On ne pourra pas imposer le désarmement par la guerre

Stern : M. le Ministre, Saddam Hussein a commencé à détruire les premiers missiles. À Washington, on dit qu’il ne s’agit que d’une manœuvre de diversion. Lorsque vous parlez avec votre ami Colin Powell, le ministre américain des Affaires étrangères, avez-vous l’impression qu’il est encore possible d’éviter une guerre ?

Fischer : Nous entretenons des relations étroites. Nous parlons de tout, mais nos entretiens sont confidentiels.

Stern : La guerre est-elle donc déjà décidée ?

Fischer : Sur ce point, je ne peux me permettre aucune spéculation publique. Tant que les États-Unis n’ont pas pris cette décision de manière définitive et ne nous l’ont pas communiquée officiellement, je dois supposer autre chose. La paix mérite tous les efforts. En effet, si une action militaire contre l’Iraq doit être engagée, il s’agit là d’une décision à long terme et très risquée. Les États-Unis devront alors assumer la responsabilité pour la cohésion du pays et pour la stabilité de toute la région. Avant d’entreprendre une telle action, tous les autres moyens pacifiques doivent être épuisés.

Stern : Si même la destruction des missiles ne fait pas changer le président Bush d’avis, alors que faire ?

Fischer : En ce qui concerne les missiles, il ne s’agit pas de quelque chose que l’Iraq aurait caché. En effet, il a déclaré leur existence, ils ont été examinés par les inspecteurs, une trop grande portée a été constatée, et à présent, ils sont en train d’être détruits. Telle est exactement la procédure exigée par les résolutions 1441 et 1284 des Nations Unies. Pourquoi devrait-on maintenant mettre un terme à ce processus positif ?

Stern : Parce que Français et Allemands essentiellement sous-estiment peut-être le danger qui émane de l’Iraq.

Fischer : L’Iraq est aujourd’hui contrôlé bien plus rigoureusement qu’auparavant. Ce n’est peut-être pas encore satisfaisant, mais le risque émanant de l’Iraq est aujourd’hui considérablement réduit.

Stern : Mais qu’y aurait-il en fait de si terrible à ce que les Américains permettent d’installer une situation de démocratie en Iraq ?

Fischer : Absolument rien. Je ne suis pas fondamentalement opposé à un changement de régime. Chaque page de l’histoire où un peuple se libère et où un dictateur tombe est matière à se réjouir. Mais cela ne justifie pas pour autant une guerre venant de l’extérieur. Les moyens non militaires ne sont pas épuisés.

Stern : Même les membres "durs" du gouvernement Bush disent qu’ils ne veulent qu’une démocratisation du Proche-Orient.

Fischer : Je me permets de douter qu’une grande armée occidentale, qui est postée en permanence entre l’Euphrate et le Tigre, puisse atteindre cet objectif. La question est de savoir si les risques liés à la réalisation de cet objectif ne sont pas nettement plus importants que les chances de réussite.

Stern : Mais si Saddam tombe, cela sera uniquement parce que les Américains ont mis sur pied dans la région un dispositif de menace impressionnant.

Fischer : C’est là une simplification. J’aurais souhaité que d’autres priorités soient fixées après l’Afghanistan. Que l’on aborderait réellement le problème du terrorisme, de la haine religieuse, des armes de destruction massive. J’aurais souhaité que l’on réfléchisse à la proposition des Saoudiens visant à chercher sérieusement une solution au conflit israélo-arabe. Je doute franchement que l’Iraq fût en effet la bonne priorité.

Stern : Si la réunion décisive du Conseil de sécurité des Nations Unies a lieu prochainement, il se pourrait alors qu’au bout du compte, 13 des 15 États optent pour une deuxième résolution qui légitimerait la guerre, et l’Allemagne s’en trouverait isolée.

Fischer : Encore faudrait-il qu’une telle résolution soit soumise à un vote. Et avant de nous demander avec qui nous partageons notre position nous devons plutôt nous interroger sur la situation actuelle. J’ai l’impression que le mémorandum franco-germano-russe connaît à l’heure actuelle un vaste soutien auprès de la communauté internationale. Le texte prie Hans Blix de bien vouloir présenter rapidement une liste de priorités dans laquelle sera exposé en détail ce qu’il reste encore à faire.

