(samedi 30 juin 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Nous abordons, avec vous, le dernier entretien de notre visite en Bosnie. Il nous paraissait important de terminer avec un travail universitaire dont nous n’avons pu encore prendre connaissance (M. Cekic est venu avec des exemplaires de son livre).

Je voudrais savoir si ce travail, qui a l’air extrêmement complet et sérieux, a déjà été utilisé par des instances comme l’ONU ou la commission hollandaise d’historiens. En d’autres termes, vos travaux d’universitaire ont-ils fait l’objet d’échanges avec d’autres universités ou d’autres instances politiques ?

Par ailleurs, nous sommes désireux de connaître votre version quant aux responsabilités des uns et des autres dans le drame de Srebrenica. Comment ce drame aurait-il pu être évité ? Ce sont évidemment les questions qui nous intéressent le plus. Estimez-vous également que six ans après, c’est une bonne période pour tenter d’aller plus loin dans l’investigation ? Selon vous, certaines vérités seront-elles connues beaucoup plus tard ou, dès maintenant, peut-on déjà faire le tour de la question ?

M. Smaïl Cekic : Pour moi, c’est un honneur et un plaisir de me retrouver avec vous aujourd’hui, bien que cela ne me fasse pas plaisir de parler de ce sujet tragique et difficile qu’est le génocide de Srebrenica.

Je voudrais vous présenter brièvement les recherches que je mène avec mes collaborateurs, à l’Institut pour la recherche sur les crimes. Historien de profession, je suis plus particulièrement intéressé par l’histoire contemporaine de la Bosnie-Herzégovine. Je suis professeur à la faculté des sciences politiques de l’université de Sarajevo dans deux matières, l’histoire de Bosnie-Herzégovine et l’histoire militaire du monde. Cela vous surprendra peut-être, mais je fais aussi des recherches sur l’histoire de la France dans l’Antiquité. J’ai un diplôme de l’université de Belgrade sur le thème " Le mouvement des Bagaudes ", mouvement social qui s’est développé au IIIème siècle sur le territoire de la province romaine de Gaule, correspondant à la France et à la Belgique. J’espère que bientôt ce travail sera aussi publié.

Je suis en même temps le directeur de l’Institut de recherche sur les crimes. Dans le cadre de l’histoire contemporaine de Bosnie-Herzégovine, je fais des recherches sur les crimes sur le territoire de la Yougoslavie pendant la deuxième guerre mondiale ainsi que les crimes qui ont été commis en Bosnie-Herzégovine entre 1991 et 1995. Dans ce contexte, j’ai publié beaucoup de travaux. Quelques-uns de ces travaux ont été traduits en anglais dont le livre L’agression sur la Bosnie et l’agression sur les Bosniaques, publié en 1995. A l’Institut, on travaille sur plusieurs projets, parmi lesquels figure le projet sur les crimes à Srebrenica pendant l’agression de la Bosnie-Herzégovine. Je vous dirai quelques mots sur ce que nous avons trouvé jusqu’à maintenant, puisque c’est le sujet qui vous intéresse. A ce jour, nous avons réussi à rassembler une documentation très importante.

On a fait des recherches sur le terrain et publié jusqu’à aujourd’hui trois volumes d’une étude très importante sur les crimes à Srebrenica. Ces livres ont été faits à différents moments, avec des contenus différents. A la fin de ce projet, nous pensons arriver au volume dix, voire onze, étant donné la multitude de crimes commis, dont celui sur la forme la plus dure qu’on appelle le génocide.

Nous avons prévu, pour cette année, de publier le volume quatre qui sera dédié aux victimes de Srebrenica. Notre but est de déterminer le nombre exact de victimes, avec leurs noms et prénoms, parce qu’aujourd’hui, comme vous le savez, on manipule différents chiffres. Certains disent qu’il y a eu 7 000 victimes, d’autres 10 000, certains voire 12 000. Mais comme nous faisons des recherches scientifiques, les résultats de ces recherches doivent être basés sur des recherches scientifiques. Ainsi on voudrait publier ces données avec les noms et les prénoms de chaque victime, enrichies de tous les renseignements personnels collectés sur chacune d’entre elles.

Le Président François Loncle : Votre évaluation provisoire du total des victimes, après la chute, se situe-t-elle plutôt entre 5 000 et 7 000 ?

M. Smaïl Cekic : Je vais vous citer des chiffres qui n’ont pas encore été publiés. Les recherches, qui ont duré deux ans, n’ont pas encore complètement abouti. On ne peut donc donner les chiffres exacts, mais approximativement, il s’agit d’un nombre de 7 000 victimes. Ce que nous savons jusqu’à maintenant sur les crimes de Srebrenica, nous l’avons publié dans ces volumes. Vous trouverez, dans ces études, beaucoup de réponses aux questions que vous me poserez aujourd’hui. Mais je suis prêt à vous répondre directement.

Le Président François Loncle : A quoi tient cette volonté de sélectionner, de séparer et d’exécuter essentiellement les hommes et les enfants mâles ? Dans ces crimes, combien de femmes et de jeunes enfants ont été victimes ?

M. Smaïl Cekic : Toutes les recherches que nous avons menées jusqu’à maintenant démontrent tout d’abord qu’il n’y a aucun doute sur le fait que le crime a été commis. On en connaît le pourquoi, le comment et la manière dont il a été commis. Maintenant il faut trouver des réponses à la question des responsabilités.

Le Président François Loncle : Pourquoi ce sont les hommes qui ont été tués ?

M. Smaïl Cekic : Pour donner une bonne réponse à cette question, il faut bien connaître les objectifs de guerre serbes. C’est aussi un sujet à part. On sait, sur la base de nombreux documents, qu’il s’agit d’un grand projet connu dans l’histoire comme le projet de la " grande Serbie ", c’est-à-dire ce projet de la création d’un grand Etat serbe ethniquement pur dans lequel on n’a pas prévu de place pour les autres, et en particulier pas pour les Bosniaques.

Dans ce contexte, si je reviens à votre question pourquoi les hommes, le but a été avant tout de détruire la population capable de se défendre. C’est pourquoi l’agresseur a cherché à éliminer en premier lieu des hommes capables de se battre, car il est beaucoup plus facile d’éliminer les plus faibles, c’est-à-dire les femmes et les enfants. Quant à votre question concernant le nombre de femmes et d’enfants tués, les résultats que nous publierons dans le quatrième volume apporteront la réponse à cette question. Actuellement, nous savons que plus de 450 enfants ont été tués ainsi que beaucoup de femmes, mais on n’en connaît pas le nombre exact.

Le Président François Loncle : Quel âge avaient ces enfants ?

M. Smaïl Cekic : Entre un an et dix-huit ans. Cela va des bébés de quelques mois jusqu’à des jeunes hommes de dix-huit ans.

Le Président François Loncle : Combien de petits bébés ont-ils été tués ?

M. Smaïl Cekic : C’est une question importante, mais je ne peux pas vous répondre. Le nombre de bébés, de femmes et d’hommes, ainsi que la structure sociale, l’âge, le niveau d’éducation, toutes ces informations seront présentées dans le quatrième volume. Je ne peux pas encore vous donner la réponse car les travaux ne sont pas entièrement terminés.

M. Pierre Brana : A l’institut médico-légal de Tuzla, le responsable nous a indiqué qu’ils n’avaient trouvé que des cadavres d’enfants entre douze et seize ans, s’agissant des plus jeunes. En d’autres termes, ils n’ont trouvé aucun corps d’enfant de moins de douze ans. Comment expliquez-vous cette disparité ?

M. Smaïl Cekic : Nos recherches démontrent que des bébés ont été tués. Les criminels arrachaient les bébés des bras de leurs mères et les tuaient en présence des parents. Il s’agit de scènes terribles.

Je reviendrai sur votre question du début, celle de la responsabilité. C’est certainement l’une des questions les plus importantes, mais aussi des plus difficiles. Sur la base de nos recherches, nous avons plusieurs niveaux de responsabilité s’agissant des crimes à Srebrenica. Avant tout, c’est la responsabilité des Etats de la Serbie et du Monténégro, quand on parle des Etats, et là on parle du régime à la tête duquel on avait le criminel, Slobodan Milosevic. Dans le contexte de la responsabilité d’un Etat, c’est le Président de cet Etat en tant qu’individu qui est le plus responsable pour les crimes qui ont été commis. En effet, dans le même temps, il était le commandant suprême de toutes les forces armées.

Au deuxième niveau de responsabilité, on utilise l’expression " les collaborateurs serbes de Bosnie-Herzégovine ", car le mot collaborateur montre bien qu’il s’agit du commandement politique et militaire de Republika Srpska créé par le régime de Belgrade. Il s’agit là d’un para-Etat qui recevait tous ses ordres de Belgrade. Il ne s’agit pas d’une création politique indépendante, mais de collaborateurs créés par le régime de Belgrade et travaillant dans l’intérêt et pour le régime de Belgrade. A la tête de ces collaborateurs, il y avait, au niveau politique, le criminel Karadzic et, au niveau militaire, le criminel Mladic.

