Présidence de M. Bernard PLASAIT, Vice-président

M. Bernard Plasait, président - Nous accueillons maintenant M. Renaud Trouvé, pharmacologue et spécialiste des questions de toxicologie.

(Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

Docteur, nous avons souhaité vous entendre, car nos auditions et déplacements nous ont montré que les jeunes délinquants étaient souvent dans un état sanitaire déplorable et, notamment, qu’ils étaient fréquemment dépendants du cannabis. Il nous a paru important d’approfondir cette question.

Je vous donne donc la parole, docteur, pour un exposé liminaire qui sera sans doute suivi de nombreuses questions.

M. Renaud Trouvé. Avant d’en venir à la question du cannabis, je souhaiterais évoquer de manière plus générale les problèmes de délinquance et de toxicomanie.

Tout d’abord, comment devient-on délinquant ? Vu sous l’angle de la toxicomanie, on le devient tout simplement par non-respect de la loi de 1970, qui est toujours en vigueur, par les consignes laxistes données par certains gardes des sceaux quant à l’application de cette loi, quand il y a défaut de suivi, en cas d’interpellation d’un toxicomane et d’injonction thérapeutique par un juge.

Au cours des dernières années, beaucoup de gens ont protesté en disant qu’il ne fallait pas emprisonner ceux qui consommaient du cannabis. Il est toutefois prévu par la loi que ces personnes doivent se soumettre à un contrôle thérapeutique, ce qui est rarement le cas. En effet, l’articulation entre justice et médecine n’existe pas ou est d’un laxisme total. Il est d’ailleurs surprenant que, dans d’autres domaines, on arrive à suivre parfaitement certaines affaires judiciaires jusqu’à leur épilogue et jusqu’au paiement du dernier centime de l’amende infligée et que l’on n’arrive pas à suivre la trace d’un délinquant qui s’est adressé à un médecin. Il y a là un dysfonctionnement. Soit dit en passant, c’est le début d’un engrenage qui entraînera les gens vers ces états potentiellement de délinquance et de délabrement social et sanitaire.

Au cours de ces dernières années, beaucoup de voix se sont élevées pour demander l’abolition de la loi de 1970. C’est un aspect paradoxal de la question puisque, hormis durant une très courte période où Albin Chalandon était garde des sceaux, cette loi n’a jamais été vraiment appliquée sur le fond et encore moins respectée dans la forme. Faut-il revoir cette loi ? Nous en reparlerons mais encore faudrait-il simplement qu’elle soit appliquée. Peut-être peut-on, plus de trente ans après son adoption, envisager de la toiletter.

Que consomment les délinquants dans ce pays ?

Il existe des consommations très disparates et très variées de haschich et de ses dérivés, donc de cannabis, consommations qui, du point de vue de la santé publique, posent un problème de fond.

La consommation de tabac peut être considérée en France comme en forte augmentation et potentiellement catastrophique pour la santé publique. Une étude récente a montré que les effets de la consommation du tabac par les jeunes femmes commençaient à se faire sentir de façon évidente. C’est une question qui doit interpeller le corps médical.

La consommation d’héroïne est tout à fait sous-estimée. Certains affirment qu’elle concernerait 100 000 à 150 000 personnes. A l’heure actuelle, il semble plutôt que près de 300 000 personnes soient concernées.

La consommation et le trafic, puisque les deux aspects sont toujours très proches, de produits comme l’ecstasy et les amphétamines sont une autre forme de délinquance qui est apparue brutalement sur le sol français -dieu sait si nous avions alerté les autorités politiques, notamment les parlementaires, voilà cinq ou six ans, sur ce danger. Cette apparition brutale est due au fait que les Britanniques, qui avaient chez eux 1,5 million de consommateurs ont commencé à se fâcher. La solution de facilité fut évidemment d’aller faire chez le voisin le trafic qu’il devenait difficile de faire sur le territoire habituel.

Le niveau de consommation de cocaïne est plus élevé qu’on ne l’admet généralement. Il suffit de se promener dans certains quartiers du nord de Paris ou de la banlieue Nord pour constater à la fois l’énervement des populations, le délabrement des toxicomanes et le nombre important de consommateurs.

Un certain nombre d’autres drogues circulent qui font partie d’un trafic de fond accompagnant toutes les substances dont je viens de vous parler.

Comment entre-t-on dans la délinquance et la toxicomanie ? En dehors des aspects sociaux et culturels auxquels il ne faut pas prêter toutes les vertus ni toutes les culpabilités, il est évident que certains quartiers sont préférentiellement des lieux de drogues et de délinquance, des lieux d’approvisionnement, un peu moins des lieux de consommation.

L’entrée en toxicomanie peut se faire de diverses façons : par les amis et les fréquentations ; par - c’est aujourd’hui un grand problème - l’école, le collège, le lycée - je ne parle pas de l’université ou des grandes écoles, car, là, c’est bien souvent trop tard ; par la famille, car nous sommes aujourd’hui confrontés à un problème éducatif à travers l’attitude des parents qui font preuve de permissivité à l’égard de consommation de certains produits ou, à tout le moins, minimisent le risque sanitaire de cette consommation ; par le milieu sportif, car il ne faut pas oublier que la toxicomanie et le dopage sont deux choses extrêmement voisines qui s’imbriquent malheureusement quelquefois dans la carrière de certains athlètes même du meilleur niveau ; enfin, cette entrée en toxicomanie peut se faire à travers des fréquentations carcérales ou autres.

Bien sûr, nous avons deux types de délinquance : la première, qui est simplement liée à l’usage ; la seconde, qui est liée aux trafics et qui est plus grave, car elle fait vivre des réseaux constitués. Grâce aux revenus considérables qu’elle permet d’accumuler, elle finance d’autres activités du type achat ou trafic d’armes et autres actes délictueux.

On ne peut qu’être étonnés de la non-intervention de la République dans certains endroits. Même le fisc ne se soucie apparemment pas du train de vie de certains jeunes de vingt à vingt-cinq ans qui circulent dans des voitures comme celle qui a défrayé la chronique voilà quelques jours. Pour ma part, si j’oubliais de déclarer mes revenus, je suis persuadé que le fisc saurait me retrouver ! Il y a de toute évidence un laxisme face à cette économie souterraine alimentée par une multitude d’actes délictueux.

Je partage l’opinion de mon prédécesseur à cette place. Le tout-répression ne fonctionnera pas pour la simple raison que les résultats seront proportionnels aux forces en place sur le terrain. Il n’en demeure pas moins que tout progrès sera le bienvenu, surtout compte tenu des activités dérivées. J’ai fait la triste expérience d’échanges à coup d’armes à feu voilà quinze ans aux Etats-Unis alors que je sortais de l’hôpital. Ce genre d’affaire jusque-là rare dans notre pays commence à apparaître chez nous et devrait nous inciter à reprendre en main certains problèmes.

Si la faillite du système éducatif en matière d’instruction n’est pas clairement établie, elle est indéniable en matière d’éducation. Je le dis nettement et je sais que je ne suis pas le seul à le penser : je regrette l’époque où la journée à l’école primaire commençait par la phrase de morale prononcée devant le tableau. La référence peut paraître ridicule mais c’est à ce moment-là que se forme le discernement des futurs adolescents et adultes. En outre, faute de pouvoir s’appuyer sur l’école, les parents n’ont pas retrouvé leurs repères.

Quant à l’information dans les écoles, collèges et lycées sur la toxicomanie dans une optique préventive au cours des dix dernières années, il n’y a vraiment pas lieu d’en tirer gloire. La semaine dernière encore, une professeur de sciences biologiques en terminale me disait : « Monsieur Trouvé, le petit livre qui a été publié avec l’argent de la République est d’un niveau lamentable et c’est un scandale ! ».

Le spécialiste que je suis partage ce point de vue. Et je m’étonne qu’on continue à solliciter les mêmes spécialistes qui continuent à écrire les mêmes âneries ! A dire vrai, je ne m’en étonne même plus, car je sais que cette situation est liée à un mode de fonctionnement : alors que les responsables se succèdent, les administratifs restent en place. Messieurs, balayage ! Pour changer de politique, il faut changer les gens !

Je fais un parallèle avec la situation que j’ai connue aux Etats-Unis il y a une vingtaine d’années. Si je pense, comme mon prédécesseur, que les structures sociales y sont extrêmement différentes, je sais aussi, en tant que pharmacologue, que la diffusion d’un certain nombre de produits sur une population humaine parvient toujours aux mêmes résultats.

Je m’étonnais de la permissivité de la société américaine des années quatre-vingt à l’égard de la consommation d’alcool et de cannabis. Pour avoir longuement discuté avec quelques-uns des jeunes qui étaient mes élèves à l’université, je me suis aperçu à quel point il leur était difficile non seulement de savoir ce qu’était la loi mais aussi de discerner le bien du mal, y compris pour eux-mêmes, pour le respect de leur équilibre et de leur libre arbitre que la consommation de certaines substances fait très souvent disparaître. Donc, si la répression est une technique, la formation et l’éducation comptent aussi.

Je le dis très clairement, je ne profite pas de la tribune pour régler mes comptes. Vous vous souvenez très certainement du rapport de M. Roques, qui est l’un de mes collègues de la faculté de pharmacie. A la demande du secrétaire d’Etat à la santé, M. Kouchner, il avait rédigé une analyse scientifique destinée à « comparer la dangerosité des drogues ». Peut-être savez-vous que peu de temps après, quelques scientifiques de bon aloi lui ont répondu dans les colonnes du Figaro.

J’ai en main copie de la lettre qu’il leur a envoyée. Je vais vous lire un passage qui interpelle : « Cannabis et conduite des véhicules », signé par M. Roques.

« Les effets comportementaux du cannabis, en particulier la somnolence et le ralentissement des comportements moteurs, ont conduit à étudier leur retentissement en termes de conduite des véhicules. Les résultats sont difficiles à interpréter du fait de l’association pratiquement constante chez les conducteurs responsables d’accidents pour lesquels les examens ont été exigés de plusieurs produits, le plus fréquent étant l’alcool » -ce n’est pas niable. « Utilisé seul, le cannabis ne semble pas être un facteur majeur de risque d’accident. »

Que fait-on quand on lit pareil écrit signé d’un professeur en faculté de pharmacie ? Il y a eu des enquêtes du samu. Une conférence s’est tenue à l’Assemblée nationale sur le thème « conduite et cannabis ». Bien sûr, onretrouve des associations cannabis-amphétamines et cannabis-alcool. Il n’empêche que M. Roques ne pouvait ignorer les expériences médicales publiées dans des revues scientifiques internationales.

Je crois que l’information faite au cours des dix dernières années n’a pas été suffisamment claire pour mettre en alerte les parents, les éducateurs et les adolescents. Peut-être une information et une prévention bien conçues parviendraient-elles à être dissuasives.

Il est un principe très simple en pharmacologie qui se vérifie toujours : quand une drogue toxicomanogène est disponible, elle est consommée. En santé publique, nous avons déjà à déplorer les dégâts faits par l’alcool, drogue légale, par le tabac, drogue légale. Dépénaliser n’est pas une solution.

A la lumière de certaines expériences pratiquées en Suède, en Espagne, aux Pays-Bas et ailleurs, je regrette de constater que la mise à disposition légale de ce genre de produits contrôlés par l’Etat ne fait pas disparaître le risque. D’ailleurs, dès 1986, le département d’Etat américain avait parfaitement compris que quel que soit l’état de la législation, dès lors qu’il y a de l’argent à gagner, le trafic a lieu. Je serais au passage curieux de voir comment s’y prendrait l’Etat pour distinguer - challenge intéressant ! - le cannabis légal du cannabis illégal.

En outre, le cannabis est une substance beaucoup plus dangereuse que le tabac - j’ai les moyens de le prouver. Je ne le comparerai pas à l’alcool. Pourquoi lutter contre le typhus et le choléra et réintroduire un problème supplémentaire à terme ? Il est du rôle d’une République de veiller sur la santé de ses citoyens et d’éviter de s’auto-accuser vingt ou trente ans plus tard en gémissant sur le thème : « Je ne savais pas ». Messieurs, nous savons !

M. le rapporteur - Pour revenir sur le cannabis, ne fait-on pas une erreur de sémantique en l’appelant « drogue douce », alors que cette substance reste une drogue avec des effets extrêmement nocifs ?

M. Renaud Trouvé - Votre remarque est tout à fait pertinente. Au-delà des effets agréables d’euphorie transitoire et autres états d’âme ressentis par les consommateurs, cette drogue perturbe de façon très puissante le fonctionnement mnésique. Elle provoque à long terme une atteinte sur la mémorisation qui est absolument dramatique. D’ailleurs, tous les utilisateurs le reconnaissent.

En outre - et de ce point de vue, je fais le parallèle avec l’alcool - cette drogue crée une distorsion spatio-temporelle qui ralentit les réflexes nerveux et provoque surtout un mauvais jugement quant au décours du temps. Si M. Roques avait lu le récit des expériences pratiquées sur les pilotes d’avions, il saurait que ces professionnels entraînés sont incapables de faire des atterrissages corrects car ils sont incapables de juger le temps.

Encore faut-il ajouter - c’est bien connu - des effets pulmonaires au moins égaux à ceux du tabac et des effets cancérigènes a priori plus puissants que ceux qui sont provoqués par les plus mauvais tabacs - rassurez-vous, je ne citerai pas de marque !

Avec la consommation de cannabis, une dépression de l’immunité est clairement avérée.

Cette substance a des propriétés contraceptives parfaitement naturelles et auto-établies. Il suffit à cet égard d’observer les groupes de sujets soumis à des essais cliniques : pas la moindre naissance, alors qu’aucune précaution n’a été prise.

En 1973, deux cardiologues américains ont clairement pointé certains effets de cette substance « anodine » au vu d’un test d’effort pratiqué sur des personnes présentant un risque d’infarctus du myocarde. Au cours de l’expérience témoin, les sujets pédalaient pendant 250 secondes. Après avoir fumé une cigarette contenant une quantité de nicotine dix fois supérieure à celle d’une cigarette normale, ce temps était réduit de 25 %. Après avoir fumé une seule cigarette de cannabis qui contenait vingt milligrammes de THC, leur résistance à l’effort était diminuée de plus de moitié. La comparaison avec d’autres produits ne fournit donc pas des résultats aussi favorables que certains écrits ont bien voulu le laisser penser.

Pour aller dans le sens de votre propos, il est clair qu’à l’heure actuelle, le nombre de psychoses cannabéiques apparues lors d’une consommation tout à fait normale est en forte augmentation.

En tant que pharmacologue, j’ai toujours refusé la distinction drogue douce drogue dure, qui ne veut rien dire. Il n’y a que des drogues avec des propriétés particulières. Boire cinq verres de vin va rendre la personne temporairement incapable de conduire son véhicule. Mais les effets ne dureront pas très longtemps. La demi-élimination de l’alcool chez la plupart des sujets est de l’ordre de deux à trois heures alors que la demi-élimination du cannabis est de quatre-vingt seize heures, soit quatre jours.

Je crois qu’il faut être très prudent. Certaines drogues comme la cocaïne et l’héroïne peuvent tuer instantanément. Avec le tabac, l’alcool et le cannabis, il y a risque, à une autre échelle certes, mais tout aussi, voire plus, important en termes de santé publique. L’impact sera proportionnel à la multiplication du nombre de consommateurs.

Le plus grand progrès serait de laisser une trace dans le système. Il ne s’agit pas de marquer au fer rouge les consommateurs de cannabis ou d’autres produits. Mais à partir du moment où une injonction thérapeutique est faite à certaines personnes, il est clair que la consommation de produits reste dans le cadre prévu par la loi. Ces personnes ont besoin d’une prise en charge par un système médical adéquat.

Je milite pour l’introduction dans la loi d’une obligation de suivi. Si un fléché était prévu, cela rendrait service à la justice, qui pourrait dialoguer avec les médecins dans de meilleures conditions.

M. Bernard Plasait - Pourriez-vous revenir sur l’expérience concernant les pilotes d’avions ?

M. Renaud Trouvé - Deux études ont été pratiquées aux Etats-Unis en 1985 sur des volontaires, pilotes professionnels - j’insiste sur ce point - auxquels on a fait fumer soit une cigarette de tabac, soit une cigarette de marijuana conforme au standard expérimental américain des années quatre-vingt.

L’expérience s’est décomposée en deux phases. D’abord, le vol avec simulateur dans des conditions tout à fait calmes. Les pilotes se sentaient à peu près bien, même s’il y avait des petites erreurs. Ensuite, on a créé des conditions artificielles de mauvais temps, des turbulences et une simulation de trafic, autant d’éléments de pression. C’est à ce moment-là que sont apparus nettement les désordres spatio-temporels provoqués par le cannabis.

On a constaté deux choses : premièrement, tous les pilotes qui avaient fumé du tabac ont posé leur avion à quelques dizaines de centimètres de la ligne centrale de la piste simulée. Les pilotes qui avaient fumé une toute petite dose de cannabis, eux, ont posé leur avion entre six et quinze mètres de la ligne centrale. Ce seul résultat interpelle.

Deuxièmement, que fait apparaître la trajectoire de descente ? Quand il est en approche, un pilote aux instruments met son avion à une certaine vitesse et gère son altitude en pilotant au moteur.

Un pilote parfaitement conscient qui commence à dévier de son axe surveille son instrumentation pour voir les effets produits par sa correction. Il ne réintervient que si au bout d’un certain temps, il estime que sa correction a été trop puissante ou insuffisante.

Or, les pilotes sous l’emprise du cannabis avaient un comportement tout à fait caricatural. Ils réintervenaient de façon intempestive sans attendre l’effet de leurs corrections. La perturbation spatio-temporelle créée par le cannabis est une réalité flagrante.

M. le Président - Monsieur le Professeur, nous vous remercions.


Source : Sénat français