La commission a procédé à l’audition de M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères.

M. Dominique de Villepin a tout d’abord abordé la situation en Irak. Il a rappelé que la France s’était réjouie de la chute du régime de Saddam Hussein et qu’elle souhaitait désormais construire la paix dans la fidélité à ses principes et avec un esprit d’ouverture. En Irak, la première question qui se pose est la sécurisation du pays, qui incombe d’abord, selon le droit international, aux forces présentes sur le terrain. Si la situation semble stabilisée, elle reste précaire, comme le montrent les accrochages, les tensions ou les actes de banditisme. La situation humanitaire ensuite revêt un caractère d’urgence, notamment sur les plans sanitaire et médical. Le ministre a relevé que nombre d’ONG françaises déploraient le manque de coordination dans l’action humanitaire et l’absence prolongée d’autorité légale reconnue. Enfin, sur le plan politique, il a relevé que la confusion régnait dans le processus de concertation lancé par les Américains. La nomination d’un nouvel administrateur, le diplomate Paul Bremer, chargé de superviser le processus politique, est à prendre en compte. On ignore cependant toujours la durée de la présence militaire de la coalition, le rythme du calendrier de transition, l’articulation de l’autorité intérimaire irakienne avec les forces d’occupation et l’attitude de la population irakienne, en particulier au sein de la majorité chiite, cette communauté entendant revendiquer une part du pouvoir.

Les pays de la région, a souligné M. Dominique de Villepin, sont inquiets de cette situation. Ils partagent les principes rappelés, en présence du Secrétaire général de l’ONU, lors du Conseil européen d’Athènes du 16 avril, à savoir le rôle central des Nations unies, le respect de l’unité et de l’intégrité territoriale de l’Irak et l’urgence d’installer l’autorité de transition. Ils sont par ailleurs convaincus que la crise du Proche-Orient reste la fracture essentielle de la région et que les deux dossiers ne sont pas divisibles.

Le ministre des affaires étrangères a ainsi mis l’accent sur la nécessité de traiter, avec la même détermination, la crise irakienne et celle du Proche-Orient. En Irak, les initiatives françaises combineront la légalité internationale et la nécessité d’une approche constructive pour faire face au triple défi de l’urgence humanitaire, de la sécurité à travers l’élargissement de la force de stabilisation, élargissement qui relève de la décision unilatérale des forces d’occupation, et de la reconstruction économique et politique. Dans ces deux dossiers, il est important que le dispositif de sécurité s’inscrive dans un cadre légal clairement défini par un mandat des Nations unies -y compris s’il devait être conduit par l’OTAN- et que les Nations unies aient un rôle central dans la reconstruction du pays. Dans cet esprit, la France souhaite, dans l’intérêt de la population irakienne, la suspension des sanctions par le biais d’un mécanisme transparent de gestion des ressources, le désarmement à la suite du travail des forces sur le terrain et sa certification par les Nations unies, et une transition politique rapide, les Nations unies fournissant le cadre légitime d’un processus agréé par toutes les parties. Afin d’être présente aux côtés du peuple irakien, la France a renvoyé un diplomate à Bagdad, afin d’étudier la relance de notre coopération.

Outre la question irakienne, M. Dominique de Villepin a marqué sa détermination à traiter le conflit du Proche-Orient. Il a estimé que la période actuelle offrait une opportunité, du fait d’un consensus, tant sur les principes visant à la constitution d’un Etat palestinien viable et souverain aux côtés d’un Etat d’Israël dont la sécurité serait garantie et pleinement intégrée à la région, que sur la volonté d’aboutir sur la base du principe " d’échange des territoires contre la paix ", ou sur les moyens, à travers la " feuille de route " du Quartet, qui prévoit l’achèvement du processus de paix en 2005. C’est pourquoi la France a souhaité qu’après l’investiture du gouvernement d’Abou Mazen, la " feuille de route " soit publiée et mise en oeuvre avec rigueur, qu’une trêve de la violence soit instaurée, que la communauté internationale apporte son soutien à la mobilisation des Palestiniens en vue de construire le futur Etat et que l’aspiration à la sécurité d’Israël soit satisfaite. Il importait aussi que l’Etat hébreu renonce à sa politique de colonisation, retire ses troupes des territoires palestiniens sur les lignes de septembre 2000 et lève les obstacles à une vie normale dans les territoires, afin notamment de permettre la tenue d’élections. La France souhaite par ailleurs que l’Iran et la Syrie exercent leur influence dans cette direction. Enfin, le ministre a souligné qu’il était indispensable de trouver également une solution au volet israélo-syrien. Les négociations doivent pourvoir être reprises sur le retour du Golan à la Syrie et sur les garanties de sécurité demandées par les Israéliens. Un accord de paix est également possible entre le Liban et Israël depuis que la résolution 425 a été appliquée. Il est en outre nécessaire que le Liban retrouve sa pleine indépendance, grâce notamment au retrait de toutes les troupes étrangères, le déploiement des forces libanaises sur la frontière avec Israël, l’application de la résolution 520 et de l’accord de Taëf.

A la suite de l’exposé du Ministre, un débat s’est engagé avec les commissaires.

