Notre sujet d’aujourd’hui porte sur "la politique étrangère en temps réel", également appelée le "facteur CNN" dans un monde globalisé. Nous examinerons donc de manière plus détaillée l’interaction qui existe entre le reportage médiatique et la politique étrangère.

Influence croissante des médias de masse sur le programme de la politique intérieure et de la politique étrangère

L’influence considérable et croissante des médias de masse modernes sur le programme politique actuel est évidente ; cela vaut autant pour la politique intérieure que pour la politique étrangère. Ainsi les images bouleversantes du 11 septembre 2001 sur l’effondrement des tours du World Trade Center ont provoqué un choc mondial mais aussi une vague de solidarité internationale.

Les images de paix, elles aussi, ont leur effet : samedi dernier par exemple, ce sont les images des manifestations dans le monde entier qui ont démontré aux dirigeants politiques l’existence d’une mobilisation mondiale contre une intervention militaire en Iraq.

Dans le cadre de l’Iraq notamment, la possibilité d’utiliser les reportages pour manipuler l’opinion publique a été très tôt mise en évidence. En effet, le mythe de la "guerre propre", de la "frappe chirurgicale" qui ne fait presque pas de victimes civiles, tout au plus enregistrées comme "dommages collatéraux", remonte à l’époque de la première guerre du Golfe en 1991, et a continué de se développer en Bosnie, au Kosovo et jusqu’en Afghanistan. Les images ont donné l’illusion d’une guerre "propre" mais sans grand rapport avec la réalité.

Le débat est déjà ouvert : le phénomène se reproduira-t-il lors d’une nouvelle guerre du Golfe ? Comment peut-on l’empêcher ?

S’il est déjà question de constituer des "brigades de journalistes" équipées de matériel numérique de haute technologie pour accompagner les futures missions des unités de combat, il faut se demander où sont les frontières d’un journalisme indépendant.

Utilisation des médias pour façonner l’image d’une société et de celle des autres pays

Les médias façonnent l’image qu’une société a d’elle-même ainsi que celle qu’elle se fait de la situation qui règne dans des pays et des régions éloignés.

Ainsi, dans l’histoire récente de l’Allemagne, ce sont les images de la prospérité du soi-disant "ennemi des classes" diffusées par la télévision ouest-allemande dans les chaumières de nombreux citoyens de la RDA qui ont contribué à renforcer le mécontentement général de "l’État des ouvriers et des paysans".

Les dirigeants de la RDA ont tenté de contrôler la vision du monde de leurs citoyens en pratiquant une censure totale des médias ainsi qu’une propagande médiatique active, une vaine entreprise qui s’est heureusement soldée par un échec. Le Rideau de fer, installé au mépris des citoyens, n’a pas empêché les ondes radio et télévisées de pénétrer dans le pays.

Les images de la prospérité occidentale ont encore une grande influence sur beaucoup de pays pauvres de la planète. Leur pouvoir magique est tel que les Albanais par exemple sont prêts à tout risquer pour traverser l’Adriatique sur les embarcations délabrées et dangereuses des "marchands d’âmes". Les chemins empruntés par d’autres migrants pour entrer dans l’espace de prospérité d’Europe occidentale ne sont pas moins aventureux. La plupart d’entre eux doivent cependant, comme nombre de nouveaux concitoyens de la République fédérale d’Allemagne depuis 1990, se rendre à l’évidence que les images prometteuses de la télévision ne reflètent qu’une partie de la vérité. Notre monde médiatique constitue une variante particulièrement frappante de la célèbre allégorie de la caverne de Platon, à savoir la confusion de la réalité avec son image.

Certains observateurs du paysage médiatique moderne prétendent même que ce qui n’est pas montré à la télévision n’existe pas non plus en réalité. L’inverse est également vrai : ce fut récemment le cas pour le plan franco-allemand des casques bleus. Il n’est pas rare qu’une histoire n’existe qu’à travers les médias et qu’elle peut même prendre une ampleur internationale.

Dans le film du régisseur américain Barry Levinson tourné en 1997, "Wag the Dog", ce paradoxe est poussé à l’extrême. Dans ce film, les responsables politiques se servent des médias de masse pour mettre en scène un conflit de politique étrangère totalement inexistant afin de détourner l’attention des problèmes sur la scène politique intérieure. Cette fiction n’est peut-être pas aussi éloignée qu’on ne le pense.

L’influence du "reportage médiatique en temps réel" sur la perception des événements dans le monde

L’influence du "reportage médiatique en temps réel" sur la perception des événements a pu être observée après les effroyables attentats terroristes perpétrés à New York et à Washington le 11 septembre 2001 : les images télévisées de l’impact des deux avions dans le World Trade Center ont fait brutalement comprendre aux téléspectateurs incrédules que personne à aucun moment n’est en sécurité sur la terre. Dans ce cas, la télévision a sychronisé pendant un instant de l’histoire universelle l’expérience politique d’une grande partie de l’humanité.

On sait aujourd’hui que les auteurs de la terreur ont également pensé à la mise en scène médiatique. Les "Twin Towers" ont été délibérément visées de manière successive : attaque de la première tour, CNN commence le reportage. Ensuite, sous les yeux de l’opinion publique mondiale, attaque de la deuxième tour. Les dramaturges de la terreur ont calculés froidement que CNN, et donc l’opinion mondiale, serait "à l’antenne". Cela montre très clairement que les images télévisées peuvent être utilisées comme des armes subtiles. Il n’est même pas indispensable que le reporter soit malintentionné, comme le prouve l’exemple ci-dessus.

De même, les reportages sur les "fêtes de rue" dans la bande de Gaza en territoire palestinien après les attentats ont largement influencé la perception du monde : cette réaction ne prouvait-elle pas le début du "Clash of Civilizations" invoqué par Samuel Huntington ?

La vérité était cependant tout autre : il n’y a pas eu de manifestations dans la bande de Gaza. Il s’agissait simplement d’images représentant une douzaine de personnes en liesse qui ont été diffusées sur toutes les ondes pour suggérer la joie du monde arabe. Le contraire a été le plus souvent le cas.

Les pays arabes ont été majoritairement sous le choc et se sont inquiétés des conséquences du 11 septembre, par exemple sur l’évolution future au Proche-Orient. Le sentiment d’horreur que ces attentats meurtriers ont largement inspiré aux populations arabes n’apparaissait cependant pas dans ces images télévisées déconcertantes et ne pouvait donc guère être perçu.

L’influence du reportage sur la politique du gouvernement

On pourrait continuer indéfiniment la liste des exemples d’influence des médias sur l’opinion publique. Par ailleurs, de par sa capacité à former l’opinion publique, le reportage médiatique est parfois même en mesure d’influencer la politique du gouvernement.

Ceci est particulièrement visible dans les crises internationales : la mission des forces armées américaines ordonnée en 1992, dans un but humanitaire, par le gouvernement de Bill Clinton dans une Somalie déchirée par les crises a été essentiellement déclenchée par des images télévisées montrant la misère et la famine des Somaliens. Ce sont à nouveau des images qui, quelques mois plus tard, ont contribué de manière décisive à mettre très rapidement un terme à l’intervention américaine, l’image du cadavre d’un GI traîné dans les rues de Mogadishu. Comme le faisait remarquer justement le secrétaire d’État adjoint aux droits de l’homme et à la démocratie de l’époque, John Shattuck : "The media got us into Somalia and then got us out".

Néanmoins, les médias attirent aussi l’attention sur les conflits et les dysfonctionnements sociaux et créent ou renforcent la pression sur la communauté internationale pour qu’elle agisse. Pour l’ancien secrétaire général des Nations Unies, Boutros-Boutros Ghali, cette influence était si déterminante qu’il avait qualifié une fois la chaîne CNN de "seizième membre" du Conseil de sécurité des Nations Unies. D’autres voyaient même dans cette chaîne le "sixième membre permanent", et par conséquent un pouvoir de veto. Les reportages sur le conflit en Bosnie ont conduit le ministre britannique des Affaires étrangères de l’époque, Douglas Hurd, à désigner globalement les reporters engagés dans les Balkans comme "members of the something-must-be-done-brigade". La tension qui apparaît entre les médias et la politique dans cette attitude critique à l’égard des journalistes peut s’expliquer ainsi : les médias qui doivent naturellement s’imposer sur le marché de l’information sont donc sans cesse à l’affût de nouvelles informations susceptibles d’augmenter les ventes.

Alors que l’attention médiatique portée à une crise est rarement de longue durée, la politique pratique relève en règle générale d’une analyse minutieuse et d’une planification à long terme. Si, en pleine crise, un responsable politique n’est pas immédiatement en mesure de proclamer la solution miracle dans les microphones braqués sur lui, il est très vite soupçonné de ne pas agir.

Lorsque la formation d’une volonté politique débouche enfin sur des mesures concrètes pratiques, le problème concerné ne fait plus depuis longtemps la une des journaux, mais est entre-temps remplacé par un nouveau conflit. Les médias sont beaucoup trop éphémères pour avoir la patience et le souffle dont ont besoin les responsables politiques pour surmonter durablement les crises.

D’un autre côté, on ne saurait surestimer l’importance du reportage médiatique pour le développement et l’approfondissement d’une prise de conscience générale au sujet de la responsabilité de la communauté internationale pour des crises aussi éloignées soient-elles. Si Montesquieu vivait encore aujourd’hui, sa théorie de la séparation des pouvoirs comprendrait probablement un pouvoir supplémentaire, celui des médias.

Même la Cour constitutionnelle fédérale y a songé lorsqu’elle a constaté qu’une presse libre est un "élément essentiel" de l’État libéral et "indispensable pour une démocratie moderne". Il ne faut cependant pas oublier de mentionner que l’influence des médias peut aussi accentuer les conflits. Dans certaines crises politiques récentes, notamment celles marquées par des affrontements ethniques, comme en Bosnie ou au Rwanda, des médias locaux ont diffusé des incitations à la haine et des propos malveillants qui ont dégradé l’atmosphère politique jusqu’à créer un climat pouvant mener au lynchage. Ces aspects négatifs doivent également être pris en compte dans l’interaction entre les médias et la politique.

L’influence des médias sur le discours politique

Les développements dans le paysage médiatique moderne influencent également la nature du discours politique. La tendance très répandue à l’"infotainment" s’est déjà visiblement emparé de la scène politique nationale, ce phénomène n’étant - heureusement - pas encore très développé dans la politique étrangère.

Néanmoins, il existe aussi dans ce domaine une tendance croissante à simplifier les contenus. Dans les médias de masse, pour présenter un thème de la politique étrangère, il est souvent recouru à des modèles d’explication manichéens plus faciles à comprendre. La réalité est généralement beaucoup plus complexe.

Le débat actuel sur la crise iraquienne est à multiples facettes et fournit à cet égard des exemples très éloquents. L’on peut ne pas être du même avis sur la nécessité d’une intervention armée en Iraq, et la position du gouvernement fédéral est connue. Dans ce débat, il est cependant remarquable de voir avec quelle rapidité des positions fondamentales politiques soupesées sont réduites à des slogans dans le débat public qui ne laissent plus aucune chance à une analyse objective et à un examen minutieux du pour et du contre.

Il appartient à chacun d’apprécier les causes et les effets de cette interaction problématique entre le reportage médiatique et la politique. Imputer de manière unilatérale les responsabilités serait certainement faire preuve d’une courte vue.

Antagonisme entre le reportage en temps réel et la nécessité d’une analyse politique des problèmes à long terme

L’antagonisme latent entre le reportage en temps réel sur les foyers de crise dans le monde et la nécessité de procéder à une analyse et à une gestion politique des problèmes dans le long terme est certainement l’un des problèmes essentiels qui opposent les médias de masse modernes et une politique étrangère adaptée à notre époque.

J’espère que nos discussions aujourd’hui et demain pourront contribuer à éclaircir les relations entre les médias et la politique et à dissiper quelque peu cet antagonisme.

Dans ce but, je vous souhaite ainsi qu’à nous tous un échange fructueux. Merci de votre attention.

Source : ministère fédéral allemand des Affaires étrangères