La commission a ensuite procédé à l’audition de M. Laurent Cohen-Tanugi, avocat international et essayiste, sur les conséquences de la crise irakienne sur l’Union européenne.

M. Laurent Cohen-Tanugi a estimé que la crise irakienne avait produit des effets très négatifs, sinon désastreux, sur l’Union européenne elle-même, sur les relations transatlantiques et sur les Nations unies.

Revenant sur le déroulement des événements, il a rappelé qu’au cours d’une première phase, à l’automne 2002, l’Europe, en tant que telle, s’était révélée absente du débat sur l’Irak, alors que ses principaux membres défendaient des positions divergentes : le Royaume-Uni manifestait sa solidarité avec les Etats-Unis, l’Allemagne -tout particulièrement dans la période électorale- adoptait une attitude pacifiste, excluant le recours à la force en toute circonstance, la France se situait sur une position médiane et parvenait à convaincre les Etats-Unis de se replacer dans le cadre des Nations unies, l’adoption de la résolution 1441 du Conseil de sécurité constituant l’aboutissement de cette démarche.

Un basculement s’est opéré en janvier dernier, dans le contexte de la célébration du 40e anniversaire du Traité de l’Elysée. La France a infléchi sa position en direction de l’Allemagne, manifestant clairement son opposition à une intervention militaire dans le calendrier envisagé par les Etats-Unis. Donnant le sentiment qu’elles s’exprimaient au nom de l’Europe, la France et l’Allemagne ont entraîné une vive réaction des Etats-Unis, le secrétaire à la défense évoquant la " vieille Europe ", ainsi que de nombreux pays européens, avec les communiqués des huit, puis des dix, traduisant une remise en cause du leadership franco-allemand. Absente durant la première phase, l’Europe s’est alors retrouvée profondément divisée.

Le mois de février a été marqué par une escalade et une dramatisation des enjeux de la question irakienne. De l’opposition à la guerre, on est passé à une stratégie de confrontation avec les Etats-Unis. Les remontrances adressées par la France aux pays concernés par l’élargissement de l’Union européenne ont avivé les tensions.

Enfin, tout au long de cette période, un divorce s’est opéré entre les gouvernements européens, dont la majorité soutenait les Etats-Unis, et les opinions publiques très largement hostiles à une intervention en Irak.

M. Laurent Cohen-Tanugi a estimé que les divisions croissantes provoquées en Europe par la crise irakienne au cours des six derniers mois avaient porté atteinte non seulement à la notion de politique étrangère et de sécurité commune, mais également à ce qu’il a qualifié d’ " affectio societatis " européenne. La légitimité du couple franco-allemand dans la conduite d’une Europe à vingt-cinq a été fortement contestée. Aux dommages touchant l’élargissement, il faut ajouter ceux subis par la relation franco-britannique et par la relation franco-espagnole. Les clivages traditionnels entre partisans de l’Europe-puissance et partisans de l’Europe-espace, ou entre internationalistes et pays neutres, ont été brouillés, de nouveaux clivages apparaissant autour de la relation avec les Etats-Unis et de la vision de l’ordre international de l’après-guerre froide. L’Europe se trouve désormais absente de la mise en oeuvre de la reconstruction de l’Irak, ainsi que de la gestion de la nouvelle donne régionale, à l’exception il est vrai de la " feuille de route " pour la paix au Proche-Orient. La relation transatlantique est fortement et durablement dégradée.

S’interrogeant sur les leçons à tirer des événements récents, M. Laurent Cohen-Tanugi a estimé que, face à ce qui apparaît comme un échec, l’Europe ne peut rester inactive.

La question de la relation entre l’Europe et l’allié américain paraît désormais centrale dans la définition d’une politique étrangère et de sécurité commune. Il est impératif de sortir des positions figées considérant, côté américain, que l’Europe est insignifiante ou nuisible, et côté européen, que l’Europe doit à tout prix affirmer son identité en s’opposant aux Etats-Unis. Il est au contraire nécessaire d’aboutir, entre Européens, à un accord sur un positionnement acceptable par rapport aux Etats-Unis et reflétant la sensibilité de la majorité des Etats européens. L’alternative manichéenne entre une Europe devant faire contrepoids aux Etats-Unis et une Europe alignée sur ces derniers n’a pas lieu d’être.

M. Laurent Cohen-Tanugi s’est déclaré convaincu que l’Europe de la diplomatie et de la défense ne pourrait en aucun cas s’édifier contre les Etats-Unis ; ceux-ci s’opposeraient vivement à un tel projet auquel, en tout état de cause, la majorité des Etats européens n’est pas favorable. Il importe donc de trouver un positionnement alliant l’autonomie et la solidarité fondamentale avec les Etats-Unis.

M. Laurent Cohen-Tanugi a énoncé plusieurs conditions, à ses yeux nécessaires, pour que l’Europe devienne un partenaire crédible pour les Etats-Unis : l’augmentation des budgets et des capacités militaires, la définition de véritables intérêts stratégiques européens et d’une doctrine réaliste en découlant, l’Europe ne pouvant se contenter de proclamer son attachement au " droit international " et à la paix, et enfin des progrès institutionnels en matière de stabilité de la présidence européenne et de visibilité de son expression en politique étrangère. De telles conditions exigent la participation du Royaume-Uni.

M. Laurent Cohen-Tanugi a considéré que le fossé transatlantique était sans doute plus profond que l’on ne l’imaginait en Europe, l’incompréhension face à la position française dans la crise irakienne étant très largement répandue aux Etats-Unis, y compris chez les opposants à la politique du président Bush. Il est aujourd’hui nécessaire d’accomplir une véritable révolution culturelle en Europe en vue de réconcilier, au lieu de les opposer comme depuis quarante ans, le projet d’Europe-puissance et la solidarité atlantique. Le Premier ministre britannique est appelé à jouer un rôle central dans cet effort de rapprochement.

En conclusion, M. Laurent Cohen-Tanugi s’est déclaré convaincu que les conséquences les plus négatives de la crise irakienne pour l’Union européenne auraient pu être évitées si l’Allemagne n’avait pas abandonné sa politique traditionnelle vis-à-vis des Etats-Unis, si la France avait modéré sa position et si l’Europe avait disposé d’institutions plus fortes.

Au terme de cet exposé, un débat s’est instauré au sein de la commission.

M. Jean-Pierre Masseret s’est déclaré surpris de l’interprétation, par les Etats-Unis, de la position adoptée par la France lors de leur intervention en Irak : en effet, la France s’est opposée non pas à un Etat, mais à un recours à la guerre, qu’elle a jugé infondé. Il a estimé qu’il existait deux lectures de la situation internationale : d’une part, la lecture américaine qui confond les intérêts stratégiques de ce pays avec les intérêts du monde entier, et, d’autre part, la lecture européenne qui prend en compte la complexité du phénomène terroriste et lui propose une réponse diverse à la fois militaire, économique et culturelle. Il a par ailleurs estimé que l’OTAN était devenue, pour les Etats-Unis eux-mêmes, depuis son récent élargissement, lors du récent sommet de Prague, un forum politique plus qu’une structure militaire. Il a adhéré à l’affirmation de M. Laurent Cohen-Tanugi selon laquelle l’Europe, en tant que puissance, ne pourrait se faire sans la Grande-Bretagne, mais a déploré que le Premier ministre britannique se soit rallié à la vision unilatérale américaine. Il s’est enfin interrogé sur l’attente manifestée par les Etats-Unis envers leurs partenaires européens, et s’est demandé s’ils souhaitaient voir en l’Europe un allié avec qui discuter, ou un vassal.