M. Philippe François s’est interrogé sur les modalités de la constitution de la force de stabilisation menée par les Etats Unis en Irak, notamment sur le rôle qui serait dévolu à l’armée polonaise et sur les implications de ce choix.

Mme Danielle Bidard-Reydet a déploré que les forces d’occupation aient tiré sur les populations civiles. Elle a par ailleurs proposé que la France envoie des techniciens d’Electricité de France (EDF) pour participer à la reconstruction. Elle s’est ensuite interrogée sur les conséquences, sur l’intégrité territoriale du pays, de sa division en zones et sur la manière dont les richesses de l’Irak pourraient être utilisées au profit de la population et de la reconstruction. Abordant le conflit israélo-palestinien, elle a indiqué qu’à Jérusalem la colonisation se poursuivait au coeur même de la ville arabe et que le mur en construction destiné à séparer la ville juive des quartiers arabes séparait même certains quartiers arabes entre eux. Elle a relevé, dans le cadre du procès de M. Marwan Bargouti des problèmes de procédure et a regretté les conditions dans lesquelles des députés palestiniens avaient été arrêtés par les autorités israéliennes. Enfin, elle a dénoncé les conditions de vie imposées au président Yasser Arafat, comme indignes vis-à-vis du peuple palestinien.

M. Pierre Mauroy a considéré que les raisons de principe ayant conduit la France à s’opposer à l’intervention militaire américaine en Irak demeuraient toujours valables. Il s’est déclaré convaincu de la nécessité d’un monde multipolaire, exprimant sur ce point son désaccord avec les récentes déclarations du Premier ministre britannique. Il s’est inquiété de la volonté américaine d’imposer sa vision du monde, largement inspirée par ses propres intérêts économiques et stratégiques. Soulignant la difficulté du rétablissement de la paix, il a souhaité que la France continue d’affirmer sa propre position tout en reconnaissant qu’elle disposait d’une marge de manoeuvre étroite compte tenu de la détermination affichée par les dirigeants américains. Il a estimé indispensable d’explorer toutes les voies possibles afin de mettre à profit les opportunités nouvelles qu’offre la situation actuelle pour avancer dans le règlement du conflit israélo-palestinien et de l’ensemble des questions régionales, concernant notamment le Golan et le Liban.

Mme Josette Durrieu s’est interrogée sur les possibilités concrètes qui s’offraient réellement à la diplomatie française dans le contexte international actuel. Elle a déploré l’attitude de la communauté internationale à l’égard de Yasser Arafat. Elle s’est inquiétée des effets négatifs induits par la crise irakienne sur l’évolution de la construction européenne. Soulignant le rôle joué par le Royaume-Uni et par la Pologne dans le soutien à la politique américaine, elle a interrogé le ministre sur la stratégie que pourrait mettre en oeuvre la France afin de reprendre l’initiative en Europe.

M. Louis Le Pensec a déclaré la disponibilité des collectivités territoriales françaises pour participer à la reconstruction de l’Irak dans le cadre d’actions de coopération décentralisée. Estimant toutefois que de telles initiatives ne pouvaient s’envisager qu’avec l’accord du Gouvernement, il a interrogé le ministre sur les préalables nécessaires à leur mise en oeuvre. Il a également demandé des précisions sur les évolutions de la diplomatie polonaise au cours des derniers mois.

M. Jean François-Poncet s’est félicité de la volonté de réalisme exprimée par le ministre des affaires étrangères. Evoquant la volonté des Etats-Unis de confier un rôle visible à la Pologne dans les suites de la guerre en Irak, il a estimé qu’elle s’apparentait à une provocation en direction de l’Europe, révélatrice du climat régnant actuellement à Washington. Il a demandé au ministre s’il était exact que la France n’avait pas émis d’objection à une éventuelle implication de l’OTAN en Irak. Plus généralement, il l’a interrogé sur l’avenir de l’OTAN après la crise irakienne. Soulignant que l’Europe avait pleinement participé à l’élaboration de la feuille de route du Quartet, il a souhaité savoir comment elle serait associée à la négociation de ce plan de paix avec les différentes parties concernées.

M. Philippe de Gaulle a souhaité savoir comment la diplomatie britannique avait été perçue par les pays du Moyen-Orient et du Golfe Persique.

M. André Boyer a demandé des précisions sur la position du Gouvernement libanais à l’égard des évolutions qui pourraient se dessiner en ce qui concerne les relations du Liban avec la Syrie et Israël.

M. Didier Boulaud a manifesté son scepticisme vis-à-vis de l’initiative dite des Quatre visant à relancer l’Europe de la défense. S’interrogeant sur l’utilité d’une réunion limitée à la France, à l’Allemagne, à la Belgique et au Luxembourg, il a regretté que le temps n’ait pas été pris de renouer les contacts avec le Royaume-Uni, dans l’esprit de Saint-Malo, la participation britannique paraissant indispensable à toute politique européenne de défense. Il a également demandé des précisions sur les conditions et les conséquences du retrait des troupes américaines d’Arabie Saoudite.