Au troisième niveau de responsabilité, on trouve la soi-disant communauté internationale. Quand je dis communauté internationale, je voudrais tout de suite éclairer certaines choses. Il faut d’abord répondre à la question de savoir si la communauté internationale existe vraiment en tant que communauté organisée. Un certain nombre de chercheurs prétendent que la communauté internationale n’existe pas en tant qu’institution organisée, mais qu’il s’agit de la politique des Nations unies, de l’Union européenne. Il s’agit principalement de la politique des grandes puissances, en tenant compte des pays qui, dans le cadre des Nations unies, ont le droit de veto parmi lesquels votre pays, la France.

Au quatrième niveau de responsabilité, il y a ce qu’on appelle des faiblesses et des erreurs internes bosniaques qui, malheureusement, ont été présentes. Dès le début 1992 jusqu’à la fin 1995, ces faiblesses ont, d’une certaine manière, permis ces crimes. Je suppose que ce qui vous intéresse au premier chef, c’est ce que nous pensons de la responsabilité de la communauté internationale.

Le Président François Loncle : En effet, le rôle de la communauté internationale nous intéresse et aussi ce que vous appelez les faiblesses et les erreurs bosniaques, et que l’on a appelé " les petits arrangements " du Président Izetbegovic.

M. Smaïl Cekic : Quand on parle de faiblesses, je voudrais qu’on utilise bien ce mot. Cela renvoie par exemple à la situation interne à Srebrenica, dans un endroit encerclé de tous les côtés, avec un pouvoir politique et militaire sans aucune relation avec Sarajevo. Puis dans le cadre même de Srebrenica, ce sont les faiblesses dues à un endroit aussi limité, des faiblesses internes quant à l’organisation de la vie, de la défense, comment protéger la population, etc.

Le Président François Loncle : Cependant il y avait aussi à Sarajevo un pouvoir bosniaque qui considérait que Sarajevo devait mobiliser l’ensemble des forces politiques et militaires et Srebrenica passer au second plan.

M. Smaïl Cekic : Que voulez-vous dire par second plan ?

Le Président François Loncle : Que Sarajevo était l’obsession des dirigeants bosniaques.

M. Smaïl Cekic : Non, Sarajevo n’était pas leur obsession, Sarajevo était une ville assiégée.

Le Président François Loncle : Justement, certains prétendent qu’on a laissé tomber Srebrenica en raison de la gravité de la situation à Sarajevo et la nécessité de trouver une solution pour briser cet encerclement.

M. Smaïl Cekic : Je vous parle ici en tant qu’historien, je ne suis pas politique et je ne vous donnerai pas de réponses politiques. En tant qu’historien, je peux vous donner certains éléments qui sont basés sur des documents. Concernant ce que vous dites, je ne peux pas vous le confirmer. Les autorités qui se trouvaient assiégées à Sarajevo ont tenté de communiquer avec Srebrenica, mais cette communication n’existait que par téléphone, même s’il y a eu des tentatives pour aller à Srebrenica. Beaucoup ont perdu leur vie en essayant de passer.

La question qui se pose est la suivante : que pouvait faire le pouvoir à Sarajevo, qui était assiégée, pour aider Srebrenica, qui d’ailleurs avait été proclamée zone protégée bien avant Sarajevo ? Srebrenica était une zone démilitarisée. Les quelques armes que possédaient les défenseurs de Srebrenica avaient été confisquées et mises sous le contrôle du bataillon canadien, puis hollandais. De plus, la communauté internationale, y compris la France, avait l’obligation de défendre et de protéger les civils à Srebrenica.

Le Président François Loncle : Mais le Président Izetbegovic a agi à Srebrenica. Je vous donne deux exemples. Il a tout d’abord rappelé M. Naser Oric et lui a demandé de se retirer de l’enclave.

M. Smaïl Cekic : C’est exact.

Le Président François Loncle : Par ailleurs, il a essayé de négocier avec les Serbes la récupération de la commune de Vogosca au Nord de Sarajevo. On dit que cette négociation portait parallèlement sur Srebrenica. Autrement dit, il y avait le début d’un échange.

M. Smaïl Cekic : Les deux questions sont très intéressantes. Quelques mois avant la chute de Srebrenica, il est exact que le commandant de la 28e division a été convoqué à Sarajevo. Il n’était pas seul, plusieurs officiers l’accompagnaient. Il y avait aussi des officiers d’autres régions de Bosnie-Herzégovine qui sont tous venus à Zenica pour une formation militaire. Cette formation militaire a duré plusieurs jours, je ne sais plus exactement combien. Ensuite, il était prévu que tous les officiers rejoignent leurs unités. A ce moment-là, il y a eu le problème du transport de M. Naser Oric à Srebrenica. Celui-ci a demandé à son commandant de l’armée de Bosnie-Herzégovine, c’est-à-dire au général Rasim Delic, de lui assurer un hélicoptère parce qu’il voulait partir en hélicoptère de Sarajevo ou de Tuzla pour rejoindre Srebrenica. Autrement, il lui était impossible de rentrer. Vous savez peut-être que, quelque temps auparavant, un hélicoptère avait été abattu, il y avait eu des morts. M. Naser Oric a alors jugé qu’il lui était impossible de rentrer à Srebrenica et c’est pourquoi il a demandé un hélicoptère.

Le Président François Loncle : Comment M. Naser Oric a-t-il quitté Srebrenica ?

M. Smaïl Cekic : A l’époque où M. Naser Oric avait quitté Srebrenica, la situation dans cette région en matière de sécurité était différente. Il y a eu des tentatives de plusieurs groupes qui ont réussi physiquement, en plusieurs jours, à sortir et atteindre le territoire libre. Cependant, au moment où M. Naser Oric devait revenir à Srebrenica, l’importance des activités des agresseurs rendu impossible chaque mouvement en direction ou au départ de Srebrenica. C’est pourquoi M. Naser Oric a jugé qu’il était impossible de rentrer à Srebrenica par les routes, et son commandant le général Delic lui a dit qu’il ne pouvait lui assurer un hélicoptère.

Le Président François Loncle : Pourquoi ?

M. Smaïl Cekic : Il n’avait pas d’hélicoptère.

Le Président François Loncle : Il semblerait que Naser Oric n’a pas demandé n’importe quel hélicoptère, mais un hélicoptère blindé.

M. Smaïl Cekic : Oui, il a demandé un hélicoptère blindé. Déjà on n’avait quasiment pas d’hélicoptères non blindés, peut-être un ou deux, alors des hélicoptères blindés...

S’agissant de la question des négociations entre le Président Izetbegovic et les collaborateurs serbes, sur l’échange éventuel de Srebrenica contre Vogosca, la réponse à cette question a été donnée par M. Kofi Annan, Secrétaire général des Nations unies dans son rapport du 15 novembre 1999, c’est-à-dire le rapport sur la chute de Srebrenica. Dans ce rapport, il dit qu’il n’y a pas de documents confirmant la tenue de négociations sérieuses concernant cet échange Srebrenica contre Vogosca. Le Président Izetbegovic prétend que les Serbes lui ont proposé cet échange, mais qu’il ne l’a pas accepté. Le rapport de M. Kofi Annan est dans ce livre.

Le Président François Loncle : S’agissant de la responsabilité de la communauté internationale, tout au long de notre séjour, nous avons entendu des accusations précises contre deux hommes essentiellement, M. Akashi et le général Janvier, mais je note que vous exonérez complètement la partie bosniaque, ce qui nous surprend tout de même un peu. En effet, si vous évoquez les faiblesses, il faut nous préciser lesquelles.

M. Smaïl Cekic : On le dira, car je veux qu’on en parle. Mais pour donner une bonne réponse à cette question, il faut avoir une connaissance totale de la situation qui régnait pendant tout le siège à Srebrenica, et en particulier lorsque la ville était sous le contrôle international, c’est-à-dire lorsqu’elle était considérée comme zone protégée des Nations unies.

Il faut d’abord commencer par évoquer la manière dont les gens vivaient - ou survivaient pour être plus précis - à Srebrenica. La ville, lorsqu’elle était sous la protection de la communauté internationale en tant que zone protégée, a été le plus grand camp de concentration. C’était un véritable camp. La situation était extrêmement difficile. Il faut commencer par la faim. La communauté internationale qui devait assurer le ravitaillement en nourriture et le reste n’a pas rempli sa mission. L’aide humanitaire pour Srebrenica arrivait par convois de Belgrade et, chaque fois, ils étaient arrêtés au moment de la traversée de la Drina. A Srebrenica, il n’y avait pas de sel. Ce manque de sel dans la nourriture a provoqué de nombreuses maladies thyroïdiennes et autres. La situation sanitaire qui régnait à Srebrenica était extrêmement difficile. Dans un endroit relativement restreint, il y avait entre 40 000 et 45 000 personnes. Les moins nombreux étaient les habitants de Srebrenica, les plus nombreux, les réfugiés venus d’autres villes de la Bosnie de l’Est, de Visegrad, de Vlasenica, de Zvornik, de Bratunac, qui, dans la première partie de 1992, avaient dû quitter la Bosnie et s’installer là.

Après que Srebrenica ait été proclamée zone protégée, la population civile qui s’y trouvait a supposé être en sécurité laquelle sécurité d’ailleurs lui avait été promise par votre général Morillon. Les civils, les femmes et les enfants, tous y ont cru, malheureusement, le général Morillon les a laissés tomber. En conclusion, un espace aussi limité et des conditions de vie extrêmement difficiles ont engendré dans la population des conflits. Il est certain que l’agresseur y a contribué en introduisant des personnes qui ont essayé de propager panique et mécontentement. Cela a eu un effet négatif sur la population, civils et combattants, et affaibli la défense et les combattants qui étaient sur place. Leur commandant n’est donc pas rentré à Srebrenica. Il y a tout de suite eu des rumeurs sur les raisons de son non-retour. Chaque rumeur, quand on considère la situation où se trouvait cette population, a trouvé un sol fertile. Ce sont des faiblesses, mais ce ne sont pas des erreurs ou des responsabilités.

Toutefois, à mon avis, les autorités politiques et militaires à Srebrenica ont fait, pendant la nuit du 10 au 11 juillet, une grave erreur que l’on a découverte pendant nos recherches. Cette erreur est la suivante : pourquoi les autorités politiques et militaires à Srebrenica ont-elles cru le commandant du bataillon hollandais lorsqu’il leur a affirmé que, dès le lendemain, il y aurait des frappes aériennes ? Très tard dans la nuit du 10 au 11 juillet, le colonel Karremans est venu dans le poste de commandement militaire de Srebrenica. Il a prétendu avoir reçu des informations sûres selon lesquelles le lendemain matin, très tôt, allaient commencer les bombardements de l’agresseur serbe et qu’il était alors nécessaire que les autorités militaires et politiques de Srebrenica retirent les militaires et les civils à une distance de trois kilomètres car tout serait rasé et brûlé. Quand les autorités militaires et politiques de Srebrenica ont eu connaissance de ces informations, elles n’étaient pas d’accord entre elles sur le point de savoir s’il fallait croire ou non le commandant hollandais. A la fin, puisque le commandant Karremans était très convaincant sur le fait que des frappes aériennes seraient effectuées, elles ont décidé de se retirer à trois kilomètres. Selon moi, c’est là l’erreur essentielle commise par les autorités militaires et politiques à Srebrenica.

Au sein de la communauté internationale, selon les résultats de nos recherches, le général Janvier et M. Akashi sont les personnes les plus responsables des événements de Srebrenica. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que leur responsabilité soit établie et qu’ils soient inculpés pour ce nombre important de victimes.

Le Président François Loncle : Quels sont les premiers éléments de votre conviction ?

M. Smaïl Cekic : Le général Janvier était le commandant des forces des Nations unies sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, c’était le plus haut responsable. Selon nos résultats, lui et ses généraux étaient en contact permanent avec le général Mladic et d’autres officiers. Il y a plusieurs documents qui sont secrets. Je crois que vous les connaissez car ce sont les documents des Nations unies. Ces documents ont été écrits personnellement par M. Akashi et d’autres par le général Janvier, certains sont publiés dans ces volumes que je vous ai apportés et qui confirment ce que je vous dis.

Le 11 juillet 1995, il est question de minutes en attendant que Mladic rentre à Srebrenica. Le général Janvier lui envoie une lettre dans laquelle, entre autres, il exprime son admiration, je ne peux pas le dire autrement, pour les actions que Mladic est en train d’entreprendre à Srebrenica. Je vous montre cette lettre en date du 11 juillet, qui est dans le tome 1. J’essaie même de déterminer l’heure d’envoi de ce courrier.

Le Président François Loncle : Cette lettre est en anglais, datée du 11 juillet à Zagreb. Elle est à en-tête des Nations unies et signée par le général Janvier et figure dans le volume 1 page 343.

