Monsieur le ministre, est-ce une bonne proposition que le gouvernement fédéral et le gouvernement français ont présentée mardi dernier à Paris pour la réforme des institutions européennes ?

Oui. Bien sûr, c’est le résultat d’un accord et pour parvenir à un accord, il faut toujours faire des compromis. En résumé, je peux dire que nous avons fait un pas très important, un très grand pas en avant.

Est-ce que le "moteur" franco-allemand tourne rond ou non, comme certains le prétendaient ?

Non, ceux-là ont parfaitement tort, c’est une analyse superficielle. La France et l’Allemagne ont le poids et les convictions européennes qui sont nécessaires pour booster l’intégration européenne. Nombreux sont ceux qui sont animés de la conviction européenne mais qui n’ont pas le poids nécessaire. Il y en a d’autres qui ont le poids mais qui n’ont pas cette conviction européenne. Ce jugement n’a rien de discriminatoire.

Que peut apporter à l’Union européenne la double présidence proposée par Paris et Berlin ?

Sur ce point, j’aurais préféré que nous allions plus loin, je l’avoue, moi qui suis un partisan fervent de l’intégration. Mais je dois reconnaître que ce compromis était la seule solution possible permettant de concilier l’attitude de l’Allemagne, plus favorable à l’intégration, et celle de la France, plus intergouvernementale.

Les réformes de l’UE seront-elles suffisantes si la Turquie devait un jour devenir membre de la Communauté ?

Les partisans du modernisme en Turquie sont d’avis que leur pays n’a de perspective de modernisation que s’il adhère à l’UE. Je ne dis pas que cet argument justifie la nécessité absolue de voir la Turquie adhérer à l’UE. Ce qui sera déterminant, c’est de savoir si la Turquie arrive à réduire les déficits existants, et si oui dans quelle mesure ; si elle arrive à progresser dans des domaines comme la démocratisation, les droits de l’homme et les réformes. Une Turquie capable d’adhérer à l’Europe serait un énorme gain de stabilité pour la région tout entière au Proche-Orient. Quant à la question de savoir si un jour la Turquie deviendra membre à part entière de l’UE, compte tenu des transferts importants de souveraineté que cela implique, la décision appartiendra à ceux qui seront concernés. Une chose est claire : telle est la volonté de la Turquie. Ce serait une grande erreur que de lui fermer la porte. À mes yeux, il s’agissait d’une décision prise à 51 contre 49. Mais, depuis le 11 septembre, les avis ont changé et nous avons 55 contre 45. Je conseille d’aborder ce processus avec le pragmatisme qui s’impose.

Le président français Jacques Chirac a remporté une victoire éclatante l’année dernière. C’est l’un des principaux acteurs sur la scène internationale et il semble avoir retrouvé plus d’aplomb sur la scène européenne. Le gouvernement fédéral en ressent-il les effets ?

La France joue un rôle très important dans la politique internationale et au plan mondial. Elle a également sa propre vision du rôle qu’elle entend jouer sur la scène mondiale. Elle a eu une autre histoire que nous. Elle est membre permanent du Conseil de sécurité, c’est une puissance nucléaire. En outre, elle partage avec le Royaume-Uni une riche histoire tandis que celle de notre pays est marquée par ses ruptures. De ce point de vue, nous ne pouvons pas comparer notre pays à la France ou à la Grande-Bretagne.

Dans quelles conditions le gouvernement fédéral peut-il approuver le principe d’une intervention militaire ? Pourquoi ne le fait-il pas dans le cas du conflit iraquien ?

Invoquer uniquement notre engagement au sein de l’alliance ne suffit pas. Une opération militaire ne se justifie que si nous arrivons à entraîner la population et à la convaincre. Cela a été le cas lors des différentes opérations déployées dans la lutte contre le terrorisme international. En ce qui concerne l’Iraq, le climat est différent. Ceci n’est pas seulement valable pour l’aile gauche de notre population mais aussi pour la bourgeoisie conservatrice et les libéraux. De même pour les milieux conservateurs chrétiens ou pour les électeurs du parti alternatif des Verts et pour les nouvelles classes moyennes, ce sentiment est présent partout.

Revenons-en à la capacité d’action de l’Union européenne. Une réforme institutionnelle est-elle capable de surmonter les intérêts divergents des États membres ?

Si je compare la situation actuelle à celle qui régnait il y a un peu plus de quatre ans, au moment où j’ai accédé au poste de ministre allemand des Affaires étrangères, et si je compare la politique étrangère européenne de cette époque-là et de maintenant, je peux dire que nous avons fait d’énormes progrès. Nous voyons aussi dans les crises actuelles combien les Européens sont tributaires les uns des autres. Et comment ils parviennent de mieux en mieux à associer leurs intérêts, faute de les faire coïncider ou de les assimiler. Ce sont vraiment des processus où chacun grandit au contact de l’autre.

Mais la politique étrangère européenne n’est-elle pas, au lendemain du 11 septembre, marquée davantage par la rivalité et la concurrence que par la volonté stratégique de parvenir à un accord ?

Je suis fermement convaincu que les risques stratégiques que nous courons dans le conflit iraquien sont élevés, très élevés. Peu importe la question de la participation à une intervention, ce que nous refusons catégoriquement. De par la seule situation géopolitique, les Européens en ressentiront les conséquences. Et c’est pourquoi j’espère de tout cœur qu’elles seront très limitées et que nous ne serons pas confrontés à des défis immenses. Guerre et paix : ce n’est pas pour l’Union européenne. Il est d’autant plus important de renforcer la politique étrangère et de sécurité européenne. Les États-nations continueront de jouer un grand rôle surtout en matière de politique étrangère. Et plus il s’agit de guerre ou de paix, plus les responsables nationaux voudront bien sûr se réserver le droit de prendre les décisions.

Dans la politique à l’égard de l’Iraq, quel succès peut-on mettre à votre avis à l’actif de la politique étrangère européenne ?

Bien que nous ayons laissé en suspens la question de ce qu’on appelle les conséquences graves, question dans laquelle nous avons adopté une position de refus dès le début, nous avons tous toujours été unanimes à dire que, premièrement, la décision devait passer par le Conseil de sécurité et que, deuxièmement, les inspections devaient reprendre. Voilà la position commune de l’Europe qui reste inchangée. Bien sûr, il y a aussi un scepticisme profond parmi les Européens vis-à-vis de toute orientation stratégique au-delà du Conseil de sécurité, ce que l’on qualifie d’unilatéralisme.

Les inspecteurs seraient-ils aujourd’hui en Iraq s’il n’y avait pas eu les menaces militaires des Américains ?

C’est un élément qui y a certainement contribué mais pas de manière exclusive. Et si vous m’aviez demandé mon avis, j’aurais préféré une autre stratégie qui aurait consisté à ouvrir au monde arabo-islamique une perspective de développement au-delà du défi engendré par le terrorisme pour qu’il ne se laisse pas entraîner dans une guerre de civilisations ou de religions, et qu’il s’attache à résoudre les conflits régionaux qui existent depuis longtemps.

Certains membres du gouvernement américain sont d’avis qu’il n’y a pas eu à l’égard de l’Iraq de politique d’endiguement efficace ?

Je vois les choses autrement. Fin mai encore, le régime des sanctions a été amélioré à l’initiative des États-Unis. Je prends très au sérieux la question de la prolifération. Mais alors, je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour renforcer l’ensemble des règles internationales en matière de prolifération. Vouloir imposer la réorganisation durable de toute une région en employant un énorme potentiel militaire sans résoudre les conflits régionaux au prix d’un compromis, certes peut-être douloureux mais qui tienne compte de l’intérêt des deux parties, est une opération très risquée. La nouvelle stratégie va-t-elle consister à imposer le désarmement par des moyens militaires ?

Quel est le plus grand danger dans la politique internationale ?

Le défi devant lequel nous place le terrorisme islamiste est le plus grave danger. Il cache une idéologie totalitaire qui, pour une fois, n’a pas ses origines en Europe. C’est une nouvelle forme de totalitarisme.