M. Xavier de Villepin a constaté que la crise irakienne avait en effet opéré une fracture dans la relation transatlantique, mais a souligné que les buts de guerre poursuivis par les Etats-Unis n’ont jamais été clairs ; recherche des armes de destruction massive, sur laquelle était fondée la résolution 1441, puis chute de Saddam Hussein, puis remodelage du Moyen-Orient. Il a estimé qu’un jugement objectif sur cette crise ne serait possible qu’avec un certain recul, à l’aune des résultats obtenus par les Etats-Unis dans la reconstruction politique de l’Irak et sur le dossier du conflit israélo-palestinien. Par ailleurs, il a fait valoir que l’Europe devait exercer toute son influence au sein du " quartet " (Etats-Unis, ONU, Russie et Union européenne) en charge du dossier israélo-palestinien.

M. André Dulait, président, s’est interrogé sur l’articulation, dans le temps, de ces deux dossiers majeurs -la reconstruction de l’Irak et le dossier israélo-palestinien- avec le calendrier politique américain, marqué par les échéances électorales de l’automne 2004.

Mme Josette Durrieu s’est déclarée réservée sur le diagnostic formulé par M. Laurent Cohen-Tanugi sur les relations entre les Etats-Unis et l’Europe, et s’est notamment interrogée sur le type d’Europe qu’il souhaitait. Elle a souligné que l’urgence portait sur la définition des modalités les plus efficaces à adopter pour rétablir le lien transatlantique.

M. Aymeri de Montesquiou a rappelé que la France avait manifesté son hostilité à une guerre dont les objectifs restaient obscurs ; en effet, l’Irak ne présentait pas, lors de l’attaque américaine, une menace à l’échelle mondiale, mais seulement à l’échelle régionale. Seul le peuple irakien souffrait réellement du régime politique en place à Bagdad. Il a estimé que les intérêts américains et européens n’étaient pas de même nature s’agissant du Proche-Orient, car l’Europe, a-t-il estimé, est spécifiquement attachée à un certain nombre de valeurs. Il a reconnu la nécessité d’une croissance des budgets que les différents pays européens consacrent à leur défense pour que l’ensemble européen acquière une crédibilité dans ce domaine, mais a estimé que cette croissance était difficile à opérer par les Gouvernements intéressés, car l’Europe ne semble guère avoir d’ennemis. Enfin, il a émis le souhait qu’un moratoire soit appliqué à l’entrée des dix nouveaux membres qui doivent rejoindre l’Union européenne en 2004, estimant que cet élargissement était prématuré face aux problèmes à régler par les quinze Etats déjà membres.

M. Louis Moinard a fait état d’un récent entretien qu’il avait eu avec un responsable polonais, qui attribuait la libération des pays de l’Est européen à la pression constante effectuée par les Etats-Unis sur l’URSS, et non à l’Europe.

Mme Hélène Luc a déploré le manque d’unité européenne lors de la récente intervention américaine en Irak, mais a souligné que, de son côté, le Premier ministre britannique ne semblait guère avoir eu d’influence sur le Président américain. Elle a critiqué la thèse de M. Laurent Cohen-Tanugi selon laquelle l’essentiel des difficultés récemment survenues dans la relation transatlantique étaient imputables à l’Europe. Elle s’est également interrogée sur la future attitude qu’adopteraient les Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde, particulièrement dans le cadre de l’ONU.

M. Pierre Fauchon a indiqué qu’il partageait totalement le point de vue exprimé par M. Laurent Cohen-Tanugi. Il a regretté que la France, volens nolens, ait dérivé vers une position plus anti-américaine qu’anti-guerre. Il a estimé que " l’état de droit international " n’existait pas en fait et que l’idéalisation de l’ONU n’était pas sérieuse. Il s’est déclaré pessimiste quant à la possibilité de reconstruire l’euro-atlantisme.

Mme Danielle Bidard-Reydet s’est étonnée que l’on puisse dire que la promotion de la paix et du droit ne constitue pas une doctrine stratégique. Cela signifiait-il qu’il fallait privilégier le droit du plus fort et s’accommoder d’une logique de domination du plus puissant sur tous les autres ?

M. Laurent Cohen-Tanugi a alors apporté les éléments de réponse suivants :

 le lien transatlantique est fragilisé depuis la fin de la guerre froide, certains facteurs structurels et forces centrifuges contribuant à éloigner les Etats-Unis et l’Europe, notamment après la disparition de la menace fédératrice que constituait l’URSS. Pour beaucoup d’Européens, l’affirmation identitaire de l’Europe dans un antagonisme avec l’Amérique sert de nouveau ciment fédérateur. Il faut contrer ces évolutions si l’on croit à la nécessité de l’alliance atlantique ;

 dans ce contexte, certains dirigeants ont méconnu la fragilité de la relation transatlantique qu’il aurait fallu au contraire abriter des dommages induits par la crise irakienne. A cet égard, la position française aurait pu se limiter à formuler son opposition, son désaccord, son refus de participer à la démarche américaine, sans aller au-delà. Or, la France s’est trop avancée : ainsi de son opposition, au sein de l’OTAN, à la protection de la Turquie contre d’éventuelles actions militaires irakiennes, de la compétition engagée dans le monde pour réunir des voix au Conseil de sécurité, de la menace de veto au sein de ce même conseil, alors même que les Etats-Unis n’auraient pas réuni la majorité nécessaire, ou encore de l’admonestation adressée aux pays candidats qui avaient déclaré leur soutien aux Etats-Unis. Une position plus équilibrée aurait pris en compte le fait que, dans le cas d’espèce, c’était l’intérêt national d’un allié majeur qui était en jeu ;

 la diplomatie américaine reflète une vision des enjeux internationaux du XXIe siècle : l’émergence de la Chine, le rôle futur de la Russie, sans oublier le Moyen-Orient. Cette diplomatie se fonde sur un dessein stratégique fondé sur la volonté d’agir contre le statu quo et sur les menaces qui visent les intérêts des Etats-Unis et de l’Occident. A cet égard, la seule valorisation du droit international ne constitue pas une réponse appropriée ;

 l’Europe, la France d’une part et les Etats-Unis d’autre part partagent les mêmes valeurs. Même si, au Moyen-Orient, les intérêts ne sont pas identiques, l’analyse réaliste des intérêts stratégiques européens commande la préservation de l’alliance atlantique, voire son renforcement. Ce n’est pas parce que l’Europe n’a pas de défense qu’elle n’a pas d’ennemis : le terrorisme islamiste la menace tout autant. De nouveaux pôles de puissances vont apparaître dans le monde et la multipolarité ne se résume pas aux Etats-Unis d’un côté, et à l’Europe de l’autre. A cet égard, l’analyse récemment demandée à M. Javier Solana, pour le mois de juin prochain, des intérêts stratégiques communs aux européens apparaît bienvenue.

M. Laurent Cohen-Tanugi a indiqué qu’étant un militant européen convaincu de l’intérêt d’une Europe-puissance, diplomatique et stratégique, il avait depuis longtemps fait valoir, en vain, que tout élargissement de l’Europe préalable à son approfondissement était pour le moins aventureux. Ce débat est aujourd’hui dépassé, et c’est à la Convention et à la CIG qui suivra qu’il revient de rétablir l’équilibre.

Il revient aux Etats-Unis de s’ouvrir et d’inventer un nouvel internationalisme. Les Etats-Unis, qui ne peuvent à eux seuls s’ériger en gendarme du monde, ont besoin de l’Europe comme médiatrice. Mais l’Europe doit d’abord s’unir et formuler une politique étrangère commune. Il faut cesser d’opposer la stratégie européenne à la solidarité atlantique. Le Premier ministre britannique a pesé sur certains choix américains. Mais si l’Europe avait su jouer ce rôle d’allié critique des Etats-Unis, son influence aurait été beaucoup plus forte que celle du seul Royaume-Uni. L’Europe est déjà une force économique et commerciale. Dotée d’institutions, d’une doctrine et de moyens adaptés dans le domaine de la politique étrangère, elle pourrait tenir un langage commun à l’ensemble du monde démocratique.

Répondant à M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l’Union européenne, M. Laurent Cohen-Tanugi a indiqué que si le phénomène religieux tenait, depuis toujours, une place importante dans la société américaine, il n’avait aucun impact sur les choix de politique étrangère de l’actuel président américain.

Source : Sénat français