Mme Hélène Luc a estimé que la France pouvait s’honorer de sa position responsable, digne et cohérente sur la crise irakienne. Elle a appelé le Gouvernement à ne pas abandonner l’objectif de replacer l’Irak sous l’autorité de l’ONU. Elle s’est à ce propos interrogée sur les initiatives qui pourraient être prises dans le cadre de la préparation de la prochaine assemblée générale des Nations unies. Elle s’est également vivement inquiétée du risque de pénurie dans l’approvisionnement en eau qui menaçait actuellement l’Irak. Elle a enfin évoqué l’échec des discussions tripartites relatives au programme nucléaire nord-coréen.

A la suite de ces différentes interventions, M. Dominique de Villepin a apporté les précisions suivantes :

 face à la situation dramatique résultant de la crise irakienne, le réalisme s’impose comme un impératif ; il ne doit conduire ni au fatalisme, ni au pessimisme, qui ne feraient qu’engendrer la démobilisation et l’impuissance, mais rend plus nécessaire encore l’obligation d’agir ;

 l’implication de nouveaux pays dans la gestion de l’après-guerre en Irak traduit la volonté américaine d’élargir l’assise de la force d’occupation ; c’est essentiellement au travers de cette volonté américaine qu’il convient d’analyser le rôle dévolu à des pays européens comme la Pologne ;

 les Etats-Unis ont clairement indiqué qu’ils souhaitaient contrôler l’ensemble du processus de reconstruction en Irak en soulignant que seuls avaient vocation à y participer les pays ayant consenti un investissement dans le cadre de la phase militaire ;

 il n’y a pas lieu de mettre en doute la sincérité des Etats-Unis en ce qui concerne l’affectation aux Irakiens des bénéfices liés à l’exploitation des richesses naturelles de l’Irak ; toutefois, il est indispensable que le dispositif qui se substituera au mécanisme pétrole contre biens humanitaires offre toutes les garanties de contrôles et de transparence ;

 à la suite de leur intervention en Irak, les Etats-Unis ont désormais une obligation particulière dans la réalisation d’une paix juste et durable au Proche-Orient ;

 le procès de M. Bargouti risque de produire des effets contraires à ceux recherchés ;

 il est erroné de vouloir marginaliser Yasser Arafat, dirigeant arabe démocratiquement élu ; dans les négociations, il demeurera un interlocuteur incontournable, notamment lorsque seront abordées les questions relatives à la situation des territoires occupés ;

 s’il n’a pas été possible, dans la crise irakienne, de faire prévaloir une proposition autre que celle préconisée par les Etats-Unis, il est également apparu que les pays qui ont soutenu le Gouvernement américain, et notamment le Royaume-Uni, n’ont en rien infléchi le cours des événements ;

 il ne peut y avoir de démocratie mondiale unipolaire ; l’unipolarité n’offre aucune garantie de démocratie, de stabilité et de paix ;

 dans un souci de réalisme, la France ne serait pas opposée à la présence en Irak, le moment venu, d’une force internationale placée sous le mandat des Nations unies ;

 la situation actuelle offre une opportunité sans précédent de progresser en direction de la paix au Proche-Orient ; il importe désormais de tracer le chemin, l’Europe ayant tout son rôle à jouer dans cette perspective ;

 la division entre partenaires occidentaux constitue une fragilité pour la stabilité mondiale ; une Europe forte et des relations transatlantiques fortes sont indispensables pour retrouver une capacité à agir en commun ; en ce qui concerne l’Europe élargie, l’ensemble des partenaires manifeste une attente et une disponibilité nouvelles ; les pays concernés par l’élargissement savent notamment que leur destin se joue en Europe et ne peut être suspendu à une relation exclusive avec les Etats-Unis ;

 l’initiative des Quatre autour du sommet de Bruxelles traduit la volonté de la France et de ses partenaires de ne pas se résoudre à l’inaction ; cette réunion ne visait pas à prendre des décisions irréversibles mais à effectuer des propositions concrètes sur lesquelles pourront se rassembler tous les pays qui le souhaitent ;

 il appartient aux Etats-Unis de créer en Irak les conditions pour que l’Union européenne, les organisations non gouvernementales et les collectivités territoriales puissent intervenir au profit des populations ;

 de même qu’elle a approuvé le principe de l’implication de l’OTAN dans l’opération internationale en cours en Afghanistan, la France était disposée à accepter une initiative de l’OTAN en Irak, à condition qu’elle s’effectue en accord avec les Nations unies ;

 l’Europe a donné une impulsion majeure à l’élaboration de la feuille de route sur le processus de paix au Proche-Orient ; elle demeurera un interlocuteur indispensable pour faire progresser les futures négociations ;

 la France a réaffirmé son attachement à l’application au Liban de la résolution 520 du Conseil de sécurité et des accords de Taëf, en vue d’assurer le plein respect de la souveraineté libanaise ;

 le retrait américain des bases situées en Arabie Saoudite peut atténuer les tensions qui résultaient d’une présence militaire étrangère dans ce pays ; en donnant l’impression de se détourner d’un tel partenaire, les Etats-Unis risquent néanmoins de le fragiliser.

Source : Sénat français