Procès-verbal de la séance du mardi 8 avril 2003

Présidence de M. Xavier de Roux, vice-président.

Le témoin est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, le témoin prête serment.

M. le Président : Monsieur Rochet, vous avez laissé un bon souvenir à AOM, celui d’un manager performant. Cependant, ce n’est pas sur cette époque heureuse que nous voulons vous entendre. Nous souhaitons vous interroger sur une période plus sombre, celle qui commence le 15 juin 2001, lorsqu’AOM-Air Liberté dépose son bilan.

À cette époque, vous faites une offre de reprise de la compagnie. Vous vous heurtez au comité d’entreprise. Nous avons entendu leurs représentants. Ils nous ont clairement dit qu’ils vous étaient alors hostiles. Par ailleurs, vous n’êtes suivi ni par le procureur de la République, ni par le tribunal de commerce de Créteil.

À l’époque, quel était votre projet ? Quelle appréciation portiez-vous sur le projet concurrent, celui de M. Corbet ?

M. Marc ROCHET : En tant que président des trois entités qui s’appelaient alors AOM, Air Liberté et Air Littoral, pour ne pas citer toutes les filiales de ce groupe quelque peu tentaculaire qu’avaient essayé de constituer les dirigeants de Swissair, j’avais décidé, avec l’équipe de direction que je représentais, de traiter séparément le cas d’Air Littoral. Cette compagnie avait été prise dans le même imbroglio stratégique monté par Swissair, mais ses spécificités - le caractère régional de son réseau autour de la Méditerranée, sa flotte, qui n’avait rien à voir avec les appareils utilisés par AOM ou Air Liberté - étaient telles qu’Air Littoral ne pouvait pas voir son sort relié à celui d’AOM et d’Air Liberté.

Pour l’information de la commission, je précise que cette entreprise n’a pas eu à subir de dépôt de bilan. Nous avons trouvé un projet de reprise que les Suisses ont d’ailleurs accepté de financer en grande partie. Air Littoral ne faisait donc plus partie de nos préoccupations immédiates.

Il restait à s’occuper d’AOM et d’Air liberté, qui représentaient la plus grosse unité du groupe basée essentiellement à Paris. Je ne pense pas qu’il soit utile de rappeler leurs grandes caractéristiques en termes d’emploi, de flotte ou de réseau, mais je répondrai bien entendu à toutes les questions.

À la mi-juin, l’échec répété de nos discussions sociales n’avait pas permis de parvenir à un accord sur le plan de restructuration. Si celles-ci avaient abouti, ce plan aurait probablement été soutenu par les actionnaires suisses. J’ai donc pris la responsabilité personnelle de déposer le bilan de la société. Cette décision protégeait l’avenir de la société et de ses personnels en empêchant toute saisie des actifs. De plus, nous avions encore du cash disponible, ce qui permettait de disposer d’une période de réflexion. Celle-ci a été menée avec les administrateurs judiciaires en vue de trouver des solutions de sortie, ce qui fut d’ailleurs le cas.

Je le précise également, parce que c’est important, le dépôt de bilan est intervenu à la suite de l’échec d’une mission de conciliation que j’avais confiée à Me Meille et à Me Valliot de Paris. Cette tentative visait à mieux coordonner l’action des actionnaires, le groupe Swissair d’un côté, le groupe Marine Wendel de l’autre, et à trouver des solutions in bonis avec les personnels.

Le dépôt de bilan s’est " plutôt bien passé ", je tiens beaucoup à cette notion, dans la mesure où la compagnie n’a pas connu une heure d’arrêt d’exploitation. Tous les appareils ont continué à voler et tous les passagers ont été transportés.

Nous avons donc disposé d’une période de réflexion, sous la double tutelle du management et des administrateurs judiciaires, durant laquelle tous les efforts ont été déployés pour trouver des solutions. Elle a pu se poursuivre jusqu’au 28 juillet 2001, date du transfert officiel à Holco. Ce qui m’a amené, au nom de l’équipe de direction que je représentais, à présenter un plan, un peu tardivement d’ailleurs.

Après le dépôt de bilan, nous avons vu fleurir un nombre considérable d’offres. Le tribunal de commerce, cela figure dans son jugement, a dû en examiner une bonne douzaine. Je mets de côté certaines offres très spécifiques, très locales, portant sur une petite partie de l’activité. Elles émanaient d’ailleurs de gens assez sérieux qui estimaient que, si aucune solution n’était trouvée, ils pourraient se porter candidats à la reprise de tel ou tel morceau de l’entreprise. Deux offres étaient un peu plus solides que les autres, celle présentée par Holco, dirigée par Jean-Charles Corbet, et celle concurrente présentée par Fidei, un groupe financier un peu obscur dont je n’ai jamais bien cerné les contours, dans lequel on retrouvait M. Delepoulle et M. Lambert. À côté de ces deux offres qui émergeaient un peu du lot, il y a toute une série d’offres ridicules, sans aucun support financier ni technique, sur lesquelles le tribunal a perdu du temps et s’est posé beaucoup de questions, ce qui ne lui a pas permis de consacrer toute son énergie à l’étude des projets les plus sérieux.

C’est dans ce contexte un peu " brouillon " et devant la faiblesse des offres présentées par Holco et par Fidei que nous avons décidé de bâtir une offre de reprise. Notre but était de fournir une analyse sérieuse et objective de la situation, de proposer de vraies solutions de restructuration, de regagner la confiance de Swissair, dont le rôle était déterminant, puisqu’elle allait devoir financer le plan de reprise. Je tenais également à démontrer par écrit ce qu’il fallait faire pour sauver l’entreprise, parce que, dès ce moment-là, nous sommes à peu près fin juin 2001, j’avais la conviction que les choses allaient tourner dans un certain sens et que cette histoire se terminerait mal. Malheureusement, la suite l’a prouvé. Je voulais donc démontrer ce qu’il aurait fallu faire pour sauver cette entreprise.

Jusqu’à la mi-juillet 2001, j’ai cru avec beaucoup de conviction que l’entreprise était sauvable, pas en totalité certes, et qu’elle avait sa place sur le marché, à condition, non pas que les personnels le veuillent, parce que je pense que les personnels le voulaient, mais que les représentants syndicaux comprennent la situation. On pouvait effectivement espérer sauver et pérenniser cette entreprise.

Notre offre était très technique, mais je suis, bien entendu, à votre disposition pour répondre à toutes les questions. Son point fondamental était de démontrer la réalité des besoins de financement. Nous avions d’ailleurs trouvé, j’allais dire grâce au sérieux de notre travail, des actionnaires extérieurs prêts à investir. Je pense notamment à la MAAF qui avait confirmé par écrit son accord de principe. J’étais également convaincu que cette offre pourrait servir de référence.

Lors de la phase ultime du processus qui allait aboutir au plan de cession à la société Holco, considérant que cette offre avait été construite par le management et qu’elle n’appartenait donc à personne - c’était le travail de l’entreprise dont je faisais partie, même à titre personnel -, je l’ai communiquée aux différents repreneurs potentiels, Holco et Fidei, afin qu’ils s’en inspirent et que le travail sérieux que nous avions réalisé soit en partie intégré dans leur projet.

M. le président : Quelles étaient les grandes lignes de votre plan ?

M. Marc ROCHET : Notre offre consistait essentiellement en un plan de reprise basé sur un réseau contracté. Sur le long courrier, nous ne conservions que la desserte directe des DOM, Antilles et Réunion. Sur le moyen courrier, nous ne gardions que certaines routes, dont je n’ai pas l’inventaire précis en tête, autour d’une flotte unique de MD 83.

Ce plan supposait le départ d’environ 1 400 personnes de l’ensemble du groupe AOM-Air Liberté. Il supposait des besoins de financement qui étaient couverts par l’apport de Swissair à hauteur de 1,2 milliard de francs en cash, montant qui était accordé à tous, plus une garantie sur les billets émis non utilisés, plus des réductions potentielles sur certaines locations d’avions, ainsi que par l’implication du management qui avait décidé d’investir dans ce projet pour montrer son attachement à l’entreprise, par la MAAF et par les collectivités régionales d’outre-mer que nous avions contactées et qui, a priori, auraient pu jouer un rôle minoritaire.

M. le Président : Quelle aurait été la masse financière totale ?

M. Marc ROCHET : Nous recherchions à peu près 1,5 milliard de francs.

M. le Président : En incluant les fonds de Swissair ?

M. Marc ROCHET : Les fonds de Swissair constituaient l’essentiel de cet apport.

M. le Rapporteur : C’était une centaine de millions de francs pour la MAAF, les collectivités régionales, etc ?

M. Marc ROCHET : Un peu plus, 200 millions de francs au total.

M. le Président : Vous avez donc déposé le plan au tribunal ?

M. Marc ROCHET : Oui !

M. le Rapporteur : À votre avis, pour quelles raisons le tribunal de commerce n’a-t-il pas retenu votre projet ?

M. Marc ROCHET : La première raison a immédiatement appelé mon attention. Le procureur qui avait été approché a soulevé d’emblée un problème de recevabilité de l’offre. La loi prévoit en effet qu’un dirigeant qui dépose le bilan d’une entreprise ne puisse pas en être le repreneur. Ce texte a été conçu pour éviter que des gens déposent le bilan d’un seul coup, n’honorent pas leurs engagements financiers, puis recommencent.

Tous les contacts que j’avais eus, les administrateurs judiciaires, qui m’avaient un petit peu alerté sur ce point, et les différents conseils, convenaient que cette disposition ne s’appliquait pas à mon cas. Je précise que je n’étais pas actionnaire d’AOM-Air Liberté, je ne l’avais d’ailleurs jamais été. J’étais salarié de la société, même si j’étais son mandataire social. Il était évident que je n’avais aucune implication capitalistique dans des projets directs. L’esprit de la loi ne s’appliquait clairement pas à moi. Le cabinet conseil Archibald avait même recensé des cas de jurisprudence qui, devant des tribunaux de commerce, distinguaient l’esprit et la lettre de la loi. Lorsque le procureur a soulevé ce point, j’ai compris qu’il avait quelques idées derrière la tête pour essayer de bloquer notre proposition.

La deuxième raison est fondamentale et j’en porte l’entière responsabilité. J’avais mis comme condition suspensive à l’offre, en toute transparence, devant les personnels, les mandataires de justice, le tribunal et son président, que ce groupe d’entreprises, pour vivre et pour espérer durer, devait reconstruire le " grand squelette " de ses accords sociaux préalablement à toute reprise. Nous étions face à un enchevêtrement social absolu. De mémoire, je peux citer le chiffre de 140 accords collectifs particuliers.

Les lois sociales de notre pays, j’en parle avec d’autant plus de conviction que je me trouve ici dans le lieu où elles s’élaborent, ne permettent pas, sur le terrain, de restructurer une entreprise si l’on ne fixe pas une date butoir qui mette tout le monde devant ses responsabilités. Les dirigeants sont responsables, c’est évident. Les actionnaires le sont également. Les représentants sociaux des entreprises ont énormément de droits, je n’ai toujours pas bien compris quelle était leur responsabilité. Ils freinent les processus, ils les bloquent et rien n’avance. J’ai donc écrit noir sur blanc qu’il faudrait régler ces problèmes avant d’assurer la reprise.

Les autres repreneurs, M. Corbet en particulier, considéraient qu’il s’agissait simplement d’un problème de relation et que, ensuite, dans la joie et l’allégresse de la reprise, tous ces problèmes se régleraient. Preuve a été que rien ne s’est réglé. J’ai suivi l’histoire de la société, devenue entre-temps Air Lib. À ma connaissance, les coûts ont continué à dériver d’environ 15 % par an. Le projet n’était plus viable quoi qu’il arrive.

M. le Président : Pensez-vous que structurellement les coûts de l’entreprise étaient tels qu’une reprise en l’état n’était pas jouable ?

M. Marc ROCHET : Absolument !

M. le Rapporteur : Je pose la question sous une autre forme. Lorsque le tribunal de commerce choisit la solution Corbet, quelles étaient, selon vous, ses principales faiblesses ?

M. Marc ROCHET : Si la commission en est d’accord, je lui communiquerai une note, que j’avais adressée à tous les personnels le 18 juillet 2001, qui essayait de faire le point, d’une façon peut-être un peu brutale, malheureusement, mais en toute transparence, sur la réalité des offres.

Les principales faiblesses de l’offre d’Holco, je dis bien Holco et non M. Corbet, sont au nombre de trois.

Premièrement, il a surdimensionné de façon assez significative, sans doute dans un esprit de surenchère sociale, ses moyens matériels et humains afin que son offre soit la plus attractive possible. Dès le départ, il était évident, pour ceux qui étaient fortement impliqués dans ce dossier, qu’il gardait trop d’avions et trop de personnels.

Deuxièmement, il ne remettait absolument pas en cause, tout en les mentionnant d’ailleurs, la complexité et l’enchevêtrement des accords sociaux. Il ne prévoyait aucun dispositif programmé, avec des dates, des échéances, pour renégocier cet ensemble inextricable. On pouvait donc penser qu’il porterait le problème et qu’il ne le réglerait pas, ce qui est arrivé.

Troisièmement, compte tenu du surdimensionnement, en raison des coûts qui n’étaient pas revus à la baisse par un effet de restructuration sociale, son offre était financièrement insuffisante en termes de capitalisation. Je n’ai jamais cru un seul instant au sérieux de la CIBC dans cette affaire. J’avais rencontré la banque canadienne qui était présentée comme la banque conseil et la banque d’investissement de ce grand projet. On sentait bien que ces gens-là ne mettraient pas 1 franc. Quant au prétendu engagement d’Aurel Leven d’apporter, si ma mémoire est bonne, 80 millions de francs, lorsque l’on connaît un peu le milieu des affaires, on sait très bien que ce n’est pas le genre d’engagement que cette société peut prendre. Elle peut s’engager à rechercher des capitaux, mais certainement pas à les apporter.

M. le Président : Comment avez-vous connu la banque canadienne CIBC ?

M. Marc ROCHET : La CIBC m’a approché à deux titres.

D’abord, elle cherchait, ce qui ne me choque pas, à maximiser la contribution financière de Swissair à la reprise. J’étais le représentant recruté par Swissair pour mener ces opérations. J’ai donc été approché, parallèlement, d’ailleurs, aux gens de Swissair. Je n’ai pas en tête la date de notre rencontre, mais je pourrais la retrouver si nécessaire. En revanche, je me rappelle très bien qu’elle a eu lieu en présence de M. Martin Bissang du groupe Swissair. À l’époque, les gens de Swissair n’avaient pas acquis la conviction qu’ils devaient financer la restructuration, mais ils écoutaient toute proposition en ce sens.

Ensuite, leur démarche avait un but plus personnel. Il m’a été demandé si j’accepterais d’assister Jean-Charles Corbet dans son projet de reprise, car sentant bien que j’avais la confiance de Swissair, je pouvais sans doute être ensuite, appelez cela comme vous voudrez, ...

M. le Rapporteur : Le mentor !

M. Marc ROCHET : ... le contrôleur, la personne qui s’assurerait de la bonne utilisation des fonds. J’ai refusé de façon très claire cette proposition.

M. le Rapporteur : Pourquoi ?

M. Marc ROCHET : Sur le plan éthique, je ne me sentais pas du tout en phase avec les projets de reprise. C’était vrai aussi bien pour Holco que pour Fidei.

M. le Rapporteur : Pourtant, d’après ce que l’on dit, vous avez été à un moment associé à la proposition Fidei.

M. Marc ROCHET : Je n’ai jamais été associé de près ou de loin à Fidei, je le dis après avoir prêté serment devant votre commission. Fidei s’est permis d’utiliser mon nom. J’aurais pu engager tout un tas d’actions, mais, dans ces circonstances, on pense davantage à sauver une entreprise qu’à se protéger soi-même.

Par ailleurs, Fidei a bénéficié, comme Holco, des travaux internes qui, à mes yeux, n’étaient pas la propriété de Marc Rochet ou de son équipe de management. Ils appartenaient à l’entreprise et j’ai accepté de les communiquer à tout repreneur potentiel. Pour Holco, j’ai pris la précaution de passer par Me Léonzi afin que les choses soient parfaitement transparentes. En ce qui concerne Fidei, je les ai transmis à M. Lambert.

M. le Président : À ce moment-là, connaissiez-vous Me Léonzi ?

M. Marc ROCHET : Non, je ne l’ai connu que dans le processus Holco.

M. le Rapporteur : La CIBC a bénéficié de 8,335 millions d’euros d’honoraires. Cela vous paraît-il beaucoup ?

M. Marc ROCHET : Cela me paraît totalement démesuré par rapport au travail effectué. En fait, je pense qu’elle était là simplement pour prendre une commission de montage financier, au bon sens du terme. Elle avait sans doute convenu, dans un accord avec Holco, dont je n’ai jamais eu connaissance, d’une commission en fonction des capitaux levés.

Elle n’a levé aucun capital, si ce n’est la contribution de Swissair qui, de toute façon, était offerte à tout repreneur potentiel. Le chiffre que vous citez, j’ai eu l’occasion de le lire dans la presse, correspond schématiquement à 5 % du montant levé auprès de Swissair. C’est totalement injustifié dans la mesure où les commissions dans ce milieu tournent plutôt autour de 2 %.

En tout état de cause, la contribution de Swissair devait être exclue d’une commission de montage. Si la banque avait trouvé 80 millions de francs auprès d’Aurel Leven ou d’un autre investisseur, j’aurais trouvé normal qu’elle soit rémunérée, mais pas dans ces proportions.

M. le Président : Vous dites donc une vérité que tout le monde connaît dans le monde des affaires ?

M. Marc ROCHET : Tout à fait !

M. le Rapporteur : Après que le tribunal de commerce eut retenu la proposition Holco, vous nous avez indiqué avoir suivi l’évolution de l’entreprise. Mais connaissiez-vous un peu M. Corbet ?

M. Marc ROCHET : Je l’ai rencontré au début de son travail, à sa demande et à celle de quelqu’un d’Air France.

M. le Rapporteur : Qui était cette personne ?

M. Marc ROCHET : Le président d’Air France m’avait suggéré de le rencontrer.

Mme Chantal ROBIN-RODRIGO : Le président actuel ?

M. Marc ROCHET : Il n’a pas changé.

M. le Rapporteur : Le président Spinetta ?

M. Marc ROCHET : Oui, c’était M. Spinetta.

Nous sommes au tout début du processus. La démarche de Jean-Charles Corbet, à ce moment-là, était sans doute assez généreuse, probablement utopique, même si la suite a été désastreuse et sans doute difficilement analysable. Mais c’est l’objet des travaux de votre commission.

Je l’avais rencontré dans un esprit d’ouverture pour savoir ce qu’il pouvait apporter à l’entreprise, à son état d’esprit. Je dois dire que nous rencontrions, j’en assume la responsabilité pleine et entière, de réelles difficultés avec les partenaires sociaux, en particulier avec ceux représentant les pilotes, les copilotes et les officiers mécaniciens navigants. Jean-Charles Corbet étant issu de ce milieu, j’étais tout à la fois ouvert à des propositions qu’il aurait pu nous faire et à l’écoute de ses suggestions.

J’avoue qu’au fur et à mesure de nos rencontres, le doute m’a largement envahi. Celles-ci n’ont pourtant pas été très nombreuses, il y a dû en avoir trois ou quatre. À la fin, je me sentais assez éloigné, sur le plan industriel, social, un peu aussi sur le plan moral, de la façon dont il menait son offre de reprise.

M. le Rapporteur : Que voulez-vous dire par " sur le plan moral ", " sur le plan financier " ?

M. Marc ROCHET : Permettez-moi de sortir un document.

M. le Rapporteur : Vous pouvez même nous le remettre.

M. Marc ROCHET : C’est la note que j’ai adressée à tout le personnel le 18 juillet 2001. Le titre était : " Comment encore sauver la compagnie. "

J’y détaille ce qui devrait figurer dans un plan de reprise pour être crédible et surtout pour garantir la pérennité de l’entreprise. J’y parle donc du business plan, du volet social incontournable, vous l’avez vous-même cité, du plan de financement et des besoins en trésorerie liés à tout projet. Le business plan de M. Corbet, représentant Holco, était, à mon avis, largement " gonflé " pour apparaître plus favorable sur le plan social. Il mélangeait les avions, il mélangeait les routes.

Comme vous pourrez le constater, j’ai écrit une phrase qui m’a ensuite été beaucoup reprochée : " Le premier point est un choix technique - on parle de la flotte. Le second m’apparaît être une manipulation. Chacun en pensera ce qu’il voudra. " Je n’avais pas utilisé ce terme au hasard. J’étais conscient de ce que j’écrivais. J’ai reconnu par la suite que cela avait sans doute choqué beaucoup de gens. Sur le plan social, j’écris plus loin : " Repousser à plus tard ces problèmes va condamner en fait, dès le départ, tout projet de reprise. " Nous sommes le 18 juillet 2001 !

Dans une certaine mesure, l’équipe que je dirigeais et moi-même avions jugé que l’offre d’Holco n’était pas du domaine du sérieux. Sur le plan moral, hormis lui transmettre les éléments d’information et les travaux que nous avions menés, ce qui a été fait par le biais de Me Léonzi, nous ne pouvions pas continuer à supporter un tel projet.

M. le Rapporteur : À votre connaissance, quelles étaient les motivations de votre concurrent, en quelque sorte, c’est-à-dire le président et unique actionnaire d’Holco ? Vous avez dit tout à l’heure qu’il était généreux.

M. Marc ROCHET : Au départ, il a probablement été entraîné par l’un des représentants syndicaux qui porte la plus lourde responsabilité dans ce qui s’est passé à Air Liberté, M. Jean Immediato, pilote, syndicaliste à Air Liberté. Nous nous sommes rarement mis d’accord, mais j’ai toujours, même si notre opposition était forte, respecté son engagement.

Jean Immediato voulait bien sûr combattre la direction, c’était presque culturel chez lui. Je suis convaincu que c’est lui qui a été le premier à aller chercher Jean-Charles Corbet. Mais sa position initiale était - j’en reviens au mot généreux - d’une certaine façon utopique. Je vais essayer de la résumer.

Les comptes de l’entreprise étaient dramatiques. Je vous rappelle que, en 2000, le groupe avait perdu environ 3 milliards de francs, ce qui était considérable. Les Suisses en sont responsables pour une très grande partie. L’analyse de Jean Immediato et de Jean-Charles Corbet était, si les comptes sont aussi dramatiquement plombés, ce n’est pas un problème de coûts, c’est un problème de recettes. Pour obtenir des recettes supplémentaires, il faut transporter plus de passagers. Si les personnels sont heureux et souriants, les passagers viendront naturellement.

C’était un peu idéaliste, c’était presque un rêve de gosse, mais je suis convaincu qu’ils y croyaient profondément. Jean-Charles Corbet est entré dans ce rêve pensant qu’en aplanissant toutes les difficultés sociales, tous les points d’aspérité, il arriverait à redresser l’entreprise avec ses partenaires syndicaux.

