L’Europe est une vraie puissance

Question (Gunter Hofmann/Bernd Ulrich) : Monsieur le Ministre, la situation en Iraq et au Moyen-Orient s’est-elle améliorée depuis la guerre ?

Réponse (Joschka Fischer) : Saddam Hussein n’est plus là. Le renversement d’un dictateur est toujours une occasion de se réjouir. La situation peut évoluer de manière positive. Il faut attendre de voir si ce sera le cas.

Ce développement peut donc légitimer la guerre ?

Notre position est inchangée. Hier comme aujourd’hui, nous pensons que les moyens pacifiques n’étaient pas épuisés. Mais il en a été décidé autrement. Cela ne sert à rien de poursuivre un débat qui appartient au passé. C’est l’avenir qui compte désormais. En ce qui concerne les dictateurs et les régimes despotiques, je rappellerais un discours que Kofi Annan a tenu après la guerre au Kosovo. Il demandait de revoir la conception de la souveraineté d’un État en cas de violations très graves des droits de l’homme pour légitimer une intervention de l’ONU. S’il s’agit d’un nouveau principe, ce ne sont pas les candidats qui manquent, et pas seulement au Moyen-Orient. Quand faudra-t-il l’appliquer ? Qui peut le légitimer ? Ce serait universaliser le principe de l’intervention humanitaire. Je pense que les seules violations des droits de l’homme dans un État ne constituent cependant pas une raison suffisante pour justifier une intervention militaire.

Si les violations très graves des droits de l’homme ne sont pas une raison suffisante, que faut-il en plus ?

Il faut que tous les autres moyens pacifiques soient épuisés, que la paix et la stabilité soient gravement menacées ou qu’il y ait un risque de génocide.

Si la restructuration de l’Iraq et du Moyen-Orient devait être couronnée de succès, l’intervention ne deviendra-t-elle pas légale a posteriori ?

Non, elle n’en serait pas plus légale. Je pense que l’on doit saisir maintenant les chances offertes par cette situation. D’ailleurs, ce n’est que dans quelques années que nous saurons si les risques qui pèsent sur la stabilité dans cette région auront pu être évités. D’un autre côté, nous avons toujours été conscients qu’en tant qu’Européens nous sommes liés de multiples manières à cette région, et pas seulement de par notre situation géopolitique. Cette région fait partie de la sécurité européenne au XXIe siècle. Indépendamment de notre position sur la guerre contre l’Iraq, dès lors que le premier coup est tiré, le succès de l’amorce d’un nouvel ordre devient déterminant pour la sécurité européenne.

Assistons-nous à la mise en place d’un nouvel ordre mondial auquel participent aussi les Européens ?

Cela me paraît aller trop loin. La fin de la Guerre froide a soulevé la question de savoir ce qui va succéder à l’ancien ordre bipolaire. L’ordre de Yalta a institué un découpage risqué mais qui avait l’avantage d’être clair. La chute du mur en 1989 a entraîné la disparition en 1990 de l’Union soviétique et de cet ordre bipolaire. De grands progrès et des percées importantes ont pu être été réalisés dans la maîtrise des crises persistantes liées à la Guerre froide. Mais il s’en est suivi aussi de très inquiétants trous noirs où l’ordre ne règne plus. Et la menace terroriste en provenance d’Afghanistan a certainement été d’une extrême gravité.

La question est maintenant de savoir ce qu’il va advenir des Européens face au rôle prédominant des États-Unis ? Arriveront-ils à s’entendre ? Pourront-ils prendre leur destin en main ou devront-ils seulement approuver ce que d’autres décident ailleurs ?

Qu’y a-t-il de spécifiquement européen dans cette réorganisation ?

La différence réside dans l’adoption d’une perspective de coopération ou d’affrontement vis-à-vis de la région arabo-islamique en crise.

N’est-ce pas une distinction très théorique ? Ce qui peut fonctionner, c’est seulement une combinaison des deux approches.

Les Européens ont des qualités que d’autres n’ont pas. Inversement, nous avons des déficits que d’autres n’ont pas. Le fait que l’Europe a des difficultés à s’affirmer au plan militaire est lié à son histoire. Concrètement, cela signifie qu’il est capital de donner à la Turquie, qui est à la fois un pays musulman et un État laïque, une perspective européenne, et nous sommes les seuls à pouvoir le faire. Les négociations très difficiles avec Téhéran sur un accord d’association et de stabilité sont également un instrument important, précisément en raison de l’attitude de l’Iran à l’égard du conflit au Proche-Orient, des missiles à moyenne portée et du potentiel nucléaire. Regardez les résultats de l’engagement européen dans le conflit au Proche-Orient ! On ne cesse de répéter que la politique étrangère des Européens est dans un triste état. Le plan de paix pour le Proche-Orient, la feuille de route au sens propre du terme, est pourtant une proposition européenne. Elle a été adoptée par les autres membres du Quartet et développée conjointement, mais elle repose essentiellement sur des idées européennes, notamment en ce qui concerne le processus de réforme en Palestine jusqu’à la création de la fonction de premier ministre. Bien sûr, tout cela ne peut pas remplacer une volonté unique européenne, ni l’absence de capacités militaires. Mais tout cela avec les coopérations régionales de l’UE est une boîte à outils dont on a besoin pour mener une politique opérationnelle dans cette région.

Ces sociétés n’ont-elles pas d’abord besoin de démocratie ?

Certes, mais il s’agit de beaucoup plus : il s’agit de modernisation, ce qui soulève en même temps un autre problème majeur, celui de la démocratisation qui peut aussi avoir pour conséquence qu’il faille accepter des majorités islamiques. L’Occident est-il prêt à le faire ?

Vous ne voulez donc pas de démocratisation tant que des majorités islamistes sont possibles ?

Non. La question souligne seulement la nécessité de comprendre la démocratisation dans un sens plus large, c’est-à-dire dans le sens d’une modernisation. Elle a une composante économique, institutionnelle, juridique et culturelle. L’établissement d’un lien entre la culture islamique et la démocratie, l’État de droit, l’économie de marché, la séparation des pouvoirs et la séparation de l’État et de la religion, c’est ce que j’entends par modernisation.

N’est-ce pas ce vous avez toujours dit, ce que les Européens n’ont cessé de répéter ? La guerre en Iraq n’a-t-elle rien changé ?

C’est une discussion que nous menons depuis quelques années déjà, comme dans le cadre de la conférence de l’UE avec les États islamiques qui s’est tenue en février 2002 à Istanbul. Ce qui est nouveau, c’est que les États-Unis s’engagent durablement de manière militaire en Iraq et qu’ils doivent veiller à l’intégrité du territoire iraquien, à la stabilité régionale dans le cadre de cette transformation et aux progrès de ce processus. Il s’agit là d’une tâche à très long terme.

Cet exemple signifie-t-il pour les Européens que les critères universels de bien public, y compris les droits de l’homme, doivent être appliqués de manière plus offensive ?

Dans ce domaine, je suis très favorable à une transformation pacifique menée avec détermination, mais dans une perspective à long terme.

Que représente pour vous le long terme ?

Ce n’est pas de mois qu’il s’agit ici.

Plus de vingt ans ?

Je ne suis pas prophète. C’est une tâche qui s’inscrit dans la durée. Nous ne parlons pas que d’un seul grand processus de transformation sociale dans un seul pays. Plusieurs pays sont concernés.

Pour ce faire, voulez-vous redéfinir le droit international de manière plus offensive ?

Et dans quel sens aimeriez-vous que cela se fasse ?

En prévoyant davantage de possibilités d’intervention de l’extérieur ?

Qui en décidera ? Le plus puissant ? Dans ce cas, cela sera très problématique au niveau du droit international.

Nous vous posons la question.

Oui, mais je ne veux pas que le droit international soit "plus offensif". Je suis un multilatéraliste. Je ne crois pas que les Nations Unies puissent être remplacées ou qu’elles doivent l’être par des "coalitions of the willing". Il serait certainement indiqué que les Nations Unies songent à renforcer le caractère contraignant de leurs décisions. Mais voyez la controverse que la Cour pénale internationale a soulevée. On peut donc s’imaginer les difficultés auxquelles se heurtera un tel débat.

Les États-Unis favorisent eux-mêmes actuellement le débat sur les interventions humanitaires.

Parmi les arguments en faveur d’une guerre contre l’Iraq, seul celui de l’intervention humanitaire a pu être retenu.

Ce n’est pas la misère sociale des pays en développement qui a mobilisé les pays occidentaux, mais le terrorisme ?

Non. La critique de la mondialisation, en ce qui concerne ses aspects positifs, est à mon avis toujours d’actualité. Prenez par exemple le continent voisin le plus important de l’Europe. Nulle part, il est écrit que les conflits en Afrique ne se dérouleront que sur le sol africain, c’est-à-dire à l’intérieur. Nous nous engageons dans cette région non seulement à cause de nos obligations historiques mais aussi parce qu’il s’agit d’un voisin stratégique. La participation à la mondialisation, à la société de la connaissance, au développement, à la démocratie, toutes ces questions sont essentielles. Au stade de la discussion, tout le monde est d’accord. Mais quand il s’agit d’ouvrir les marchés, comme lors du prochain cycle de Doha, quand il s’agit d’ouvrir le marché européen du sucre, cela n’intéresse presque plus personne chez nous, mais pour les producteurs de sucre du tiers monde, c’est une question primordiale.

La sécurité est donc pour vous synonyme de démocratisation, de participation et de justice économique ?

Nous avons finalement toujours présent à l’esprit ce qui s’est passé après 1945, cette perspective positive qui a été donnée aux populations dans tous les domaines par le biais de valeurs, d’intérêts et d’une présence militaire. Ayant connu la division de l’Allemagne, nous sommes bien placés pour juger de l’emprise que peut avoir le changement de système sur les cœurs et les mentalités des gens. La thèse de la politique intérieure mondiale, que j’ai toujours trouvé juste, n’en est que plus claire.

Qu’est-ce que la guerre en Iraq a appris aux Américains ?

Votre interview poursuit manifestement des buts pédagogiques.

On arrête jamais d’apprendre.

Par exemple ?

Le virus de la liberté peut manifestement se propager plus rapidement que nous ne pouvions l’imaginer. N’est-ce pas votre avis ?

Je trouve que dans la situation actuelle le terme "virus" est mal choisi. D’autre part, vous tirez des conclusions hâtives. Si nous réussissons à ouvrir une perspective de modernisation durable dans la région, ma réponse est affirmative. Mais cela présuppose un engagement à long terme.

La guerre en Iraq a changé deux choses : les deux grands prétextes du terrorisme et du fondamentalisme, le conflit palestinien et le stationnement de troupes américaines dans les lieux saints de l’Islam, ont commencé à bouger.

Doucement ! Je suis d’accord avec vous pour dire que nous devons avancer dans ces domaines. Je voudrais cependant mettre en garde contre toute réduction hardie suggérant que les problèmes sont déjà résolus. C’est tout le contraire.

J’étais récemment en Israël et en Palestine. Lorsque les problèmes de sécurité seront maîtrisés, nous constaterons bientôt qu’il s’agit d’un conflit portant le territoire, sur l’abandon de colonies, sur le droit de retour, sur Jérusalem, sur la définition des frontières d’un État démocratique palestinien. Il importe que les deux parties soient prêtes à faire des compromis, j’insiste, les deux parties. Ce n’est pas du tout dans un esprit de découragement que j’évoque ces aspects. Je refuse seulement de dire que la chance actuelle a déjà été concrètement saisie. Mais cette chance existe.

La guerre en Iraq a-t-elle augmenté les chances d’apporter une solution au conflit au Proche-Orient et de vaincre le terrorisme ? Oui ou non ?

L’avenir le dira. Sans aucun doute, nous pouvons avancer, si toutes les parties en ont la volonté.

Un exemple concret : l’UE a-t-elle la force d’empêcher l’Iran d’utiliser la bombe atomique ?

Cette question jouera sans aucun doute un rôle très important dans les négociations sur l’accord de partenariat et de coopération. Le rôle de l’AIEA est également essentiel. Aucun État du Moyen-Orient n’est contraint de relancer la spirale de l’armement nucléaire ni de développer des vecteurs qui ne serviront pas à l’auto-défense. D’autre part, nous devons essayer d’intégrer l’Iran.

Le Proche-Orient permettra-t-il aux Américains et aux Européens de se retrouver ?

L’Europe a des insuffisances au niveau de l’articulation d’une volonté et au niveau de ses institutions. Nous n’avons pas encore de perspective stratégique commune, non pas contre les États-Unis mais en coopération avec eux. Enfin, les capacités militaires nous font défaut. Les autres éléments, au plan économique et politique, sont en place.

Plus de poids mais pas de contre-poids ?

Exactement. Je vais vous donner un exemple : l’Union européenne est une vraie puissance, partout là où elle est déjà intégrée : dans le commerce, dans les questions de compétitivité, dans l’espace monétaire. Tant pour les entreprises américaines que pour le gouvernement, il est naturel de côtoyer cette puissance de manière partenariale, parfois en tant que concurrent, mais dans l’ensemble de manière coopérative. L’inverse est vrai également. Ce pilier économique européen n’est pas dirigé contre les États-Unis. Au contraire ! La force de l’UE a conduit à une augmentation des investissements américains et européens dans les deux pays. Elle n’a pas conduit à dresser les uns contre les autres, la puissance européenne contre la puissance américaine.

Pourtant on a actuellement l’impression que l’Amérique ne s’intéresse plus à cette Europe unie et forte.

Je pense que le tableau n’est pas aussi sombre qu’on veut bien le dire.

Il existe pourtant déjà des antagonismes. Cela concerne toute la politique européenne du compromis, de la réglementation et des normes. C’est le philosophe allemand Jürgen Habermas qui a dit : "Ne nous faisons pas d’illusions, l’autorité normative américaine est en ruine."

C’est le privilège des intellectuels de pouvoir et même de devoir exagérer les choses, de part et d’autre de l’Atlantique.

C’est une exagération ? L’Amérique est-elle encore une autorité normative ?

En tant que responsable politique, je trouve difficile de porter un jugement sur des phrases aussi péremptoires. Je ne veux pas dire que j’attends plus de pondération de la part des intellectuels. D’ailleurs, le débat continue aussi aux États-Unis. Les Américains prendront certainement conscience que la question de la légitimité amène à s’interroger au-delà des capacités des États-Unis, même si ce pays est très puissant. L’Amérique a besoin des Nations Unies, et inversement.

Comment voulez-vous régler ce problème fondamental de la participation des dictateurs aux décisions des Nations Unies relatives au renversement d’un dictateur - comme dans le cas de l’Iraq ?

Il s’agit là d’un débat fondamental sur la nécessité d’une réforme. Ce débat n’aura cependant pas lieu, si c’est une voie à sens unique, c’est pourquoi je mentionne encore la Cour pénale internationale. Il faut que ce soit une voie à double sens. Je comprends le problème qui oppose les États-Unis et les Nations Unies, même si je ne partage pas leur position. Les Européens considèrent souvent à tort les États-Unis comme un État-nation continental à caractère européen. Ce n’est pas le cas. Les États-Unis sont composés de 50 États qui se sont rassemblés pour fonder une union, c’est-à-dire exprimer une volonté politique unique.

Le projet de l’Occident au XXe siècle était la victoire sur le communisme. Quel est projet du XXIe siècle ?

Nous ne devrions pas parler d’un projet de l’Occident. Nous avons tous besoin d’un nouvel ordre mondial qui offre la paix, la justice et une perspective commune au plus grand nombre possible de sociétés, d’États et de citoyens. C’est à mon avis le "kitchen debate" du XXIe siècle : il ne s’agit pas d’être "contre" les autres mais d’ouvrir la voie à la participation aux mêmes institutions, normes, valeurs et chances de succès.

Sinon l’Occident serait menacé de disparition ?

Il faudra attendre pour voir.

Pour terminer, une question de gastronomie. Vous avez déjà un restaurant italien préféré à Bruxelles ?

Pourquoi ? Je n’ai pas besoin de restaurant attitré à Bruxelles. Et je n’en aurai pas besoin non plus à l’avenir.

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères