Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président

M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons à présent entendre M. Serge Tisseron, psychologue, auteur d’un ouvrage intitulé « Enfants sous influence. Les écrans rendent-ils les jeunes violents » ?

(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

M. Serge Tisseron - Les relations qui peuvent exister entre les images de violence et les comportements violents, notamment la délinquance des mineurs et des adolescents, est une question cruciale.

Je suis également directeur de recherche à Paris X, mais c’est en tant que psychiatre et psychanalyste que je me suis intéressé à cette question, notamment en remarquant le grand désarroi que pouvaient manifester des enfants, des adolescents, voire des adultes, par rapport à des images qui les avaient bousculés, malmenés.

Dans ce travail avec des enfants et des adultes en consultation individuelle, il m’est apparu que ces bouleversements étaient liés très souvent à l’histoire personnelle des patients. J’ai longtemps privilégié la relation entre le choc provoqué par les médias violents et l’histoire personnelle avec l’environnement proche.

Puis cette approche s’est révélée insuffisante dans la mesure où j’ai pu constater, lors de faits divers, que les jeunes, qui se réclament d’images, adoptent des comportements violents en groupe en général. Il m’a donc paru extrêmement important de compléter cette première approche clinique individuelle par une approche plus collective, plus sociologique, qui a fait l’objet d’un soutien des ministères de la famille, de l’Education nationale et de la culture.

Grâce à ces trois ministères, j’ai pu mener une recherche sur une période de trois ans, de 1997 à 2000, dans la banlieue sud de Paris, sur des enfants appartenant aux couches socioprofessionnelles représentatives de la situation en France.

J’ai choisi des enfants de onze à treize ans parce qu’il me semble que c’est un âge charnière où les enfants parlent facilement des images. C’est en même temps un âge où ils ont quitté la petite enfance, où ils ont acquis une autonomie et où leurs comportements de groupe sont très importants.

Je vous ferai part rapidement des résultats de cette recherche, puis de mes réflexions sur les conséquences à en tirer quant à la politique qui pourrait être menée en matière d’images et de délinquance des mineurs.

Les résultats de cette recherche comportent deux aspects : le premier tend à observer les réactions individuelles des enfants face aux images violentes. Après avoir montré des images violentes ou neutres à des enfants, chacun d’eux était pris en entretien individuel. Le second aspect est consacré aux réponses de groupe face à la violence des images.

Les résultats individuels ont montré que les enfants qui ont vu des images violentes ont des émotions très nombreuses et très déplaisantes.

Ce transparent illustre le fait qu’en situation d’image non violente, les enfants éprouvent surtout du plaisir, alors qu’en situation d’image violente, ce sont les émotions désagréables qui priment, telles que l’angoisse, la peur, la colère ou le dégoût.

Les enfants qui ont vu des images violentes ne se contentent pas de rester sous l’effet du choc. Dès qu’on leur propose un interlocuteur, ils s’efforcent d’utiliser ce dernier pour « retomber sur leurs pieds », autrement dit pour retrouver leurs repères.

L’étude des moyens qu’ils utilisent pour « retomber sur leurs pieds » est intéressante, car elle permet de tirer des conclusions importantes sur ce que pourrait être une politique d’éducation aux médias. Ces moyens sont au nombre de trois :

 Un certain nombre d’enfants se mettent à parler et se révèlent beaucoup plus bavards quand on leur montre des images violentes que lorsqu’ils voient des images neutres.

 D’autres enfants se construisent un petit scénario intérieur. Ils ne vont pas forcément en dire grand chose, mais on peut repérer ce petit scénario intérieur si on les invite à dessiner, à photographier ou à construire eux-mêmes des images. Dans le petit scénario qu’ils mettent en scène, ils imaginent que les images qu’ils ont vues auraient pu se dérouler autrement et même, s’ils avaient été confrontés aux mêmes situations, qu’ils auraient pu agir autrement.

 Enfin, certains enfants ne parlent pratiquement pas de ce qu’ils ont vu, ne s’imaginent pas un scénario intérieur. En revanche, ils ont des manifestations non verbales. Ils bougent, s’agitent sur leur siège et prennent des mimiques. Il est très important de remarquer que ces enfants ont besoin de passer d’abord par des manifestations corporelles qui seront acceptées par un interlocuteur pour pouvoir ensuite commencer à parler de l’impact des images sur eux.

La première idée importante à distinguer, c’est que les images violentes provoquent un stress émotionnel. Ce stress émotionnel ne provoque pas forcément un traumatisme, à condition que l’enfant puisse être invité à gérer ce qui se passe en lui.

Quant aux résultats collectifs, ils montrent qu’il y a une très grande différence entre les garçons et les filles. Cette différence, qui nous met sur la voie pour mesurer l’importance de l’impact des images sur la dynamique des groupes, apparaît sur le second transparent, « Première représentation d’actes exprimée en fonction du sexe ».

Il n’y a aucune différence entre les représentations d’action proposées par les garçons et les filles en situation d’images violentes.

Les filles ont eu des attitudes différentes de celles des garçons tout au long de la recherche.

Première différence importante, elles parlent beaucoup plus que les garçons lorsqu’elles ont vu des images violentes, ce qui n’étonne pas, car elles ont une plus grande aptitude au langage à onze-treize ans que les garçons. Cependant, elles n’utilisent cette aptitude au langage que s’il y a une nécessité. Le stress des images violentes produit cette nécessité.

Deuxième différence importante, les filles attendent beaucoup plus du groupe, dont elles utilisent davantage les possibilités que les garçons. C’est normal : encore une fois, elles utilisent mieux et plus le langage que les garçons. Dès lors, si elles sont en groupe, elles vont se précipiter sur leurs copines ou leurs copains pour échanger leurs impressions sur les images vues et elles retombent donc sur leurs pieds par le langage.

Troisième différence importante, si on montre des images non violentes à des garçons et à des filles de onze-treize ans et qu’on invite ensuite le groupe à imaginer des scénarios pour des jeux de rôles qu’ils représenteront comme au théâtre, on s’aperçoit que les filles proposent beaucoup plus de scénarios de pacification et de soumission ou de passivité alors que les garçons proposent beaucoup plus de scénarios de lutte et de fuite.

Il est très important de noter que cette situation ne se retrouve que lorsque les images proposées aux enfants sont des images non violentes. Lorsqu’il s’agit d’images violentes, la distinction s’efface complètement : on constate alors que garçons et filles proposent le même nombre de scénarios de lutte et de fuite.

Comment interpréter les résultats de cette recherche sur les comportements collectifs des garçons et des filles ?

Cette recherche fait apparaître que les attitudes de pacification - attitudes diplomatiques, tendance à chercher des compromis et à arrondir les angles ... - ne sont pas innées chez les filles de onze-treize ans. Ce sont des attitudes apprises, auxquelles elles renoncent sous l’effet du stress des images violentes.

Cela met en évidence un très grave problème : les images violentes conduisent les groupes d’enfants - et peut-être aussi d’adultes - à organiser leurs relations de telle façon que les éléments potentiellement pacificateurs renoncent à leur aptitude pacificatrice et serrent leurs liens avec les autres membres du groupe afin que les leaders émotionnels, ceux qui sont toujours partisans des comportements les plus violents, des agressions ou des attitudes d’attaque, aient le champ libre.

En résumé, cette recherche montre donc que les images violentes malmènent les enfants, qu’elles provoquent chez eux un stress émotionnel et qu’ils ont besoin d’interlocuteurs pour gérer ce stress. En outre, elle ne tranche pas la question de savoir si les images violentes engagent les groupes à adopter des comportements violents mais elle révèle en tout cas que, si tel était le cas, les éléments modérateurs, qui existent dans tout groupe, renonceraient à leur rôle modérateur sous l’effet des images violentes.

Il me paraît important de tirer les conséquences de ces résultats, notamment au regard des politiques de prévention.

Je préciserai d’abord que cette recherche est très différente de la recherche, dont on parle beaucoup ces derniers temps, menée aux Etats-Unis par Creg Anderson.

Ce dernier a suivi pendant dix-sept ans des enfants et montré que ceux qui avaient été les plus grands consommateurs de télévision - plus de quatre heures par jour - devenaient des adolescents puis des adultes davantage portés à résoudre les problèmes de la vie quotidienne en recourant à des comportements violents.

Cette recherche est importante parce que c’est la première fois que des enfants sont suivis sur dix-sept ans. C’est aussi la première recherche à sortir de son champ des paramètres qui n’avaient jamais été isolés auparavant : elle est uniquement axée sur des enfants blancs et elle sort aussi l’influence du milieu socioprofessionnel comme l’influence éventuelle de la séparation des couples, de la séparation des enfants de leurs parents ou des violences familiales. C’est donc une recherche tout à fait crédible.

Cependant, elle soulève beaucoup de problèmes parce qu’elle ne dit pas, premièrement, pourquoi certains enfants regardent plus que d’autres la télévision, deuxièmement, pourquoi, parmi les enfants qui regardent plus que d’autres la télévision, certains seulement deviendront plus violents.

Je veux attirer votre attention sur le fait que la recherche personnelle que j’ai menée entre 1997 et 2000 permet de poser des repères parce qu’elle permet de comprendre comment on passe du choc émotionnel aux comportements violents.

Quand un enfant stressé émotionnellement s’engagera-t-il éventuellement dans des comportements violents ? Quand il n’aura pas trouvé d’interlocuteur pour mettre des mots, des gestes ou, s’il est petit, des dessins sur l’impact émotionnel qu’ont eu sur lui les images.

A partir de ma recherche comme de celle de Creg Anderson, on peut envisager deux politiques tout à fait différentes de prévention de l’impact des images violentes sur les enfants et sur les adolescents.

La première de ces politiques consiste à réduire l’impact des images violentes en réduisant, tout simplement, leur consommation.

On peut autoritairement imposer dans les familles que les enfants ne regardent pas la télévision plus d’une heure. Cela paraît cependant assez utopique. Nombre d’enfants rentrent de l’école avant que leurs parents ne rentrent eux-mêmes et ils allument la télévision ; nombre de parents laissent l’enfant regarder la télévision tout simplement parce que l’appartement est trop petit pour que l’enfant puisse être envoyé dans sa chambre ; peut-être l’enfant a-t-il de toute façon sa propre télévision dans sa chambre...

On peut décider de réduire la violence dans les programmes télévisuels, mais vous savez comme moi que nous sommes dans une société libérale et, quand bien même une telle décision serait prise, encore faudrait-il prévoir quelles peines infliger aux chaînes qui transgresseraient la règle. Aujourd’hui, les consignes du CSA, y compris pour les programmes en prime time, ne sont pas respectées et le CSA est d’autant plus démuni que les chaînes peuvent facilement amortir les amendes avec des écrans publicitaires.

Réduire la consommation d’images violentes est évidemment une réponse possible, mais elle est difficile à organiser.

Reste une autre réponse : permettre aux enfants qui voient des images violentes, notamment à la télévision, de porter un regard différent sur ces images et sur ce qu’ils éprouvent face à ces images, c’est-à-dire leur permettre de prendre de la distance par rapport à ces images.

La recherche que j’ai menée à fait ressortir un élément important : les enfants et les adolescents ont spontanément le désir de prendre cette distance. Ils en ont le désir parce que les images violentes les malmènent beaucoup. Quand ils sont en groupe invités à imiter les images violentes qu’ils ont vues, ce n’est jamais la recherche du plaisir qui les engagent à le faire : ce sont d’abord le stress, l’angoisse, la colère, le dégoût.

Les enfants demandent à être aidés pour gérer leur stress émotionnel. J’en vois la preuve dans l’extraordinaire succès que remportent aujourd’hui les making off, qui expliquent comment les images sont faites. Je dis d’ailleurs depuis vingt ans que chaînes de télévision et publicitaires devraient fabriquer des making off sur les feuilletons et les publicités télévisés. Les enfants ont une grande curiosité dans ce domaine.

Un enfant angoissé, terrorisé par des images ne se demande pas, surtout s’il est petit, ce que le réalisateur a voulu dire. Il se demande comment les images ont été faites, et quand il grandit et devient adolescent, il continue à se poser la même question.

Aujourd’hui, les making off ne sont pas fabriqués par les chaînes publiques, à la demande de l’Etat et dans un but d’éducation aux médias ; ils sont fabriqués par les marchands d’images parce qu’il y a une demande des enfants et des adolescents, et, si vous achetez Gladiator ou Buffy et les vampires en DVD, vous trouverez un making off.

On tient donc là, grâce à la recherche dont j’ai parlé, une voie importante. Les enfants ne sont pas démunis demoyens pour gérer le stress émotionnel des images et pour éviter que ce stress émotionnel ne les engage dans des comportements délinquants de groupe, mais il faut les aider.

Il faut les aider en leur proposant des interlocuteurs, dans la famille, dans l’Education nationale, dans le secteur associatif, puis en leur permettant d’utiliser les moyens dont les uns et les autres disposent spontanément.

Certains ont besoin de passer par les mots. Les interlocuteurs devront parler avec eux, leur demander comment ils ont reçu les images et ce qu’ils ont éprouvé, partir des émotions.

Les interlocuteurs devront également les inviter à fabriquer leurs images.

Heureusement, il y a depuis quelques années des enseignants de base sensibles à la question : ils essaient de fabriquer des images avec les enfants pour leur permettre de gérer l’impact émotionnel des images qu’ils voient à la télévision, au cinéma ou sur les panneaux publicitaires.

Certains enfants ayant besoin de passer par le jeu, par les mimiques, par le corps, il faudrait aussi prévoir des lieux - secteur associatif, Education nationale - dans lesquels des adultes inviteraient les enfants qui en ont besoin à jouer ce qu’ils ont vécu. Les enfants pourraient alors mieux se fabriquer leurs petits scénarios personnels, commenceraient à mieux parler et à prendre de la distance par rapport aux images.

Nous sommes à un moment crucial : l’ensemble des chercheurs reconnaît aujourd’hui que les images violentes ont un impact sur la violence des jeunes mais, dans le domaine de l’éducation aux médias, tout reste à faire. Il est donc urgent à mon avis que le politique impose des décisions.

Il faut que les chaînes de télévision fabriquent des making off, qui soient mis à la disposition des enseignants, et il devrait y avoir des émissions de télévision d’éducation aux médias.

Il faut que l’Education nationale organise l’éducation aux médias à partir non pas des oeuvres d’art mais des images qui se présentent spontanément aux jeunes dans la vie. Les jeunes n’ont pas envie de comprendre comment Léonard de Vinci a fabriqué la Joconde. Ils veulent savoir comment a été fabriquée la dernière pub pour Levi’s, qui est en effet « vachement » impressionnante : on voit un garçon et une fille courir et traverser des murs.

Il faut donc que l’éducation aux médias dans le cadre de l’Education nationale s’inspire des images que les enfants voient tous les jours.

Puis, il faut évidemment engager les parents à s’intéresser beaucoup plus à ce qui intéresse leurs enfants et à dialoguer avec eux davantage qu’ils ne le font aujourd’hui.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Vous dites qu’il est nécessaire pour les enfants de prendre du recul par rapport aux images violentes qu’ils reçoivent, ce qui implique qu’elles leur soient expliquées. Ce devrait en effet être le rôle de la famille, mais, très souvent, celle-ci est défaillante dans ce domaine.

Reste donc l’Education nationale, à laquelle on demande déjà beaucoup. Comment vos propositions peuvent-elles se décliner dans son cadre ?

M. Serge Tisseron - L’éducation aux médias devrait être organisée par des personnes spécialement formées, qui pourraient être issues non seulement du milieu de l’Education nationale elle-même mais aussi du secteur associatif. Il n’est en tout cas pas question de demander aux enseignants en poste, qui ont la vocation de pédagogue, d’organiser l’éducation aux médias.

Première raison, cela ne correspond pas à la vocation de la plupart d’entre eux. Deuxième raison - mais, heureusement, les choses changent -, les personnes qui se destinaient à l’Education nationale avaient traditionnellement une relation privilégiée au langage et à la transmission par le langage. En général, ils n’aimaient pas les images. Or, on ne peut demander à des partisans du langage et à des adversaires de l’image de dispenser l’éducation aux médias. Ce serait « casse-gueule » à tout coup.

Je dis que les choses changent. En effet, de plus en plus de jeunes profs jouent aux jeux vidéo. Ils ont grandi dans une autre culture et leur relation aux images est différente. Il faudra cependant de vingt-cinq à trente ans pour que les choses aient suffisamment changé, pour qu’il soit envisageable que des enseignants dont la vocation est l’Education nationale s’engagent éventuellement dans l’éducation aux médias.

Il faut donc un personnel différent, spécialement formé à ces questions et sensible aux trois aspects sous lesquels le stress émotionnel des images est géré par les enfants.

Ce personnel devra donc être sensible à l’utilisation du langage mais aussi à l’utilisation des images. Il devra pouvoir inviter les jeunes à fabriquer des images, notamment avec des appareils numériques, lesquels ne coûtent plus très cher et permettent de se passer de pellicule, avec des logiciels de traitement d’images ou avec du papier collé, le travail avec le papier collé apprenant énormément sur la fabrication des images.

Il devra en outre être sensibilisé à la dynamique de groupe puisqu’il y a malheureusement des enfants qui ne peuvent commencer à parler des images que si on leur laisse d’abord la liberté de bouger, de se passer la main dans les cheveux, de rouler des mécaniques comme le cacique ou le héros du film, de se donner pour jouer des bourrades comme les personnages du film. Ces enfants aussi doivent avoir la chance de gérer le stress émotionnel lié aux images.

Pour ces deux grandes raisons -d’une part, la nécessité d’une triple formation pour sensibiliser à l’utilisation du langage, à la création des images et aux jeux de rôles, d’autre part, le fait que le personnel enseignant actuel ait surtout une vocation éducative- il faut, à mon avis, un personnel formé dans un secteur autonome.

L’Education nationale a en revanche une particularité exceptionnelle : elle touche tous les enfants.

L’éducation aux médias devrait donc être faite dans les locaux de l’Education nationale et à des horaires intégrés dans son planning, ce qui l’obligerait à accepter que des personnes formées dans une autre filière - qui ne lui échapperait d’ailleurs pas nécessairement mais qui serait parallèle à l’actuelle filière des maîtres - interviennent dans son cadre.

Un tel système devrait en tout cas être mis en place à l’essai dans des endroits réputés difficiles.

Dans mon ouvrage « Enfants sous influence. Les écrans rendent-ils les jeunes violents ? », je proposais même que, dans les secteurs où les images semblent être souvent reprises par des bandes qui s’en réclament, de véritables sas soient instaurés dans les établissements scolaires.

Dans certaines banlieues, les parents partent au travail à six heures du matin. Ils lèvent auparavant leurs enfants ou ceux-ci se réveillent parce qu’ils entendent du bruit. Les enfants prennent leur petit déjeuner, puis que font-ils jusqu’à huit heures ? Ils regardent la télévision seuls. Or les programmes du matin ne sont pas soft. Ces enfants emmagasinent donc des émotions vives, intenses ; ils deviennent des piles électriques et, lorsqu’ils arrivent à l’école, ils sont totalement impropres à quelque apprentissage que ce soit. Les enseignants n’ont pas prise sur eux, rien ne passe.

J’avais donc proposé l’instauration de sas de « décompression » : des éducateurs spécialisés accueilleraient à leur arrivée à l’école les enfants pendant une heure, inviteraient ceux qui le peuvent à parler de ce qu’ils ont vu ou à fabriquer des images et, surtout, proposeraient à ceux qui ont besoin de passer par le corps de jouer, de mettre en scène, de représenter comme au théâtre ce qu’ils ont éprouvé. Ainsi, aucun enfant ne serait laissé de côté.

Il est en tout cas très important de ne pas considérer l’éducation aux médias du seul point de vue du langage. Si elle devait uniquement utiliser le langage, elle laisserait de côté la moitié, voire, dans certaines régions, les deux tiers des enfants, car certains n’ont pas d’emblée la maîtrise du langage. Il faut d’abord leur permettre de passer par le corps ou, éventuellement, par des images. C’est une réalité qui a longtemps été sous-estimée dans notre culture et qui est aujourd’hui mieux connue.

Je crois donc indispensable que l’éducation aux images retienne trois aspects, à savoir les jeux de rôles, la fabrication d’images et, bien sûr, le langage, et soit confiée à un corps enseignant spécialisé intervenant dans les locaux de l’Education nationale et dans ses horaires, ma préférence allant au matin, à l’arrivée des enfants.

M. le rapporteur - Quelle serait la tranche d’âge prioritaire ?

M. Serge Tisseron - Toutes les tranches d’âge peuvent bénéficier de l’éducation aux images. Si j’ai fait porter ma recherche sur les onze-treize ans, c’est parce que les enfants commencent alors à parler facilement. La dynamique de groupe est aussi plus importante à cet âge que chez les petits, qui continuent à être pris dans leur famille. Mais, à mon avis, l’éducation aux images - ce ne sera évidemment pas la même - est une nécessité dès la maternelle. C’est une nécessité pour les adolescents, et même pour les adultes, par le biais d’émissions de télévision : « réception en famille recommandée » pourrait être la consigne du CSA.

Cependant, s’il fallait cibler au départ une catégorie d’âge, je retiendrai les onze-treize ans, soit les classes de début de collège.

M. le rapporteur - Les enfants sont soumis à un flot d’images tant de faits réels que de fiction. Cette distinction est-elle pertinente et influe-t-elle sur leur comportement ?

M. Serge Tisseron - On se rattachait traditionnellement à la distinction entre images d’actualité et images de fiction pour tenter de structurer les enfants. Il y a encore quinze ou vingt ans, des psychanalystes recommandaient de bien expliquer aux enfants que les personnages souffrent et meurent pour de faux dans un western, pour de vrai dans les actualités.

Ces catégories sont brouillées et elles le seront de plus en plus.

Aujourd’hui, on sait que les scènes d’amour les plus réussies des fictions sont souvent celles dans lesquelles une véritable idylle avait lieu entre l’acteur et l’actrice. Pendant longtemps, on a ignoré ces choses. Maintenant, on les découvre presque en temps réel : cela paraît dans le journal. De la même manière, quand des scènes de haine sont très réussie au cinéma, on apprend souvent que des haines réelles existaient entre les acteurs, comme dans Le Trésor de la Sierra Madre, qui est un exemple célèbre.

On sait aussi que les actualités sont fabriquées, qu’elles ne montrent qu’un aspect des choses, qu’elles peuvent même parfois être complètement mensongères, induire en erreur ou colporter des rumeurs.

Il est maintenant question que l’AFP fabrique, lorsqu’elle ne dispose pas d’images pour certains événements, des images virtuelles.

Au moment du parachutage des troupes américaines en Afghanistan, on a vu un mélange d’images du service des armées américain, d’images de synthèse très bien faites et d’images d’origine non indiquée, provenant probablement de reporters indépendants.

La distinction traditionnelle entre réalité et fiction s’efface donc de plus en plus, mais il me semble que, de toute façon, les spectateurs n’ont jamais vraiment fait la différence.

Aussi difficile à comprendre que cela puisse paraître, toutes les enquêtes faites à ce sujet ont montré que les spectateurs se guident toujours, que les images soient de fiction ou d’actualité, sur des événements qu’ils ont ou auraient pu eux-mêmes vivre. Les fictions les invitent à faire de la psychologie - ils diront par exemple que, eux, ils auraient agi autrement que l’héroïne - et, inversement, les images d’actualité ne les intéressent vraiment que si elles les renvoient à une expérience personnelle.

En fait, la distinction actualité/fiction craque de tous les côtés.

Elle craque d’abord du côté de la constitution des images, qui seront de plus en plus mélangées. Il y aura de plus en plus de films de fiction dans lesquels les personnages feront l’amour pour de vrai ou, pourquoi pas ? seront maltraités pour de vrai. Cela se faisait déjà traditionnellement au cinéma. On peut imaginer que cela se fera de plus en plus facilement, et les acteurs le diront alors qu’ils ne le disaient pas auparavant. Sur Arte, dans un film qui lui était consacré, Leni Riefenstahl racontait qu’elle avait été maltraitée par les réalisateurs avec lesquels elle avait tourné comme actrice au point de s’être retrouvée à l’hôpital après certaines scènes ! A l’époque, le spectateur l’ignorait. Aujourd’hui, il le sait et, dans le même temps, il sait que les actualités intègrent des images de synthèse.

Elle craque ensuite du côté des réactions du spectateur, lequel, on le sait, ne s’intéresse aux images qui si elles l’interpellent parce qu’elles le renvoient à sa propre vie et qu’il y trouve des repères qui résonnent avec les repères de son existence réelle.

Cela signifie que la distinction actualité/fiction ne se résout pas au seul cadre de présentation des images. Pour ma part, je crois que trois cadres interviennent toujours dans la constitution de cette distinction.

Le premier cadre est le cadre de présentation des images : on nous dit de quoi il s’agit, actualité ou fiction, et on est bien obligé de le croire. On peut être induit en erreur.

Le deuxième cadre est le cadre familial. Je vois des enfants que leurs parents ont complètement induits en erreur autour de certains spectacles d’images. Ils ont pris des actualités pour de la fiction ou de la fiction pour des actualités. Les parents ont, par exemple, des réactions émotionnelles si fortes devant certains programmes de fiction que l’enfant croit que c’est « du vrai » pour eux et cela devient « du vrai » pour lui.

Le troisième cadre est, évidemment, un cadre psychique : les spectateurs doivent avoir la capacité de prendre de la distance par rapport aux images.

Pour en revenir à l’éducation aux images, je pense donc qu’elle doit complètement abandonner la distinction actualité/fiction pour permettre aux enfants de prendre de la distance par rapport à toutes les images, quelle que soit leur provenance, ce qui signifie que le travail doit se faire sur des images de fiction, sur des images depublicité et sur des images d’actualité.

Une mesure me paraît devoir être prise de toute urgence par le législateur : toutes les images présentées dans les actualités télévisées devraient être indexées. Il ne suffit pas que le présentateur annonce que des images du service des armées américain vont nous être montrées si, pendant les trois minutes suivantes, les images ne sont pas indexées. Si vous zappez à la dixième seconde, vous les regarderez pendant deux minutes cinquante sans savoir qu’elles proviennent du service des armées américain, et, si le présentateur ne répète pas leur provenance ou si vous zappez avant, vous aurez « gobé » ces images comme étant des images indépendantes.

Il faut donc absolument que toutes les images soient visuellement indexées, car il est capital qu’il n’y ait jamais dans les actualités télévisées d’images dont on ne connaisse l’origine. Les images de synthèse seront de mieux en mieux faites : il faut que la mention « images de synthèse » soit inscrite en gros et que leur provenance soit précisée. « Images de synthèse du service des armées américain », ce n’est pas la même chose qu’ « images de synthèse Microsoft » ou « images de synthèse du service des armées français ».

Le citoyen ne sera pas responsable face aux images, c’est-à-dire capable de s’informer et de communiquer, s’il n’est pas d’abord invité à reconnaître la provenance de toutes les images qu’il voit.

On m’objectera que, très vite, beaucoup de gens cesseront de regarder l’indexation. Certes, mais le fait que la provenance soit indiquée montrera qu’il est utile de la connaître. Ce sera, là encore, un encouragement à parler dans les familles de la provenance des images, de leur signification et de leur effet sur les uns et les autres.

M. le rapporteur - C’est tout à fait vrai lorsque la famille peut assumer cette mission, mais ce n’est pas toujours le cas dans les populations qui nous occupent.

M. Serge Tisseron - Malheureusement, beaucoup de familles ne sont pas en mesure de soutenir ce travail. C’est pourquoi il doit être fait par le biais d’émissions d’éducation aux médias et par l’Education nationale.

Je ne suis pas politique, je suis thérapeute ; je vois des enfants et des familles. Je suis donc, c’est vrai, très porté sur la famille. Par rapport à vous, je le suis peut-être même un peu trop, mais, pour moi, il y a la famille, il y a l’Education nationale et le secteur associatif, et il y a les chaînes de télévision. L’effort doit porter dans ces trois directions.

M. le président - Je vous remercie, monsieur Tisseron.


Source : Sénat français