M. Smaïl Cekic : Nous avons trouvé cette lettre dans la documentation des Nations unies. Je ne peux pas vous dire comment on l’a eue, mais cette lettre existe, et il y en a d’autres.

Mme Marie-Hélène Aubert : Comment le général Janvier a-t-il pu remettre une lettre à Mladic le 11 juillet ?

M. Smaïl Cekic : C’est malheureux, mais le général Janvier était en contact permanent et très proche avec Mladic.

Mme Marie-Hélène Aubert : A-t-il fait parvenir cette lettre par une tierce personne ?

M. Smaïl Cekic : Le général Janvier a utilisé le fax.

Le Président François Loncle : Ce n’est pas une lettre de félicitations, mais une lettre par laquelle il demande la liberté d’action pour les forces de l’ONU.

M. Smaïl Cekic : Lisez la première phrase.

(L’ambassadeur fait une traduction rapide.) " Concernant l’action que vos forces sont en train d’entreprendre à Srebrenica, je dois vous exprimer ma plus grande préoccupation en ce qui concerne le sort des vingt soldats hollandais à Bratunac et de dix autres dans la région de Nazda qui sont sous votre contrôle. Ma principale préoccupation concerne leur sécurité et je demande pour eux une totale liberté de mouvements de façon qu’ils puissent retourner à leur quartier général quand ils le décideront.

" Dans l’après-midi du 8 juillet, une unité des troupes hollandaises a été directement visée par un tank appartenant à vos forces. Heureusement il n’y a pas de victimes. Les attaques des 9 et 10 juillet étaient aussi conduites contre les positions de l’ONU. (...) ce qui conduit à abandonner un certain nombre de matériels en raison d’une attaque tout à fait délibérée. Je dois insister sur le fait que de telles actions hostiles menaçant la vie de mes soldats ne peuvent pas être acceptées et doivent cesser.

" Aussi, dans le cadre de mon mandat, j’ai l’intention de réagir avec tous les moyens disponibles, si la vie ou la mission de mes soldats devait être menacée. Je demande ainsi une complète liberté d’action et de mouvement pour mes troupes, et je ne peux envisager la continuation de la situation qui affecte les troupes des Nations unies qui défendent une zone de sécurité, conformément à la résolution du Conseil de sécurité 819. Une fois de plus, j’insiste fortement sur la nécessité impérieuse pour que toutes les forces sous votre autorité cessent leurs tirs contre la FORPRONU, se retirent en dehors du périmètre de l’enclave immédiatement et arrêtent toute action dirigée contre la population civile. (...) "

Le Président François Loncle : On ne peut pas appeler cela une lettre de remerciement ou de félicitations.

M. Smaïl Cekic : Je ne vous ai parlé que d’un document, ce livre en contient plusieurs. S’agissant de ce document, pour le comprendre, il faut connaître la situation qui prévaut dans la région de Srebrenica, et savoir ce qui se passe à Srebrenica même, au moment même où le général Janvier écrit la lettre à Mladic. Dans la première phrase, le général Janvier dit " qu’il respecte les actions du général Mladic ". Comment est-il possible qu’il respecte les actions de Mladic alors qu’il détruit la population civile ? Le général Janvier insiste pour que Mladic libère les 30 soldats hollandais.

Le Président François Loncle : Pourquoi le général Janvier s’est-il refusé jusqu’au bout à demander l’intervention aérienne ?

M. Smaïl Cekic : Cette question est la plus importante. Ce que nous avons trouvé démontre qu’avant ces événements, au début du mois de juin, le général Janvier s’était mis d’accord avec Mladic sur le fait qu’il n’y aurait pas de frappes aériennes.

Le Président François Loncle : C’est ce qu’on nous a déjà dit.

M. Smaïl Cekic : Malheureusement, dans ce contexte, on mentionne également le nom du Président Chirac. Ce document, que vous retrouvez dans ces ouvrages, montre que le Président Chirac était en communication avec Milosevic. C’est le 17 juin, me semble-t-il. Vous avez tout dans ces livres.

Le Président François Loncle : Mais c’est une conversation très dure que le Président Chirac a avec Milosevic.

M. Smaïl Cekic : Peut-être nos conclusions ne sont-elles pas les bonnes, peut-être pourrez-vous démontrer le contraire, mais nous voulons savoir la vérité.


Source : Assemblée nationale (France)