Stern : Ne craignez-vous pas que l’Allemagne se retrouve à la fin seule avec la Syrie ?

Fischer : Je n’ai aucune crainte.

Stern : Une deuxième résolution proposée par les Britanniques et les Américains serait donc dans tous les cas rejetée par la République fédérale ?

Fischer : Non seulement nous considérons qu’une résolution qui mettrait un terme au processus des inspections et ouvrirait la porte à une action militaire n’est pas nécessaire, mais nous pensons qu’elle serait un pas dans la mauvaise direction.

Stern : Le vote de l’Allemagne au Conseil de sécurité sera donc négatif, ou bien s’agira-t-il seulement d’une abstention ?

Fischer : J’ai pour principe de ne parler de décisions que lorsque l’on sait concrètement de quoi il s’agit. Toutefois, notre position de base négative est claire.

Stern : Les États-Unis considèrent que l’Allemagne est d’ores et déjà isolée.

Fischer : Ce n’est pas en le répétant que leur assertion en deviendra plus juste. Nous nous engageons plus que la plupart dans le cadre de l’Alliance. Quelles sont les contributions des partisans d’une l’action militaire ? À y regarder de près, on se rend compte qu’il n’y a pas grand chose de plus que leur adhésion.

Stern : Pourquoi êtes-vous aussi sûr d’obtenir une majorité ? On peut lire partout que les émissaires américains parcourent le monde avec un gros chéquier afin de faire filer droit les candidats encore hésitants tels que le Chili, l’Angola et la Guinée.

Fischer : On peut lire tout et n’importe quoi ! Laissez maintenant le Conseil de sécurité travailler. Nous verrons ensuite.

Stern : Les Américains ont une sorte de "théorie domino" : si l’on impose la démocratie dans un pays arabe, les autres plieront aussi. Qu’en pensez-vous ?

Fischer : Je n’adhère pas à cette théorie. La démocratisation du monde muslimo-arabe est une question centrale. Mais y parviendrons-nous en engageant une action militaire contre l’Iraq ? Si l’on se penche quelque peu sur l’histoire de ce pays, on apprend que l’Iraq est une société tribale multiethnique et multireligieuse. Nous courons donc le danger que l’Iraq sera balkanisé après une guerre. C’est toute la région qui est explosive et il y a d’autres conflits régionaux où le terrorisme est également virulent. Je répète : je crains fortement que les États-Unis et bien d’autres États doivent s’attendre à des conséquences énormes et pas uniquement en Occident.

Stern : La politique américaine au Proche-Orient est donc une recette désastreuse ?

Fischer : Ce sont là vos propres mots que je ne ferai jamais miens.

Stern : A-t-on le droit de mener une guerre préventive pour éviter le pire ?

Fischer : Au XXIe siècle, on ne pourra pas imposer le désarmement par la guerre. À mon avis, il faut mettre au point un régime de contrôle efficace international et doté d’instruments efficaces.

Stern : Comment cela pourrait-il fonctionner ? Les avis européens divergent profondément en ce qui concerne la guerre préventive.

Fischer : Je ne suis pas si sceptique que vous. L’Europe aura toujours des avis différents ; avec tous ses peuples, ses langues et ses cultures, il n’y aura jamais d’État continental homogène. La diversité est en fait une des forces de l’Europe.

Stern : Avez-vous été surpris que tant d’États est-européens choisissent de suivre les États-Unis plutôt que l’axe franco-allemand ?

Fischer : Je refuse de parler d’axe mais je comprends bien que les Hongrois, les Tchèques, les Slovaques et les Polonais ainsi que tous les autres qui, après 50 ans de domination étrangère sous occupation soviétique, veulent désormais mener leur vie dans la liberté. C’est ce qui explique la perception qu’ils ont des États-Unis.

Stern : Cela ne leur a-t-il pas valu de forte réprimande du président Chirac ?

Fischer : Je comprends bien aussi M. Jacques Chirac.

Stern : Vous comprenez tout le monde.

Fischer : Telle est l’attitude à adopter en Europe. Sans compréhension pour l’histoire et le développement de chaque État, il ne pourra pas y avoir d’Europe unie. (...)

Stern : Madame Merkel a essayé de réparer les relations germano-américaines gravement endommagées. Vous devriez lui en être reconnaissant.

Fischer : Vous plaisantez. Les relations germano-américaines ne sont pas gravement endommagées. Du reste, la contribution de réparation venant de la part de Madame Merkel est très limitée.

Stern : Mais n’a-t-elle pas raison de critiquer le gouvernement fédéral qui a fixé sa position si tôt : quoi que décident les Nations Unies, nous ne participerons pas ?

Fischer : Si Madame Merkel dit à présent qu’elle est en faveur d’une deuxième résolution c’est-à-dire du projet soutenu par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Espagne, alors elle doit le dire au peuple allemand. Et je lui souhaite bonne chance !

Stern : Comment entendez-vous améliorer les relations avec les États-Unis ?

Fischer : Nous sommes une démocratie, et en raison de ce que nous devons aux États-Unis, ma sympathie envers ce pays et les liens qui m’y unissent sont inébranlables.

Stern : Même vos liens avec le gouvernement ?

Fischer : J’ai parlé de mes liens avec le pays. Les relations transatlantiques sont indispensables, notre intégration occidentale est aussi une révolution démocratique sur le tard dont nous n’étions malheureusement pas capables avec nos propres moyens. Si les Allemands avaient eux-mêmes décidé du sort d’Hitler ...

Stern : Une guerre préventive aurait peut-être permis de ne pas en arriver là.

Fischer : Excusez-moi mais il s’agit là d’une chose complètement différente. On ne peut tout de même pas comparer la situation actuelle avec celle de 1938. A-t-on fait une politique d’apaisement envers Saddam ? Le monde a-t-il conclu avec Saddam des traités honteux ? Lui a-t-on fait des concessions ? Les voisins immédiats se sentent-ils menacés ? Saddam Hussein n’était-il pas déjà bien plus faible au début de cette crise que lors de la dernière guerre du Golfe en 1991 ? Cette comparaison est totalement absurde.

Stern : Les Américains ne sont pas du même avis. Ils reprochent aux Européens de courber l’échine devant tout dictateur.

Fischer : Je suis désolé, mais l’Allemagne était là lorsque la boucherie de Monsieur Milosevic a été arrêtée. Nous étions également là lorsqu’il s’est agi d’éviter un autre carnage insensé en Macédoine. Et nous étions là pour évincer du pouvoir en Afghanistan le Mollah Omar et Oussama ben Laden. Et dans chaque cas, pour des raisons impératives.

Stern : Milosevic est tombé uniquement lorsque les Américains sont intervenus.

Fischer : Cela n’a pas été si simple que ça. Le chancelier fédéral et moi-même avons, au cours des dernières années, mis notre coalition en jeu à trois reprises lorsqu’il s’est agi de participer à des actions militaires aux côtés des États-Unis et d’autres alliés. Pourquoi ? Parce que nous n’avons plus trouvé d’autre solution. Et c’est avec la même conviction que je vous dis la chose suivante : il y a en Iraq des alternatives à la guerre. Je ne comprends pas pourquoi nous ne devrions pas les mettre en œuvre.

Stern : L’Europe est-elle en fait si faible parce que les États-Unis sont si forts ? Ou l’Europe doit-elle renforcer ses capacités militaires ?

Fischer : Je ne crois pas que nous sommes faibles parce que les Américains sont si forts. Cette situation n’est due qu’aux Européens eux-mêmes. Nous devons certes entreprendre les modernisations nécessaires, mais croire que l’armée seule - si importante qu’elle soit, que je ne sois pas mal compris - suffirait pour garantir la sécurité au XXIe siècle est à mes yeux erroné.

Stern : L’Europe a-t-elle besoin d’un président fort ?

Fischer : Je ne veux pas anticiper, mais je pense que nous avons besoin d’une constitution forte.

Stern : Et d’un président fort ?

Fischer : D’un ou de deux, j’aurais préféré un seul, mais je dois me rendre à l’évidence : cela est peut-être un peu prématuré pour certains.

Stern : Auriez-vous envie de briguer ce poste ?

Fischer : Les postes de président ne font pas l’affaire de Joschka Fischer.

(...)

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères