La commission a procédé à l’audition de Mme Thérèse Delpech, Commissaire pour les affaires irakiennes à la Commission de contrôle, de vérification et d’inspection des Nations unies (CCVINU).

Mme Thérèse Delpech a tout d’abord rappelé les éléments indispensables à la compréhension de la crise actuelle. En premier lieu, depuis 1991, la situation est juridiquement celle d’un cessez-le-feu conditionné au désarmement effectif de l’Irak, qu’il s’agisse des armes de destruction massive ou des vecteurs d’une portée supérieure à 150 km. De ce fait, une intervention militaire ne s’apparenterait pas à une guerre préventive, comme on le prétend souvent, y compris aux Etats-Unis, mais à la poursuite du conflit de 1991, dont la résolution 678 du Conseil de sécurité avait autorisé le lancement.

Chacun s’accorde, en deuxième lieu, à reconnaître le caractère incomplet du désarmement de l’Irak demandé par la résolution 687. L’accord se fait en particulier dans les domaines chimique et biologique. En ce qui concerne les armes chimiques, la question est d’autant plus sensible que l’Irak les a déjà employées à deux reprises, dans la guerre contre l’Iran entre 1983 et 1988, contre sa propre population civile kurde en 1987 et 1988, et que le pouvoir irakien considère de son propre aveu cet armement chimique comme ayant joué un rôle décisif dans l’issue de cette guerre avec l’Iran. L’ensemble des munitions de ce type détenues par l’Irak n’a pas été détruit de manière vérifiable, et d’importantes questions subsistent, par exemple sur les quantités de neurotoxique VX produites et sur la militarisation de cet agent. En ce qui concerne les armes biologiques, l’Irak a nié des activités offensives entre 1991 et 1995, mais la défection d’Hussein Kamel à l’été 1995 a permis d’importantes révélations qui ont conduit le régime de Bagdad à reconnaître non seulement des activités de recherche et de développement, mais un programme offensif et la militarisation de trois agents : le charbon, la toxine botulique et l’eflatoxine. Pour ne prendre qu’un exemple des questions qui demeurent dans ces trois domaines, les quantités de charbon déclarées par l’Irak, soit 8 500 litres, ne correspondent pas aux évaluations des inspecteurs (la production pourrait avoir été trois fois supérieure) et la destruction unilatérale de la quantité déclarée par l’Irak n’a pu être vérifiée. Dans un autre domaine que les bactéries et les toxines, les inspecteurs ne sont pas parvenus à identifier exactement quelle avait été l’activité de l’Irak dans le domaine des virus (variole par exemple).

Mme Thérèse Delpech a indiqué que l’interruption des inspections entre décembre 1998 et novembre 2002 obligeait les inspecteurs à vérifier également les résultats d’éventuelles activités réalisées durant la période. La communauté internationale a pu, durant ces quatre années, recueillir des informations en provenance de diverses sources : les révélations, souvent très précises, de transfuges, qu’il faut cependant soumettre à l’examen, la " littérature ouverte ", l’examen des importations ou des tentatives d’importation d’équipements par l’Irak, enfin le renseignement (satellitaire ou humain). Plusieurs services de renseignements occidentaux, y compris en Europe, savaient que l’Irak avait repris des activités dans les domaines prohibés, sans pour autant en connaître nécessairement le degré d’avancement.

Mme Thérèse Delpech a ensuite posé les principales questions actuellement en débat : l’Irak est-il ou non en violation de ses obligations et engagements tels que définis par la résolution 1441 ? Pourquoi, jusqu’à présent, les investigations des inspecteurs n’ont-elles abouti qu’à des résultats mitigés ? Quel a été l’apport essentiel du rapport de M. Powell, le 5 février, devant le Conseil de sécurité ? Quel sera le contenu du rapport des inspecteurs le 14 février ? Y aura-t-il, ou non, une nouvelle résolution ? Ne faut-il pas ouvrir un débat plus large sur les armes de destruction massive en Irak, Corée du Nord et Iran, qui font toutes partie de l’actualité immédiate ?

Mme Thérèse Delpech a conclu en exprimant, à titre personnel, sa conviction d’une année 2003 particulièrement difficile, appréciation dont elle a douté que l’opinion publique française ait pleinement conscience.

Un débat s’est ensuite instauré au sein de la commission.

M. Xavier de Villepin s’est interrogé sur le sentiment d’impuissance relative qu’on pouvait retirer de l’action des inspecteurs en Irak. Il s’est inquiété de ce que la miniaturisation des armes de destruction massive, la capacité de les dissimuler et de les disséminer signalent l’émergence d’un monde de plus en plus dangereux.

M. Didier Boulaud a souhaité recueillir le sentiment de Mme Thérèse Delpech sur le contenu de l’exposé de M. Colin Powell le 5 février.

M. Louis Mermaz s’est interrogé sur la crédibilité d’un document supposé émaner des services de renseignement britanniques et évoqué par M. Colin Powell, alors qu’il provenait des travaux d’un universitaire. Il s’est enquis des moyens qui permettraient un désarmement pacifique de l’Irak. Il a enfin souhaité que Mme Thérèse Delpech apporte des éléments de réponse aux questions centrales qu’elle venait elle-même de poser.

M. Michel Pelchat s’est étonné de ce que l’Irak soit considéré, plus que la Corée du Nord ou l’Iran, comme la seule source de menace, alors qu’au surplus, ce pays subissait un embargo depuis 12 ans. Il s’est étonné par ailleurs que l’Irak ait pu détourner à son profit le système de contrôle, très sophistiqué, lié au mécanisme dit " pétrole contre biens humanitaires ".

Mme Danièle Bidard-Reydet a interrogé Mme Thérèse Delpech sur les motifs, les objectifs et les résultats des bombardements réguliers effectués par les aviations américaine et britannique sur certaines zones irakiennes. Elle s’est interrogé sur la possibilité de détruire les armements irakiens prohibés par des voies diplomatiques.

M. Robert Del Picchia a souligné la difficulté à dissimuler des équipements dédiés à la mise au point d’armes nucléaires et s’est demandé si une intervention militaire permettrait, mieux que des inspections efficaces, de détruire la totalité des armes de destruction massive éventuellement détenues par l’Irak.

M. Christian de La Malène s’est étonné du choix des Etats-Unis de l’Irak comme cible prioritaire, soulignant que les motivations de ce choix sont loin d’être désintéressées, compte tenu notamment de l’enjeu pétrolier. Il a estimé qu’il existait un fort déséquilibre entre l’indéniable péril irakien et la réponse américaine, qui lui semblait inadaptée pour répondre aux périls du monde actuel. Il a observé que la Corée du Nord possède un arsenal d’armes de destruction massive tout aussi dangereux.

M. Louis Moinard s’est inquiété des risques d’une intervention militaire sur la population civile irakienne, d’autant que le principe de " boucliers humains " commençait à être mis en oeuvre.

M. André Dulait, président, a interrogé Mme Thérèse Delpech sur la détention éventuelle par la Corée du Nord d’armes biologiques et chimiques. Il a également souhaité recueillir son sentiment sur le projet français de renforcement des capacités d’inspection.

En réponse, Mme Thérèse Delpech a apporté les précisions suivantes :

 la qualité des inspections réalisées de 1991 à 1996 a été reconnue par le père de l’actuel président américain, estimant qu’elles avaient permis de détruire plus d’armes irakiennes que les opérations militaires conduites lors de la guerre du Golfe de 1991. Plusieurs raisons peuvent expliquer les limites des résultats obtenus plus récemment : la dissimulation d’armements biologiques et chimiques, qui sont au coeur du dossier, est beaucoup plus facile que pour les capacités balistiques et nucléaires. Les experts ont par ailleurs constaté l’existence d’un véritable système de dissimulation active de la part de l’Irak. C’est d’ailleurs sur ce point que l’exposé de Colin Powell aux Nations unies a été le plus convaincant, contrairement aux éléments apportés sur les liens entre l’Irak et le terrorisme international, à usage essentiellement interne. La coopération active de l’Irak est absolument nécessaire pour que les inspecteurs puissent aboutir à des résultats probants et telle est la raison pour laquelle même les pays de la région ont insisté sur ce point à Istanbul ;

 sur la conclusion de M. Powell estimant que l’Irak était en " violation patente " de la résolution 1441, Mme Thérèse Delpech a précisé que le texte de la résolution, en premier lieu, précisait deux conditions à la constatation d’une telle violation : le caractère incomplet de la déclaration par l’Irak des armements prohibés ; l’absence de coopération de la part de ce pays au processus d’inspection. En second lieu, la résolution prévoyait qu’en cas de violation patente, il revenait au Conseil de sécurité de se réunir pour déterminer la suite à donner. Mme Thérèse Delpech a indiqué qu’il y avait accord, y compris de la part de la France, pour reconnaître le caractère incomplet de la déclaration irakienne du 7 décembre. Si, en plus, une dissimulation active était constatée alors, juridiquement, la violation patente par l’Irak serait établie, car une telle dissimulation est le contraire de la coopération demandée ;

 pour M. Hans Blix, responsable de la commission d’inspection, l’Irak fait de la " coopération passive ", notamment en ouvrant ses sites, y compris les " palais présidentiels ". Mais si l’existence d’installations mobiles est avérée, cela relèverait à l’évidence d’une volonté d’obstruction. Les concessions ultimes récemment faites par l’Irak portent plus sur les procédures (capacité de surveillance aérienne par exemple) que sur le fond ;

 si on souhaite que l’ONU joue tout son rôle en matière de sécurité au XXIe siècle, une nouvelle résolution est hautement souhaitable pour autoriser une intervention militaire. Si une telle résolution n’est pas juridiquement indispensable, elle l’est politiquement, dans l’intérêt de l’ONU et du Conseil de Sécurité ;

 le statut particulier de l’Irak explique en partie la priorité que lui accordent les Etats-Unis : à la différence de laCorée du Nord, l’Irak est, depuis 1991, en situation de cessez-le-feu conditionnel, sur la base de résolutions du Conseil de Sécurité, votées en application du chapitre VII de la Charte des Nations unies autorisant le recours à la force. La Corée du Nord, quant à elle, fait l’objet depuis 1994 d’une approche bilatérale avec Washington ;

 la capacité nucléaire de la Corée du Nord est, cependant, porteuse de réels dangers : par la portée de ses missiles, les essais déjà réalisés et l’exportation de ses capacités balistiques. C’est pourquoi on va revenir à présent au Conseil de Sécurité, en notant l’abstention annoncée de la Russie ;

 une intervention militaire en Irak ne garantira pas un désarmement efficace, compte tenu des possibilités de dissimulation des armements biologiques ou chimiques. En tout état de cause, la CCVINU devra donc continuer ses travaux d’inspection et de désarmement après une éventuelle action armée ;

 les ressources dont dispose l’Irak pour acquérir d’éventuels équipements prohibés proviennent du trafic pétrolier qui a fourni à l’Irak une ressource annuelle de quelque 3 milliards de dollars en 2002, mais Bagdad peut aussi détourner à des fins militaires tous les biens à double usage acquis légitimement grâce au programme pétrole contre nourriture ;

 les zones d’exclusion aérienne ont été définies au lendemain de la guerre de 1991 pour prévenir les actions offensives de l’Irak dans les zones kurde ou chiite du pays. Ces zones peuvent poser des problèmes à la surveillance aérienne que la CCVINU doit exercer sur l’Irak ;

 s’agissant des résultats concrets des inspections, M. El Baradei, au nom de l’AIEA, a indiqué que quelques mois pourraient suffire pour obtenir des réponses complètes sur un éventuel programme nucléaire irakien si l’Irak coopérait activement. M. Hans Blix, pour sa part, estime que pour ce qui est de l’armement biologique, chimique et balistique de l’Irak, le délai nécessaire dépend essentiellement du niveau de coopération de ce pays. Il exigerait des années en cas de non-coopération ;

 concernant l’affaire britannique, il s’agit d’un plagiat inexcusable. Ceci étant, le recours à des documents d’universitaires par certains services de renseignement qui ne les citent pas ne constitue malheureusement pas une nouveauté. Dans le cas présent, l’épisode résulte de la pression que le gouvernement britannique a exercée sur ses services de renseignement, qui craignent de compromettre leurs informations voire leurs sources ;

 la détention de capacités biologiques et chimiques par la Corée du Nord n’est pas avérée mais elle est fortement soupçonnée ;

 le renforcement des capacités d’inspection a constitué le point central de la proposition de la France lors de la réunion du Conseil de sécurité du 5 février : capacités de surveillance aérienne du pays, accroissement du nombre des inspecteurs, création d’un corps de sécurisation des sites suspects, centre de traitement de l’information, équipes mobiles de douaniers. Certaines de ces mesures sont en cours d’adoption par M. Hans Blix. D’autres pourraient améliorer les performances actuelles.

Enfin, en réponse à M. André Dulait, président, Mme Thérèse Delpech a indiqué que le veto français à l’OTAN concernant la protection de la Turquie n’aurait pas d’incidence réelle si un conflit venait à éclater car les autorités françaises ont pris sur ce point une position très claire. En revanche, ce veto pose à l’évidence, dans le contexte actuel, un problème supplémentaire dans les relations transatlantiques.

Source : Sénat français

Note du Réseau Voltaire : Thérèse Delpech est administratrice pour l’Europe de la Rand Corporation, le principal think tank du lobby militaro-industriel états-unien.