Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, président

M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons entendre maintenant M. Jean-Luc Saladin, médecin.

(Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

Monsieur, vous avez la parole.

M. Jean-Luc Saladin - L’exposé que je vais vous faire est le résultat de l’intuition d’un médecin de famille. C’est à force de voir des jeunes abîmés dans leur développement, des familles en souffrance majeure face à un mur invisible contre lequel elles butent que l’intuition m’est venue : ces jeunes ont toutes les caractéristiques des patients ayant perdu les fonctions hébergées par la partie antérieure de notre cerveau, lesaires préfrontales, fondant la différence entre l’homme et le singe.

Il existe une analogie évidente entre le comportement de ces jeunes et celui des vieux déments frontaux créés par milliers dans les accidents de la circulation. En cas de décélération importante, il arrive souvent que les liens unissant la partie antérieure du cerveau au reste de l’organe soient détruits, créant une lobotomie traumatique. Cette analogie se retrouve également chez les patients qui ont eu une tumeur dans les aires préfrontales ou une rupture d’anévrisme.

L’intuition d’un sémiologiste dans son cabinet, voilà sept ou huit ans, sera confortée par ce que la science découvrira grâce aux progrès extraordinaires des neurosciences, une révolution qui est en train de s’opérer sous nos yeux. Je me suis dit un jour : ces jeunes drogués sont des frontaux.

Les causes principales de l’augmentation des problèmes psychocomportementaux observés dans la jeunesse sont à mon sens : premièrement, l’écoute excessive de musiques contenant des basses fréquences, deuxièmement, la télévision, troisièmement, les images à connotation sexuelle, quatrièmement, le stress lié à la sur-motorisation et cinquièmement, le cannabis.

Les musiques utilisant de grandes quantités de basses fréquences provoqueraient des difficultés pour l’apprentissage car on sait qu’une stimulation à un cycle par seconde agit sur l’hippocampe. Cette partie du cerveau se trouve à l’intérieur du lobe temporal et correspond au vieux cortex observé chez les mammifères qui ont disparu. Il s’agit d’un relais obligé du processus de mémorisation.

Cette stimulation à un cycle par seconde entraîne une dépression à long terme dans le montage : lorsque l’on introduit un signal à l’entrée, on récupère un signal diminué à la sortie si le système a été influencé par une basse fréquence. Il s’agit là d’un phénomène dont on a tout lieu de penser qu’il correspond à une impossibilité de stocker des informations en mémoire sémantique, c’est-à-dire la mémoire se déposant à partir de l’hippocampe sur le néo-cortex et constituant la culture, la mémoire des choses qui ont du sens.

Le néo-cortex joue un rôle modérateur sur le cerveau primitif qui héberge les comportements violents -Mulkez et Malenka 1992, Neurosciences de Purves chez Deboeck, page 450.

Bianchi en 1900 entreprend des expériences sur un chien : il lui enlève tout le cortex, le chien survit mais n’est plus qu’une boule d’agressivité envers son entourage. Actuellement, les neuroscientifiques sont tout à fait d’accord pour admettre que le néo-cortex joue un rôle modulateur sur le cerveau instinctif se trouvant dans les noyaux centraux.

En ce qui concerne la télévision, deux études montrent un lien indiscutable avec la violence. La première a été publiée par B.S. Centerwall du département de psychiatrie de l’université de Washington dans le journal de l’association des médecins américains en juin 1992. En étudiant pendant quarante ans l’évolution des homicides aux USA, au Canada et en Afrique du Sud, il conclut que la télévision est responsable d’un doublement des homicides en vingt-cinq ans. L’enfant apprend d’abord par imitation. A quatorze mois, 65 % des enfants qui ont vu un film vidéo expliquant le fonctionnement d’un jouet sont capables de l’utiliser contre seulement 20 % des enfants n’ayant pas vu le film. C’est dire la puissance de la pédagogie par imitation. Si vous désirez approfondir cette question, je vous renvoie à l’ouvrage de Jean-Pierre Changeux, intitulé L’homme de vérité, page 196. Incapables de distinguer la réalité de la fiction, les enfants enregistrent les images, en particulier les images violentes dont l’impact est très puissant. Un tiers des sujets emprisonnés pour agression admettent avoir imité des gestes observés à la télévision.

On a noté au Canada, entre 1973 et 1975, une augmentation de 160 % des agressions physiques entre enfants de CP et de CE1, à la suite de l’introduction de la télévision dans une petite ville jusque-là isolée.

La seconde étude réalisée par Jeffrey Johnson de l’Institut psychiatrique de New-York, publiée le 29 mars 2002, dans la revue Sciences montre également un lien entre la télévision et la violence. Il a suivi 707 familles pendant dix-sept ans. Parmi les jeunes qui regardaient la télévision plus de trois heures par jour, à quatorze ans 41 % ont eu des problèmes de violence contre 8 % pour ceux qui la regardaient moins d’une heure.

En isolant la variable télévision, c’est-à-dire en tenant compte du niveau des revenus, du climat de violence dans la famille, de l’ambiance dans le quartier, des diplômes des parents, des antécédents psychiatriques, le facteur déterminant reste le nombre d’heures passées devant le récepteur et le niveau de violence est proportionnel à ce nombre d’heures.

On pense qu’il y a d’abord imprégnation, puis désensibilisation, désinhibition et enfin imitation. Pour mémoire, en 1988, une année de télévision en France représente 670 meurtres, 15 viols, 848 bagarres, 419 fusillades, 11 hold-up, 8 suicides et je ne parle pas des cassettes vidéo qui sont plus performantes dans ce domaine.

J’en viens à l’excès d’images à connotation sexuelle à la télévision, au cinéma, sur Internet, dans la mode et dans la publicité.

Une étude française de Serge Stoléru sur la cartographie cérébrale du désir sexuel masculin, publiée chez Odile Jacob, Université de tous les savoirs, Le cerveau, le langage, la science, volume V, pages 113 et suivantes, apporte des éléments intéressants. Au fur et à mesure que les stimuli sexuels augmentent : film neutre, film humoristique, photo de femmes au travail, photo de mannequins, photo de jeunes femmes nues, film sexuel, on constate une libération de testostérone dont on sait qu’elle est l’hormone de l’agressivité -je vous renvoie à l’ouvrage de Pierre Karli, intitulé Le cerveau et la liberté- on observe également une diminution de l’activité des aires préfrontales qui freinent les pulsions et permettent de dire non aux instincts et commencent à entrer en action à l’âge de sept ans. Les anciens, dans leur sagesse, disaient que l’âge de raison commence à sept ans. Les neurosciences aujourd’hui nous montrent que les anciens voyaient juste car la myélinisation, c’est-à-dire les câbles reliant des aires préfrontales au reste du cerveau se met en place à partir de sept ans.

Sous stimuli sexuels, on voit par imagerie fonctionnelle une extinction des aires préfrontales. Beaucoup de meurtriers sont de très grands consommateurs de films pornographiques, c’est une notion bien connue en criminologie. Les stimuli sexuels majeurs sont ubiquitaires et n’épargnent personne, ni les enfants, ni les adolescents encore immatures. Actuellement, la campagne de publicité pour les sous-vêtements féminins sur les abris-bus est-elle faite seulement pour attirer les clientes ?

Quant au stress qui vient du bruit, de la sédentarité par la sur-motorisation, il aboutit lui aussi à des troubles de la mémorisation, laquelle empêchant la constitution d’une culture, façonne un cerveau qui est renvoyé à ses fonctions primitives. L’usage immodéré de moteurs aboutit à des conflits sensoriels. Rappelons que 50 % des trajets automobiles font moins de quatre kilomètres et qu’en France, seuls 4 % des enfants vont à l’école à bicyclette, selon Roland Jouvent, Université de tous les savoirs, Le cerveau, le langage, la science, volume V.

La possibilité de mettre en jeu la kinesthésie place le cerveau en dissonance, en conflit sensoriel.

Je vous décrirai l’expérience suivante. On place dans un hamac sur un manège deux rats cérébrolésés. Le premier peut toucher le sol avec ses pattes, le second ne le peut pas. Le manège tourne et les rats sont soumis aux mêmes stimuli, par exemple des sons qui les intéressent. On s’aperçoit que celui dont les pattes bougent guérit et pas celui dont les pattes sont immobiles. Cela nous renvoie à l’importance du mouvement chez l’homme. Les Romains disaient : vita in motu, la vie est dans le mouvement.

Redonner au jeune l’espace et l’usage de ses muscles au lieu de l’empêcher de s’en servir par des scooters, des voitures, des transports en commun est fondamental et permet les échanges sociaux et intergénérationnels. Or, les modèles animaux et humains montrent que l’ontogenèse complète de l’acteur social ne peut se faire que s’il y a des contacts parents enfants suffisants et même sur trois générations : grands-parents, parents, enfants. Je vous renvoie à un ouvrage qui n’est pas scientifique mais qui donne à penser sur le sujet : Sa majesté des mouches de William Golding.

Le baromètre santé 1997-1998 montre que les jeunes de dix à dix-neuf ans qui ont le moins d’activité physique souffrent d’un mal-être avec prise d’alcool, de cannabis et troubles du comportement. D’autres études montrent que l’habitude d’avoir une activité physique quand on est jeune détermine la poursuite d’une telle activité à l’âge adulte et cette habitude se transmettra aux enfants.

J’aborderai enfin le problème du cannabis.

L’augmentation de la délinquance juvénile au cours des dix dernières années est parallèle au doublement de l’usage du cannabis. En même temps, on constate un rajeunissement important de l’âge de la première prise, environ quinze ans. On compte cinq millions d’usagers, 35 % des Français auraient expérimenté le cannabis à seize ans contre 6 % en moyenne chez les jeunes Européens. Une étude de Friedmann, publiée dans le journal des addictions en 2001, conclut à la corrélation entre la délinquance et le cannabis, même si elle ne peut affirmer la causalité. Une étude récente d’Arseneault, publiée en 2000 dans les archives de psychiatrie montre une augmentation importante de la délinquance chez les fumeurs de cannabis : 961 jeunes nés dans une ville de Nouvelle-Zélande entre avril 1972 et mars 1973 ont été observés. Par rapport aux sujets témoins, on note un risque de délinquance violente de 1,9 pour ceux qui sont dépendants de l’alcool, 3,8 pour ceux qui sont dépendants du cannabis et 2,5 pour ceux qui ont des troubles psychotiques ; 20 % des jeunes entrent dans une des trois catégories et sont responsables de plus de la moitié des actes de violence ; lorsqu’ils entrent dans deux catégories, le risque de violence passe de 8 à 18.

Des constatations analogues ont été faites en Scandinavie, aux Etats-Unis et en Israël. Selon le rapport de l’INSERM de décembre 2001, page 136 : l’usage régulier de cannabis multiplie le risque de schizophrénie par quatre. On sait aussi que l’injection de cannabis chez l’animal provoque une appétence pour l’alcool -Gallatte, European journal of pharmacology, rapport parlementaire de M. Cabal, n° 259. On sait également que l’usage du cannabis mène très souvent à un délire de persécution de type paranoïaque, lequel est générateur d’agressivité défensive. Beaucoup d’actes de violence chez les jeunes ne sont, dans le vécu délirant du sujet, qu’un comportement défensif.

Le cannabis reste très longtemps dans le corps et continue à agir après la disparition de l’effet hédonique. Le temps d’élimination est de quinze jours pour 80 % de la substance et de trois mois pour le reste.

Cette constatation peut être illustrée de la façon suivante. Si on donne du cannabis à une souris, puis une substance chassant la substance de ses neurones, celle-ci fait un syndrome de manque comme une souris à laquelle on a donné de l’héroïne. Il en reste suffisamment dans le corps pour que l’on parle de drogue et non dedrogue douce et ses effets sont d’autant plus difficiles à apprécier qu’elle est longue à disparaître.

Il existe chez les usagers du cannabis des flash-back, c’est-à-dire des relargages du cannabis contenu dans les tissus jusqu’à trois semaines après la dernière prise. Ces relargages aboutissent à mettre le sujet dans le même état que s’il avait fumé. Vous pouvez imaginer les conséquences sur la conduite automobile ou sur les postes de travail à risques. Il est ainsi fait mention d’un jeune ayant agressé son ami avec un couteau et ayantun fort taux de cannabis dans le sang, alors qu’il n’avait pas fumé depuis trois semaines.

Lorsque les parties antérieures du cerveau, les aires préfrontales, qui nous séparent nettement des singes et sont les plus volumineuses ne fonctionnent pas, le sujet devient incapable de projection dans l’avenir et d’accès à l’altérité, c’est-à-dire d’intérêt réel pour les autres. Il est prisonnier du présent, il ne peut plus prendre d’initiative et ne peut plus résister à ses instincts de l’instant, alors que son intelligence reste intacte. Je vous renvoie à l’ouvrage de Antonio Damasio, intitulé L’erreur de Descartes. Or diverses études, en particulier la thèse du Suédois Lundquist, intitulée Cognitive disfunctions in chronic cannabis users observed during treatment, publiée en 1995 montre que sous cannabis, il y a une diminution des fonctions hébergées dans les aires préfrontales. Les explorations par imagerie cérébrale confirment le phénomène.

Les principaux symptômes observés chez les sujets aux aires préfrontales déficientes sont les suivants : troubles de la mémoire à l’encodage et au décodage, anosognosie -le patient n’a pas conscience de son trouble, il va bien, ce sont les autres qui vont mal- aprosodie -perte de la chanson du langage- apragmatisme, distractibilité -son attention est attirée par le moindre élément sensoriel qui entre dans son champ- désinhibition, en particulier sexuelle, langage appauvri, appétence pour l’alcool et les drogues, gloutonnerie, désinhibition sphinctérienne dans les lieux publics, irritabilité, violence, désinhibition verbale, négligence physique, oscillations de l’humeur, apathie, perte d’élan vital, perte de l’autoactivation, comportement d’utilisation -le sujet ne peut s’empêcher de toucher ce qu’il voit devant lui, beaucoup de vols correspondent sans doute à des comportements d’utilisation- aimantation du regard -il fixe des yeux sans pouvoir détourner leregard- comportement d’imitation -quand vous parlez avec lui, le sujet ne peut s’empêcher de faire exactement les mêmes gestes que vous.

Cela pose le problème du non-passage du frontal par immaturité, la frontalisation se terminant vers quarante ans. Le jeune sera frontal parce que son système nerveux est immature, mais il va le rester parce que le relais chimique le maintiendra dans cet état. C’est la maladie neuropsychique que la société subit. Une étude montre que si l’on fume avant l’âge de dix-sept ans, il y a une réduction de la taille du cerveau et par conséquent une altération de l’attention.

J’ai actuellement deux jeunes patients qui ont été des délinquants majeurs : l’un va mieux et travaille, l’autre est encore un peu oscillant. Il a fumé de la colle depuis l’âge de douze ans, a grandi dans une banlieue difficile en vivant dans la rue. Il a cassé à peu près tout ce qui pouvait être cassé dans son quartier. Lorsqu’il est sorti de sa maladie, un jour il a été contrôlé par des policiers, ils lui ont expliqué ce qu’il avait fait dans sa jeunesse et il m’a dit : c’est incroyable, je n’en garde aucun souvenir. Comme il n’y a pas d’encodage, il ne reste aucune trace du passé.

Par ailleurs, il m’a expliqué que dans son milieu, leur devise est la suivante : « mon copain, c’est ma poche et ma femme, c’est la came ». Il n’y a pas de relations humaines, d’altérité, de rapports de confiance. La seule chose qui compte, c’est l’argent et le plaisir, c’est la came. Ce n’est pas la peine de s’embarrasser d’une femme.

Pour vous montrer de façon plus crue l’état de désespérance dans lequel vivent ces jeunes, je vous citerai encore ces propos : « Chez les "enculés", il n’y a pas de doublure, on est entre "enculés". » Cela signifie qu’il n’y a pas de pitié, on ne se pardonne rien et si je peux t’avoir, je t’aurai.

En conclusion, je rappellerai qu’en arrivant au baccalauréat, le jeune a passé plus de temps devant la télévision qu’à l’école. Les parents sont en présence des enfants en moyenne une heure par jour. Les Français regardent la télévision environ trois heures par jour. On estime à trente minutes le dialogue parents enfants mensuel, c’est-à-dire une minute de dialogue par jour. Les jeunes Français écoutent de la musique avec des basses fréquences six à sept heures par jour si l’on tient compte des restaurants, des magasins, des centres commerciaux, de la voiture, des baladeurs, etc. Par ailleurs, 99 % des adolescents ont eu une proposition de drogue, cinq millions ont fumé du cannabis.

Devant ces constatations, la puissance publique aurait au moins, nous semble-t-il, le devoir de mettre en garde les citoyens en leur demandant d’appliquer le principe de précaution dans le domaine du bon usage de notre système nerveux. Il est temps que l’homme, en particulier le petit humain, respecte le mode d’emploi de lui-même que la connaissance est en train de faire émerger sous nos yeux grâce à la science. Il est temps de fonder une hygiène du système nerveux.

Le mélange de tous les facteurs que j’ai décrits aboutit à la constitution de comportements relevant de la psychiatrie. Le rajeunissement des jeunes concernés doit attirer notre attention sur le fait que nous sommes peut-être en train de faire naître des sujets dont les comportements demain seront pires que ceux d’aujourd’hui.

L’intégration ne pourra être réussie que si nous nous débarrassons du cannabis. Je vous renvoie à un auteur majeur sur les problèmes de violence, le professeur Pierre Karli qui enseigne à Strasbourg. Il a consacré sa vie à l’étude des comportements violents et de l’agressivité, il a publié chez Odile Jacob Le cerveau et la liberté et surtout récemment La violence et l’agression chez l’homme.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - En ce qui concerne le cannabis, comment expliquez-vous la grande permissivité dans ce domaine ? Certaines femmes et certains hommes publics affirment qu’il n’est pas dangereux de fumer un joint : ce qui serait dangereux, ce sont les impuretés.

M. Jean-Luc Saladin - J’ai eu l’occasion de m’en entretenir en face à face avec une des personnes auxquelles vous pensez. Le ton a franchement changé depuis la publication du rapport de l’INSERM indiquant que le risque de schizophrénie est multiplié par quatre sous cannabis. Cette personne éminente me confiait dans les couloirs que ce n’était pas bon mais il y a les impératifs électoraux !

Dans ce domaine, la science avance très vite. Nous avons fait un pointage : quatre articles scientifiques sur le cannabis sont publiés chaque jour dans la presse mondiale.

La difficulté à évaluer la nocivité du cannabis l’a fait bénéficier jusqu’à maintenant du statut de drogue douce, mais il y a des pays où ce n’est plus le cas. Un document sur la prévention du cannabis circule en Scandinavie. Les gens qui connaissent bien le sujet ne tiennent plus le même discours.

Quant à savoir ce que la puissance publique doit faire, je n’en sais rien. La ligne dure choisie par la France se révèlera peut-être un jour la bonne. A force d’être en retard, on découvrira qu’on était en avance. Ce ne serait pas la première fois.

M. le rapporteur - Ne fait-on pas une erreur sémantique en appelant le cannabis « drogue douce », alors qu’il s’agit d’une drogue lente ?

M. Jean-Luc Saladin - Les experts sont unanimes sur ce point. Il existe peu de molécules ayant une durée de vie aussi longue et continuant à agir en profondeur. Les responsables actuels qui parlent du cannabis fumaient en mai 68 un joint qui était à 3 %. Aujourd’hui, on a affaire à des populations qui fument jusqu’à dix joints par jour à 30 %. Il y a des effets de quantité.

M. le président - A-t-on une idée de la population concernée par la consommation régulière de cannabis ?

M. Jean-Luc Saladin - On estime qu’il y a cinq millions d’usagers. Mme Marie Choquet, que vous recevez cet après-midi, est une spécialiste de ces questions.

Certains pensent que la consommation dans les banlieues est sous-estimée. Un adolescent sous cannabis ne devrait même pas entrer dans une école car il est comme un magnétophone dont la tête de lecture ne serait plus sur la bande. Il ne captera rien de ce qui sera enseigné.

Au XIIIème siècle, un responsable musulman rendant la justice comme on le faisait à l’époque disait : « Si vous fumez du cannabis, commencez par arrêter pendant un mois, puis reposez-vous un mois et venez me voir après, sinon ce n’est pas la peine. »

Comme les Suédois, je crois que la prochaine étape importante pour l’humanité est d’arriver à s’affranchir de la tyrannie du circuit de la récompense. Nous avons dans le cerveau un circuit qui, lorsqu’il est activé, entraîne plaisir et satisfaction. L’humanité est une énorme cohorte d’esclaves de cette zone qui est le nucleus accumbens. Quand les masses tyrannisées par le nucleus accumbens en seront libérées, nous irons nettement mieux. J’ai bon espoir car la science avance à vitesse phénoménale. L’homme aura bientôt son mode d’emploi. Quand on examine tout cela à la lumière des grands mythes de l’humanité, on s’aperçoit que la tyrannie du plaisir a asservi des masses entières. La simple prise de conscience du phénomène aboutit à un éclaircissement.

Dans ma pratique quotidienne de petit médecin d’une petite sous-préfecture, je vois un ou deux cannabiques par jour et je dépiste des familles en grande souffrance. Je vous citerai le cas d’un professeur d’éducation physique dont le fils cannabique est agressif. Il n’ose pas en parler parce qu’il a honte : il est obligé de circuler dans sa maison en rasant les murs car dès qu’il a le dos tourné, son fils lui tombe dessus pour le frapper.

J’ai constaté que lorsqu’on explique simplement les choses aux cannabiques, on obtient un effet. Quand ils comprennent, ils arbitrent en faveur d’une solution rationnelle.

Il est dommage que les jeunes fument du cannabis en croyant cette pratique inoffensive. La République a le devoir de les mettre en garde. Une simple information a très rapidement des effets bénéfiques.

M. le président - Que pensez-vous de l’ecstasy ?

M. Jean-Luc Saladin - Il n’y a pas de débat sur l’ecstasy. Sa nocivité est avérée, même les plus permissifs le condamnent. Les neurones sont détruits sans espoir de repousse. Cela aboutit à des syndromes dépressifs majeurs. Il convient de mettre en garde les jeunes.

M. le président - Quelle politique de santé publique faut-il mettre en place pour que les jeunes consomment moins de psychotropes ?

M. Jean-Luc Saladin - L’expérience scandinave montre qu’une information bien menée a des effets extraordinaires. Des ouvrages bien documentés sur le sujet circulant à grande échelle suffiraient. Des tentatives ont été faites avec des ouvrages comme Drogue savoir plus. Tout était dit mais avec peu de force. Il suffirait d’accentuer les mises en garde pour que l’on ait un bon document.

En outre, une information bien faite dans le cadre de l’Education nationale, peut-être à la fin du cycle primaire et en sixième, deux années consécutives à raison de quatre heures dans l’année, aurait des effets très bénéfiques pour les jeunes qui n’ont pas de problèmes psychiatriques préalables. Certains relèveront toujours de la psychiatrie pure. On dit que le cannabis aime la schizophrénie et que la schizophrénie aime le cannabis. Tout le monde est d’accord pour affirmer qu’un schizophrène fumant du cannabis a moins d’espoir de guérison qu’un schizophrène n’en fumant pas. J’ai vu des schizophrènes arrêter de fumer et s’améliorer de façon incroyable.

Faut-il légiférer ? Je ne sais pas. Il me semble qu’une bonne information suffirait et quand on voit la puissance des médias, ils pourraient peut-être aller dans le sens d’une mise en garde.

Par ailleurs, j’en reviens au problème de la sur-motorisation des villes. La France a un grand retard dans le domaine des équipements cyclables. L’activité et la convivialité générées par le déplacement démotorisé ont des effets sociaux majeurs. En Hollande, les jeunes fument moins de cannabis que chez nous. En outre, il y a à l’heure actuelle une explosion de l’obésité dans les pays développés. Le seul pays qui échappe à ce phénomène est la Hollande. Or là-bas, dans certaines villes, 90 % des enfants vont à l’école à bicyclette. Cette petite activité physique les protège de l’obésité, les oblige à avoir des relations sociales avec leur voisinage, favorise la fraternité et évite le clivage entre ceux qui ont une voiture et ceux qui n’en ont pas.

M. le président - Monsieur Saladin, nous vous remercions.


Source : Sénat français