Ma conviction est que c’était sa détermination au départ. Mais Jean-Charles Corbet s’est ensuite entouré de gens, à l’exception d’une personne pour qui j’ai le plus grand respect, François Bachelet, qui ne m’ont pas vraiment impressionné, pour ne pas dire plus. François Bachelet était probablement tout à fait apte à réfléchir à l’avenir d’une entreprise et à contribuer fortement à sa restructuration. Mais il n’est resté que quelques mois. Je suis convaincu que le projet et son instigateur ont dérivé et qu’ils se sont laissés entraîner dans des promesses, des engagements qui se sont révélés ensuite complètement inapplicables.

M. le Rapporteur : Lorsque vous étiez le patron d’Air Liberté, vous n’étiez pas salarié, vous étiez mandataire social. Combien coûtiez-vous à la compagnie annuellement ?

M. Marc ROCHET : Les choses sont tout à fait claires et elles sont aisément vérifiables. Swissair m’a proposé un contrat de travail " Swissair " en janvier 2001 - j’ai pris mes fonctions le 14 février 2001. Je l’ai d’abord refusé considérant que je devais être solidaire de l’entreprise que l’on me demandait de redresser. J’ai donc été nommé mandataire social du groupe rémunéré en tant que président d’AOM participations qui était la société de tête. Tout compris, à l’exclusion d’une voiture et des remboursements courants de repas, j’étais rémunéré sur la base annuelle de 2 millions de francs français.

M. le Rapporteur : Le fait que M. Corbet ait touché 1,005 million d’euros du 1er août 2001 au 31 mars 2002 vous paraît-il démesuré ?

M. Marc ROCHET : Si je prends comme réels vos propos, ...

M. le Rapporteur : Vous pouvez, c’est un document officiel qui nous a été transmis.

M. Marc ROCHET : Je ne peux pas porter un jugement sur un document que je n’ai pas. S’il a effectivement touché ces rémunérations pour cette période, cela me semble totalement disproportionné avec ce qui se pratique dans notre milieu.

M. le Rapporteur : Donc, vous pensez qu’il était " généreux " ?

M. Marc ROCHET : J’ai dit qu’il avait été généreux au départ. J’ai dit ensuite que j’avais acquis la conviction que le projet et ses hommes avaient beaucoup dérivé.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous dire quelques mots de la situation du groupe du point de vue des actifs à l’époque où le tribunal de commerce de Créteil le confie à Holco, puisque c’est l’un des sujets auxquels s’intéresse la commission ? Où se trouvaient les actifs, en particulier les avions, au moment du dépôt de bilan ? Que pensez-vous du transfert des avions, propriétés d’Air Lib, à Mermoz société de droit néerlandais ? Ce type de pratique est-il courant dans le secteur aérien ? La capitalisation de Mermoz, qui est devenu propriétaire de sept avions, à hauteur de 12,2 millions d’euros pour la maintenance, vous paraît-elle raisonnable ? C’était des provisions de grosses réparations.

M. Marc ROCHET : On peut reprocher beaucoup de choses aux directions précédentes en termes de management, d’option commerciale, de choix sociaux, mais je peux témoigner qu’à aucun moment les actifs, essentiellement d’ailleurs constitués autour d’AOM première version, dont vous avez fait l’historique, ne sont sortis du groupe. Lorsque je dis le groupe, ils pouvaient très bien être positionnés autour d’AOM participations, d’AOM compagnie aérienne, d’Air Liberté, d’Air Liberté Finances, mais ils sont restés à l’intérieur du périmètre et en France.

La décision du tribunal de commerce était très favorable. Si on lit le jugement, par ailleurs classique sur ces points-là, tous les actifs appartenant à la société étaient repris par Holco pour 1 franc symbolique. C’était des DC 10, des MD 83. J’avais mené l’acquisition de la plupart d’entre eux au nom d’AOM dans la version 1991-1995. Les échéances avaient été remboursées année après année. Même s’il ne s’agissait plus d’avions d’une très grande valeur, on parle quand même de plusieurs dizaines de millions d’euros.

En outre, il n’y avait reprise d’aucune dette, ce qui bonifiait encore les investissements réalisés. Je ne parle pas, bien entendu, des avions loués ou placés en situation de leasing opérationnel, c’est-à-dire des avions dont les titres de propriété appartiennent à ceux qui les financent.

Je n’ai pas en tête l’évaluation exacte qui aurait pu en être faite à l’époque, mais, de mémoire, l’actif global, hors pièces détachées, qui vont souvent avec, était de l’ordre de 40 à 50 millions d’euros.

M. le Rapporteur : Pour les sept avions ?

M. Marc ROCHET : Non, pour l’ensemble des avions. Mais il faudrait reprendre l’inventaire précis avec les administrateurs judiciaires.

Les effets bénéfiques d’une reprise en plan de cession ont tout de même des contreparties. Les effets bénéfiques, je le rappelle, c’est le fait qu’Holco ait reçu une société avec tous ses actifs et tout son savoir-faire pour 1 franc avec une importante contribution de Swissair. Cette dernière était-elle suffisante ? C’est un autre débat. Elle l’a également reçue sans aucune dette, j’y insiste, ce qui est une situation éminemment favorable pour une entreprise. Je ne dis pas pour autant que les choses étaient faciles.

La contrepartie, c’est que vous ne recevez pas les provisions qui auraient dû être constituées pour couvrir les opérations d’entretien à moyen et long terme. Je m’explique.

On distingue généralement trois types d’entretien. L’entretien courant induit des charges qui reviennent chaque année. L’entretien qui correspond à ce que l’on appelle les checks C ou les grandes révisions de moteur, dure, généralement, de quinze à dix-huit mois. Il est provisionné par tout un système mécanique afin d’en étaler la charge. Enfin, il y a la grande visite tous les cinq ou six ans. Son coût est également provisionné chaque année.

Holco a reçu des avions nets de dette pour 1 franc, mais sans les provisions correspondantes. Je ne suis donc pas choqué, sur le plan comptable, que l’on recrée progressivement les provisions suffisantes pour aller jusqu’au terme des heures de vols encore possibles et ensuite payer les travaux d’entretien.

J’ai des ordres de grandeur en tête, mais je suis prêt à étudier la question plus précisément. En tout cas, je vois mal, pour la flotte qui était effectivement de l’ordre de grandeur que vous avez mentionné, comment on peut recréer 12 millions de provisions. Cela me semble irréaliste.

M. le Rapporteur : Cela vous paraît-il excessif ?

M. Marc ROCHET : Ah oui ! Dans un rapport minimum de 1 à 2, voire de 1 à 3. Avec l’historique d’exploitation d’une compagnie aérienne, tous les avions ne peuvent pas être en visite le lendemain matin. Ce n’était pas le cas le 28 juillet. Certains avions sortaient de visite, ils avaient donc devant eux leur plein potentiel et ne requéraient aucune provision. D’autres, je n’en disconviens pas, allaient devoir passer en visite dans les années à venir. Mais, mécaniquement, grâce à l’exploitation des avions et à la gestion de mes prédécesseurs, qui n’est pas critiquable, à aucun moment on ne se retrouvait, le 28 juillet, avec une flotte qui devait passer en entretien dès le lendemain matin.

Il y a une pratique dans notre milieu, qui est généralement admise par tous. Lorsque l’on a du mal à se mettre d’accord, je ne dis pas que c’est systématique, on considère que l’on reçoit des avions à mi-potentiels. Statistiquement, la moitié de la flotte a encore quelques mois devant elle, une partie va devoir passer en visite et d’autres sortent de visite. Si je prends les sept avions que vous mentionnez en appliquant les grands principes de maintenance, dans le meilleur des cas, je trouve 4 ou 5 millions d’euros. Je ne vois pas comment on peut trouver 12 millions d’euros.

M. le Rapporteur : Est-il vrai qu’avant l’arrivée de M. Corbet, donc au moment où vous étiez encore président, le nombre de filiales rattachées à l’activité aérienne d’AOM et d’Air Liberté étaient bien supérieures ? M. Corbet affirme avoir rationalisé l’activité en l’organisant autour de onze filiales. Quelle appréciation portez-vous sur ses déclarations ? Quelle était l’organisation du groupe au moment du dépôt de bilan ? Aviez-vous de très nombreuses filiales ?

M. Marc ROCHET : Le 14 février 2001, j’ai pris le groupe dans l’état où il était. C’était en effet un agrégat considérable de sociétés : Air Liberté, AOM, Air Littoral et leurs filiales respectives. C’était particulièrement complexe, mais je dois pouvoir retrouver dans mes archives l’organigramme juridique du groupe et je vous le communiquerai dans les tout prochains jours.

Cela étant, la plupart de ces filiales étaient soit historiques, au sens juridique du terme, soit elles n’avaient plus d’activité. Une fois Air Littoral sortie du groupe, il restait essentiellement comme filiales opérationnelles autour d’AOM : la maintenance, le catering, le traitement de la billetterie à Nîmes par la société Logitair et une société d’assistance aéroportuaire, qui s’appelait MAG, localisée aux Antilles et en Guyane. Le reste était constitué de sociétés sans grand intérêt, mais elles ne coûtaient rien non plus.

Il a déterminé là dedans le pointillé de sa reprise, libre à lui. Je dirai autrement. Par l’effet de la cession, il n’a repris qu’une partie du groupe. C’était tout à fait normal et tout le monde aurait agi ainsi. Je n’ai pas connaissance qu’ensuite il ait simplifié quoi que soit, bien au contraire.

M. le Rapporteur : Pensez-vous, d’un point de vue plus général, qu’un second pôle aérien était viable en France ?

M. Marc ROCHET : Après avoir beaucoup réfléchi à ce problème, surtout compte tenu de mes expériences passées, je répondrai par l’affirmative à cette question sous réserve, elle est d’importance, que les gouvernements adoptent une attitude parfaitement libérale à ce sujet.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous développer ce propos ?

M. Marc ROCHET : En termes de marché, sur le plan des réseaux desservis par la concurrence, Air France et la SNCF sur la desserte métropolitaine, mais également sur le plan de l’organisation, de l’inventivité des personnels, de leur esprit commercial, du marketing, je suis convaincu qu’il y avait place pour un deuxième pôle aérien en France. Air France n’a pas vocation à tout couvrir. Elle ne dessert pas toutes les routes touristiques, elle ne peut pas desservir seule certaines routes importantes. Cette deuxième place est tout à fait réaliste. J’y croyais et j’y crois encore.

Les gouvernements successifs ont tout fait pour protéger Air France, tout le temps ! La protection, c’est bien, mais lorsque celle-ci fausse les règles de la concurrence, cela met le challenger dans une situation intenable. Je ne donnerai qu’un exemple, parce que je l’ai vécu et, si c’était à refaire, je le referais même si cela m’a coûté mon poste. En 1995, AOM avait une très bonne image. Elle était bénéficiaire et dégageait du vrai résultat. On nous a alors chassés d’Orly-Ouest, car notre succès gênait Air France. À ce moment-là, j’ai écrit que c’était la fin du système concurrentiel. Il a fallu quelques années, mais on y est arrivé.

Vous ne pouvez pas demander à un marché d’accepter une certaine forme de concurrence, proclamer qu’elle est nécessaire et, ensuite, si vous me permettez cette image, lier les mains dans le dos à l’un des deux boxeurs d’autant qu’ils ne concourent pas dans la même catégorie.

M. le Rapporteur : Air France a-t-elle joué un rôle dans votre dépôt de bilan et, surtout, par la suite ? Certains de nos interlocuteurs nous ont dit qu’Air France avait intérêt à avoir un pôle Air Liberté faible, mais qui ne meurre pas. Partagez-vous ce sentiment ? Avez-vous un autre sentiment sur la stratégie d’Air France à l’égard d’Air Liberté ?

M. Marc ROCHET : En aucune façon Air France ne peut être tenue pour responsable, de près ou de loin, de la situation dans laquelle se trouvait le groupe Air Liberté, AOM, Air Littoral en 2001. Les Suisses, représentant Swissair, les délégués syndicaux, en interne, ont fait suffisamment de dégâts, si je puis me permettre cette expression directe, pour que l’on ne puisse pas accuser qui que soit d’autres d’être responsable de l’état lamentable dans lequel se trouvait ce groupe d’entreprises. Je suis parfaitement clair, le groupe s’est suicidé tout seul.

Dans ce qui s’est passé ensuite, c’est-à-dire la reprise et son accompagnement par Air France avec des formules de coopérations commerciales, je ne saurais vous dire dans quelle mesure elle souhaitait sincèrement laisser vivre un concurrent ou si elle préférait le maintenir en situation affaiblie pour éviter qu’un autre, beaucoup plus redoutable, n’arrive. Pour répondre à votre question, Air France est aujourd’hui suffisamment forte, dans les années 2002-2003, pour ne pas craindre de façon dramatique l’arrivée d’un concurrent, aussi difficile soit-il, sur le marché français. Il n’est qu’à voir les expériences de British Airways et de Swissair.

Je ne pense pas qu’Air France soit totalement indifférente à ce qui se passe sur le marché, c’est normal. C’est une société en situation de concurrence. Il est clair aujourd’hui, compte tenu de ses relations avec l’aviation civile, avec la Cohor, avec l’environnement général, qu’Air France bénéficie indiscutablement d’une oreille attentive à l’instar d’autres compagnies dans leur pays d’origine.

M. le Rapporteur : Avez-vous autre chose à nous déclarer ou des documents à nous remettre ?

M. Marc ROCHET : Je vous remets la note du 18 juillet 2001. Je vous communiquerai dans les jours qui viennent l’organigramme juridique du groupe avant son dépôt de bilan.


Source : Assemblée nationale (France)