Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président

M. Jean-Pierre Shosteck, président - Nous allons à présent entendre M. Alexandre Jardin, écrivain, qui a fondé l’association « Lire et faire lire » dont le but est d’encourager la lecture chez les élèves que celle-ci rebute. Au cours de ces derniers mois, vous avez animé, monsieur, un groupe de réflexion intitulé « Relais civique », et qui s’est notamment intéressé aux questions de violence scolaire. Cela nous intéresse bien évidemment au plus haut point pour nos travaux.

(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

M. Alexandre Jardin - Les remarques que je souhaite faire ici sont des remarques d’ordre pratique. Rien ne serait plus dangereux que de laisser croire aux français que des lois et des changements de structures auront des effets autres que minimes. Tout ce que je vais aborder concernera des changements de pratiques.

D’abord, nous mènerons notre réflexion sur la prévention. Ensuite, nous nous intéresserons au traitement du plus grand nombre. Enfin, notre étude s’attachera au traitement du noyau dur, c’est-à-dire des multirécidivistes.

En matière de prévention, je préconise le développement d’une pratique extrêmement simple. Il s’agit d’augmenter le lexique dont disposent les enfants de notre population. Toutes les études montrent qu’il y a une corrélation étroite entre la violence et la pauvreté du lexique. D’une part, un jeune qui a 400 mots ne commet pas les mêmes actes qu’un jeune qui en a 1500 à sa disposition. D’autre part, un jeune qui dispose de beaucoup de mots est un jeune qui réussit mieux. Il y a très peu de premiers de la classe dans les commissariats le samedi soir.

L’action que j’ai entreprise depuis maintenant deux ans est la meilleure stratégie susceptible d’être appliquée massivement. Elle consiste à appliquer à très grande échelle une expérience locale qui a fonctionné pendant quinze ans à Brest et qui a été menée par l’office des retraités de Brest. Ces jeunes retraités sont venus lire des histoires aux enfants le lundi, le mardi, le jeudi et le vendredi, à tour de rôle, pour leur transmettre le plaisir de la lecture et créer une habitude de lecture. Le lien intergénérationnel est le moyen de prévention le plus efficace. Outre le fait qu’il ne coûte rien, il a totalement fait disparaître l’échec scolaire dans les établissements qui l’ont appliqué. Cela suppose que le protocole soit respecté, c’est-à-dire que la lecture ait bien lieu le lundi, le mardi, le jeudi et le vendredi pour créer une habitude.

Nous avons décidé d’étendre cette pratique au niveau national en créant un partenariat entre mon association « Le relais civique », la Ligue française de l’enseignement et l’UNAF, l’union nationale des associations familiales afin de disposer de bureaux et de relais dans l’ensemble des départements. Nous avons demandé à des sponsors privés de financer notre bureau central et à France Télécom de financer un système permettant la création d’un numéro d’appel national.

Je me suis ensuite tourné vers 130 écrivains -dont vous connaissez les noms- qui ont apporté leur soutien pour médiatiser cette opération.

A la fin de la deuxième année, ce système est déjà appliqué dans 87 départements, soit une couverture quasi nationale, dans 13 000 écoles faisant appel à au moins 5 000 bénévoles. Il est difficile de connaître les chiffres exacts car les retraités ne remplissent pas leur feuille de présence. On sait néanmoins qu’il y a en ce moment un taux de croissance fantastique parce que les retraités ont envie de voir des enfants et souhaitent intervenir. Aussi, si nous parions à très grande échelle sur le lien intergénérationnel -pour un coût ridicule-, nous pouvons faire disparaître notre échec scolaire.

Je parle bien d’une pratique très simple, qui n’a pas de coût, qui ne suppose aucune loi, aucun changement administratif et qui nécessiterait la création de 200 emplois pour régler l’échec scolaire. Je me permets d’être aussi affirmatif car je m’appuie sur une étude réalisée par l’université de Bretagne. L’expérimentation ayant duré quinze ans, nous bénéficions d’une distance suffisante. Je souhaite vivement que ce programme soit appliqué dans toutes les écoles primaires françaises et les grandes sections de maternelle dès la rentrée prochaine.

Les écrivains français sont prêts à se mobiliser et à lancer une grande campagne pour trouver entre 80 000 et 100 000 bénévoles, ce qui est tout à fait envisageable. Il ne faudrait pas lancer une généralisation en face d’une administration qui n’aurait pas été préparée. Or toutes les inspections d’académie travaillent avec nous depuis deux ans. Le plus petit inspecteur d’académie milite aujourd’hui avec nous. La machine est donc prête à la généralisation pour régler le problème de l’échec scolaire. L’expérience de Brest nous a montré plusieurs choses.

Premièrement, on a pu constater la disparition de l’échec scolaire.

Deuxièmement, l’expérience à eu un effet d’intégration extraordinaire sur les enfants issus de l’immigration. L’activité a lieu en tous petits groupes de trois ou quatre petits enfants. Au bout d’un moment, ils s’adoptent réciproquement, et la lectrice devient mamie Jacqueline. Il est indispensable que les enfants des cités aient une mamie Jacqueline. Il faut que le visage de la France soit mamie Jacqueline et non pas un CRS.

De façon très concrète, ce programme s’adresse aux enfants des grandes sections de maternelle jusqu’à la fin du primaire. L’expérience a montré que le lien intergénérationnel ne marche plus lorsque les enfants sont aucollège. En classe de sixième, ils s’identifient aux plus grands. Ils ne veulent pas être vus avec une mamie car ils auraient l’air d’être petits.

Troisièmement, j’ai été extrêmement intéressé de constater que les écoles qui appliquent le programme ont un taux d’emprunt dans les bibliothèques tout à fait stupéfiant. Les enfants ayant bénéficié de cette expérience n’ont pas du tout le même lexique. Quand on crée une habitude de lecture tout au long de l’école primaire, on permet aux enfants d’avoir des mots. Et quand on a des mots, on ne tape pas.

Ce programme est le meilleur outil de prévention que mon association « Relais civique » ait repéré. Toutes les conditions sont aujourd’hui réunies pour passer à l’échelon national.

Le deuxième point concerne le traitement du plus grand nombre.

Mon association a réuni un groupe composé d’inspecteurs généraux de l’Education nationale et de syndicalistes. Pendant six mois, nous nous sommes rendus dans les collèges qui avaient réglé leur problème de violence pour comprendre quelle méthode ils avaient adoptée. Ce n’est pas leur discours qui nous a intéressés, c’est leur pratique. Nous en avons tiré une charte en douze points que je vous ai apportée. Elle a été publiée par l’Express au mois de mars et reprend point par point la conduite à tenir. Mais la diffusion des ces bonnes pratiques connaît un obstacle : le milieu enseignant est naturellement rétif à ce qui vient du haut. Il est difficile d’importer dans un collège des pratiques qui viennent d’ailleurs. Pour résoudre ce problème, nous avons cherché qui avait les bonnes pratiques afin de les diffuser.

Un fonctionnaire de Versailles a eu l’intelligence d’adopter une stratégie des bonnes pratiques reposant sur l’utilisation des crises. Cela fait l’objet du onzième point de notre charte. Si vous téléphonez à un collège en indiquant la marche à suivre en douze points, on vous raccroche au nez. En revanche, si vous attendez qu’il y ait une grave crise, à ce moment-là, on peut envoyer des groupes d’appui composés de personnels rattachés aux collèges : infirmières, ATOS, etc. Ceux-ci sont formés à la mise en place, sous forme de fiches techniques, des outils que j’ai répertoriés dans ma charte. C’est lorsqu’il y a une crise que l’on peut les diffuser très rapidement.

Je vais maintenant étudier ces différents outils.

Le premier outil est très simple. Il faut à tout prix traiter de façon spécifique le noyau dur des enfants qui sèment vraiment le trouble. Actuellement, que se passe-t-il ? Quand un enfant à moins de seize ans, on le renvoie de l’établissement. Or l’obligation légale de le scolariser fait que cet élève -appelé le « mistigri »- ira d’un établissement à un autre.

Pour ne pas laisser la situation empirer, nous nous sommes tournés vers une expérience qui a lieu depuis des années à Ajaccio et qu’il faudrait à tout prix généraliser au niveau national. La FALEP, l’antenne locale de la Ligue de l’enseignement, a signé une convention avec un collège : lorsque un enfant a commis un acte très grave, il est exclu pour une période de trois semaines ou un mois mais il reste sous statut scolaire et est pris en charge de façon individuelle. Il ne faut pas faire de ces enfants des chats sauvages sous peine de voir leur situation s’aggraver. Sur environ 600 élèves, on compte un noyau dur d’une quinzaine d’élèves pénibles.

Il convient de préciser qu’ils ne sèment pas le trouble en même temps. Une expérience a montré que le suivi individuel pendant trois semaines ou un mois permettait au jeune de sortir de son rôle. Un travail de recomposition et d’appui familial est réalisé afin d’organiser le retour de l’élève dans le cursus scolaire. Pour cela, plusieurs sessions sont parfois nécessaires mais, in fine, la réintégration est obtenue dans plus de 50 % des cas, ce qui est un bon chiffre.

Le deuxième outil est peut-être celui qui m’a le plus enthousiasmé. Il s’agit d’un dispositif qui a été créé en 1991 par Lionel Jospin : « Ecole ouverte ». Il permet d’ouvrir les collèges le samedi, le mercredi après-midi et pendant les petites vacances scolaires. Ce système permet d’utiliser les bâtiments pour faire du soutien scolaire, de l’aide aux devoirs et des activités qui intéressent les jeunes. Pendant qu’ils sont à l’école ouverte, les jeunes ne sont pas dans un Franprix ou dans leur cage d’escalier. Surtout, cela a des effets indirects incroyables de réappropriation du collège. En effet, les enfants qui participent à l’école ouverte n’ont pas du tout le même comportement avec leurs enseignants le lundi. Ces stratégies indirectes leur donnent un lieu et du temps.

A ma grande horreur, j’ai constaté que l’« Ecole ouverte » n’est appliquée que dans un quart des établissements de ZEP et REP en France. Or pour régler l’essentiel des problèmes de délinquance, il faut stratégiquement s’appuyer sur les lieux de cohérence que sont les collèges plutôt que d’aller distribuer de l’argent partout. Le dispositif « Ecole ouverte » doit être généralisé au minimum à l’ensemble des établissements en ZEP et REP. Je dis « au minimum » car tout le monde est conscient que cette classification ne regroupe plus grand chose. En effet, une très grande quantité d’établissements en zone banale connaissent des situations de crise.

Pourquoi le système ne fonctionne-t-il pas dans les trois quarts des établissements ?

La première raison est très simple. Les participants à l’« Ecole ouverte » sont payés de façon scandaleuse. Ils sont payés 9,45 euros net par heure alors que les enseignants qui font de la formation permanente sont payés entre 32 et 37 euros par heure. L’écart de paiement est beaucoup trop fort. Veut-on des voitures qui flambent ou un système « Ecole ouverte » qui fonctionne ? Il y a un vrai choix collectif à faire.

J’en viens à la deuxième raison. La surcharge administrative que l’on impose aux principaux basculant en « Ecole ouverte » est délirante ; le diable est toujours dans le détail. Leur charge de travail administratif augmente en moyenne de 25 %. J’ai ouvert les placards pour voir ce qu’ils contenaient. J’y ai trouvé des fiches de paie à n’en plus finir, des formulaires délirants. Il est inadmissible, par exemple, que le travail de fiches de paie incombe aux principaux de collège. Je trouve extraordinaire qu’il y en ait autant qui le fassent ! Il y a vraiment des gens qui ont la République chevillée au corps et qui sont des militants de l’éducation populaire !

Il faut à tout prix revoir le système par bassin de ZEP et prévoir au minimum un gestionnaire pour soulager les principaux de collège de ce travail administratif, qui est énorme.

Ensuite, il faut mettre en place une vraie stratégie de diffusion. Actuellement, l’institution somnole avec un taux de croissance de 2,3 % par an. La meilleure stratégie consisterait à s’appuyer sur les établissements qui sont très militants pour l’« Ecole ouverte ». Dans chaque zone, la charge de la diffusion devrait revenir aux établissements. Les meilleurs prosélytes sont les praticiens.

Vous trouverez les autres points de la charte dans le document que je laisse à votre disposition.

Venons-en au traitement spécifique des multirécidivistes.

Je ferai juste une remarque d’ordre général.

On entend un peu partout que le Gouvernement a l’intention de créer des centres éducatifs renforcés ou fermés. Le « Relais civique » a mené une étude très intéressante à Chicago. Le patron de la police à Chicago nous a fait remarquer que la violence était un problème complexe ne pouvant pas être réglé par une approche unique. Il nous a conseillé d’adopter plusieurs stratégies, parfois contradictoires, afin de répondre à la diversité du genre humain. Car un système aura des effets sur certains enfants mais se révèlera inefficace sur d’autres.

Donc, si nous voulons que nos centres éducatifs fermés ou renforcés soient efficaces, ils doivent être variés. Il faut appliquer des protocoles différents. Il ne faut pas qu’un môme sur qui une expérimentation a échoué soit renvoyé dans les mêmes tuyaux ; il faut essayer autre chose.

L’association JET -Jeunes en équipes de travail- obtient de bons résultats, il faut l’écouter. Elle a de bons protocoles. Cela ne veut pas dire qu’il faut faire du JET partout, cela signifie que leur modèle doit être étendu. Ce modèle doit devenir l’une des réponses.

Ma terreur, c’est que le Gouvernement s’enfonce tête baissée dans un modèle. Ce serait une folie pour notre pays. Cela me semblerait parfaitement déraisonnable.

Vous avez peut-être observé que le mot « protocole » revient dans tous mes propos. Ce qui me semble important, ce sont les pratiques. L’opération « Ecole ouverte » est une pratique, ce que l’association JET fait est une pratique. Pour aller plus loin et pour nourrir les travaux de commissions comme la vôtre, je publie un livre qui sort aujourd’hui pour que l’on crée en France une agence des pratiques. Je ne veux plus que le gouvernement de mon pays travaille en amateur. Je veux que l’on ait un outil de recherche et développement des pratiques, un outil d’évaluation. Je ne veux plus que l’on ait des effets d’annonce qui reposent sur des intentions alors qu’il y a tellement d’expérimentations évaluées.

Si l’on veut passer à un état de démocratie, si l’on veut que notre gouvernement ait un effet non marginal, il va falloir que l’on travaille avant tout les pratiques. La personne qui me précédait évoquait la « police de proximité » ; cela ne veut rien dire, ce qui est important, ce sont les pratiques que ces gens vont faire.

Au Relais civique, nous avons engagé une étude sur ce qu’il faudrait faire faire à la police de proximité. Qui a les bons protocoles ? Nous avons trouvé une diversité incroyable d’approches à travers le monde. J’aimerais que la France s’appuie sur les travaux d’une agence des pratiques. J’aimerais, en matière de police de proximité, que l’on enrichisse les pratiques des policiers qui en seront chargés, parce qu’il existe une foule d’expériences efficaces. Je vais vous en citer une qui fonctionne à Chicago. Pourquoi obtiennent-ils des chiffres aussi bons à Chicago ? Tout simplement parce qu’ils ont 42 programmes de ce type. Ils pratiquent la multithérapie.

L’un des programmes que j’ai trouvé intéressant, par exemple, consiste à demander aux policiers du quartier, au début de l’année scolaire, de sonner aux portes des immeubles pour organiser une réunion -cela s’appelle le « school bus program »- destiné à organiser un planning par immeuble afin de savoir qui accompagnera les enfants à l’école et qui viendra les chercher -puisque nous habitons au même endroit, nous avons intérêt à nous entraider.

L’intérêt premier, c’est que le flic de quartier discute avec les parents de la chose qui est la plus précieuse au monde pour eux. Donc le lien qui se tisse lors de la constitution de ces groupes est extrêmement précieux. Le deuxième intérêt, c’est que cela augmente le nombre d’adultes responsables dans la vie des enfants ; c’est très important. Le troisième intérêt, c’est que cela augmente le nombre d’adultes qui connaissent les enfants dans la rue.

Ce sont des stratégies indirectes. Nous en avons repéré des dizaines. J’aimerais que l’on passe au stade professionnel. Chez Peugeot, ils ont des centres de recherche et développement ! J’aimerais que notre police nationale puisse s’appuyer sur ces travaux évalués et quantifiés. Je suis convaincu, si on refait une grande loi sur la sécurité, avec un grand conseil national sur la sécurité, que l’on va travailler sur les « tuyaux », sur les lois et les structures ... et on va désespérer les Français.

J’espère que vous défendrez notre approche fondée sur les pratiques, qui me semble être la seule qui soit raisonnable.

Monsieur le président, je me permets de vous laisser un exemplaire de notre charte. Je voudrais ajouter, au cas où le principe d’une agence des pratiques vous intéresserait, qu’elle a de fortes chances de voir le jour. En effet, je souhaite qu’elle soit pilotée par un directoire de grands patrons de médias. J’ai déjà l’accord de sept poids lourds et, au rythme où vont mes travaux, je pense qu’ils seront une douzaine à la fin de la semaine prochaine. La force de frappe médiatique de cette institution rendra sa création probable. Je ne vois pas un gouvernement lui dire non !

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Pour en revenir aux expériences que vous avez menées dans différents établissements avec l’opération « Lire et faire lire », quelle a été l’attitude de la communauté éducative en général et de l’Education nationale en particulier ?

M. Alexandre Jardin - Elle a été excellente. Nous avons pris la précaution de choisir comme opérateur principal la Ligue française de l’enseignement. Quand vous voulez diffuser une bonne pratique, il faut vous adresser à des gens culturellement voisins du monde que vous voulez approcher. La Ligue française de l’enseignement est en symbiose avec le monde enseignant. Ce n’était pas la secte Moon ... cela a été primordial.

La deuxième approche a consisté à créer un comité de soutien d’écrivains, le mouvement des écrivains français. Cela devenait très difficile de ne pas être pour.

Ce sont des approches indirectes. Quand on veut parler à des Japonais, il faut parler japonais ; il faut parler la langue de la culture d’un groupe, sinon on réveille des résistances.

Par ailleurs, j’ai tout de même rencontré quelques difficultés, principalement avec de très hauts fonctionnaires qui ne voulaient pas déroger à certaines coutumes à l’intérieur de l’Education nationale. J’ai fait sauter ces verrous administratifs d’une façon un peu sauvage par du lobbying médiatique, en me faisant inviter dans des émissions de télévision -je l’avoue. Je pense qu’aucun grand mouvement de réforme ne peut se passer d’un lobbying médiatique dans notre pays. Quand vous avez une bonne pratique, je crois qu’il faut un bon lobbying médiatique pour passer. C’est ce que nous avons appliqué. J’ai eu beaucoup de mal, par exemple, à rencontrer l’assemblée des recteurs ; j’ai dû utiliser la menace lors d’une invitation chez Drucker. Cela a été efficace.

Ensuite, les gens de terrain règlent des problèmes de terrain, donc ils comprennent quand on vient les aider. Aujourd’hui, nos meilleurs militants pour le programme « Lire et faire lire » sont les inspecteurs d’académie. D’ailleurs, à mon énorme surprise, compte tenu des bêtises que l’on peut lire dans la presse, le « mammouth » n’existe pas. Sur le terrain, dans les départements, vous pouvez vous appuyer sur le corps des inspecteurs d’académie, vous pouvez leur demander de très grands changements. Ce sont des gens de terrain tout à fait responsables et efficaces, qui gèrent parfois des situations ingérables. La qualité de ces personnels m’a vraiment impressionné.

Effectivement, on peut s’attendre à ce qu’il y ait des réticences, mais les périodes de crise ont ceci de bon qu’elles rendent les gens moins sûrs de leurs certitudes, ils sont plus prêts à réfléchir.

Puis nous avons été voir en amont les syndicats enseignants ; cela leur a beaucoup plu que le programme soit piloté par la Ligue française de l’enseignement et soutenu par les écrivains français. Je pense donc que nous ne rencontrerons pas d’obstacle majeur, d’autant plus que nos bénévoles sont hors du marché du travail. Ce sont des retraités et c’est fondamental. Ce programme me semble donc viable à très grande échelle. Pour ma part, je m’arrêterai lorsque 80 000 ou 100 000 écoles françaises y participeront. Alors, je crois que nous aurons vraiment fait avancer les problèmes de violence, mais pas tout de suite : il faut accompagner les élèves sur des années, tout au long du primaire.

M. le rapporteur - Je voudrais revenir sur le système dit « Ecole ouverte » puisque vous nous avez indiqué que seul un quart des établissements le pratiquait, ce qui est en effet loin d’être satisfaisant. Les collectivités locales, qui ont des compétences issues des lois de décentralisation, n’auraient-elles pas un rôle à jouer ? Certaines mesures de soutien, notamment de type contractuel, pourraient être mises en place avec les collectivités locales et pourraient être apportées par les enseignants, voire par des personnes extérieures. Nous l’avons mis en place en Rhône-Alpes avec le « Permis de réussir » et cela marche très bien.

M. Alexandre Jardin - J’y suis ultra-favorable, mais il faut que l’impulsion vienne du haut, quitte à sonner le rassemblement des collectivités territoriales pour faire ce que vous dites. Cependant, le taux de croissance actuel ne va pas. Je crois qu’il faut s’appuyer sur le système « Ecole ouverte » parce que vous avez beaucoup plus de chances de réussir à étendre un système qui est déjà acclimaté au sein d’une institution plutôt que de faire prendre une greffe extérieure. Vous avez déjà les militants au sein même de l’organisation ; vous avez des équipes qui savent vraiment ce que c’est et qui y sont extraordinairement favorables. En effet, la quasi-totalité des établissements qui sont devenus « Ecole ouverte » ont connu une baisse de la violence. Tout cela n’a rien de théorique ; la vie concrète des enseignants est devenue parfois très agréable.

Ces outils me semblent franchement solides, vraiment.

En ce qui concerne le traitement spécifique du noyau dur des « emmerdeurs » à l’intérieur d’un collège, mes conversations avec la direction de la Ligue française de l’enseignement me permettent de dire qu’ils seraient prêts à faire partie d’un tour de table de grandes associations nationales si les pouvoirs publics leur proposaient un accord-cadre pour étendre l’expérimentation d’Ajaccio, qui fonctionne déjà dans deux autres départements, à l’ensemble des départements. Il faut que les principaux de collège puissent exclure temporairement les enfants sans qu’ils sortent du système scolaire. Il faut leur offrir cet outil. Cela aurait un coût parfaitement négligeable par rapport à l’ampleur des dégâts qu’un noyau dur peut provoquer. Cela a marché dans 50 % des cas, je trouve que c’est déjà pas mal. S’agissant de l’autre moitié des élèves pour qui cela a échoué, cette organisation a tout de même permis au collège de respirer, de ne pas se retrouver le lundi matin avec un gosse qui donne une claque à un enseignant.

M. le rapporteur - Vous venez d’aborder le problème du collège, j’ai une question beaucoup plus large à vous poser concernant le collège unique : cette structure est-elle encore adaptée ?

M. Alexandre Jardin - Non !

M. le rapporteur - Vous venez de nous dire qu’il faut faire du sur mesure, je crois que ce n’est pas la meilleure structure pour y parvenir.

M. Alexandre Jardin - La plupart des acteurs de terrain savent que ce n’est pas une structure adaptée.

Dans la charte, vous verrez un certain nombre de pratiques qui se sont développées et qui m’ont semblé très efficaces au sein du collège unique. Fondamentalement, si on veut réduire la masse de la délinquance juvénile, il faut mettre plus d’enfants en succès. Un enfant en succès est un enfant qui cogne moins.

Comment font ces gens pour les mettre en succès ? Par exemple, un principe très simple a été appliqué. Si vous faites une classe qui est ressentie par les enfants comme une classe poubelle, quel que soit le nom que vous lui donnez, vous allez en faire des fous furieux qui vont être extrêmement emmerdants à l’intérieur du collège. Si on ne vous avait laissé aucun avenir, vous seriez vous-mêmes devenu des gens assez pénibles.

Donc que font-ils ? Par exemple, certains collèges très créatifs ont installé une classe de sixième à effectif réduit et à pédagogie adaptée - ils ont donc cassé le dogme du collège unique. Moins d’élèves, d’autres méthodes : ils appliquent par exemple en cours de français les techniques de l’enseignement du français langue étrangère. Toute l’astuce, c’est que l’équipe enseignante est la même que pour la classe de sixième classique. Ainsi, en cours d’année, un gosse qui marche bien peut basculer dans la sixième classique. C’est beaucoup plus facile pour lui parce qu’il conserve les mêmes enseignants. Cette pratique a un très faible coût. Cette méthode montre que les gosses qui sont dans la sixième à effectif réduit ne sont pas dans un système barré. Or, c’est essentiel pour que l’on n’en fasse pas des fous furieux.

Ensuite, les collèges les plus inventifs que j’ai croisés ont développé des classes dites de « découverte des métiers » pour des élèves de quatrième et de troisième. En gros, ils ont allégé les programmes à la carte pour se recentrer sur ce qui était vital. Ils ont fait cela pour lutter contre la désertion sauvage des gamins. Nous avons un énorme problème, qui nourrit la délinquance des mineurs, de gosses qui disparaissent du système en cours d’année. Pour lutter contre cela, ils ont fait des classes de découverte des métiers en se recentrant sur les fondamentaux et en envoyant les élèves découvrir des métiers en faisant des stages.

L’intérêt est double. Tout d’abord, on garde le môme à l’école. On lui permet de poursuivre un apprentissage, même réduit. Ensuite, il n’est pas dans la rue. Il est occupé. Il découvre effectivement des métiers. Or je crois que l’objectif du collège est de donner un destin à chacun. L’intérêt de notre système, c’est que tout le monde puisse trouver sa place.

Or les collèges qui pratiquent cela sont parfaitement hors la loi. Dieu merci ! il y a des gens courageux. Il faut prévoir ce type de classe. Il faut pouvoir répondre à l’extraordinaire diversité des cas que le collège doit assumer.

Je crois qu’il serait stupide de lancer une guerre sur des slogans pour ou contre le collège unique parce que tout le monde va s’affronter. Si on part sur des pratiques, on ne va pas s’affronter ; les enseignants sont des professionnels qui ont le souci des enfants. Je crois qu’ils peuvent parfaitement comprendre cela.

Ma charte est remplie de pratiques de ce genre.

M. le rapporteur - Donner un peu d’air n’implique pas obligatoirement une modification du cadre législatif.

M. Alexandre Jardin - Il y a quelque chose, mais cela va devenir une guerre de religion en France. Les élèves de quatrième et de troisième ont souvent moins de quatorze ans et on n’a pas le droit de les envoyer en entreprise. Comment font les collèges ? Ils organisent de pseudo stages de découverte à statut scolaire. Il s’agit non pas de revenir sur des choses aussi fondamentales mais de créer des souplesses pour que la loi ne se retourne pas contre des enfants...

M. Bernard Plasait - Et contre des enseignants !

M. Alexandre Jardin - ... et par voie de conséquence, évidemment, contre les enseignants. Il ne faut pas que cette loi qui a été pensée à l’origine de façon généreuse et protectrice devienne hostile aux enfants.

Je crois que les aménagements ponctuels peuvent être conduits sous la responsabilité des équipes éducatives. Ce ne sont pas des négriers, ce sont des enseignants ; ce ne sont pas des fous, ce sont des gens grosso modo responsables. Il faut leur faire confiance pour accompagner ce genre d’aménagements. Sinon, on va continuer à se faire très plaisir avec l’idée du collège unique, mais cela ne marche pas. Les êtres humains sont différents. Finalement, tout le monde n’est peut-être pas fait sur le même moule ... il est peut-être temps de s’en rendre compte !

Dans la charte, vous trouverez non pas mes idées, mais leur pratique.

Mme Michèle André, vice-présidente - Quels sont les deux autres départements qui ont adopté le système mis en place à Ajaccio ?

M. Alexandre Jardin - Je ne les ai plus en tête, mais vous obtiendrez immédiatement la réponse en téléphonant à la Ligue française de l’enseignement, rue Récamier.

Mme Michèle André, vice-présidente - Quel type d’association prend en charge le suivi des jeunes qui sont temporairement exclus du système scolaire ?

M. Alexandre Jardin - C’est la FALEP elle-même qui a signé une convention avec un collège. Cette convention pourrait d’ailleurs servir de convention type puisqu’elle a au moins le mérite d’avoir été validée par des gens de terrain.

Principalement, la stratégie est simple. Il faut un temps pour que le môme souffle lorsqu’il y a eu un dérapage grave. Il faut que quelque chose se passe. Surtout, l’idée est toute simple, le protocole également, il faut que le môme sorte d’une logique de groupe pour passer à une logique de suivi individuel. Il faut qu’il sorte de son rôle et qu’il se trouve en face d’un adulte référent pour le moment où il va revenir dans le collège. Cela consiste à remettre un adulte référent dans la vie de ces gamins.

Après, on peut leur faire faire une foule de choses. La FALEP fait travailler les enfants dans un atelier de réparation de motos. Mais ce n’est qu’un prétexte ; ce qui est important, c’est que les horaires sont très rigoureux ; si le môme ne vient pas, on va le chercher dans sa chambre, c’est-à-dire que l’on a un suivi d’individu à individu.

Finalement, tous les collèges qui ont réglé leurs problèmes de violence ont compris qu’il fallait arrêter la spiralequi consistait à ne plus s’occuper des mômes qui posaient des problèmes. Plus un môme fait chier, plus il faut s’en occuper ! C’est tout simple.

Par exemple, tous les collèges qui ont vraiment réglé leurs problèmes -c’est un point de la charte- appliquent le principe d’exclusion-inclusion. Quand on vire un môme de cours, on ne doit pas le laisser traîner dans la cour ou dans les couloirs : il est tout de suite pris en charge par un emploi-jeune ou par quelqu’un et il fait ses leçons ; il est pris en charge dans une toute petite structure, c’est-à-dire qu’il passe d’un groupe de trente élèves à un groupe de quatre ou cinq. On resserre l’étau des adultes. Ces pratiques me semblent être efficaces.

M. Bernard Plasait - Je voulais faire une réflexion parce que je suis passionné par ce que vous nous dites, par les idées que vous exprimez et par les perspectives que vous ouvrez. Pour revenir aux expériences que vous avez citées telles que l’Ecole ouverte ou les classes de découverte des métiers, vous avez tout à fait raison, il faut aller dans ce sens. Il faut davantage de souplesse pour permettre à toutes les bonnes volontés de devenir efficaces, de s’exprimer, de pouvoir être « exploitées », au bon sens du terme. Cela veut dire qu’il faut redécouvrir de la souplesse dans un pays qui est perclus de rigidité, dans lequel il y a une surréglementation ; j’allais dire qu’il faudrait avoir la possibilité de réintroduire le risque dans les comportements...

M. Alexandre Jardin - Et la possibilité d’expérimentation.

M. Bernard Plasait - ... et même le risque tout court. Comme le dit Jacques Darmon dans son dernier livre, ce sont les ravages du principe de précaution. Si on avait appliqué le principe de précaution dès l’origine, l’homme des cavernes ne serait jamais sorti de sa grotte ! Or nous avons un système qui est terriblement étouffant, dans lequel un enseignant qui veut emmener sa classe à l’extérieur est obligé de respecter tellement de normes et de règlements que cela devient souvent impossible ou que c’est si contraignant qu’il finit par y renoncer.

Il faudrait réintroduire de la souplesse et le goût du risque, la possibilité du risque. Accepter qu’il puisse y avoir de l’expérimentation, c’est aussi accepter parfois que cela ne se passe pas très bien.

M. Alexandre Jardin - Oui, accepter l’échec. Je suis évidemment d’accord, sinon il n’y a pas de créativité dans un pays.

Mais tout ce que j’ai évoqué me semble possible à appliquer, pour un coût finalement marginal. Ce que j’ai découvert en travaillant sur les collèges qui résolvaient leurs problèmes, c’est que nos problèmes de délinquance juvénile peuvent être réglés et qu’il ne s’agit pas d’une question d’argent. Bien sûr, il faut un peu d’argent, mais ce n’est pas crucial, ce sont vraiment des problèmes de pratiques.

Le programme « Lire et faire lire » a un coût parfaitement marginal par rapport à l’enjeu. On pourrait s’appuyer sur des masses de bénévoles, cela pourrait être un vrai mouvement populaire de réconciliation de la société avec son école. Ce qui est frappant dans les écoles qui pratiquent « Lire et faire lire », c’est que c’est une activité extraordinairement joyeuse. Pourquoi les retraités viennent-ils ? Ils viennent se faire plaisir ! Ils ont les petits sur les genoux. Il y a un vrai besoin chez les jeunes retraités de vivre avec des enfants ; les familles sont éclatées géographiquement et les jeunes retraités souffrent bien souvent de ne pas voir suffisamment leurs petits-enfants. Je crois donc que la piste du lien intergénérationnel est énorme. Si on réussit à faire de la France un peuple de lecteurs, nous n’aurons pas les mêmes problèmes de délinquance. Cela peut sembler utopique...

M. Bernard Plasait - C’est une belle utopie.

Mme Michèle André, vice-présidente - C’est très bien.

M. Alexandre Jardin - ... mais aujourd’hui ce n’est plus une utopie : ce mouvement fonctionne dans 87 départements. Donc je ne vois pas pourquoi on échouerait. Il n’y a aucune raison.

M. Bernard Plasait - Mais nous n’échouerons pas. Je peux même vous dire pourquoi : c’est parce qu’il ne faut pas que nous échouions !

M. Alexandre Jardin - Aujourd’hui, nous n’avons plus le choix !

En tout cas, je sais que les écrivains français sont parfaitement prêts à s’engager dans un mouvement de médiatisation massive pour recruter ces troupes-là.

M. le rapporteur - Je voudrais revenir sur la méthode. Vous avez adopté une méthode « par le haut » ; vous pouvez vaincre les corporatismes parce que vous vous appelez Alexandre Jardin et que vous pouvez aller chez Drucker. Tout le monde ne peut pas vaincre la cohabitation perverse du corporatisme des caméras. A partir de là, on ne peut plus rien faire. N’y a-t-il pas une autre méthode, « par le bas », c’est-à-dire au niveau du terrain, de l’établissement, pour peu que l’on ait tracé un cadre législatif suffisamment adapté pour permettre ces expériences ?

M. Alexandre Jardin - Si, mais pour libérer, pour diffuser des pratiques, il faudra que « le haut » ne l’empêche pas.

C’est effectivement plus facile quand on est écrivain et qu’on a des millions de lecteurs, c’est pour cela que je veux mettre au directoire de l’Agence des pratiques une douzaine de médias fondamentaux de notre pays. S’ils ne sont pas partie prenante du système, ils ne le défendront pas forcément. Il faut maintenant faire jouer un rôle vraiment positif à nos médias, mais ils ne le joueront vraiment que s’ils sont intégrés au processus. C’est le pari de ce que j’essaie de construire en ce moment, exactement pour les raisons que vous venez d’indiquer.

Pourquoi ai-je une démarche qui est fondée sur les pratiques ? Quoi qu’il arrive aux prochaines élections, la droite ou la gauche passera à 52 % ou à 54 %. La majorité sera toujours marginale. Aussi, en France, dès qu’on nous dit qu’on va changer les structures et les grandes lois, en réalité les corporations descendent dans la rue, on redescend à 32 % et plus personne n’est courageux ! Alors que si on raisonne à partir des pratiques, on peut fédérer les Français.

Je crois qu’on peut fédérer sur des pratiques. « Lire et faire lire » est défendu par des conseils généraux de droite et de gauche sur tout le territoire parce que c’est une pratique.Si on veut passer à travers les corporations, il faut le faire sur des pratiques. Sinon, nous verrons ce que deviendront à l’automne tous les grands discours républicains quand les corporations seront descendues dans la rue. On connaît le scénario ! Alors que si on part sur des pratiques, on peut peut-être fédérer. C’est vraiment ma conviction.

L’Ecole ouverte, ce n’est pas une idée de droite ou de gauche, c’est un outil qui marche, même si cela vient de Lionel Jospin. C’est un outil qui a fait ses preuves, c’est la seule chose qui m’intéresse. Dans l’urgence où nous sommes aujourd’hui, il faut prendre les outils qui marchent, d’où qu’ils viennent. Le reste ne me semble pas raisonnable.

M. le rapporteur - Pour peu qu’on les ait expérimentés.

M. Alexandre Jardin - Mais la France a expérimenté beaucoup de choses. Je suis très heureux que vous ayez vu les gens de JET ; ce sont des gens exemplaires.

M. le rapporteur - Absolument !

M. Alexandre Jardin - Pour moi, ce sont des hurons, mais des gens exemplaires ... et efficaces !

M. le président - Nous vous remercions, monsieur Jardin.


Source : Sénat français