Lors d’une première séance tenue dans la matinée, la commission a entendu S. Exc. M. Uluç Özulker, ambassadeur de Turquie en France.

L’ambassadeur de Turquie a tout d’abord indiqué que son pays était attaché à ce qu’une intervention armée en Irak ait été d’abord légitimée par une décision internationale prise dans le cadre des Nations unies, toute décision unilatérale de déclencher une guerre devant être rejetée. De plus, l’article 92 de la Constitution turque impose que le déploiement de forces étangères sur le territoire turc soit effectué sur la base " des traités internationaux auxquels la Turquie est partie ou des règles de la courtoisie internationale dans les cas considérés comme légitimes par le droit international ".

En outre, la Turquie souhaitait, comme la France, la poursuite des inspections, qui démontraient leur efficacité et permettaient d’espérer le désarmement de l’Irak par des moyens pacifiques. S’interrogeant alors sur les raisons qui avaient conduit les Etats-Unis à déclencher cette action militaire aussi rapidement, M. Uluç Özulker a noté, qu’au souci de désarmer l’Irak et d’éliminer des armes de destruction massive, s’ajoutaient vraisemblablement la volonté de changer le régime et l’enjeu que représentent les réserves pétrolières irakiennes. Il a relevé que l’Irak, du fait de sa diversité religieuse et ethnique sans égale, n’avait dû sa cohésion qu’à l’existence d’un pouvoir fort. Il a par ailleurs estimé que principalement quatre Etats, dont les belligérants d’aujourd’hui, qui ont contribué à l’armement de l’Irak, à l’exploitation de ses richesses pétrolières ou qui y ont des intérêts commerciaux, poursuivaient toujours des buts nationaux.

M. Uluç Özulker a ensuite insisté sur la gravité des conséquences que faisait courir l’intervention américaine en Irak. Tout d’abord, elle met en cause l’autorité du Conseil de sécurité des Nations unies, tout autre Etat pouvant continuer de le marginaliser dans le futur. L’Union européenne apparaît également comme l’une des grandes perdantes de cette crise, les Etats-Unis étant parvenus à la diviser alors qu’il est dans leur intérêt de disposer d’une Europe forte. Enfin, ce conflit aura un impact économique d’autant plus important qu’il se prolongera. Plus encore, c’est la confiance internationale dans l’ordre mondial qui semble être atteinte, les Etats-Unis donnant l’impression de vouloir poursuivre l’élimination des armes de destruction massive et la lutte contre le terrorisme au-delà de l’Irak, ayant même dans l’esprit un " remodelage " du Moyen-Orient. L’idée que chaque pays puisse désigner son propre ennemi n’est pas compatible avec l’équité, ni l’ordre mondial, précaire, issu de la Deuxième guerre mondiale.

L’ambassadeur de Turquie a ensuite précisé la position de son pays vis-à-vis de la situation en Irak. Il a rappelé que la Turquie n’avait pas ouvert sa frontière au passage de forces terrestres américaines parce que leur déploiement en Irak du nord, précédant la résolution des Nations unies, aurait automatiquement préjugé de la légitimité du conflit. Elle a autorisé les Etats-Unis à aménager des bases et des ports en Turquie afin de préparer un éventuel déploiement dans l’attente d’une décision du Parlement turc. Le Gouvernement turc avait demandé au Parlement d’autoriser ce déploiement afin d’être associé aux Etats-Unis dans la reconstruction de l’Irak, de pallier l’instabilité potentielle du nord de l’Irak et enfin pour limiter les conséquences de la guerre sur l’économie turque. Finalement, le Parlement turc n’a pas approuvé cette demande.

Vis-à-vis de l’Irak, M. Uluç Özulker a précisé que la Turquie n’était pas un pays belligérant. Il a indiqué qu’un détachement de 1.200 hommes de l’armée turque était présent au nord de l’Irak depuis 1996, en plein accord avec les autorités locales, pour assurer la sécurité de certains points sensibles. Il a rappelé qu’en 1991 la Turquie avait dû faire face à un afflux de plus de 500.000 réfugiés et que près de 40.000 d’entre eux étaient restés dans des camps en Turquie pendant trois ans. Dans la crise actuelle, selon les estimations, la Turquie pourrait faire face à une arrivée de 600.000 à 1,4 million de réfugiés. C’est pourquoi la Turquie a préparé des camps dans le nord de l’Irak d’une capacité d’environ 300.000 personnes. L’armée turque pourrait donc être amenée à établir une zone tampon d’environ 25 km de profondeur, afin de canaliser ces réfugiés et d’éviter une déstabilisation du nord de l’Irak. En effet, la Turquie craint que le PKK/Kadek recommence le terrorisme sanglant ou que l’effondrement de l’Irak ne conduise à une reprise des affrontements entre factions kurdes ou avec d’autres ethnies irakiennes.

Trois principes guident l’action de la Turquie : la préservation de l’intégrité territoriale irakienne, le refus de reconnaître une suprématie à une communauté sur une autre et enfin, que les ressources naturelles du pays profitent à l’ensemble de la population, et non à un groupe particulier. Ainsi, il a relevé que le Conseil rassemblant l’opposition irakienne devait regrouper l’ensemble des groupes ethniques et religieux de l’Irak, en respectant leur importance relative. En effet, a-t-il rappelé, le régime dictatorial de Saddam Hussein avait permis de maintenir l’unité d’un pays, pourtant extrêmement divisé religieusement et ethniquement.

Enfin, M. Uluç Özulker a estimé que les Etats-Unis semblaient, sur le plan militaire, dans une situation plus délicate qu’ils ne l’avaient tout d’abord envisagée, en raison des difficultés climatiques et d’une résistance plus vive qu’attendue. Il est donc probable que les Etats-Unis demandent à nouveau l’appui à la Turquie, l’absence de front au nord de l’Irak compliquant l’offensive américaine. Dans ces circonstances, la Turquie, qui reste toujours un allié important des Etats-Unis, souhaite une victoire rapide de la coalition, car les conséquences, désormais, du maintien de Saddam Hussein au pouvoir, comme d’une prolongation de la guerre, seraient graves.

Puis un débat s’est instauré au sein de la commission.

M. Michel Pelchat a estimé que la Turquie venait d’exprimer, vis-à-vis des demandes américaines, une position indépendante qui méritait d’être saluée. Il a également évoqué les divergences apparues entre les souhaits du Gouvernement turc et la décision finale de son Parlement, qui démontre l’existence d’une réelle démocratie, en dépit de certaines analyses mettant en exergue le rôle supposé décisif de l’armée. Il a demandé à l’ambassadeur si une éventuelle intervention des forces turques au Kurdistan irakien ne pourrait s’opérer que sur autorisation internationale.

M. Xavier de Villepin s’est interrogé sur les conséquences intérieures de la décision du Parlement turc de refuser le transit aux militaires américains, notamment sur l’armée ainsi que sur le parti au pouvoir, qui risque de se diviser sur ce point. Il s’est également enquis de la possibilité pour la Turquie, du fait de ses difficultés économiques et sociales aiguës, de s’opposer durablement aux Etats-Unis.

M. Guy Penne a souhaité connaître l’appréciation de l’ambassadeur sur l’éventuelle création d’un Kurdistan autonome au nord de l’Irak.

M. Christian de La Malène a souligné que la diversité ethnique de l’Irak ne semblait pas empêcher l’émergence d’un nationalisme suscité par l’intervention américaine, même dans les régions du sud à dominante chiite.

Mme Danielle Bidard-Reydet a évoqué la réunion à Ankara d’un conseil de neuf représentants de l’opposition irakienne, qui a notamment affirmé la nécessité d’une maîtrise nationale des ressources économiques de leur pays. Elle a souligné que cette position divergeait du projet récemment exposé par le Président Bush, visant à une reconstruction de l’Irak par les seuls opérateurs américains.

M. Emmanuel Hamel s’est interrogé sur le risque pour la Turquie d’une distanciation par rapport aux Etats-Unis, au moment où la puissance et les ambitions de la Russie sont croissantes.

M. Jean-Pierre Plancade s’est interrogé sur la réalité d’un nationalisme irakien parmi les populations chiites du sud du pays, celles-ci ayant été abandonnées par la coalition après leur révolte, en 1991, contre le pouvoir de Saddam Hussein.

En réponse, l’ambassadeur a apporté les précisions suivantes :

 maintenant que la guerre est déclarée, une forte majorité de la population américaine comme d’ailleurs de la population britannique soutient leurs gouvernements respectifs par réflexe patriotique ;

 le président américain semble avoir l’intention, à ce jour, de répartir les marchés de la reconstruction de l’Irak, au bénéfice des intérêts de son propre pays et des britanniques ;

 la Turquie n’interviendra pas au nord de l’Irak, à moins qu’un désordre menaçant sa propre sécurité ne s’y installe ;

 ceux qui auront en charge la réhabilitation de l’Irak devront composer avec les multiples tendances présentes dans ce pays. L’Irak est un Etat artificiel qui n’a jamais existé en tant que nation. En Irak, l’on constate moins, aujourd’hui, un nationalisme traditionnel, qu’une amertume face à ce qui est perçu comme une agression américaine ;

 la démocratisation dans la région sera difficile, une démocratie ne peut s’installer d’un jour à l’autre. L’accord au sein du conseil des neuf tiendra-t-il à long terme ? Au demeurant, s’il devait se creuser un vide ou s’instaurer un désordre à ses frontières, la Turquie, pour protéger son intérêt national, devrait prendre les précautions nécessaires ;

 le parti actuellement au pouvoir en Turquie, l’AKP, regroupe plusieurs tendances, et s’intitule d’ailleurs conservateur démocrate ; les députés du parti majoritaire qui se sont opposés au Parlement appartenant à ces tendances, il est difficile de parler de division, mais plutôt de l’expression des convictions individuelles ;

 la Turquie s’est prononcée en toute indépendance contre l’utilisation de son territoire par les forces américaines. Le Gouvernement des Etats-Unis vient de présenter au Congrès une proposition d’aide d’environ 8,5 milliards de dollars pour compenser les pertes économiques qui découleront du conflit en Irak. La Turquie a certes exposé ses divergences d’analyse avec les Etats-Unis sur la guerre, cela ne l’empêche pas de rester un allié de Washington. Ankara a toujours honoré sa dette extérieure, dont le service s’élève à 12 milliards de dollars en 2003. Si, du fait de la guerre, la Turquie devait être dans l’impossibilité de s’en acquitter, cela constituerait un autre risque pour l’économie mondiale, qui affecterait également les Etats-Unis ;

 la division de l’Union européenne a privé la Turquie du " port où se réfugier " en cas de difficultés et cela provoque une réelle inquiétude. 2004 sera une échéance importante pour les rapports entre la Turquie et l’Union européenne. En cas de nouveau rejet de la candidature turque, de nouvelles recherches pourraient voir le jour pour d’autres rapprochements, y compris avec la Russie, avec laquelle la Turquie partage déjà une influence régionale ;

 les Kurdes sont estimés au nombre de 800.000 en Syrie, 10 millions en Turquie, 8 millions en Iran, 250.000 en Arménie et 4,5 millions dans le nord de l’Irak. La proclamation d’un Etat kurde dans cette zone ouvrirait une " boîte de Pandore " difficile à refermer ; elle pourrait entraîner une crise régionale dont les conséquences seraient très lourdes. Il faut bien comprendre ce dont on parle dans ce contexte, en fonction notamment de l’équilibre régional, avant de s’aventurer dans un domaine extrêmement fragile et précaire.

Source : Sénat français