(vendredi 29 juin 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Nous vous remercions, Monsieur le Président, de bien vouloir nous recevoir. Vous connaissez certainement l’existence de notre Mission d’information dont le but est d’approcher la vérité sur la tragédie de Srebrenica. Après avoir auditionné, à Paris, un grand nombre de responsables politiques et militaires, nous tenions à venir en Bosnie-Herzégovine, et plus particulièrement à Srebrenica, Tuzla et Sarajevo.

La tragédie de Srebrenica est extrêmement complexe. Même six ans après, nous rencontrons encore des difficultés à en démêler tous les contours, toutes les responsabilités. Certes, il y a les responsables essentiels que sont le général Mladic et M. Karadzic, et tous les criminels qui se sont livrés à des massacres lors de la chute de Srebrenica.

Au-delà de ces responsables, il y a aussi l’ensemble de ceux qui n’ont pas réussi à protéger l’enclave, une chaîne de commandement de l’ONU qui, semble-t-il, n’a pas correctement fonctionné, une grande ignorance et une mésestimation par des responsables internationaux, voire bosniaques, de ce qui se préparait à Srebrenica, du fait que leur attention était plus particulièrement focalisée sur Sarajevo. Certaines accusations sont portées, y compris contre vous, Monsieur le Président. Je serai très direct, ce dont je m’excuse. Nous avons entendu dire parfois, par les acteurs de cette tragédie, que les responsables bosniaques au plus haut niveau ont laissé faire, en quelque sorte, le drame de Srebrenica de manière à attirer l’attention de la communauté internationale sur la gravité de la situation générale en Bosnie-Herzégovine. Il fallait, une fois pour toutes, que la communauté internationale comprenne combien la situation était grave et qu’il fallait que chacun se mobilise pour une négociation, telle que celle qui a abouti à Dayton.

Cette thèse, que je me permets de vous rapporter, n’est, a priori, pas la nôtre. Elle est néanmoins colportée, y compris par des observateurs. Nous souhaiterions vous entendre, Monsieur le Président, et dans le temps modeste qui nous est imparti, à mes collègues et moi-même, vous poser quelques questions.

M. Alija Izetbegovic : Notre entretien devra effectivement être écourté. J’ai ici un texte sur Srebrenica que j’ai écrit pour une autre occasion et que je vous donnerai. Par ailleurs, j’ai là des réponses pour M. Arland qui était, me semble-t-il, Rapporteur auprès des Nations unies, lorsqu’il m’a interrogé il y a deux ans. A l’époque, les Nations unies avaient ouvert une enquête sur les événements de Srebrenica et David Arland était venu à Sarajevo, au nom des Nations unies. Certes, cela n’exclut pas que je réponde à vos questions. Vous êtes libres de me demander ce que vous voulez. Néanmoins, dans ce texte, vous trouverez un grand nombre de faits et de mes réflexions sur les circonstances de la chute de Srebrenica.

Mais, en premier lieu, je répondrai à votre question de savoir si nous sommes complices de la chute de Srebrenica.

Sarajevo a été entièrement encerclée pendant 1 200 jours. Au printemps 1995, c’est-à-dire quelques mois avant la chute de Srebrenica, nous avons, pendant vingt jours, essayé de briser ce siège, mais sans y réussir et en subissant de grandes pertes. Les Serbes ont toujours prétendu que nous nous assiégions et bombardions nous-mêmes. Chaque fois qu’un obus tuait plusieurs personnes, les Serbes disaient que c’étaient les Bosniaques qui se bombardaient eux-mêmes pour attirer l’attention. Pendant le siège de Sarajevo, 10 000 personnes ont perdu la vie, dont 1 300 enfants, et il y a eu 50 000 blessés. Alors, nous qui étions à Sarajevo, nous n’avons pas pu aller libérer Srebrenica, qui était proclamée zone protégée. Même si nous avions eu les forces nécessaires, comment aurions-nous pu rentrer à Srebrenica, l’enclave ayant été proclamée zone protégée ? De toutes les façons, nous n’avions pas les forces pour aider Srebrenica. Entre Srebrenica et Tuzla, il y avait un corridor qui reliait les forces serbes entre le Nord et le Sud. Les Serbes ont protégé ce corridor. Ils ne nous ont pas laissé approcher de la Drina, sinon nous aurions coupé cette liaison qu’ils avaient entre les parties Nord et Sud.

(M. Alija Izetbegovic dessine une carte de la Bosnie-Herzégovine).

Les Serbes ont défendu cette direction au Sud et au Nord, c’est-à-dire le corridor de Postavi. Nous n’avons pas eu la possibilité de couper cette liaison, pas plus que nous n’avons pu briser le siège de la ville. Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle nous n’aurions rien tenté est complètement insensée.

De plus, Srebrenica a été démilitarisée en juillet 1993 par un Français, le général Morillon. De notre côté, cela a été signé par le commandant de notre armée. Toutes les armes ont été données, puis les Nations unies ont proclamé Srebrenica zone protégée par la résolution 284. Même si nous avions eu des forces suffisantes, comment aurions-nous pu les aider ? Cela aurait pu être considéré comme une attaque contre la FORPRONU parce qu’elle s’interposait entre nos forces et les leurs. Les forces de la FORPRONU n’auraient jamais permis notre passage vers Srebrenica. C’est vraiment une histoire ridicule.

Le destin de Srebrenica ne dépendait plus de nous dès lors qu’elle avait été déclarée zone protégée et démilitarisée. Nous avons envoyé quelques armes de défense, mais exclusivement par hélicoptère. Le dernier, qui est parti pour Srebrenica en mai 1995, a été abattu. Il y avait, dans cet hélicoptère, 4 médecins militaires que l’armée avait envoyés à Srebrenica. Trois sont morts et un a été grièvement blessé, de même que le commandant adjoint, le colonel Bechirec, qui a pu néanmoins parvenir à Srebrenica.

Si on avait voulu livrer la ville, on n’aurait pas envoyé des médecins militaires par hélicoptère sur un trajet aussi dangereux, mais des armes très sophistiquées, des flèches antichars.

Il est bien évident que nous avons essayé de faire ce qui était possible pour Srebrenica, mais c’était une zone démilitarisée, sous la protection des Nations unies. La résolution de cette protection a été décidée au titre du Chapitre VII des Nations unies, lequel permet l’utilisation de la force pour protéger et appliquer la résolution. Nous avons cru que la FORPRONU utiliserait la force car elle avait été autorisée à le faire. Or que s’est-il passé ?

Le 7 ou le 8 juillet, les Serbes ont pris 55 militaires hollandais en otages, et quand les frappes aériennes ont été décidées, les Serbes ont alors menacé de tuer ces otages si les bombardements avaient lieu. Le Gouvernement néerlandais a fait pression sur quelqu’un en France ou aux Etats-Unis, je ne sais pas où, car il y avait ces 55 militaires aux mains des Serbes. Suite à cette pression, Janvier et Akashi ont arrêté les frappes. Pour ma part, je pense que le général français Janvier est responsable de la chute de Srebrenica, car il a arrêté les frappes aériennes qui avaient été autorisées.

A cette époque, le commandant des troupes de la FORPRONU en Bosnie-Herzégovine était le général britannique Rupert Smith. Le 8 ou le 9 juillet, il m’a indiqué que les frappes aériennes avaient été autorisées pour sauver Srebrenica et que l’action commencerait peut-être dans la nuit ou le lendemain matin. Si cela avait été fait, Srebrenica aurait été sauvée. On a attendu ces frappes les 9 et 10 juillet, mais il n’y en a pas eu. Puis on a appris que le général Janvier était intervenu pour demander l’arrêt des frappes.

Ce sont des informations dont je dispose, mais je n’étais pas témoin de tout cela. On nous a dit que les avions avaient quitté la base d’Aviano en Italie et rebroussé chemin à mi-course. Je pense que Janvier a consulté Akashi, peut-être ont-ils demandé son avis à Boutros-Ghali, puis ils ont fait revenir les avions à leur base. Car l’attaque définitive de l’OTAN, qui a lieu le 29 et le 30 août pour Sarajevo, montre que le dispositif était déjà prêt. Ce sont les informations que j’ai eues sur le sujet. Même si je n’étais pas à Srebrenica, j’ai suivi la situation, j’étais en liaison téléphonique avec le poste de commandement à Srebrenica et les autorités civiles, le maire. Ce que je viens de vous rapporter, je l’ai appris à ce moment-là et par la suite. Cette histoire selon laquelle nous aurions pu sauver Srebrenica et que nous n’avons pas voulu le faire est tout à fait insensée et cynique.

M. François Lamy, Rapporteur : J’aurai deux questions. La première est liée à ce que vous venez de dire. Pensez-vous qu’il y a eu, comme cela a été également dit, un accord entre les Présidents Chirac et Milosevic, une sorte d’échange entre la libération des otages et l’absence de frappes aériennes ?

M. Alija Izetbegovic : Je ne pense pas que ce soit le cas. J’ai eu un échange de courrier avec le Président Chirac, le 13 ou le 14 juillet me semble-t-il. Vous savez qu’il avait même proposé d’organiser une action militaire pour reprendre Srebrenica. Je pense qu’il était sincère.

Le Président François Loncle : C’était trop tard.

M. Alija Izetbegovic : Il a demandé le lancement d’une action militaire pour reprendre la ville et rétablir la zone protégée. C’est alors que nous avons eu un échange de courrier. J’ai rencontré le Président Chirac un mois et demi après lorsque je me suis rendu en visite officielle à Paris les 29 et 30 août, c’est-à-dire quarante-cinq jours après la chute de Srebrenica. Nous avons discuté de cette affaire. Je lui ai dit que je jugeais le général Janvier coupable, mais ce n’était pas son point de vue. Pour lui, c’était un officier très correct. Je lui ai dit que j’avais des informations quasi sûres selon lesquelles Janvier avait arrêté les frappes aériennes et rencontré Mladic pendant cette attaque serbe sur Srebrenica. Je ne pense pas que le Président Chirac a joué là un double rôle, j’exclus cette possibilité.

M. François Lamy, Rapporteur : Quand vous avez participé aux négociations qui ont débouché sur les accords de Dayton, il y a eu d’entrée de jeu une proposition de mettre, dans la zone de la future Fédération, les enclaves de Zepa et de Srebrenica. Je voudrais savoir dans quelles conditions vous avez été obligé de céder dans la négociation. Pourquoi cela n’a-t-il pas été possible de récupérer les enclaves au moment des négociations ?

M. Alija Izetbegovic : La délégation serbe disait qu’elle n’accepterait jamais. Les négociations tenaient en permanence à un fil et menaçaient d’être arrêtées à tous moments. Un grand nombre de questions territoriales ont été ouvertes lors de ces négociations. La première a été la liaison avec Gorazde, car cette ville avait également été assiégée et n’avait aucune liaison territoriale avec le reste de la Fédération. La ville de Sarajevo était partagée, avec une partie tenue par les Serbes. Nous avons demandé qu’ils se retirent, mais ils ont refusé. Ils ont également refusé de nous donner cette liaison avec Gorazde. Ils voulaient Brcko pour eux.

Les négociations étaient en permanence menacées. Les Américains nous disaient que, si les négociations n’aboutissaient pas, ils nous laisseraient nous battre seuls. Les Croates étaient sortis de la guerre. Tudjman nous avait envoyé le message selon lequel plus rien ne passerait par ses territoires. Comme nous n’avions aucune liaison, nous ne pouvions recevoir la nourriture et les armes que par la Croatie. Déjà, depuis le 20 septembre, nous étions seuls dans ce combat contre les forces serbes. A partir du 18 ou du 19 septembre, les Croates se sont en effet retirés. Nous nous sommes retrouvés seuls face aux forces serbes que Milosevic envoyait par la Drina. Comme il craignait une nouvelle vague de réfugiés, il a tenté de renforcer les forces serbes pour pouvoir tenir ce territoire. En résumé, Tudjman ne voulait plus faire la guerre et l’Europe et les Etats-Unis menaçaient de nous laisser continuer la guerre seuls si nous insistions sur autre chose.

De ce fait, le 21 novembre, les accords de Dayton ont été conclus et signés le matin. Mais, le jour précédent, j’avais signé l’arrêt des négociations à cause de Brcko, car nous ne voulions pas céder Brcko. Les Serbes ne voulaient céder ni Srebrenica, ni Zepa, ni Brcko, mais j’ai refusé pour Brcko. Les négociations ont donc été arrêtées le 20 novembre à minuit. Auparavant, j’avais proposé un arbitrage pour Brcko, en disant que l’on mettait Brcko de côté et qu’il ne fallait pas faire la guerre à cause de Brcko, mais Milosevic a refusé jusqu’au 21 novembre au matin. Quand il a vu que j’avais signé l’arrêt des négociations, c’est-à-dire le 20 novembre à minuit, et comme il avait besoin de la paix pour éviter les sanctions, il a changé d’avis et proposé le lendemain matin tôt, devant le Secrétaire d’Etat Christopher, l’arbitrage pour Brcko. Nous n’avons pu obtenir que cela. En d’autres termes, nous aurions pu insister sur Srebrenica et Zepa, mais cela signifiait continuer la guerre. Mais, devant nous, se profilait le quatrième hiver de guerre, car nous étions à la fin du mois de novembre. A Sarajevo, 300 000 personnes étaient assiégées. Il n’y avait pas d’électricité, pas d’eau, pas de nourriture, pas d’armes, pas de gaz. Nous avions déjà passé deux hivers sans chauffage à Sarajevo où la température peut descendre à moins 20. Nous n’aurions pas pu continuer la guerre.

C’est pourquoi nous n’avons pas pu sauver Srebrenica et Zepa. Néanmoins, nous avons obtenu le retour des personnes déplacées. C’est ce qui a été écrit, mais ce n’est pas ainsi que cela se passe. Aujourd’hui, c’est mon parti qui a le pouvoir à Srebrenica, car le maire de Srebrenica est de mon parti. Le parti auquel j’appartiens a donné comme consigne aux réfugiés de voter dans la ville d’où ils viennent et non où ils vivent maintenant. Par exemple, ceux qui ont été chassés de Foca votent à Foca, malgré le fait qu’aujourd’hui, ils vivent à Sarajevo. En appliquant cette consigne de vote, mon parti a pu recueillir entre 60 et 70 % des votes à Srebrenica, et nous avons peu perdu dans cette partie de la Fédération, car beaucoup de gens ont voté en Republika Srpska. Les Serbes et les Croates avaient une autre politique. Leur consigne a été de dire aux réfugiés de voter là où ils vivent aujourd’hui, car ils veulent créer ainsi des territoires ethniquement purs. Nous, nous voulons une Bosnie entière où chacun rentrera chez soi, et c’est pourquoi nous préférons que les gens votent là où ils vivaient avant. Srebrenica est un exemple type de cette politique. C’est la preuve que nous ne voulions pas renoncer à Srebrenica.

Maintenant nous nous battons sur le terrain politique pour Srebrenica et avons réussi à gagner là-bas. Mais ce pouvoir civil que nous avons n’a pas de base réelle, car la police et l’armée sont serbes. C’est une situation schizophrénique.

M. Pierre Brana : Comment expliquez-vous que Naser Oric n’était pas présent sur le théâtre des opérations lorsque Srebrenica est tombée ?

M. Alija Izetbegovic : Nous avons eu des informations selon lesquelles il y avait des choses pas nettes, des conflits et des disputes entre les autorités militaires et civiles à Srebrenica. Des meurtres ont été commis à Srebrenica et n’ont pas été éclaircis. Nous avons eu des informations de cette sorte pendant plusieurs mois. L’armée a alors convoqué Naser Oric à Tuzla, suite à des plaintes selon lesquelles des choses terribles se passaient à Srebrenica et qui accusaient Naser Oric d’être derrière tout cela. L’armée voulait mener une enquête et voir de quoi il retournait. Naser Oric devait retourner à Srebrenica par l’hélicoptère qui a été abattu au mois de mai. Lui n’est pas monté dans cet hélicoptère ; c’est son adjoint qui est reparti. Depuis cet incident, il ne voulait plus rentrer à Srebrenica, sauf dans un hélicoptère blindé que nous n’avions pas. Peut-être le général Delic pourrait vous en dire plus car c’est l’armée qui s’est chargée de cette enquête.

Telle est la raison pour laquelle Naser Oric ne se trouvait pas à Srebrenica. De toute façon, même s’il y avait été, cela n’aurait pas changé grand-chose. Mais ce ne sont que des suppositions. La situation humanitaire à Srebrenica était très difficile, il n’y avait pas assez de nourriture, pas de sel. En raison du trop grand nombre de personnes dans la ville, il s’est créé une ambiance nerveuse. Il y avait beaucoup de maladies, mais pas de médecins ni de médicaments. Toute une masse de réfugiés s’est entassée dans cette ville. Il y avait 3 ou 4 familles par appartement. Tout cela a engendré des conflits. Chaque jour, 20 ou 25 personnes mouraient de maladie, sans compter les bombardements. Cette situation psychologique et morale très difficile était la conséquence du siège de la ville pendant trois ans. Srebrenica est une petite ville qui comptait, avant la guerre, 20 000 habitants. Or, à l’époque, il y avait 60 000 personnes.

M. Pierre Brana : Etes-vous tout à fait convaincu, ainsi que votre état-major, que des frappes aériennes auraient pu éviter la chute de Srebrenica ?

M. Alija Izetbegovic : Oui. Quand le général Joulwan, commandant en chef de l’OTAN, est venu à Sarajevo pour une interview il y a deux ans, il a clairement dit que, si on avait effectué des frappes à cette époque-là, Srebrenica aurait été sauvée. Le général commandant en chef de l’OTAN sait de quoi il parle. Vous trouverez cette interview dans mon texte.

Mme Marie-Hélène Aubert : Le jour de la chute de Srebrenica, le 11 juillet, à partir de quel moment avez-vous été informé de l’ampleur des massacres ? Avez-vous tenté de demander à la FORPRONU d’intervenir au moins pour protéger les populations civiles ?

Le Président François Loncle : Dans le même ordre d’idée, pensiez-vous que la chute de Srebrenica entraînerait des massacres ?

M. Alija Izetbegovic : Je n’ai pas imaginé que les Serbes feraient encore une fois une telle chose en 1995. Je supposais qu’ils allaient chasser la population, mais pas qu’ils perpétreraient ces massacres. A une époque, il n’y a plus eu de massacres. Les principaux massacres ont eu lieu en 1992 et une partie de 1993. Pendant la deuxième partie de 1993, l’année 1994 et la première partie de 1995, il n’y a plus eu de massacre. Je n’ai pas imaginé qu’ils allaient recommencer.

Quand j’ai appris la chute de Srebrenica, le 11 juillet, j’étais à Zenica. Quant aux massacres, je n’en ai eu connaissance que les 13, 14 et 15 juillet, avec l’arrivée des premiers réfugiés. Ce n’est pas la FORPRONU qui me l’a appris, car, d’ailleurs, elle les niait. Ce sont les réfugiés qui arrivaient, en disant qu’ils supposaient qu’il y avait eu des massacres, car même eux n’étaient pas sûrs. Mais je crois que les services de renseignement des grands pays le savaient, par l’intermédiaire des satellites.

Aujourd’hui on sait que les principaux massacres ont été effectués les 14, 15 et 16 juillet. Le 17 juillet, les charniers ont été fermés. Je crois que c’est M. Jean-René Ruez, commissaire enquêteur au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, qui a déclaré cela. Nous n’avons pas cru que cela était possible, c’était incroyable pour nous. C’est le plus grand massacre qu’a connu cette guerre, à un moment où l’on commençait déjà à parler de paix. Cela a été fait par Mladic, qui est un fou.

Mme Marie-Hélène Aubert : Vous pensez que c’est sa folie qui l’a poussé à faire cela ?

M. Alija Izetbegovic : Je ne sais pas. Je l’ai rencontré une fois à Genève, lors d’une négociation. Je ne lui ai pas parlé, mais j’ai eu l’impression d’avoir en face de moi un homme fou. C’est comme un sentiment négatif. Il y avait d’autres Serbes, des généraux, des politiques, mais ces gens me paraissaient normaux, tandis que lui me donnait l’impression d’être quelqu’un qui jouait toujours. Il ne me semblait pas normal.

M. Jean-Noël Kerdraon : Vous avez dit que lorsque vous aviez compris par les réfugiés qu’il y avait eu des massacres, la FORPRONU a contesté ce fait. Pouvez-vous dire de qui il s’agissait à la FORPRONU ?

M. Alija Izetbegovic : Elle ne l’a contesté que les deux premiers jours.

M. Jean-Noël Kerdraon : Qui était l’interlocuteur à la FORPRONU ?

M. Alija Izetbegovic : Je ne me rappelle pas. Peut-être que cette information, je l’ai eue par l’intermédiaire de mes militaires, pas directement.

Le Président François Loncle : Cela ne vous paraît-il pas incroyable que Mme Albright n’ait annoncé à l’ONU l’ampleur des massacres qu’à la mi-août ?

M. Alija Izetbegovic : Si, mais c’est parce que les grandes puissances se sentaient coupables de la chute de Srebrenica. Elles avaient du mal à affronter cette vérité car ce sont elles qui avaient voté cette résolution sur la zone protégée et qui avaient refusé d’intervenir lorsqu’on le leur avait demandé.

Mme Marie-Hélène Aubert : A votre avis, à partir de quand la FORPRONU a-t-elle été informée des massacres ? Etait-ce très tôt ?

M. Alija Izetbegovic : Je pense que la FORPRONU a tout de suite vu ce qui se passait. Je voudrais vous citer la déclaration que j’ai faite le 12 juillet dans un communiqué de presse. Il y a également une lettre que j’avais adressée à Clinton le 9 juillet.

Je vous cite les termes de la déclaration : " Nous exigeons que les Nations unies et l’OTAN, en appliquant la force, rétablissent la zone de sécurité à Srebrenica, dans les frontières existant avant l’attaque, c’est-à-dire celles de mai 1993. S’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas le faire, qu’ils le disent ouvertement. Nous leur demandons d’assurer, avec le HCR, par tous les moyens, y compris les parachutages, la fourniture de tentes, de nourriture, de médicaments, qui seront dirigés vers la zone protégée pour la population qui s’y est réfugiée, ainsi que l’évacuation des malades et des civils blessés. S’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas le faire, qu’ils le disent ouvertement.

" Le minimum qu’ils doivent à ce pays, membre des Nations unies, et à ce peuple, est une réponse claire et non ambiguë aux demandes citées ci-dessus. La confusion actuelle dans les déclarations ne fait qu’aggraver la situation déjà difficile.

" En troisième lieu, leur réponse négative signifiera leur acceptation publique de la légalisation de la force dans les relations internationales ainsi que l’acceptation du génocide en tant qu’un fait accompli et l’acceptation des criminels de guerre en tant que partenaires. Nous avons besoin d’une réponse claire. "

Le Président François Loncle : Dans la situation que vous décrivez à Srebrenica avant la chute, cela veut-il dire que le HCR et les organisations humanitaires ont été très insuffisants et défaillants ?

M. Alija Izetbegovic : Il y avait là-bas près de 60 000 personnes. Mais je crois que le HCR et les organisations humanitaires étaient partout insuffisants. Je vous ai décrit la situation à Sarajevo. En tant que Président d’un Etat, j’étais sans électricité, sans chauffage. J’ai passé l’hiver enveloppé d’un grand manteau avec un bonnet et un châle. Vous pouvez imaginer la situation de la population et combien les gens avaient faim. Par ailleurs, les Serbes empêchaient le passage des convois et, quand ils laissaient passer un convoi, ils en prenaient la moitié.

Le Président François Loncle : Quelle appréciation portez-vous sur le rapport de Kofi Annan ?

M. Alija Izetbegovic : Je l’ai écrit dans ce texte. Dans ce rapport, il y a des remords, mais aucune prise de responsabilité. On ne voit pas les responsabilités individuelles. Néanmoins, il est vrai que Kofi Annan a avoué explicitement la culpabilité de la communauté internationale.

Mme Marie-Hélène Aubert : Vous avez indiqué tout à l’heure que vous aviez eu un contact avec le général Rupert Smith le 8 ou le 9 juillet, à propos des frappes aériennes. Mais il était censé être en congé à ce moment-là ?

M. Alija Izetbegovic : Il m’a appelé de Split en me disant qu’il était à Split en permission.

Mme Marie-Hélène Aubert : Est-ce lui qui vous a dit que des frappes aériennes étaient autorisées ?

M. Alija Izetbegovic : Oui, que les frappes aériennes étaient autorisées et qu’elles auraient lieu dans la nuit du 9 au 10 juillet ou dans la journée du 10 juillet. Mais cela a été arrêté par les autres. Je pense que Rupert Smith a insisté pour qu’il y ait des frappes aériennes. Je le considère, pour ma part, comme un officier très correct. Il est certain qu’il était favorable aux frappes. Mais elles ont été arrêtées par quelqu’un qui était plus haut placé que lui. Il me l’a expliqué après. Je lui ai demandé comment cela s’était passé. Il m’a répondu qu’on le saurait un jour mais sachez que ce sont des forces majeures qui ont arrêté les frappes. Je pense que c’était Akashi ou Janvier, l’un des deux, je ne sais pas exactement lequel, mais l’un des deux sait exactement qui a arrêté les frappes.


Source : Assemblée nationale (France)