Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président

M. le président - Nous allons à présent entendre M. Guillaume Marignan, éducateur sportif et actuellement formateur en éducation sportive.

(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

M. le président - Monsieur Marignan, pourriez-vous commencer par un bref exposé liminaire ?

M. Guillaume Marignan - Je me présente tout d’abord : j’ai trente-cinq ans. Educateur sportif depuis une quinzaine d’années, j’ai près de vingt ans d’expérience dans le domaine de l’animation, des tout petits jusqu’aux plus grands.

J’ai eu l’occasion de travailler dans le secteur de la réinsertion avec le tribunal de grande instance de Créteil et de participer, entre 1995 et 1997, à des actions pilotes dans la région d’Ile-de-France. Cette activité m’a amené à intervenir également dans le domaine de la sécurité. J’ai été recruté dans un hypermarché de dix mille mètres carrés pour apporter un autre regard sur la gestion des conflits à l’intérieur de l’établissement. Après avoir rempli la fonction de conseiller de sécurité pendant deux ans, j’ai pris la responsabilité du service pendant les deux années qui ont suivi.

Ayant appris récemment par les médias qu’une commission d’enquête sénatoriale sur la délinquance des mineurs avait été mise en place, je me suis permis de prendre contact avec M. Patrice Gélard qui m’a indiqué que je serais convoqué. A ma connaissance, je suis donc le premier éducateur sportif à être entendu par votre commission.

M. le président - Tout à fait.

M. Guillaume Marignan - Les activités physiques en général ont fait l’objet de dérives réelles dues au développement du sport professionnel et aux médias.

Il me paraît important de préciser tout d’abord les quatre besoins fondamentaux auxquels répond l’activité physique en général : besoin d’être sollicité physiquement pour un développement sain et harmonieux, besoin de vivre des expériences motrices qui sont la base de tout développement intellectuel, besoin d’être sollicité et encouragé pour l’élaboration de l’identité et de l’image de soi et, enfin, besoin de jouer avec d’autres pour acquérir les compétences requises afin de maîtriser les problèmes relationnels.

Je rappelle également les finalités de la pratique sportive : elle doit être ouverte à tous, ce qui signifie qu’il ne doit pas y avoir d’exclus de l’activité sportive, ni de la compétition, ni de la performance.

A cette fin, l’éducateur sportif qui intervient sur différents publics, notamment sur les plus jeunes et en particulier les mineurs, doit se fixer comme impératifs le développement des connaissances d’ordre psychomoteur, la maîtrise de l’affectivité -notamment apprendre au jeune à surmonter la peur et à savoir prendre des risques-, la conquête de la socialisation, autrement dit savoir être autonome, savoir travailler seul, savoir prendre des responsabilités et coopérer avec les autres, apprendre à être membre d’une équipe.

L’éducateur sportif doit également travailler sur les compétences d’ordre méthodologique dont le rappel est fondamental. Il s’agit d’apprendre aux enfants à classer, ranger, observer, s’adapter, analyser, coder et décoder. Dans les activités diverses, il est demandé aux enfants en permanence de comprendre les choses. L’éducateur sportif effectue un travail éducatif de fond auprès des jeunes enfants.

Enfin, il doit apprendre aux enfants à se situer dans l’espace et dans le temps.

L’éducateur sportif est appelé à travailler en permanence sur tous ces aspects. Il ne suffit pas de sortir un ballon. Les éducateurs sportifs doivent apprendre aux enfants à respecter certaines règles, notamment arriver à l’heure, ne pas venir en tenue de sport mais passer au vestiaire pour se changer. Il appartient à l’éducateur sportif de faire intégrer les règles par l’ensemble des enfants ou des adolescents.

En ce moment, nous mettons énormément l’accent sur l’esprit sportif qui réclame des qualités de courtoisie, d’intégrité, de loyauté et de respect qui se perdent aujourd’hui. Il est impératif de retrouver ces valeurs parce que j’ai le sentiment que nous allons dans le mur.

Les valeurs éducatives véhiculées par le sport reposent sur le fair play, l’accomplissement harmonieux de la personnalité, le dépassement de soi, la solidarité, l’esprit d’équipe, le don de soi, la générosité, le respect des règles établies et de l’adversaire et la maîtrise de l’agressivité et de la violence. Ces valeurs sont fondamentales.

Quand j’entends dire que l’on met en place des actions pour lutter contre la violence dans le sport, je suis ébahi, atterré. Il ne s’agit pas de lutter contre la violence. Tout simplement la violence ne doit pas exister dans le sport et si elle est présente, cela signifie qu’il y a un problème, que les éducateurs n’ont vraisemblablement pas été formés pour y mettre fin au plus vite. Il faut savoir dire non à un enfant ou à un adolescent. Le« oui...mais...on verra plus tard... » est ingérable. Si les sanctions ne tombent pas, le problème s’aggrave.

Il me semble qu’on est allé trop loin aujourd’hui et c’est pour exprimer ce sentiment que je souhaitais rencontrer M. Gélard.

Je tiens à souligner certains éléments qui me paraissent très importants au regard du sport.

Tout d’abord, l’école ne donne pas assez de place au sport. Je rappelle l’expérience pédagogique de Vanves qui a été menée de 1950 à 1959 par le docteur Max Fourestier. Elle visait à réorganiser complètement la semaine scolaire en réservant une place accrue à l’éducation physique et à l’hygiène corporelle. Le rapport entre le temps consacré aux exercices physiques et celui dévolu aux disciplines intellectuelles était de 1 sur 1, voire de 3 sur 4, contre 1 sur 4 à l’heure actuelle. Les programmes de mathématiques et de français étaient allégés au profit d’une pratique sportive accrue.

L’expérience a donné des résultats spectaculaires. Le développement morphophysiologique des enfants a eu des conséquence sur leur état de santé. Ils n’étaient plus malades. Les grippes étaient rares. Ils gagnaient en taille et en force et se sentaient valorisés. On a constaté également une diminution de l’absentéisme. Des corps sains ont révélé des têtes très saines. Les résultats scolaires se sont améliorés. Le taux de réussite au certificat d’études était de 84 %, contre 78 % pour les élèves d’une classe témoin, alors que l’expérience touchait des enfants en relative difficulté scolaire.

Je m’étonne qu’aujourd’hui encore des élèves ont cours de 8 heures à midi, pour reprendre de 13 h 30 jusqu’à 18 h 30, avec deux heures et demie de sport par semaine. C’est terrible.

S’ajoutent à cela des conditions de pratique sportive qui dépassent l’entendement. Les élèves sont parfois dans l’impossibilité de se doucher après l’exercice physique. Ils s’essuient rapidement avec une serviette, se rhabillent et enchaînent avec deux heures de mathématiques. Ils ne sont pas en état de travailler.

Lorsque les jeunes sur le terrain me disent « J’ai encore cours, je finis à 18 h 30 », je ne comprends pas. Je ne vois pas pourquoi l’Education nationale ne peut pas faire un effort pour essayer de mettre en place un nouveau format qui permettrait à chaque enfant et adolescent de travailler dans des activités autres que les disciplines intellectuelles. Je ne songe pas obligatoirement au sport. Ce pourrait être la musique, le théâtre, le dessin. Les domaines sont innombrables. En pratiquant les activités de leur choix, les élèves seraient motivés, tout comme les professeurs.

Un tel format mettrait en valeur les enfants et permettrait, à mon avis, de diminuer éventuellement les problèmes que connaissent actuellement certains établissements.

Ensuite, il est à noter qu’aujourd’hui, le sport est un outil qui est utilisé dans toutes les pratiques associatives de quartier. On sort toujours un ballon, que ce soit de basket, de football, etc. Mais je m’interroge sur le niveau de formation des animateurs et des titulaires des emplois-jeunes qui sont recrutés par les associations et les structures des quartiers pour encadrer le sport. Possèdent-ils réellement les compétences requises pour encadrer une activité sportive ?

Dans 85 ou 90 % des cas, la réponse est non. Ils ne sont pas formés pour cela. Ils prennent un poste d’emploi-jeune et, du jour au lendemain, ils se mettent à encadrer les activités sportives.

Parce qu’ils sont nés dans le quartier, qu’ils ont vingt et un ou vingt-deux ans, qu’il s’appellent Pierre, Paul, Jacques, Mohamed, Karim ou Neima, seraient-ils autorisés à encadrer les plus jeunes ? C’est faire fausse route que de penser cela. Non pas qu’ils n’en soient pas capables et certains le sont à l’évidence, mais il faut valider leurs capacités à travers des formations, sanctionnées par un examen. On ne peut pas continuer à les envoyer sur le terrain pour encadrer des plus jeunes sans les faire accompagner en permanence par un tuteur, sans prévoir une structure à leur écoute le soir pour leur permettre de relater le vécu de la journée et exposer les problèmes rencontrés.

Personnellement, je trouve le fonctionnement actuel malheureux. Je ne me permettrais pas de faire du théâtre parce que je n’ai pas été formé dans ce domaine. Je ne vois pas pourquoi ceux qui ont été formés pour encadrer des jeunes dans des activités traditionnelles se permettent d’encadrer des activités sportives. A l’université, il serait inconcevable d’autoriser un professeur de mathématiques de changer de matière et d’enseigner le droit ou inversement. En revanche, le cadre éducatif le permet et c’est dangereux à mon avis.

Je prends souvent l’image suivante : si vous cueillez sur un arbre un fruit qui n’est ni beau ni bon, le problème provient non pas du fruit mais de celui qui a planté la graine. Si après l’arrosage, les bourgeons qui apparaissent ne sont pas très beaux, les fleurs qui éclosent ne sont pas très belles, les fruits ne peuvent pas être bons, puisque les bourgeons n’étaient déjà pas beaux au départ.

De même, je n’en veux pas aux jeunes qui ne sont pas forcément compétents pour encadrer, mais à ceux qui les ont recrutés systématiquement, aux structures qui n’ont pas prévu les encadrements nécessaires pour les accompagner, à ceux qui ont décidé de mettre en place le dispositif des emplois-jeunes sans avoir à aucun moment envisagé l’implantation d’une cellule de veille pour se tenir informés de la situation sur le terrain.

Je connais de nombreux titulaires d’emplois-jeunes qui ont passé trois ans sur un site alors qu’ils n’ont toujours pas reçu la moindre formation. C’est non seulement inacceptable de la part des décideurs en la matière, mais c’est irrespectueux à l’égard des jeunes qui occupent ces emplois. En outre, on peut imaginer les conséquences de leur inexpérience sur l’encadrement des plus jeunes. Quel discours éducatif tiendront-ils ? Comment géreront-ils des situations conflictuelles ? On ne leur a pas apporté de moyens de réponse.

J’ajoute que les « animateurs éducateurs » -et je mets ce titre entre guillemets- se trouvent eux-mêmes en situation d’échec. C’est faire une grosse erreur que de penser qu’ils seront à même d’aider des plus jeunes à sortir d’une situation d’échec pour les mettre en situation de réussite.

Aujourd’hui le métier « d’animateur éducateur » subit un gros effet de mode. Chacun ici en a certainement conscience. L’animateur éducateur est dehors, en compagnie de jeunes ; il prend un café avec eux. C’est bien, mais sa fonction ne se limite pas simplement à cela. Je répète régulièrement aux jeunes qui travaillent sur les quartiers qu’ils doivent se montrer attentifs et qu’ils ont un devoir de résultat.

Je vais même plus loin. Lors de mes interventions de plus en plus fréquentes en formation sur le terrain, j’ai eu l’occasion de travailler avec des petits de cinq ou six ans en milieu rural, au Parc d’Anxtot. J’ai dû lancer un cri d’alarme, notamment en direction des parents, car leurs enfants de cinq ou six ans parlaient comme les gamins des quartiers. Il a fallu que j’en recadre deux ou trois. Recadrer des petits de cet âge laisse une impression bizarre. J’ai dû avertir les parents : « Si vous laissez votre fils continuer comme cela, dans cinq ans, ce sera ingérable pour nous. Mais ce le sera avant pour vous ». Les parents m’ont répondu : « C’est déjà ingérable. Il a tapé sur l’instituteur avant hier ». Cela peut prêter à sourire mais c’est la réalité de terrain, et ce, en milieu rural.

J’insiste sur la nécessité de la formation. Je constate que le niveau général des futurs animateurs-éducateurs, ou éducatrices, est insuffisant à l’entrée de la formation. Ils ont souvent quitté un cursus scolaire assez tôt, vers 16 ans, et s’improvisent soudain « animateurs éducateurs ». Je ne pense pas que ce soit la bonne solution. Il y a un vrai risque.

Je m’interroge sur l’évolution des années à venir. Si le niveau des intervenants n’augmente pas, il n’y aura pas d’issue. Les mauvais fruits vont continuer à sortir chaque année sans qu’on ne fasse rien. Je demande aux jardiniers responsables de l’ensemble des arbres de faire quelque chose au plus vite. Il me paraissait important de faire part de mes inquiétudes à votre commission d’enquête.

Aujourd’hui, l’accent porte un peu trop sur la quantité au détriment de la qualité. A propos de qualité, des sanctions sont-elles prises à l’égard des structures qui ont effectué des recrutements au titre des emplois-jeunes sans avoir dispensé aucune formation à ces jeunes après trois ou quatre ans d’exercice ? Si oui, quelles sont les sanctions ? En réalité, je sais bien qu’elles sont inexistantes car aucun contrôle n’est exercé et les directions régionales et départementales du ministère de la jeunesse et des sports sont dans l’incapacité de suivre la totalité des structures qui ont créé des emplois-jeunes.

J’ai été également consterné de constater que la majorité des emplois-jeunes ont été pris par l’Education nationale et certaines institutions ou collectivités. Je ne comprends pas que de telles structures s’attribuent des emplois-jeunes qui, selon moi, ne répondent pas à cette finalité. Les moyens existent et on les a laissés dans la nature. Pourquoi les jeunes ont-ils occupé ces postes ? Tout simplement parce qu’il leur a fallu gagner 6 000 francs par mois pour vivre. Dès qu’ils ont une alternative, ils sortent du dispositif.

Au surplus, les formateurs qui ont accompli un bon travail de suivi et de tutorat éprouvent un fort sentiment de consternation lorsqu’ils voient partir de la structure des jeunes qu’ils ont formés pendant trois ans, qui commençaient à être complètement autonomes, bien intégrés, vraiment opérationnels, et à même d’apporter des résultats.Je m’inquiète pour la suite, parce que je ne sais pas où en est le dispositif emplois-jeunes. Cela me paraît un peu affolant. Les collectivités et associations qui ont des emplois-jeunes s’inquiètent pour l’avenir.

J’en viens au sport en général et au travail associatif. J’ai eu la chance d’être président de club pendant plus de dix ans et je me suis retiré simplement l’année dernière. Je me suis aperçu -et c’est toujours d’actualité- qu’un jeune a une plus grande valeur « marchande » et j’emploie à dessein ce terme fort, lorsqu’il est issu d’un quartier sensible plutôt que d’une zone incluse au grand projet de ville, GPV, ou bien lorsqu’il pratique le football plutôt que le badminton.

Il en va de même pour les associations. L’association qui se situe dans un bon quartier est susceptible de recevoir des subventions beaucoup plus élevées que celle qui est implantée dans tel autre quartier. Malheureusement trop souvent à mon goût, les subventions sont attribuées sur des critères totalement subjectifs. Je ne comprends pas cela. Toute forme de discrimination dans le milieu éducatif est à bannir. On doit y mettre un terme.

Les décideurs, qu’ils soient élus, présidents d’associations, etc. ne montrent pas l’exemple. Lors d’une réunion en mairie voilà quelques mois, j’ai dit qu’au regard des dérives actuelles, le monde des adultes d’une façon générale ne montrait pas l’exemple. Si l’on ne montre pas l’exemple aux jeunes, il est difficile d’espérer un retour « propre » de leur part. Ils s’adressent aux adultes avec agressivité, dégoût et pessimisme. En revanche, si l’on prend le soin de parler avec eux, l’on s’aperçoit qu’ils ont des envies comme tout le monde mais qu’a priori ils ne se sentent pas écoutés.

Je trouve incroyable qu’un jeune vaille plus cher qu’un autre. Pour moi, un jeune est un jeune, un habitant est un habitant. Tous sont égaux. Lorsque des dispositifs sont mis en place par l’Etat, pourquoi les collectivités locales ne prennent-elles pas le relais pour accompagner les associations et les jeunes qui se situent dans d’autres quartiers ?

Lors d’une réunion d’association, des parents se sont étonnés du fait que leur fils ne soit pas admis à participer à tel dispositif de l’association. La raison invoquée par l’association était qu’ils n’habitaient pas le bon quartier. Les parents ont alors répliqué : « Nous allons donc inviter notre fils à casser, pour que le quartier change de registre et obtienne des subventions. Est-ce cela qu’il faut faire ? » Que voulez-vous que le président d’association dise ! Le dilemme est terrible car on ne peut rien faire.

Par ailleurs, l’utilisation des subventions par les associations devrait faire l’objet d’un contrôle plus strict. J’aimerais que la notion de non-cumul qui est évoquée à propos des mandats électifs s’applique également aux subventions attribuées aux associations, parce que je peux vous assurer qu’on va très loin. Les sommes en jeu sont énormes. Il faut empêcher les dérives.

Certaines associations, vous en connaissez sûrement, sont à la limite de la gestion de fait lorsque des postes des collectivités locales sont détachés sur la structure. C’est tout à fait dangereux, surtout si le poste occupé en l’occurrence est un poste de responsabilité. Je ne sais pas où est la liberté associative, où elle commence ni où elle s’arrête. Il me paraît impératif que les élus aient connaissance du coût par jeune, par jour, par activité, pour pouvoir prendre les bonnes décisions.

Voici un exemple en matière d’interprétation des chiffres. Prenons l’hypothèse d’une structure de quartier qui pourrait être une association sportive. Du lundi au samedi, elle accueille vingt même jeunes qui participent à toutes les activités mises en place.

Il y a trois façons de présenter le bilan : la version la plus honnête serait d’écrire : « Vingt mêmes jeunes ont participé à toutes les activités proposées du lundi au samedi ». Cette phrase indique que les jeunes en question sont en contact régulier avec la structure et qu’un vrai travail éducatif de fond est mis en place par l’équipe pédagogique.

La deuxième version, plus brève, permet à la structure de se mettre en valeur : « On a touché 120 jeunes par semaine ». Cette présentation laisse entendre que vingt jeunes différents sont venus pendant six jours, soit un total de 120 jeunes sur une semaine. Mais ce n’est pas la réalité de terrain.

Enfin, la troisième version se lirait ainsi : « Vingt jeunes issus de cinq familles ont participé à toutes les activités proposées du lundi au samedi ». Un responsable d’association m’a confié que s’il présentait un tel bilan, l’association serait contrainte de fermer ses portes. Il existe des associations où la famille est présente au grand complet, du petit de six ans jusqu’au grand frère de quatorze ans. Mais si l’association communique ces chiffres, la collectivité s’indigne : « Nous avons monté une structure de quartier avec des subventions allouées extraordinaires et vous êtes en train de nous dire qu’on touche cinq familles sur le quartier ! ».

Si les audits recueillaient les vrais chiffres, les décisions prises seraient différentes. Les conseillers ou les agents qui sont chargés de collecter les chiffres n’ont pas l’expérience de terrain et le recul nécessaires pour être à même de faire le constat suivant : « Ce n’est pas vrai ; j’y suis tous les matins ; les gamins sont les mêmes ».

Je pense qu’il faut se montrer attentif à ces questions car le discours politique tenu aujourd’hui finit par être erroné. Les élus ne disposant pas des bons chiffres, le dispositif qu’ils mettent en place n’est pas le bon non plus. Faut-il instituer une cellule dans chaque département ? Faut-il croiser les chiffres venant de la ville, du département et de la région ? Il est impératif de faire preuve de vigilance car les sommes en jeu sont astronomiques.

Je souligne une autre réalité de terrain. Il arrive fréquemment que les membres des comités directeurs des associations se croisent. Ainsi, une espèce de chaîne se met en place à l’intérieur de laquelle chacun est solidaire de l’autre association. Le directeur rémunéré par une structure est également membre du comité directeur d’une autre structure. Lorsque de tels croisements se généralisent, ce sont les mêmes personnes qui donnent leur avis sur les attributions de subventions. Imaginez les dérives qui peuvent en résulter ! Tout cela est dangereux.

C’est pour cette raison que j’ai indiqué, dans le document que je vous remets, la phrase suivante : « Les élus doivent avoir connaissance des vrais chiffres ; il en va de l’intérêt collectif. »

Par ailleurs, on parle de tolérance zéro actuellement. On tend de plus en plus vers cela. J’y suis favorable. Lorsque je travaillais sur le terrain, je ne renonçais jamais. Je suis pour la tolérance zéro, à condition que le monde des adultes montre l’exemple : élus, forces de police, gendarmerie, magistrats, médias, etc.

Lorsque je travaillais dans le secteur de la sécurité, je constatais que le délinquant restait en liberté alors que j’estimais que son délit était tout de même assez grave pour justifier de faire quelque chose. Or, pour traiter le cas du jeune, on s’en tenait à un rappel à la loi. Ce n’était pas sérieux. Un jour je me suis rendu au tribunal où j’ai dit : « Je suis venu pour voir, parce que je ne comprends pas. J’ai des dossiers avec vingt rappels à la loi pour la même personne. Je voudrais savoir à partir de quand intervient la sanction ». J’ai suscité des réactions, mais j’ai tenu à dire que, venant du milieu éducatif, je ne pouvais pas comprendre cela.

Après cela, j’ai géré les choses à ma façon. Dans l’hypermarché de 10.000 mètres carrés dont je m’occupais, les jeunes dits difficiles ne rentraient plus dans le magasin parce que je leur en avais interdit l’accès. Je n’en avais certes pas le droit. C’était illégal, mais ils ne rentraient pas. Pour entrer, ils devaient m’en demander l’autorisation. Lorsqu’ils demandaient à me voir en m’indiquant qu’ils aimeraient bien entrer dans le magasin pour faire des courses, je répondais : « Oui, à telle condition ». Ils s’engageaient à respecter les conditions. Tout se passait bien dès lors qu’il y avait un peu d’échanges entre nous.

Pour qu’elle prenne tout son sens, la sanction ne doit pas tomber sans explication. A mon avis, c’est ce qui fait défaut aujourd’hui. Avoir une fibre éducative et sportive facilite la compréhension de ces questions auxquelles je suis très attentif. Mais les dérives existent.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Je vous remercie, Monsieur Marignan, de cet exposé plein de réalisme.

M. Guillaume Marignan - J’ai essayé d’être clair.

M. le rapporteur - Vous l’avez été, en particulier sur les vertus éducatives, que nous partageons, du sport, qui est aujourd’hui une discipline mineure parce que considérée à tort comme mineure par l’Education nationale. Mais cela est un autre problème. Nous n’allons pas ouvrir le débat.

M. Guillaume Marignan - C’est une discipline mineure aussi si l’on se réfère aux moyens du ministère. Le budget n’est pas en rapport avec les besoins sociaux et il est bien inférieur à celui de ceux qui font de la musique.

M. le rapporteur - Le budget des sports de la France est l’équivalent du budget de la Haute Savoie, soit 3 milliards de francs.

M. Guillaume Marignan - Bien sûr, mais par rapport à celui de la culture, il est encore bien inférieur.

M. le rapporteur - En revanche, vous avez dit qu’il ne devrait pas y avoir de violence dans le sport. Or, force est de constater que cela existe tout de même. Il y a des phénomènes de violence, soit sur les stades soit à l’extérieur des stades. C’est le cas dans mon département. Que peut-on faire pour essayer de les réduire ?

D’autre part, un certain nombre d’intervenants dont un ce matin, ainsi que Sébastian Roché, affirment que le sport pratiqué à trop haute dose et de façon intensive, soit plus de huit heures par semaine, peut être générateur de violence. Cette remarque s’appuie-t-elle sur des statistiques ?

M. Guillaume Marignan - Il s’agit probablement de la catharsis de l’agressivité qui peut s’exprimer à travers le sport, c’est-à-dire qu’à un moment, des gens libèrent brusquement des pulsions qu’ils ont en eux.

M. le rapporteur - Je n’en connais pas les causes mais il nous a été affirmé, et M. Roché qui, en matière de délinquance fait référence, nous l’a confirmé, qu’à partir d’une dose trop élevée, le sport engendre des phénomènes d’agressivité. Est-ce lié, là encore, aux médias et à certains comportements auxquels les jeunes s’identifient ? Il est vrai que lors de certains matches, alors que l’on se trouve devant le récepteur de télévision, on a parfois envie de descendre dans l’arène.

M. Guillaume Marignan - La violence constitue le grand débat actuel.

Pour ma part, je pratique une activité qui est dérivée du football américain -en termes d’agressivité, de combativité je sais ce que c’est-, qui s’appelle le flag football. Ce sport a ceci de particulier qu’il se pratique sans contact et avec l’autoarbitrage. Les résultats de l’autoarbitrage sont probants. Malheureusement, au bout d’un moment, le jeu peut susciter une tension qui engendre des problèmes de violence parce que c’est toute notre société qui est ainsi aujourd’hui.

Parfois les images à la télévision posent problème et il vaudrait mieux cesser de la regarder. Tous les enfants et adolescents regardent les images ainsi véhiculées. Un adulte responsable est capable de faire la différence avec la réalité. Un jeune aujourd’hui n’en est pas toujours capable.

La montée en puissance de la violence s’explique aussi par l’existence d’enjeux dans certaines disciplines. Tout petits, des jeunes s’imaginent gagner plus tard 500 000 francs par mois s’ils réussissent, ce que leurs parents ne cessent de leur rappeler. Les éducateurs subissent la pression de l’exigence des résultats et il arrive un moment où des dérives se produisent. Ce n’est pas le cas partout et c’est heureux, parce que sinon on ne s’en sortirait pas.

S’agissant de la violence dans les stades imputable aux supporters, je trouve parfois surprenant que les clubs ne soient pas davantage sanctionnés. Quand on voit ce qui se passe, avec les nombreuses banderoles, je ne comprends pas qu’on ne prenne pas les sanctions qui s’imposent.

Je pense aux sanctions lourdes telles que l’interdiction d’accès au stade pour plusieurs matches. Il y a bien des solutions. Les présidents de clubs sont responsables en ce domaine. D’ailleurs, les solutions surgissent chaque fois qu’il y a une véritable prise de conscience. La Grande-Bretagne était démunie face au hooliganisme, lorsque l’Union européenne de football association, l’UEFA, a pris la lourde sanction : plus de club anglais en Coupe d’Europe. Il a bien fallu que les Anglais s’adaptent.

Aujourd’hui, si vous vous promenez le samedi ou le dimanche matin le long des stades de football, vous entendrez sur le terrain et sur le bord de la touche des choses pas bien jolies. Ce ne sont pas des exemples pour les petits qui jouent à côté. Je ne comprends pas, d’ailleurs, que dans les cas-là les capitaines d’équipe et l’arbitre n’exigent pas d’arrêter le match. Il faut qu’à un moment des décisions fortes et courageuses soient prises. Ce n’est pas facile. Mais je pense qu’il faut savoir annuler une rencontre et dire : « On va faire un rapport à la ligue régionale de football ». C’est de cette façon qu’on trouvera des solutions.

Quand je travaillais à Paris, entre 1995 et 1997, on m’a expliqué que, lors de certains matches de football, en Seine-Saint-Denis, pour des moins de quinze ans -donc des enfants, des préadolescents- des parents de l’équipe adverse se plaçaient derrière le gardien de but et l’insultaient. En tant qu’éducateur, j’aurais arrêté la rencontre. Il m’a été répondu : « Non, ce n’est pas possible ». Moi, j’aurais arrêté la rencontre et envoyé un rapport à la ligue de football dès le lendemain. Les gars se seraient mis au garde à vous. J’emploie ces termes-là parce que si l’on ne sait pas l’arrêter, le processus devient dangereux.

Aujourd’hui, les dérives nous amènent loin, et déjà un peu trop loin pour faire machine arrière.

De plus, on dit qu’on lutte contre la violence. Je m’interroge : pourquoi dire « lutter contre » ? La violence, c’est déjà négatif. Lutter, cela veut dire qu’on se bat. N’y a-t-il pas moyen de trouver une autre expression ? Ne peut-on travailler d’une autre façon ?

Le football, par exemple, est en train de mettre en place de superbes dispositifs à ce effet.

M. le rapporteur - Prévoit-il un dispositif pour empêcher M. Tapie, pourquoi ne pas le citer, de dire à propos d’un match retour opposant Marseille à Auxerre : « Il va falloir que les gars d’Auxerre mettent des protège-tibias renforcés ». Dès lors que l’on tolère cela dans la bouche d’un responsable, ancien ministre...

M. Guillaume Marignan - Tout à fait. Ce sont, là encore, les dérives actuelles de la société, c’est-à-dire que des adultes responsables s’autorisent en permanence des dérapages de langage qui ont des effets redoutables sur les enfants.

Les petits de six ans avec lesquels je travaille emploient parfois des mots qui me contraignent à les reprendre ou à réclamer une formule de politesse. Je leur demande de ne pas employer d’argot et de faire des phrases entières avec un sujet, un verbe et un complément. J’estime que si on commence comme cela dès cet âge, cela va poser problème dans cinq ans. J’alerte alors les parents. Dans certains cas, je me rapproche de l’instituteur. Mon rôle éducatif se situe là aussi.

Plus personne n’est responsable. Imaginez que vous placiez sur un même rang formant une belle ligne l’Education nationale, la police, la gendarmerie, les collectivités, les parents, les présidents d’associations, les éducateurs sportifs, et que vous disiez : « A mon signal, vous avancez. Plus vous allez loin, plus vous estimez avoir une part de responsabilité en pourcentage dans l’éducation des enfants. » Que verriez-vous ? Aujourd’hui, quand on donne le signal, plus personne n’avance. Tout le monde se regarde et l’on découvre que personne ne se sent responsable.

Je prétends qu’il ne faut pas baisser les bras. C’est notre devoir à tous. Ce n’est pas uniquement de la faute des parents. Ce ne peut pas être que de la faute de l’école. Ce serait trop facile de dire cela. Il faut revenir à des valeurs fondamentales.

Je cite un autre exemple qui sort un peu du débat. Est-ce un bel exemple de voir des agents de la police nationale, aux fenêtres baissées d’une voiture, les manches de chemise remontées, lunettes de soleil sur le nez, en plein été, en train de regarder les jeunes filles marcher en jupe ? Moi je peux vous assurer que si j’ai un contrôle de police de ce genre à trois heures du matin, je me rends immédiatement chez l’officier de permanence. Il est hors de question que je l’accepte !

J’ai été confronté à des incidents lorsque je travaillais dans le domaine de la sécurité. Certains de mes agents ont été insultés par les forces de police. Je peux vous assurer qu’on est allé loin.

De même, j’ai eu un problème qui n’avait rien à voir avec les enfants, mais qui était lié à des comportements et des attitudes. Nous devons être exemplaires à cet égard. Le problème concernait des gens du voyage qui se trouvaient sur un parking. J’ai alors demandé une intervention de la police. Les policiers sont arrivés avec un véhicule banalisé. L’un d’entre eux est sorti en survêtement, à peine habillé ; un autre n’était pas en tenue ; quant au troisième, je ne sais pas ce qu’il faisait là. Evidemment, le contrôle n’a pas eu lieu. A mon retour, j’ai appelé un des lieutenants au téléphone et je lui ai demandé s’il s’agissait des forces de police ou d’une bande de troubadours égarés dans une voiture de service. Il m’a répondu que le problème serait réglé. Une heure après, il m’appelait pour me dire : « Monsieur Marignan, c’est la première et la dernière fois que ce type d’incident arrive ».

Ces comportements ôtent de la crédibilité. Pour les éducateurs, c’est la même chose. Par rapport aux enfants, les éducateurs sont des référents. Ils doivent faire attention et montrer l’exemple. C’est pour cela qu’aujourd’hui, le fait de travailler sur certains quartiers avec des jeunes dits du quartier peut poser un problème. Quelle image les jeunes peuvent-ils avoir de ces grands frères lorsqu’ils savent ce qu’ils ont fait au même âge qu’eux, pendant dix ou quinze ans ?

Aujourd’hui, nous avons un problème de formation. Les gens qui encadrent les futurs éducateurs devraient commencer par travailler sur le terrain. Or, ils sont dans des bureaux à écrire des rapports ou à organiser des réunions où l’on perd son temps. Ils ont souvent fait mai 68, ils ont apporté beaucoup de choses à cette époque, mais aujourd’hui, ils forment des personnes pour travailler dans les quartiers, alors qu’ils ne connaissent pas les jeunes qui y vivent. C’est dangereux.

J’interviens dans des formations avec des animateurs de la ville. Souvent, ils arrivent en retard et ne s’excusent même pas.

Il faut retrouver des valeurs simples, comme le respect mutuel et l’échange. Le sport est à mon sens capable de véhiculer ces valeurs, malgré les dérives que l’on observe avec la télévision et l’argent.

Les valeurs éducatives se perdent, les éducateurs avec lesquels je travaille sont démobilisés. Quand nous proposons un projet, il n’est jamais retenu, alors que, s’il vient d’en haut, il faut à tout prix le faire aboutir. Par ailleurs, on nous impose des résultats sur la quantité et non plus sur la qualité.

S’il vous plaît, Mesdames, Messieurs, soyez à l’écoute et confiez les responsabilités aux gens qui ont travaillé sur le terrain et qui connaissent les réalités. En matière d’éducation, c’est sur le long terme que l’on obtient des résultats, ce n’est pas en deux mois. Quand vous travaillez avec un jeune délinquant de seize ans, vous êtes avec lui tous les jours pendant six heures.

J’ai parlé de ces problèmes avec un responsables d’académie qui m’a dit : « Prenez des aides éducateurs. » Je lui ai répondu : « Ont-ils été formés pour cela ? »

Il ne fallait pas leur donner ce nom d’ « aide éducateur » car, dans 75 % des cas, ils finissent surveillants. A un moment donné, pour résoudre le problème du chômage, on a mis en place le dispositif des emplois-jeunes, mais il faut être vigilant, certains sont capables de faire du bon travail, ont des compétences, d’autres non. Beaucoup de gens me demandent pourquoi je ne prends pas d’emplois-jeunes dans mon association. Je leur réponds que le seul tuteur personnel, c’est moi, et que je ne suis pas disponible pour les encadrer.

M. le président - Nous vous remercions.


Source : Sénat français