent tout ravitaillement humanitaire par la route vers les enclaves, il faut passer au-dessus, avec tous les risques que cela comporte, et aussi avec peut-être la possibilité d’avoir des moyens de rétorsion, si les Serbes interviennent.
Lorsque j’évoque ce plan auprès des responsables de l’OTAN, leur réponse est qu’ils ne pourront intervenir que dans les enclaves, mais pas en dehors de ces zones, si un des hélicoptères était abattu, etc. M. Kofi Annan m’informe que les nations estiment que ce plan est trop dangereux et ne veulent pas le mettre en _uvre. Par conséquent, on retombe dans le problème précédent : nous sommes à la merci des Serbes pour la vie et le ravitaillement des populations et des forces des Nations unies. A titre d’exemple, 150 soldats néerlandais, partis en permission, ne peuvent rejoindre l’enclave. C’est une illustration de la manière dont les Serbes contrôlaient la situation.
M. François Lamy, Rapporteur : Qu’en est-il de l’utilisation des hélicoptères français ?
Général Bernard Janvier : Il nous fallait des hélicoptères lourds.
M. François Lamy, Rapporteur : Ne pouviez-vous pas utiliser les hélicoptères de l’opération Balbuzard ?
Général Bernard Janvier : Je vais revenir à l’opération Balbuzard. On ne peut effectuer ces opérations de ravitaillement avec des Puma et des Gazelle. Il faut des hélicoptères lourds, comme des Chinook, c’est-à-dire des hélicoptères très puissants qui peuvent enlever chaque fois quelques tonnes.
Nous avions sur place 2 hélicoptères lourds russes de type MI-6, au sein des forces des Nations unies, qui pouvaient enlever 5 tonnes à la fois. Par la suite, je les utiliserai pour ravitailler les populations serbes qui vont fuir les Krajina. Mais ces hélicoptères ne peuvent voler de nuit ni s’intégrer dans un réseau de contrôle de l’OTAN, du fait qu’ils sont équipés selon les normes du pacte de Varsovie, et non pas selon les normes de l’OTAN. Ils sont donc inutilisables dans un tel cadre. J’irai même plus loin : il me paraissait extrêmement dangereux de mettre de tels équipages dans de telles situations.
Ces 2 hélicoptères des Nations unies étant inutilisables, il convenait donc de se tourner vers des nations qui possédaient des hélicoptères lourds, capables de s’intégrer dans le système de contrôle de l’OTAN. Les Puma, comme cela était prévu dans le plan Balbuzard, pouvaient accompagner ces hélicoptères en emportant des commandos de protection, de manière à assurer la sécurité de ces hélicoptères, qui auraient pu rejoindre les enclaves en vol de nuit.
Balbuzard est un plan strictement national, conçu par la France et présenté en novembre 1994 à nos autorités politiques. A cette époque, nous sommes tout à fait conscients que nos soldats, dans les points de rassemblement des armes, sont des otages potentiels. Ce plan, qui comportait des risques très élevés et aurait entraîné des pertes, avait donc pour but de les extraire en cas de menaces. Encore fallait-il que nous puissions être prévenus de cette menace. Or, étant donné les conditions dans lesquelles se sont déroulées les frappes aérienne et la prise d’otages qui en a résulté à la fin du mois de mai 1995, on ne pouvait pas appliquer le plan Balbuzard stricto sensu.
Pourtant, le plan a été mis en _uvre : le porte-avions est parti, de même que les commandos, etc. Les moyens pour intervenir existaient donc à partir de ce moment-là, pour extraire les otages, si cela avait été possible. Ils auraient pu nous aider également dans d’autres situations, en l’occurrence à Sarajevo. Il était nécessaire de déployer cette force parce qu’on ne savait pas où on allait. Mais, en résumé, il n’existait pas de plan d’évacuation par la route des populations. J’ajouterai que les Bosniaques s’y seraient formellement opposés. Lorsque nous ravitaillons Gorazde en juin 95, par la République fédérale de Yougoslavie, je reçois M. Hasan Muratovic, Ministre bosnien des relations avec les Nations unies. A Zagreb, il vient faire un véritable scandale en soulignant qu’il est honteux, scandaleux, que nous passions par la République fédérale de Yougoslavie pour ravitailler Gorazde. Pour lui, nous devions passer directement sur la vieille route Sarajevo-Gorazde, ce qui était impossible car le front était en feu.
Le Président François Loncle : Concernant les lacunes du renseignement, nous avons entendu beaucoup de déclarations contradictoires. Mais l’idée qui se fait jour, c’est qu’il y avait peut-être plus de renseignement qu’on ne le dit et qu’il n’a pas été exploité. Pendant la guerre du Golfe, c’était déjà une obsession de Pierre Joxe. Comment expliquez-vous la persistance de ces lacunes qui ne concernent pas que la France ? Estimez-vous qu’elles sont surestimées ? Le vrai problème vient-il du fait que le renseignement n’aurait pas été exploité dans le sens qu’il convenait ? Lors de votre première audition, vous avez évoqué vous-même ces lacunes du renseignement de l’ONU. Vous avez mentionné la présence d’un officier américain au sein du bureau d’information de l’ONU, vous ajoutez qu’aucun renseignement ne vous a été fourni sur Srebrenica, pas même sur le départ de Naser Oric, dont vous dites avoir été informé bien plus tard. Comment expliquez-vous cette lacune, alors que les Etats-Unis surveillaient Srebrenica comme l’atteste l’existence de photos jusqu’au 11 juillet ?
Général Bernard Janvier : Mais on ne connaît ces photos aériennes sur les massacres que le 10 août, lorsque Mme Albright les dévoile devant le Conseil de sécurité, si j’ai bonne mémoire. Auparavant, on n’a pas les photos.
Le Président François Loncle : C’est ce que M. Mérimée nous a également indiqué.
Général Bernard Janvier : C’est la réalité.
Le Président François Loncle : Pourquoi avoir gardé ces photos pendant un mois ?
Général Bernard Janvier : Monsieur le Président, je ne change pas un iota de mes précédentes déclarations. Je regrette, mais j’étais sans aucun renseignement. Aujourd’hui, beaucoup de personnes affirment qu’elles savaient. Dans ce cas, il leur fallait faire circuler l’information.
M. François Lamy, Rapporteur : Je crois que c’est MSF qui a fait état, dans des articles, d’écoutes entre l’armée bosno-serbe et l’armée yougoslave.
Général Bernard Janvier : Sans doute, écoutes américaines.
M. François Lamy, Rapporteur : L’article ne le précise pas.
Général Bernard Janvier : Je ne peux, hélas, que constater cette carence totale, que j’ai dénoncée dans mon audition et que je maintiens.
Je reviens à la préoccupation première de la France. Je dis bien " de la France ", pas du général Janvier. Je ne suis pas la France, ce serait trop d’honneur de me faire le représentant de la France. Je suis général des Nations unies et par ailleurs Français, mais l’amalgame est rapide.
La préoccupation de la France, c’est Sarajevo. Tout le dispositif de renseignement est focalisé sur Sarajevo. Sarajevo restera sa principale préoccupation. Cela n’empêche pas des organismes extérieurs, au niveau gouvernemental, d’obtenir des informations par leurs homologues, etc. D’ailleurs, s’agissant des comptes rendus de l’OTAN, même en ma qualité de général des Nations unies, je n’en suis pas destinataire.
M. François Lamy, Rapporteur : En votre qualité de général, au-delà de la chaîne de commandement, n’aviez-vous pas la possibilité d’utiliser les avions français d’observation, car nous avions des Mirage ?
Général Bernard Janvier : Il est exact que les Mirage 4 sont tout à fait capables de faire une couverture aérienne. Même s’ils sont basés en France, ils peuvent effectuer des missions sans problème. De même que nos avions F1CR, basés en Italie, qui seront d’ailleurs remarquablement utilisés en septembre, dans le contrôle des effets de frappe. Ils peuvent tout à fait effectuer ce type d’opération, mais cela échappe à mes responsabilités. Je vous répondrai que non, je n’avais pas de renseignements.
Mme Marie-Hélène Aubert : Je voudrais revenir sur les fameuses soirée et matinée du 10 et 11 juillet. Il règne un certain flou dans ce qui nous a été indiqué, concernant le déroulement des événements et les raisons pour lesquelles, le 11 juillet au matin, il n’y a pas de déclenchement d’opérations aériennes, comme cela semblait être prévu. J’aimerais revenir sur cet aspect et que vous apportiez des précisions, notamment s’agissant de la présence de ces guideurs au sol et la nature précise des actions prévues pour cette matinée en question. On savait qu’une certaine action était prévue à 6 heures du matin, mais elle ne s’est pas produite. J’aimerais que l’on revienne sur la nature des opérations prévues et les raisons pour lesquelles il ne s’est rien passé. Ceci n’est pas à mélanger avec l’opération prévue le lendemain après-midi.
Pourquoi ne s’est-il rien passé à 6 heures du matin ? Je ne dis pas que cela aurait changé le cours des événements, mais, manifestement, il était prévu et attendu quelque chose. Le colonel Karremans a été formel sur ce point, il tenait ses informations de sa chaîne de commandement. Tout le monde attendait quelque chose et il ne s’est rien passé.
Général Bernard Janvier : Madame la Députée, je voudrais tout d’abord préciser que, pour ma part, je me situe au niveau de Zagreb et au niveau stratégique. S’agissant de ce qui se passe au niveau du général Nicolai, du colonel Karremans et de Tuzla, je ne peux pas vous en parler, je n’y étais pas.
Par ailleurs, cela me permet de rebondir sur l’audition du général Nicolai, puisque nous sommes au c_ur du sujet. Je dois dire qu’il y a quand même une grande confusion, y compris dans vos propos, Madame, avec tout le respect que je dois à la représentation parlementaire. Vous avez déclaré, lors de l’audition du général Nicolai, que " le commandant Karremans attendait des frappes aériennes " et que " cela semblait bien être prévu, puisque le général Janvier et d’autres militaires français nous ont effectivement confirmé que des frappes étaient prévues tôt le matin. L’explication qui est donnée, notamment par le général Janvier, du fait qu’elles n’aient pas eu lieu, tiendrait à l’absence de guideurs au sol ". Je suis vraiment désolé de cette confusion. Je ne m’attendais pas à une telle confusion au terme de tant d’auditions sur l’arme aérienne. Je n’ai jamais dit que, le 10 juillet au matin ou le 11 juillet au matin, il était prévu des frappes aériennes. J’ai toujours dit que c’était un appui aérien rapproché. C’est totalement différent. C’est là que je dis qu’il y a une grave confusion. La sémantique a un sens.
Dans mon audition initiale, je me suis efforcé de faire _uvre pédagogique et de vous expliquer quelle était la chaîne de déclenchement de l’emploi de l’arme aérienne. Je ne vais pas revenir là-dessus. Il y a deux éléments : d’une part, les frappes aériennes, les Air Strike dans la profondeur du dispositif adverse, d’autre part, l’appui aérien rapproché. Je maintiens la teneur de mon message du 9 juillet, dont je vous ai d’ailleurs donné les références lorsque je vous ai écrit après ma première audition. Dans ce message que j’envoie le 9 juillet au soir à M. Kofi Annan, je dis qu’il est prévu, pour le lendemain matin, une action d’appui aérien rapproché, et non pas de frappe aérienne. C’est fondamentalement différent.
Mme Marie-Hélène Aubert : Le soutien aérien rapproché n’a pas eu lieu non plus.
Général Bernard Janvier : J’y viens. Ce que je dis là est grave, ce n’est pas de la sémantique, de l’exégèse. Confondre les frappes aériennes et l’appui aérien rapproché, Madame la Députée, si je puis me permettre, ce n’est pas de l’exégèse de militaire, c’est la réalité des choses. Cela induit d’ailleurs des réponses erronées de la part du général Nicolai, sur lesquelles je vais venir.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’appui aérien rapproché ? C’est écrit dans le rapport des Nations unies. Je l’ai déjà dit dans ma première audition. Il y a deux raisons à cela. D’une part, les Serbes restent immobiles et ne reprendront leur progression qu’en fin de matinée, que ce soit le 10 ou le 11 juillet au matin. D’autre part, et je le maintiens, à ma connaissance, les observateurs aériens avancés ne sont pas en place.
Que dit le général Nicolai dans sa réponse reprise d’ailleurs abondamment par la presse qui était présente à son audition ? Oui, il y avait des observateurs aériens avancés. Il y avait des difficultés du fait que certains avaient été soumis au stress et ne pouvaient pas tenir et qu’on en avait envoyé d’autres, bien sûr qu’il y avait des observateurs. Mais je n’ai jamais dit le contraire ! D’autant qu’il y avait les commandos de renseignement des forces spéciales britanniques. Bien évidemment qu’il y avait des observateurs aériens avancés à Srebrenica, et je le savais ! Mais je répète qu’ils n’étaient pas en place, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas en mesure d’appliquer les procédures exigées par l’OTAN.
Je me permets de les rappeler. Pour intervenir en appui aérien rapproché, l’OTAN exige deux obligations : premièrement, une désignation de l’objectif par un observateur avancé dûment formé, laquelle désignation se fait par un moyen laser ; deuxièmement, le visuel du pilote sur cet objectif. Quand il y a, d’une part, désignation par l’observateur aérien et, d’autre part, visuel du pilote sur l’objectif désigné, le pilote délivre alors ses armes. En revanche, il n’y a pas d’attaque s’il n’y a pas d’observateur pour désigner l’objectif ou si le pilote ne voit pas l’objectif, même si l’objectif est vu par l’observateur au sol. Je vous donne deux exemples. Dans la continuité de cette action, à 14 heures 07 et non pas aux heures avancées dans le rapport des Nations unies, le premier avion attaque le dispositif serbe et largue des bombes. La deuxième vague arrive. Un observateur désigne un objectif qui est placé sous un bosquet. Ce sont 2 engins blindés, à environ 400 ou 500 mètres du premier. Il y a bien désignation par l’observateur avancé d’un objectif. Mais, à ce moment-là, avec la fumée des incendies, le pilote ne voit pas l’objectif et ne l’attaque donc pas. Deuxième exemple a contrario. Lors de la troisième vague, ce sont des avions d’attaque au sol américains, des A10, qui veulent prendre à parti une batterie d’artillerie qui se situe vers Potocari. L’observateur aérien est sur le toit d’un bâtiment mais, au moment de désigner l’objectif, il est obligé de disparaître parce qu’il se trouve sous le feu. Il n’y a pas d’attaque parce qu’il n’y a pas de désignation.
Je répète : selon les règles formelles de l’OTAN, il ne peut y avoir d’attaque aérienne au profit de troupes au sol sans la conjonction des deux éléments suivants : identification par un observateur avancé, identification par le pilote.
C’est pourquoi, quand j’entends le général Nicolai dire : " Quant au manque de contrôleurs aériens avancés, cela n’a pas été une raison pour ne pas exécuter ces attaques aériennes. " ou encore " La question des contrôleurs aériens avancés ne peut être avancée, je le répète, pour expliquer le fait que cet appui aérien rapproché n’ait pas été exécuté. ", ou bien il ignore, ce qui me paraît surprenant, les règles d’emploi imposées et appliquées par l’OTAN, dont je vous ai donné deux exemples, ou bien il les a oubliées.
Mme Marie-Hélène Aubert : Vous me faites un procès sur l’emploi...
Général Bernard Janvier : Je ne vous fais pas un procès, je constate.
Mme Marie-Hélène Aubert : Avec tout le respect que je dois aux militaires, je vous mets au défi de trouver des attaques dans mes propos ; je n’ai jamais procédé ainsi.
Mais vous reconnaîtrez néanmoins que, pour le simple citoyen que je suis à qui l’on explique cette espèce d’imbroglio d’une procédure sur une situation qui se dégrade de jour en jour, cela peut paraître assez incompréhensible. On sait que les militaires présents sur place ont fait des demandes répétées qui n’ont pas abouti et vous avez expliqué pourquoi selon vous. Tout cela montre qu’il y avait un dysfonctionnement très important. On a l’impression que la procédure était pour le moins inadaptée à la situation. Quant à la réponse du général Nicolai, je ne la lui ai pas soufflée.
Général Bernard Janvier : C’est pourquoi, Madame la Députée, il est extrêmement intéressant pour moi de vous répondre, pour vous apporter une contradiction. Mais je comprends très bien la difficulté de l’exercice. J’ai été amené à intervenir devant la Mission d’information sur les conséquences sanitaires de la guerre du Golfe et à décrire des dispositifs techniques extrêmement complexes. J’ai peut-être été vif.
Mme Marie-Hélène Aubert : J’ai bien compris la différence entre les deux notions. C’est le mot " appui aérien rapproché " qui m’est venu, mais cela ne change pas la nature de la réponse.
Général Bernard Janvier : Si, cela change la nature de la réponse. L’appui aérien rapproché est un autre dispositif que la frappe aérienne. Dès lors qu’on n’est plus dans la structure d’appui aérien approché, il est clair qu’on ne peut pas le déclencher.
M. François Lamy, Rapporteur : Pour avoir étudié le Kosovo, j’ai vu la différence entre ces deux notions et les dommages collatéraux qu’entraînait l’absence de respect de ces règles de procédure. Pour en venir au fond, la relation se fait entre le contrôleur aérien et l’avion. Cela suppose donc que l’avion est déjà là.
Général Bernard Janvier : Il est en approche.
M. François Lamy, Rapporteur : Or, les 10 et 11 juillet au matin, les avions ne sont pas là.
Général Bernard Janvier : Les avions sont en attente.
M. François Lamy, Rapporteur : J’essaie de comprendre, je n’en suis pas aux conclusions. Nous essayons de répondre à toutes les questions de manière précise, car on voit bien que c’est l’un des trois ou quatre points qu’il nous faut régler. De plus, si on veut être compris par un certain nombre de personnes qui ne sont pas familières de ces choses-là, notamment nos amis de la presse, nous devons pouvoir expliquer heure par heure, voire minute par minute, ce qui s’est passé. On ne peut pas déterminer que les contrôleurs aériens ne sont pas en place alors que les avions ne sont pas en vol.
Général Bernard Janvier : Il est mentionné dans le rapport qu’ils se terrent dans leurs abris.
M. François Lamy, Rapporteur : Comment, techniquement, le sait-on ? Y avait-il des relations avec l’état-major basé à Naples ?
Général Bernard Janvier : L’observateur aérien au sol a une fréquence commune qui va vers l’avion en vol et vers un autre avion, l’Awacs, qui est le contrôleur. Je suis en direct de Zagreb l’attaque au sol, parce que je suis sur le réseau. Je n’interviens pas, mais j’écoute et j’entends la conversation entre l’observateur au sol, le pilote de l’avion en vol et l’Awacs, en fait Naples, base de l’Awacs, c’est-à-dire les contrôleurs qui dirigent l’ensemble de l’intervention aérienne. Tout cela se fait sur un même réseau. Il faut aussi considérer que l’avion n’est pas là, mais en orbite au-dessus de l’Adriatique, pour des raisons liées aux menaces anti-aériennes, que j’ai expliquées. La destruction du F16 américain, le 2 juin, va en effet conduire à une certaine neutralisation de l’arme aérienne. Dès lors que l’on décale les avions pour les mettre à l’abri d’un tir éventuel de missiles, on prend des délais. Ensuite, élément sur lequel je suis dans l’incapacité de vous répondre, pourquoi n’y a-t-il pas eu de ravitaillement en vol.
M. François Lamy, Rapporteur : Il est important de préciser ces choses-là.
Général Bernard Janvier : Pourquoi les avions doivent-ils partir ravitailler ? Je n’ai aucune explication à vous fournir, ce n’est pas mon domaine, ce n’est pas moi qui ai l’emploi des avions. Dans ma connaissance de l’engagement aérien, l’avion ravitailleur est là pour assurer une continuité de présence aux avions. Or, là, les avions partent et vont ravitailler au sol. Je ne suis pas en mesure de vous expliquer pourquoi.
Le Président François Loncle : Vous avez indiqué tout à l’heure que vous aviez été informé des massacres à partir du 10 août. Un de nos interlocuteurs, M. Voorhoeve, nous a dit qu’en aparté de la conférence de Londres, le 21 juillet, le général Rupert Smith avait indiqué qu’il avait la certitude qu’il y a déjà eu au moins 4 000 morts. Je crois que c’est le chiffre qu’il a cité. Comment expliquer que le général Rupert Smith ait eu connaissance de cela dès le 21 juillet ?
Général Bernard Janvier : S’il le savait, pour ma part, je ne le savais pas. Lorsque nous étions ensemble à la conférence de Londres, il ne m’a pas donné cette information. Comment pouvait-il le savoir ? Par les Américains, du moins par un accès à des sources qui n’étaient pas les miennes. C’est vrai qu’il existait naturellement - et c’est tout à fait légitime - un courant d’informations entre les Britanniques et les Américains.
M. François Lamy, Rapporteur : Quand nous avons auditionné le commissaire Ruez, il a expliqué qu’il y avait des photos aériennes venant des Américains jusqu’au 11 juillet, qu’il n’y en a plus entre le 11 et le 17 juillet, et qu’il y en a à nouveau le 17. Cette absence de photos entre le 11 et le 17 juillet vous semble-t-elle plausible ?
Général Bernard Janvier : Cela me surprend. Même s’il y a eu des problèmes satellitaires, des changements d’orbite peuvent être opérés. Je dis cela sans aucune certitude, mais je pense qu’il y a plusieurs satellites appartenant aux Etats-Unis dont la trajectoire peut être modifiée en quelques heures, afin de récupérer une mission défaillante.
C’est la première fois que j’entends parler de ces indications. Vous savez que le général Rupert Smith va rencontrer Mladic, le 15 juillet, pour signer l’accord de désengagement des Néerlandais à Srebrenica. Mais cela m’étonnerait qu’il ait été informé, à ce moment-là, à Belgrade, de ces choses-là. Pour ma part, je n’en ai jamais entendu parler le 21 juillet à Londres.
Le Président François Loncle : A supposer que les Américains aient quand même, d’une manière ou d’une autre, disposé de photos entre le 11 et le 17 juillet, pourrait-on envisager qu’ils ne les aient dépouillées qu’après le 17 ? A votre avis, est-il possible et vraisemblable qu’ils aient su avant la fin des massacres que des massacres étaient déjà en cours ? Quel aurait pu être l’intérêt des Américains de cacher la réalité ?
Général Bernard Janvier : Je ne sais pas. Il est possible qu’ils n’aient pas exploité ces renseignements. Ce qui me semble surprenant, c’est que, au regard de ce que je connais de leur couverture aérienne, ils n’aient pas décelé les préparatifs d’attaque. S’ils avaient des moyens de détection, d’écoutes, des photos aériennes, ils avaient des renseignements.
Je reviens à mon propos initial. Nous avons su qu’il y avait eu des atteintes contre des personnes et des assassinats parce que les soldats néerlandais les ont vus et en ont parlé. Certes, leurs photos ont disparu... C’est d’ailleurs pourquoi j’ai envoyé deux officiers, un Russe et un Français, dès le 13 juillet, pour essayer de se rendre sur place, mais ils ne passeront jamais Zvornic. Mladic me répondra qu’il n’en avait pas besoin. Je comprends maintenant pourquoi. Je suis même surpris qu’ils aient pu aller jusqu’à Zvornic.
Le Président François Loncle : Je me suis souvent posé la question suivante. J’ai été intrigué par l’insistance avec laquelle Médecins sans frontières a suivi cette mission, ce qui est parfaitement leur droit - je ne fais aucun procès d’intention -, a insisté pour qu’elle se déroule, a fait pression de manière forte et inhabituelle sur la représentation nationale, tout au long de cette mission. Cela peut s’expliquer par son rôle. Néanmoins, qu’avez-vous pensé, à l’époque, du rôle de certaines ONG, notamment de MSF, et du fait qu’ils n’ont pas évacué leur personnel bosniaque au moment où ils auraient pu probablement le faire ? Vous voyez ensuite ma déduction.
Général Bernard Janvier : Au niveau où je suis à Zagreb, je n’ai aucune relation avec les ONG, seulement avec le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR), parce que les ONG ont des relations au niveau des théâtres d’opération et au niveau de Sarajevo. D’autre part, vous savez qu’il y avait, parfois, des différences d’approche philosophiques entre des ONG et les forces militaires.
Quant aux raisons pour lesquelles MSF n’a pas évacué son personnel bosniaque, je ne sais pas, je suis incapable de vous répondre. Je me demande s’ils n’ont pas pu le faire pour la simple raison que ce sont les Serbes qui contrôlaient toutes les entrées et sorties de Srebrenica. Il aurait été surprenant de voir les Serbes autoriser les Bosniaques _uvrant pour MSF à quitter Srebrenica. Nous, Français, avons évacué une partie de la population civile de Zepa. C’est nous qui avons sauvé ces personnes grâce à une présence militaire très forte et une affirmation très vigoureuse de notre volonté d’action et d’opposition, incarnée par le général Gobilliard. Je ne suis pas capable de répondre sur le problème de MSF. Je comprends leur légitime émotion sur le sort de leur personnel. Mais je comprends également les buts poursuivis au travers de ce que vous citiez, la pression permanente dans les médias, la déformation des faits, la divulgation de documents confidentiels, les suspicions, les assertions erronées, les amalgames hâtifs, etc. qui sont pratiqués systématiquement par cette organisation.
Le Président François Loncle : Vous-même étiez en contact avec le HCR au moment de la chute de Srebrenica ?
Général Bernard Janvier : Oui, au niveau de Zagreb, pas au niveau de Sarajevo. Je vous explique la situation. La première des choses que j’ai faites a été de prescrire au général Gobilliard l’ordre de maintenir les Néerlandais sur place. D’ailleurs, le soir même, j’ai rencontré, à Zagreb, le chef d’état-major de l’armée néerlandaise qui m’a indiqué que le Gouvernement néerlandais exigeait que les soldats néerlandais aient quitté l’enclave le lendemain matin. Exigence surprenante. Nous sommes le 11 juillet au soir.
En fin d’après-midi, lors d’un échange téléphonique avec le général Gobilliard, je lui avais dit ma manière de penser. Il fallait absolument faire tout notre possible pour aider les populations qui étaient dans cette situation, notamment leur donner l’eau et les vivres disponibles, apporter les soins aux blessés et escorter les cars qui évacueront la population civile à proximité de la ligne de front de Tuzla. Ces mesures seront tout à fait bénéfiques car on a pu observer, dans ces convois de personnes civiles, femmes et enfants, qui quittent Srebrenica vers Tuzla, qu’il n’y pas eu d’exactions, ce qui ne sera pas le cas pour ceux qui restent malheureusement.
M. François Lamy, Rapporteur : Personne ne se pose la question, à ce moment-là, de savoir pourquoi on emmène les hommes ? N’avez-vous aucun retour, sur le terrain, à cet égard ? Personne ne vous signale qu’ils emmènent tous les hommes ?
Général Bernard Janvier : Je vais vous expliquer pourquoi.
Pour conclure ma réponse précédente, c’est pourquoi je dis à M. Akashi qu’il doit absolument déclencher une mission HCR qui devra se rendre jusqu’à Srebrenica pour apporter les vivres et les médicaments. C’est l’ordre qu’il va prescrire aux responsables HCR en leur disant d’aller à Tuzla et ensuite à Srebrenica pour apporter de l’aide.
De mon côté, j’envoie un message à Mladic ainsi que les deux officiers que j’ai mentionnés précédemment, pour qu’ils soient présents, car j’ai l’expérience de la Slavonie occidentale. Je fais un retour en arrière sur la Slavonie occidentale et la Croatie. Les 1er et 2 mai, quand les Serbes qui vivent en Slavonie occidentale sont capturés par les Croates, la première chose que font les Croates est de séparer les femmes, les enfants et les hommes. On prend les hommes de seize à soixante ans, parce que, selon les Croates, ce sont des combattants. Ils vérifient qu’ils n’ont pas porté les armes ou commis des actions hostiles à la Croatie. J’ai donc cette expérience-là, mais la différence est grande.
En effet, en Slavonie occidentale, on peut mobiliser la communauté internationale, les observateurs des Nations unies qui sont sur place, etc. Tout le monde suit les cars des Croates qui amènent les Serbes vers les lieux de détention et de tri. Le surlendemain, sous la pression internationale, il y a la visite des ambassadeurs de l’Union européenne. Au final, tout se passe bien, ce qui n’a pas été forcément le cas dans les Krajina où la situation a été différente. Mais cette pression internationale a physiquement existé. Or, à Srebrenica, elle n’était pas présente, c’est là toute la différence. Si nous avions eu une présence internationale, cela eût été différent. Mais, de toute façon, Mladic ne l’aurait jamais acceptée, comme il n’a pas accepté la présence de mes deux officiers.
Le Président François Loncle : Dans votre audition précédente, vous avez mentionné que les soldats français se seraient battus s’ils avaient été présents. Cela n’a pas fait plaisir aux Néerlandais. Ces propos n’étaient-ils pas contradictoires avec le fait que le mandat des Nations unies n’était pas du tout celui-ci ? Comment avez-vous pu estimer qu’en tout état de cause, nos soldats se seraient battus ? De même, dans votre directive du 29 mai, vous écrivez que " les positions qui sont isolées en terrain serbe et dont le soutien ne peut être assuré peuvent être abandonnées lorsque les commandants supérieurs en prennent la décision, à la discrétion du commandant supérieur, lorsque ces positions sont menacées et lorsque le commandement supérieur estime que des vies risquent d’être perdues ". C’est un peu la démarche que les Néerlandais ont suivie.
Général Bernard Janvier : Non, il y a un amalgame - que je regrette vivement - dans tout ce que j’ai pu dire, entre des situations qui n’ont strictement rien à voir. Il ne faut pas arguer de ma directive du 29 mai et la rapporter à Srebrenica. La directive du 29 mai concerne Sarajevo et la prise d’otages. Dans cette directive, les positions, ce sont les points de rassemblement d’armes qui sont encore tenus par nos soldats chez les Serbes. C’est cela qui est visé. C’est cela que je dénonce : je m’élève très vivement contre le fait de vouloir refaire l’histoire. Le 29 mai, ma directive concerne Sarajevo et les points de rassemblement d’armes ; elle ne s’applique pas à Srebrenica. C’est là que je dis qu’il faut abandonner ces points de rassemblement d’armes.
Au mois de juillet, c’est tout à fait différent, nous ne sommes pas dans cette situation. Au moment de se battre, même s’il est exact que nous sommes dans une mission du maintien de la paix, à un moment donné, il faut aller jusqu’au bout, dire " Maintenant on arrête ! ". C’est ce qu’ont fait les Français à Vrbanja.
Lorsque j’annonce à M. Akashi, le 27 mai au matin, que nous avons repris le pont de Vrbanja et fait 4 prisonniers serbes, parce qu’on a donné l’assaut, c’est la stupeur dans le monde onusien. Que faire de ces 4 Serbes ? Certains conseillers de M. Akashi me disent qu’il faut les relâcher, que les Nations unies n’ont jamais fait de prisonniers. Il est évident que c’est absolument antinomique avec le mandat qui est le nôtre. Mais à un moment, il y a une ligne d’arrêt à établir, et c’est l’ordre que je donne de barrer la route à Srebrenica et de se battre. Car barrer la route signifie se battre.
M. François Lamy, Rapporteur : Concernant la position de blocage que vous avez demandée au colonel Karremans, quand on relit tant le rapport des Nations unies que celui du colonel Karremans, on identifie bien le moment où il prend la position de blocage, mais pas bien quand il l’arrête. D’ailleurs on ne voit pas bien l’utilité de cette position.
Général Bernard Janvier : Concernant la position d’arrêt, il s’agissait de barrer la direction, dans la conception que j’en avais établie. L’ordre en est donné le 9 juillet au soir. Les Néerlandais disent ne l’avoir appliqué qu’à 3 heures du matin le 10 juillet après un échange téléphonique avec le général Gobilliard . Barrer une direction signifie engager le combat. C’est dans le fondement même du terme " barrer une direction ", certes avec les moyens modestes qu’ils avaient, j’en conviens, mais qui représentaient une réelle capacité de feu.
Il faut, dans mon esprit, barrer l’axe vers Srebrenica et se battre pour obliger les Serbes à dévoiler leurs intentions et, à ce moment-là, les frapper. C’est la raison donnée à cette position d’arrêt dès le 9 juillet au soir.
Le choix des Néerlandais est de ne pas se battre ni d’engager le feu ; il est contraire à la mission qu’ils ont reçue. Peut-être avaient-ils leurs raisons. Ce n’est pas un dédain de ma part, mais un constat. Ils ne se sont pas battus. En toute honnêteté, je dis que des soldats français se seraient battus, avec les risques que cela comporte. Comme ils le soulignent d’ailleurs eux-mêmes, quand on tire au-dessus des Serbes et qu’on n’emploie pas les armes antichars, les chars peuvent avancer. En employant ces armes, aussi modestes qu’elles puissent être, dans cet engagement de combat, on changeait la donne. Moi-même, je n’ai su que plus tard qu’ils n’avaient pas tiré. Ils ne me l’ont jamais dit. C’est une opinion personnelle.
Je ne jette pas l’anathème sur les Néerlandais. Ils avaient sûrement leurs raisons de ne pas le faire. Ces hommes-là étaient épuisés. On n’imagine pas ce qu’ils ont souffert, car je vous assure qu’ils étaient au bout du rouleau, moralement et physiquement. On ne peut pas vivre pendant quatre mois la vie telle qu’ils l’ont vécue, avec des pressions difficiles, de la part des Serbes et parfois des Bosniens, sans avoir de problèmes de moral. Certains ont quitté le service.
Le Président François Loncle : Vous seriez-vous senti, non pas mandaté, mais soutenu, couvert par le pouvoir politique français et onusien dans un tel cas de figure ?
Général Bernard Janvier : Sans aucun doute.
Le Président François Loncle : Il n’y aurait pas eu de résistance ou d’hésitation par rapport à l’état d’esprit des pouvoirs politiques onusiens ?
Général Bernard Janvier : Au monde politique onusien, on peut expliquer les choses, et puis, il y avait la réalité des faits. Je pense qu’on aurait compris cette réaction.
Le Président François Loncle : Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Général Bernard Janvier : Je voudrais simplement dire que j’ai été, par moment - car je lis les comptes rendus de MSF - surpris par les questions et les amalgames, ce dont je vous ai fait part tout à l’heure. Toutefois, je comprends que la Mission d’information souhaite aller au fond des choses mais, quant à demander aux uns et aux autres s’ils pensaient qu’il y avait un deal ou non, pourquoi il existait un décalage entre la rencontre le 4 et le compte rendu écrit le 11... J’ai clairement expliqué tout cela dans mon audition antérieure. Je suis persuadé que la Mission d’information va largement au-delà de ces problèmes qui sont des détails, dès lors que j’ai clairement expliqué dans mon audition, comme je l’ai déjà fait devant les Nations unies antérieurement, de quelle manière j’ai assumé mes responsabilités en mon âme et conscience. En toute liberté de pensée, je répète encore une fois, pour conclure, qu’il y n’a pas eu d’accord avec Mladic, qu’à aucun moment, je n’ai reçu de directives françaises quant à l’engagement opérationnel des forces ou quant à la direction politique. Je répète qu’il n’y avait pas de politique du général Janvier. Officier des Nations unies, le général Janvier appliquait les directives du Secrétaire général. J’aurais d’ailleurs souhaité que vous le rencontriez, comme M. Akashi. De même, je regrette très vivement que vous n’ayez pas pu rencontrer le général Rupert Smith, qui aurait pu vous apporter un éclairage fondamental, et plus encore les responsables américains et les autorités militaires de l’OTAN, dès lors que l’intervention aérienne existait. D’ailleurs, dans ce domaine, l’amiral Leighton Smith, commandant le CINCSOUTH, officier général de l’OTAN, avait les mêmes pouvoirs que moi-même de déclenchement de frappes aériennes dans les zones de sécurité. Les autorités militaires de l’OTAN et le Conseil de l’Atlantique Nord avaient ces mêmes possibilités. De telles actions, s’ils les jugeaient nécessaires, étaient prévues dans le document du 8 août 1993, document fondamental de l’emploi de la force aérienne. Je regrette que ces autorités n’aient pas pu, à ma connaissance, vous éclairer sur ce sujet fondamental à mon sens et qui élève le débat. Personnellement, je n’ai aucune réponse à apporter quant à leur attitude.
Le Président François Loncle : Selon la dernière lettre de Rupert Smith, le Ministre de la Défense britannique ne lui aurait pas permis de s’exprimer. Avez-vous une explication sur ce refus ?
Général Bernard Janvier : Je n’ai aucune explication. Le général Rupert Smith est aux ordres du ministère de la Défense. Il aurait peut-être pu vous éclairer en donnant l’approche de la situation sur la Bosnie qui était celle du commandant en chef en Bosnie, approche différente de la mienne. De même, des rencontres avec l’amiral Leighton Smith et les autorités de l’OTAN auraient largement pu vous éclairer sur les choix qui ont été faits à leur niveau. A cet égard, je m’élève en faux - comme je l’ai déjà dit dans mon intervention - contre des propos selon lesquels les opérations menées le 30 août en matière d’actions contre les Serbes auraient pu être faites pour Srebrenica. C’est faux, totalement faux.
Voilà encore un exemple d’amalgame abusif, hâtif, qui fait fi des réalités internationales, des réalités entre les grands pays, des réalités des relations entre l’OTAN et les Nations unies, des décisions de M. Boutros-Ghali en matière d’emploi de l’arme aérienne, de la délégation qu’il m’avait donnée après le 25 juillet, qui fait fi, sur le terrain, de la réalité de la Force de réaction rapide, etc. Là aussi, c’est un amalgame trompeur.
Le Président François Loncle : Concernant l’action du HCR, elle a été contestable et critiquable dans la phase que vous avez décrite.
Général Bernard Janvier : Le HCR s’est dévoué sans compter. Je veux toutefois revenir sur la réunion du 8 juillet, à Genève, à laquelle ma présence paraissait indispensable à M. Boutros-Ghali et à Mme Ogata. Le problème était le ravitaillement des enclaves, donc de Sarajevo. Mon propos peut vous sembler quelque peu réducteur, ce dont vous m’excuserez. Je retiens de cette réunion l’annonce de Mme Ogata selon laquelle elle ne ravitaillera plus Sarajevo du fait que deux camions avaient été détruits par les Serbes. La ville était alors ravitaillée par la piste du mont Igman dans les conditions que l’on connaît, grâce à des camions que le HCR avait achetés et qui étaient conduits par des Bosniaques. Je lui ai dit que sa mission était de ravitailler Sarajevo. Certes, deux camions avaient brûlé, mais il nous fallait 75 tonnes de farine par jour pour faire vivre les habitants de Sarajevo, en garantissant à chacun 200 grammes de pain quotidien. Mme Ogata m’a répondu que le ravitaillement était devenu impossible et qu’elle l’arrêtait. J’ai alors décidé que ce serait des soldats français et danois qui conduiraient les camions. Chaque nuit, ils prenaient le volant de ces camions du HCR et amenaient dans Sarajevo au moins les éléments essentiels à la survie de la population.
Le débat a tourné autour de l’aide aux réfugiés. C’est un véritable dilemme pour le HCR : en réalité, c’est l’éternel problème des ONG, à savoir si l’aide humanitaire n’entretient pas la guerre. C’est un débat sans fin, dans la mesure où chacun savait que les convois du HCR destinés à Srebrenica ou Sarajevo faisaient l’objet de prélèvements à la fois par les Serbes, dans la partie serbe, et par les Croates, dans la partie croate, et les deux à la fois, quand les camions devaient traverser les deux zones. C’est malheureusement la triste réalité de ces situations. L’exception est la Somalie, où les convois d’aide humanitaire, escortés par des forces armées puissantes, sont restés inviolés.
Source : Assemblée nationale (France)
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