Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président

M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons entendre maintenant M. Jean-Pierre Chartier, directeur de l’école de psychologues praticiens.

(Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

Monsieur, vous avez la parole.

M. Jean-Pierre Chartier - J’essaierai non pas d’apporter des réponses à un problème aussi complexe, mais je formulerai un certain nombre de réflexions que je me suis faites depuis 1973.

Si depuis dix ans je dirige l’école de psychologues praticiens à Paris et à Lyon, auparavant je m’occupais de délinquants. J’avais eu l’opportunité en 1973 d’ouvrir un service de soins et d’éducation spécialisée à domicile pour mineurs et jeunes majeurs délinquants. Je m’étais aperçu assez rapidement que la barrière de l’âge de la majorité à vingt et un ans ou à dix-huit ans était insuffisante dans les cas les plus graves et, chose assez rare, j’avais obtenu la possibilité de prolonger mon action jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. Pour y parvenir, il fallait déposer un dossier à l’aide sociale à l’enfance et avoir commencé les soins avant dix-huit ans.

Je suis resté vingt ans dans cette structure et cette expérience me permet d’avancer quelques réflexions sur les différentes politiques menées sur ce qui apparaît aujourd’hui comme une nouveauté et qui ne l’est pas, c’est-à-dire l’explosion de la délinquance.

Il ne faut pas oublier qu’entre 1940 et 1945 -les conditions étaient particulières, nous en conviendrons- la délinquance juvénile avait triplé. Heureusement, nous n’en sommes pas là. En revanche, il existe un rajeunissement de la population des délinquants : il s’agit aujourd’hui d’enfants de douze à treize ans qui commettent des délits que commettaient voilà dix ans les jeunes de dix-sept à dix-huit ans.

Que s’est-il produit pour que l’on assiste à un rajeunissement de la délinquance et à des agressions de plus en plus violentes ?

Il existe de nombreuses études sociologiques, en particulier aux Etats-Unis, sur lesquelles je serai assez critique. Pourquoi ? Des cohortes d’enfants violents sont suivies pendant des dizaines d’années et nous avons souvent l’impression, en lisant les conclusions de ces études, que la montagne accouche d’une souris.

Je vous donnerai un exemple. Une recherche a été menée en Amérique du Nord, sous la direction de Richard Tremblay, le directeur de l’école de psychoéducation de l’Université de Montréal. Pendant vingt ans, il a suivi un millier de jeunes Américains du Nord, 700 à 800 jeunes Finlandais, Israéliens et Polonais - allez savoir pourquoi. Tous étaient étiquetés violents à l’école maternelle.

Ses conclusions ont été les suivantes. Plus le comportement violent apparaît tôt, plus il a de chance de se pérenniser -on le savait déjà, maintenant c’est scientifique. L’âge de la mère au moment de la conception de l’enfant entre en ligne de compte : plus la mère est jeune, plus il y a de risque. Dans 57 % des cas, les couples étaient désunis. Enfin, la mère percevait l’aide sociale.

J’ai souvent l’impression en lisant les travaux des sociologues qu’on peut les résumer ainsi : il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade. Je ne dis pas que tout cela n’est pas vrai, mais est-ce utile ? Il faudrait interdire le divorce et supprimer l’aide sociale pour faire disparaître la violence.

Des travaux ont été menés récemment en France. Le dernier en date a été commandé par le ministère de la ville, il a été réalisé par un collectif d’auteurs et publié aux éditions scientifiques françaises en 2000.

Marie Choquet, l’épidémiologiste indiscutable des problèmes de l’adolescence, a une analyse plus fine que celle dont je viens de parler. Elle montre que doit être pris en considération non pas le statut matrimonial des gens mais l’ambiance à l’intérieur de la famille, les éventuels antécédents psychopathologiques des parents, c’est-à-dire la dépression, l’alcoolisme et la toxicomanie.

Elle évoque un autre facteur que l’on pourrait discuter : la sévérité des enseignants. Je suppose qu’elle veut parler de l’exclusion des enfants de l’école en cas d’absence. Ce n’est sans doute pas la solution.

Enfin, elle avance une idée que je n’avais jamais rencontrée auparavant : le sport intensif serait un facteur de risque dans le développement de la violence. Elle parle de huit heures et plus par semaine, ce qui n’est pas extraordinaire : on vit dans une société de compétition et il faut tuer l’autre. Je ne m’arrêterai pas davantage sur ces données sociologiques, n’étant pas sociologue moi-même.

En 1980, j’avais initié à titre personnel une réflexion sur ces sujets que j’ai qualifiés de « incasables ». Tout le monde comprend ce que cela signifie : ce sont des sujets qui, quoi qu’on fasse, n’iront jamais bien.

J’avais essayé d’associer l’Education nationale à la protection judiciaire de la jeunesse qui s’appelait alors l’éducation surveillée -vous remarquerez que depuis 1990, l’éducation est passée à la trappe et que l’on a insisté sur la protection judiciaire- et le secteur psychiatrique. Nous nous réunissions tous les mois et nous avons découvert assez rapidement que les « incasables » étaient les mêmes pour tout le monde, simplement ils changeaient de lieu ou de modalité de prise en charge et nous nous retrouvions toujours devant les mêmes impasses. C’était en 1980, je trouve un peu extraordinaire que l’on s’en étonne aujourd’hui.

L’Education nationale nous disait : « Nous traitons le problème en interne, mais nous ne voulons pas que l’on en parle à l’extérieur. » Cela a bien changé. La protection judiciaire de la jeunesse nous disait : « Vous avez raison, mais cela représente 10 % des jeunes qui nous sont confiés et nous avons décidé de faire la part du feu. ». Le secteur psychiatrique disait : « Ces gens ne sont pas fous comme on est normalement fou. Ils ne sont ni schizophrènes, ni paranoïaques. Nous ne savons pas comment faire avec eux. ». Il est vrai que la psychiatrisation de ces sujets n’est pas une bonne réponse, ne serait-ce que parce qu’elle les déresponsabilise. Vous prenez un sujet de cet acabit, vous le placez dans un hôpital et vous obtenez Vol au-dessus d’un nid de coucous. Il commencera par rançonner les débiles parce que c’est facile, puis il déprimera les dépressifs et poussera les schizophrènes à la toxicomanie en faisant le casse de la pharmacie.

Telles sont les réponses que j’ai eues à l’époque de la part des partenaires sociaux.

Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?

La délinquance classique existera toujours. Durkheim disait au début du siècle qu’il n’y a pas de société sans délinquance et sans crime. Nous sommes d’accord. C’est une délinquance liée à l’acte. Le sujet, pour des tas de raisons, se met en marge d’un système de fonctionnement social, en particulier en marge du travail salarié, parce qu’il y est profondément allergique ; il décide de gagner sa vie autrement et il devient délinquant. Cette délinquance traditionnelle a toujours existé et nous ne sommes pas prêts de la voir disparaître.

Quand j’ai sorti voilà quelques années un livre intitulé : Les Adolescents difficiles, j’ai eu la surprise de recevoir le coup de fil de deux garçons qui souhaitaient m’inviter à dîner pour discuter de ce que j’avançais dans cet ouvrage. Je leur ai demandé si nous étions collègues, ils m’ont répondu qu’ils étaient spécialistes ! J’étais plus jeune qu’aujourd’hui, donc plus fou, aussi m’y suis-je rendu. Je me suis retrouvé avec deux types qui avaient passé quinze ans dans toutes les centrales de France et de Navarre qui reprenaient des passages précis du livre, en argumentant fort intelligemment. Ce dîner de « spécialistes » a été très sympathique et je ne les ai plus revus. L’un des deux s’était parfaitement réinséré puisqu’il était devenu journaliste au Canard enchaîné. Quant à l’autre, il était dans des affaires qui l’amenaient à se déplacer souvent en Amérique latine ; je n’en avais pas demandé davantage.

Quelques mois après cette rencontre un peu étonnante, j’ai reçu un ouvrage au titre énigmatique : Je m’appelle reviens, de Alexandre Dumal, aux éditions de Nulle part ! Cette personne s’était offert le luxe de publier son histoire à compte d’auteur. C’était un délinquant traditionnel. Son livre commençait ainsi : « Mes parents étaient pauvres. Moi-même je suis né pauvre et, comme les aristocrates, je n’ai jamais supporté le travail. »

Pourquoi vous dis-je cela ? Cette délinquance est connue depuis longtemps, le code pénal a été fait pour elle. Si ces gens contestent les modalités d’application du code, ils ne contestent pas le principe de la justice rétributive. Ils vont discuter : « je n’aurais pas dû prendre 5 ans, j’aurais dû prendre 2 ans, etc. », mais ils ont intégré la notion de sanction.

Ce n’est pas du tout le cas de ceux dont je vais parler maintenant et que j’appelle « les délinquants par absence d’être ». C’est parce qu’il y a une montée en puissance de ces jeunes que nos dispositifs éducatifs, de soins et même législatifs se trouvent désarmés. Pourquoi ? Regardons comment cela se passe. Dans les transports en commun : « T’as pas une cigarette ? », il n’a pas de cigarette donc je le plante avec mon cran d’arrêt. Nous n’avons jamais connu antérieurement une telle facilité à passer à l’acte meurtrier. « Comment qu’il m’a regardé celui-là ! », c’est la même chose.

Pour en arriver là, on est obligé d’en déduire que ces jeunes n’ont pas construit de représentation humaine de l’autre. Si on a une représentation de l’autre en tant qu’être humain, on ne peut pas se comporter ainsi. Or ils n’ont pas construit une représentation humaine de l’autre précisément parce qu’ils n’ont pas de représentation d’eux-mêmes. Comme le disait mon regretté ami Jacques Sellos, fondateur du centre de recherches de l’éducation surveillée de Vaucresson dans les années cinquante, ces gens sont comme des vampires. Non pas qu’ils vous sucent le sang -encore que, en s’occupant d’eux, on perde beaucoup de sa substance- mais parce que, lorsqu’ils passent devant un miroir, aucune image ne se reflète. On a affaire à une délinquance par absence d’être. Bien évidemment, toutes sortes de facteurs ont pu concourir à cette impossibilité de s’identifier à un être humain, au fait qu’ils soient restés bloqués dans le processus d’humanisation.

Qu’est-ce qui va les faire devenir quelqu’un, au minimum quelque chose ? Vous le savez, c’est le moi-fringue, toutes sortes de signes empruntés à la société de consommation, comme le blouson ou les chaussures Untel, indispensables pour essayer d’apparaître. Il faut ajouter les voitures, mais certaines marques bien précises -pas n’importe lesquelles bien sûr !- et puis les délits, qui vont être pour eux le moyen de se constituer une identité. Chose tragique dans notre culture contemporaine -si on peut encore l’appeler ainsi- où tous les rites qui permettaient d’initier ou d’intégrer les jeunes adolescents au monde adulte ont disparu -l’un des derniers étant le service militaire, quoi qu’on en dise-, le seul rite qui subsiste aujourd’hui est un rite négatif, à savoir la prison.

La récidive de ces jeunes est inévitable. Le mot récidive n’a pas de sens pour eux, je l’ai expliqué dans un livre intitulé : L’Adolescent, le psychanalyste et l’institution, ils n’ont pas construit le temps chronologique dans lequel nous nous mouvons. Quand on n’est pas dans un temps chronologique, l’acte et sa conséquence ne sont pas reliés. Cela ne peut pas leur servir d’expérience ou de leçon. Tant qu’on n’aura pas compris cela, on n’avancera pas !

C’est pour cela que l’on est complètement en porte-à-faux avec les prétoires. Le délinquant classique a compris cela ; l’autre ne peut pas le comprendre : à chaque fois, c’est une injustice supplémentaire qui le rend encore plus furieux ; on lui en veut, on lui a fait de méchantes choses et en plus il n’y est pour rien. C’est vraiment quelque chose de vécu, ce n’est pas une défense un peu débile qu’ils pourraient adopter. Pour ces sujets qui sont dans un temps non chronologique, dans une sorte de temps circulaire qui n’est pas structuré, qui n’ont pas d’histoire -on ne peut pas travailler sur leur histoire, c’est bien le problème- la récidive n’a aucune signification, elle est inévitable.

Je sais bien que je ne rassure personne en disant cela ! Cela veut dire qu’il faut travailler en amont. J’ai défini le fonctionnement de ces jeunes par trois « d », ils sont dans le déni, le défi et le délit.

Le déni est un mécanisme de défense inconscient très fort que Freud a mis en évidence en 1927 à propos desperversions sexuelles, c’est-à-dire l’impossibilité d’intégrer une partie de la réalité. Tout en ayant un psychisme « sain », le sujet n’est pas psychotique au sens du psychiatre, il y a une partie de la réalité qu’il ne peut pas intégrer. Freud le démontre chez les pervers, pour qui l’absence de pénis chez la femme, en particulier chez la mère, n’est pas intégrable. Ce n’est pas le problème des délinquants qui nous occupent, encore que parfois, nous le savons, leur conduite puisse être associée à des perversions sexuelles -je ne citerai pas Dutroux !

Le déni porte sur deux choses -et c’est fondamental. D’une part, il porte sur l’implication dans les actes délictueux, c’est-à-dire que ces sujets sont foncièrement convaincus de n’y être pour rien ! Une partie d’eux sait et une partie ne veut pas le savoir. Inconsciemment, ils sont innocents. A tel point qu’ils arrivent dans certains cas à en convaincre les autres et que l’on a pu voir des comités de soutien faire libérer des individus dont la suite a montré qu’ils étaient coupables. Donc, ils ne sont pas dans leurs actes délictueux.

D’autre part, le déni porte sur les conséquences possibles de leurs actes. Ces sujets ne les prennent jamais en compte, ce qui rend leur comportement imprévisible. Normalement, tout un chacun, lorsqu’il est historicisé, quand il est inscrit dans un temps chronologique, va penser à la suite : qu’est-ce qui pourrait se produire si je... Chez eux ce n’est même pas une question, ils sont dans une sorte de présent suspendu. Il n’y a pas de passé - ils ne veulent pas le regarder parce qu’il n’est pas simple - et il n’y a pas de futur ; le futur n’existe pas.

Ce n’est pas une question d’intelligence, j’y insiste. Les plus intelligents fonctionnent comme cela. On passait récemment à la télévision un documentaire sur Jacques Mesrine. On peut dire de lui tout ce que l’on veut, mais il faut reconnaître qu’il était particulièrement intelligent. Or il s’est retrouvé enfermé au Canada dans un pénitencier, l’unité spéciale de correction, que je connais bien puisque j’y envoie des stagiaires chaque année.

Au Canada, il existe une gamme extraordinaire de structures dont on ferait bien de s’inspirer, de l’hôpital-prison Philippe Pinel, où les délinquants sont traités comme des patients, à l’unité centrale de correction, qui est l’extrême inverse, dans laquelle les conditions de vie sont vraiment épouvantables - pour ceux qui l’ont vu, c’est le pénitencier du Silence des agneaux, avec des coursives dans toutes les pièces et des gardiens armés de fusils braquant en permanence les détenus.

Mesrine est donc incarcéré avec une peine de 138 ans, 6 mois et 15 jours de prison comme on sait le faire outre-Atlantique. Il arrive à s’en échapper - il est le seul ! Que fait-il ? Imaginons-nous dans sa situation ! Alors qu’il était promis à une vie misérable et dramatique dans ce pénitencier, il revient l’attaquer avec un complice !

C’est pour vous dire qu’il s’agit non pas d’un problème d’intelligence mais du déni des conséquences possibles des actes. Jamais ils ne les prendront en considération, de la même façon qu’ils ne se sentent pas impliqués dans ce qu’ils ont fait. D’où l’absence de culpabilité, etc.

Tout cela n’est pas très rassurant, c’est vrai. Mais, face à cela, on a fait une politique angéliste, il faut bien le dire. Cela a commencé dans les années soixante-dix quand on a écrit dans un texte célèbre que, la famille étant le milieu naturel de l’enfant, il conviendra de l’y maintenir le plus possible. C’est bien, nous sommes d’accord sur le fond ; parallèlement, il faudrait s’interroger sur ces familles, non pas qu’il faille briser les liens, mais il faudrait quand même réfléchir à cette question. On a donc fermé les internats en disant que c’était le passé et que cela ne convenait plus. On a surenchéri avec la loi de 1989 sur les maltraitances. Bien sûr, il faut agir sur les maltraitances, sur les abus sexuels - d’ailleurs, il n’y a quasiment plus que cela dans les prétoires - mais en même temps on a restauré la délation comme système citoyen, il fallait dénoncer quelqu’un dès que l’on avait un soupçon, etc. Je ne vais par revenir là-dessus, il y a toujours des effets pervers dans les lois, c’est vrai. En 1990, « l’éducation surveillée » est devenue « la protection judiciaire de la jeunesse ». Cela veut tout de même dire quelque chose ! Encore plus près de nous, en 1992, la fameuse Charte des droits de l’enfant me paraît être, d’un point de vue psychologique, la plus grande aberration de nos temps modernes.

Je suis particulièrement réactionnaire en disant cela, me direz-vous. Certainement, je réagis parce que je considère que tout ce qui diminue l’écart nécessaire entre l’enfant et l’adulte, entre les sexes aussi d’ailleurs, la différence nécessaire pour se positionner et se situer, crée de la confusion et génère à terme des conflits et des impasses pour la croissance psychique d’un être humain. Il n’était pas difficile d’appeler la Charte des droits de l’enfant la Charte des devoirs des parents en gardant le même texte, n’en déplaise à Mme Brisset. Lecontenu n’est pas mauvais, mais il faut dire que ce sont les parents qui sont obligés de se comporter d’une certaine manière et non pas les enfants qui ont des droits ! Où va-t-on comme cela ! Pour un psychologue, c’est une aberration. Je sais bien que peu le disent, c’est pourquoi je profite de ma présence devant vous pour le faire !

Faut-il rouvrir des maisons de correction, puisque cette question est à l’ordre du jour et figure dans tous les programmes ? Premièrement, il faut se demander pourquoi elles ont fermé. Faisons un bref rappel historique sur ces établissements. Le Peletier de Saint-Fargeau, magistrat, qui est d’ailleurs devenu président de l’assemblée constituante en 1791, a le premier demandé, avec Mirabeau, la création de maisons d’amélioration pour les mineurs. Il a été assassiné la veille de l’exécution de Louis XVI par un royaliste. C’est le marquis de Sade, qui avait été libéré de la Bastille, qui fera son oraison funèbre ! On ne trouve guère cela dans les livres d’histoire... Puis Frédéric-Auguste Demetz, magistrat éclairé, décide au XIXème siècle de créer les colonies agricoles et paternelles, toujours avec l’idée qu’à la campagne les troubles du comportement se soignent, par la vertu de l’air, etc. Le mythe a toujours existé ! Ces colonies vont bien fonctionner pendant un temps, puis l’Etat se déchargera sur le privé, sur les oeuvres, comme cela s’est toujours fait dans le secteur de l’enfance inadaptée. Vers 1936, Alexis Danan, journaliste, déclenche une campagne de presse considérable et décrit des bagnes pour enfants vétustes, des surveillants brutaux et alcooliques, l’attitude moyenâgeuse du personnel. La plupart vont fermer tant et si bien qu’en 1945 il ne reste que quelques établissements spécialisés dans ce qui va devenir « l’éducation surveillée », qui sera enfin détachée de la pénitentiaire. Il faut bien voir que tout cela est récent. Ces maisons vont fermer successivement. La dernière expérience a été faite par le docteur Roumajon, psychiatre au quartier des mineurs à Fresnes, qui va obtenir l’ouverture d’un établissement spécialisé psychiatrique et éducatif. Cette institution va fonctionner pendant quatre ans et cela se terminera par une émeute des pensionnaires et du personnel.

La première chose que j’ai envie de dire est la suivante : si on veut faire quelque chose, il faut déjà étudier ce qui n’a pas fonctionné dans les structures qui ont fermé. Si on veut une réponse, on sait très bien laquelle.

En vingt ans de travail avec les jeunes psychopathes et autres, j’ai appris qu’il fallait faire autrement que ce qui avait déjà été fait. Si nous faisons la même chose, pourquoi aurions-nous des résultats différents ? C’est une question de bon sens. Or le problème avec eux c’est qu’ils nous poussent à l’ingéniosité. Il faut trouver des réponses. Il est évident qu’il ne suffit pas de calquer tout ce qui s’est fait aux Etats-Unis ces dernières années -tolérance zéro, couvre-feu ; on n’a pas pensé une seule chose « à la française » dans ces mesures. Tout cela a donné des résultats, c’est vrai, mais il faut voir aussi l’inflation du nombre de prisonniers. Cela s’est traduit par des incarcérations massives. Si on est prêt à le faire, pourquoi pas.

De la même façon, on a dit qu’on allait créer des structures éducatives renforcées où les jeunes resteraient trois mois. De deux choses l’une, ou les gens qui travaillent dans ces structures sont des saints, c’est Dieu le père qui dirige l’établissement et il faut lui donner une auréole ; ou alors s’imaginer qu’en trois mois on peut réparer tout ce qui ne s’est pas construit chez ces jeunes -il me faudrait une heure ou deux pour vous expliquer comment ils en sont arrivés là psychologiquement- c’est du délire ! Il est évident que les choses ne peuvent se concevoir que sur de longues durées, parce qu’il s’agit d’un travail de restauration de l’humain chez quelqu’un qui n’a pas été suffisamment humanisé. La preuve en est son aptitude à donner et à se donner la mort avec une facilité déconcertante, que l’on ne rencontre pas normalement chez l’être humain.

Il faut donc du temps et des structures différenciées. Si on crée un établissement de cette nature, il faudra prévoir le passage dans d’autres types de structures qui permettront à terme une réintégration sociale, quand on se sera assuré de l’adaptation et de la disparition de la dangerosité des sujets.

Penser qu’un court séjour dans une structure fermée peut régler les problèmes de délinquance est à mon avis aussi stupide que d’affirmer comme Rousseau que l’enfant naît naturellement bon et que c’est la société qui le corrompt. Comme chacun le sait, Rousseau n’avait pas élevé ses enfants - il les avait confiés à l’assistance publique - sinon il n’aurait jamais dit cela, ceux qui en ont témoigneront avec moi !

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Nous vous remercions, monsieur, de cet exposé très intéressant. Comment expliquez-vous l’augmentation importante du nombre des « incasables », ou du moins le sentiment de leur augmentation ? Que fait-on des incasables -vous avez commencé à répondre ?

M. Jean-Pierre Chartier - Quand j’ai ouvert mon service en 1973, dans le quatorzième arrondissement de Paris, je me suis aperçu au bout d’un certain temps que l’on m’envoyait les personnes en échec de toutes les structures qui existaient, qu’il s’agisse des internats de rééducation, des foyers de la protection judiciaire de lajeunesse, de la psychiatrie -ces jeunes ne se plaisent pas en psychiatrie et c’est réciproque ! Donc tous ces jeunes se retrouvent à la rue. Ce qui est dramatique, c’est que les plus difficiles, et donc les plus dangereux, sont dehors. Nous avions l’avantage d’être une structure mobile qui n’avait pas à les héberger. Ils venaient chez nous et nous nous déplacions pour les rencontrer où ils étaient, ce qui n’était pas toujours facile parce qu’il fallait les suivre à la trace, si l’on peut dire.

Je ne suis pas convaincu qu’il y ait tellement plus de sujets incasables aujourd’hui, simplement ils sont beaucoup plus visibles. Ils ont été médiatisés. Pour ce qui est de l’histoire des voitures brûlées, nous assistons maintenant à une compétition entre les quartiers.

Il faut ajouter l’économie souterraine qui n’existait pas encore vraiment à l’époque. Le grand risque est que la forme de délinquance que j’ai essayée très brièvement de vous présenter, très différente de la forme classique, revienne à la première. Au bout d’un certain temps passé en déshérence et en absence d’être, certains sujets se trouvent une place et une identité dans la délinquance traditionnelle, dans le braquage et le cambriolage, l’économie souterraine étant en quelque sorte le moyen de s’intégrer dans ce milieu.

Il ne faut pas négliger les trafics de drogues. En général, quand une cité est calme, il faut s’inquiéter, parce que cela signifie que les gros bonnets de la drogue ont fait taire les petits délinquants, parce qu’ils en ont besoin pour le business. Quand cela explose, ce n’est pas mauvais signe parce que cela veut dire qu’il y a des querelles entre les gangs.

La bande de jeunes a toujours existé, rappelez-vous le film West Side Story, ou les blousons noirs des années cinquante. Mais les bandes avaient une fonction socialisante, ne serait-ce que par identification aux héros, aux chefs. Quelque chose se jouait. Il y avait une hiérarchie : le chef, le sous-chef, celui qui voulait s’intégrer...

Maintenant ce ne sont plus des bandes, ce sont des mafias, c’est-à-dire que l’on se réunit pour des coups, pour du business. Il n’y a plus les liens affectifs : demain, je peux être avec un autre. C’est une histoire d’économie. Cet aspect s’est ajouté. Tout cela aussi est très déstructurant et peut sans doute expliquer l’augmentation. Ils ne sont pas sots, ils ont bien compris que plus ils étaient mineurs, moins ils étaient poursuivis. C’est pour cela que l’on enrôle très vite les petits frères pour remplir des fonctions et se garder à couvert. C’est un système mafieux. C’est vrai qu’en trente ans on a laissé se développer dans beaucoup de cités un système mafieux, dont on connaît ou non le responsable : cela peut être l’adjoint au maire, l’animateur socioculturel, allez savoir !

M. le rapporteur - Vous nous avez dit que ces jeunes avaient une notion du temps toute relative et qu’ils avaient des difficultés à se projeter dans l’avenir. Les délais dans lesquels les sanctions sont prises ne sont-ils pas trop longs et difficilement ressentis par ces jeunes qui n’arrivent pas à se projeter dans le lendemain ?

M. Jean-Pierre Chartier - Dans le cas de la comparution immédiate, on pourrait croire qu’ils vont intégrer plus facilement la réponse. C’est en partie vrai, mais ce n’est pas suffisant.

Tout le monde sait que les peines sont plus lourdes en comparution immédiate, le magistrat ayant moins le temps de réfléchir et étant sous le coup de l’émotion. Pour eux, de toute manière, comme ils ne relient pas leur acte et ce qui leur arrive, c’est toujours une injustice. Je n’ai entendu que des gars me dire : c’est dégueulasse, on cherche à m’enfoncer, je voulais m’en sortir et voilà ce qui m’arrive. C’est terrible ! Tant qu’on n’a pas modifié en profondeur leur façon de percevoir le monde, de se construire une histoire, de s’inscrire dans le temps, tout glisse sur eux comme sur les plumes d’un canard, les sanctions pénales ne font que renforcer leur rage et leur révolte.

L’une de mes étudiantes avait fait son mémoire de fin d’études sur la perception du temps chez des adolescents délinquants d’un centre de la protection judiciaire de la jeunesse. Elle s’est rendu compte que ceux qui ne récidivaient plus, qui sortaient de la délinquance, s’étaient construit une histoire personnelle et étaient capables d’en parler. Les autres continuaient.

Comment ? Ils s’étaient construit une histoire autour d’un personnage qui avait joué un rôle central dans le temps avec eux. Autrement dit, c’est de l’investissement humain dans le temps.

M. Bernard Plasait - Certes, certaines solutions ne sont pas bonnes, ou insuffisantes, notamment parce qu’elles ont des effets pervers. Enfermer quelqu’un qui sera plus déstructuré encore à la sortie de son enfermement parce qu’il n’aura rien compris et que cela le rendra encore plus enragé, on comprend que cela ne soit pas satisfaisant.

Il n’en demeure pas moins, en imaginant une prise en charge sur le long terme accompagnée d’un important suivi, que vous n’êtes pas assuré de garder dans le milieu ouvert au sein duquel vous organisez l’éducation les éléments très perturbateurs pour la société que sont les « prédateurs violents », ces 5 % d’une classe d’âge qui sont responsables de près de 50 % des délits.

Or la demande politique à laquelle nous avons à répondre est justement de mettre hors d’état de nuire ceux qui pourrissent littéralement la vie des quartiers. Nous sommes donc bien obligés de disposer de structures fermées, même pour de brefs séjours.

Selon vous, serait-il possible d’imaginer un système suffisamment souple pour réaliser à la fois l’éducation, mais aussi la contention quand elle est nécessaire, c’est-à-dire un suivi sur le modèle médical qui permet de passer avec une certaine souplesse des soins intensifs aux soins normaux ou à la cure ?

Vous semble t-il envisageable, au moins dans certains cas, d’appliquer un régime de semi-liberté dans lequel l’aspect éducatif serait pris en charge en milieu ouvert pendant la journée tandis que le gardiennage de nuit aurait lieu en prison ?

M. Jean-Pierre Chartier - J’abonde dans votre sens, c’est-à-dire que je ne pense pas non plus qu’on leur rende service en les laissant aller jusqu’au bout de leurs pulsions. Ils sont aussi conscients de leur dangerosité.

Je me souviens d’un garçon de 20 ans qui était en hôpital psychiatrique. Il avait étranglé une femme qu’il ne connaissait pas en la laissant à moitié morte après avoir commis une succession de délits de plus en plus graves - introduire des armes dans le service, etc. Le chef de service n’en voulait plus et il avait été transféré dans un autre hôpital. On m’a demandé d’aller le voir. Il m’a dit qu’il allait tuer une infirmière ou assassiner le psychiatre, qu’il ne supportait plus la psychiatrie et qu’il voulait aller en prison. Il m’a expliqué qu’il était psychiatrisé depuis l’âge de 14 ans parce qu’il avait poignardé un camarade. Or un acte qui sort de l’ordinaire n’est pas obligatoirement pathologique. Si je l’avais rencontré à l’époque, je lui aurais dit qu’il n’était pas fou, qu’il était un garçon dangereux qu’il fallait punir mais pas mettre en psychiatrie. Je lui ai dit que, s’il continuait à faire des crimes de fou, il était normal qu’il soit en psychiatrie et que, pour aller en prison, il fallait qu’il agisse différemment. La semaine suivante, le surveillant général m’apprenait qu’il était en prison après avoir braqué une banque et qu’ils n’avaient pas compris ce qui s’était passé ! Moi, je savais...

Donc il y a bien des moments où l’aspect contenant est nécessaire, non seulement pour l’environnement, mais aussi pour la personne. Le fait d’agir sans culpabilité apparente n’empêche pas une culpabilité inconsciente de s’accumuler chez ces sujets, ce qui les conduit en général à des actes auto-agressifs : ils finissent par se flinguer ou par se faire descendre.

Cet aspect contenant ne doit cependant pas déboucher sur la liberté totale. Sinon cela signifie qu’en trois mois nous sommes capables de changer la personnalité de quelqu’un. Il y a un travail éducatif à réaliser, il faut faire passer les normes qui n’ont pas été intégrées par ces jeunes. Il faut reconnaître qu’ils sont souvent dans des milieux dans lesquels il y a des anti-normes. L’économie souterraine sert aussi à faire vivre les familles. Je me souviens d’un père qui me disait : « J’en ai marre d’aller chercher sans arrêt mon fils au commissariat, si au moins ça me rapportait. » Quand on a entendu cela, on a compris ! Il ne faut pas négliger cela. Je ne le dis pas pour jeter la pierre, mais il faut savoir qu’ils sont dans une ambiance de ce type.

A partir de là, il faudrait prévoir des structures tout en leur donnant l’espoir d’en sortir pour aller successivement dans d’autres structures dans lesquelles il y aurait davantage de liberté, de responsabilité et d’autonomie. C’est un projet beaucoup plus important que celui qui consiste à dire que l’on va bloquer ces jeunes pendant trois mois quelque part, puis que l’on trouvera une solution - on ne sait pas très bien laquelle. Ils vont revenir dans leur cité, et cela va recommencer...

Je ne crois pas aux miracles. L’argent qui a été dépensé ces dernières années a servi toutes sortes de mythes : on va faire des terrains de sport, il faut rénover l’habitat. Tout cela n’est pas mauvais, mais on voit bien que cela ne change rien sur le fond. D’ailleurs, la première chose qu’ils détruisent, c’est le local socioculturel que l’on vient d’aménager. C’est pour vous dire que la situation est quand même grave.

J’ai parlé de la première caractéristique - le déni. La deuxième caractéristique est le défi, c’est-à-dire qu’ils sont dans le défi à toute forme d’autorité. Tout ce qui représente l’organisation sociale - la police, bien sûr, mais aussi les pompiers qui se font caillasser ou les chauffeurs de bus qui se font agresser - est l’objet d’une attaque, d’un défi dans lequel ils s’imaginent qu’ils vont se trouver dans une situation de toute puissance.

Il faut reprendre tout ce qui a été raté dans l’humanisation du sujet, il faut reprendre tout le processus, à la fois sur le plan éducatif et psychologique. L’erreur serait de faire l’un ou l’autre sans concilier les deux. C’est ce que nous avions essayé de faire dans notre service. Cependant, l’agrément du ministère de la justice que je demandais nous avait été refusé, sous prétexte que nous étions trop spécialisés, qu’il y avait trop de psys dans notre équipe ! Or les jeunes qu’on nous envoyait venaient de chez eux ! Après, ils m’ont proposé l’agrément mais je l’ai refusé. Les magistrats m’adressaient les cas par l’aide sociale à l’enfance et j’avais par ailleurs la sécurité sociale. Nous demandions un minimum d’acceptation aux jeunes qu’ils nous envoyaient. De surcroît, comme nous étions en ambulatoire, nous n’aurions pas pu faire autrement. Ceux qui n’étaient pas d’accord pour que l’on s’occupe d’eux, c’est-à-dire que l’on se voie chaque semaine, étaient renvoyés au magistrat pour qu’il leur trouve autre chose. Si j’avais eu l’agrément justice, j’aurais été obligé de les garder.

M. le président - Docteur, nous vous remercions.


Source : Sénat français