Et la Corée du Nord ?

Je considère que la stratégie adoptée par l’ancien président américain Clinton et consistant à proposer des alternatives à la Corée du Nord est la seule qui ait une chance de réussir. C’est la stratégie de l’ancienne politique de détente. Pour cela, il faut être fort. Et je vous le dis, face à un régime qui traite sa population avec tant de brutalité, il faut une grande solidité morale. Cela me coûte de le dire, mais dans le cas contraire, c’est la déstabilisation de la région, ce qui aurait des conséquences extrêmement dangereuses pour la stabilité dans le monde. Choisir la politique de détente, parvenir à endiguer et à contrôler les risques grâce à l’intégration et à la coopération : voilà la bonne stratégie, hier comme aujourd’hui.

L’Europe prend-t-elle assez au sérieux cette peur de la prolifération ou bien l’Amérique est-elle obsédée ?

Nous prenons cette peur très au sérieux. C’est pourquoi nous sommes partisans du protocole sur les armes biologiques et du contrôle des armes chimiques. Nous sommes partisans du traité de non-prolifération et du traité sur l’arrêt des essais nucléaires car ce sont tous des instruments extrêmement importants. Nous ne vivons pas sur une île isolée. Au plan culturel, notre continent s’appelle l’Europe mais au plan géographique, il suffit d’un coup d’œil sur la carte pour voir que nous appartenons en fait à l’Asie occidentale.

Pouvez-vous envisager l’idée d’une discussion ouverte avec l’Amérique sur la question de savoir quelle est la meilleure solution : une confrontation ou une stratégie de coopération ?

Cette discussion, cela fait des mois que je la mène de part et d’autre de l’Atlantique et surtout à Washington. Ce qui rend la chose difficile, c’est qu’actuellement, notre jugement est à l’opposé de celui des États-Unis, notre principal partenaire en dehors de l’Europe. Sur la question iraquienne, nous sommes des partenaires qui s’opposent. Ce n’est pas nouveau mais cela explique également les difficultés que nous rencontrons en Allemagne sur le plan de la politique intérieure. Notre attitude dans le conflit iraquien est refus catégorique mais nous avons tout intérêt à conserver nos relations étroites avec l’Amérique. Les États-Unis ont un intérêt semblable. L’antiaméricanisme est quelque chose que je ne peux pas comprendre en dépit de la forte opposition qui règne entre nous. Mais il y a aussi des anti-européens en Amérique. La discussion stratégique manque de clarté car l’Europe n’y est pas encore prête. En résumé : non pas moins d’Amérique, mais plus d’Europe : voilà l’objectif que nous devons poursuivre.

(...)

Quels sont les arguments en faveur d’une deuxième résolution au Conseil de sécurité ?

Cette question relève de la spéculation et je m’y refuse. La résolution 1441, voilà ce que nous sommes tenus de respecter en tant que gouvernement. Le chef des inspecteurs en armement de l’ONU, Hans Blix, présentera son rapport le 27 janvier et nous devrons ensuite l’analyser. Nous verrons les conséquences que le Conseil de sécurité en tirera. Mais notre position reste inchangée : non à une action militaire, oui à une mise en œuvre de la résolution 1441 par les inspecteurs chargés de poursuivre leur travail.

(...)

Quelles sont les conséquences du conflit actuel entre l’Allemagne et les États-Unis pour les relations transatlantiques ?

Nous avons des intérêts communs qui résultent de relations historiques avec l’Amérique. Nous souhaitons des liens étroits avec l’Amérique. Nous sommes une démocratie et cela, nous le devons en grande partie à l’engagement de l’Amérique. Mais nous avons aussi repris une tradition en vigueur aux États-Unis : le gouvernement "has to make the case", c’est-à-dire qu’il doit justifier son action devant le peuple et devant le parlement. Je ne peux pas plaider en faveur de l’emploi de la force si je n’en suis pas convaincu. C’est une leçon que j’ai tirée du tragique accident d’hélicoptère de Kaboul : il faut que je puisse encore regarder les familles en face.

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères