Lors d’une seconde séance tenue dans l’après-midi, la commission, élargie aux présidents des groupes politiques du Sénat, a procédé à l’audition de M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères, sur la situation en Irak.

Le ministre des affaires étrangères a tout d’abord réfuté un certain nombre d’appréciations émises à l’encontre des positions défendues par la diplomatie française au cours des derniers mois. S’agissant de la résolution 1441, il a souligné que sa mise en oeuvre semblait, dès le départ, se heurter aux impératifs du calendrier militaire que s’étaient fixé les Etats-Unis. Cette résolution consacre par ailleurs le schéma en deux temps proposé par le Président de la République dès le 7 septembre et exclut toute automaticité du recours à la force. Loin de se montrer intransigeante, la France a, au contraire, constamment oeuvré en faveur de la recherche d’un compromis. Elle a favorisé l’unanimité autour de la résolution 1441 et a formulé, lors de chaque réunion du Conseil de sécurité, des propositions concrètes, notamment deux mémorandums sur le renforcement des moyens des inspections et la définition de leurs tâches prioritaires. Enfin, durant la dernière étape de discussion, Washington a écarté certaines propositions de compromis, l’attitude des Etats-Unis ayant d’ailleurs changé tout au long de la crise, passant de l’objectif du désarmement à ceux du renversement du régime et du remodelage régional.

M. Dominique de Villepin a ensuite évoqué l’évolution de la situation militaire. Il a remarqué que les premiers jours de conflit démentaient certaines prévisions optimistes : la tentative de " décapitation du pouvoir " ne semble pas avoir produit d’effets tangibles à ce jour, les troupes de la coalition ont été contraintes de mener de violents combats terrestres sur la route de Bagdad, la résistance militaire irakienne semble plus forte que prévue et la population, dont le ralliement était espéré, paraît demeurer dans l’expectative. Une action américaine depuis le nord de l’Irak se trouve compliquée par les réticences de la Turquie et les craintes que cette dernière inspire aux partis kurdes irakiens. Le Président Bush a indiqué que " la guerre serait plus longue et plus difficile que certains le prévoyaient ", alors que Saddam Hussein développe, pour sa part, une rhétorique de la victimisation et de l’honneur à l’adresse des Irakiens, mais aussi de l’ensemble des populations arabes et musulmanes. Avec le développement de l’offensive, le bilan humain de la guerre pourrait s’alourdir, alors que la menace d’une crise humanitaire se renforce. Les critiques sont vives au sein des opinions publiques du monde arabo-musulman et les réactions des gouvernements arabes sont négatives, comme en témoigne la récente déclaration des Etats de la Ligue arabe condamnant l’agression et appelant les Etats-Unis et la Grande-Bretagne à retirer leurs troupes d’Irak immédiatement et sans condition.

Le ministre des affaires étrangères a insisté sur la nécessité de préparer dès maintenant l’avenir.

Il a jugé indispensable, dans l’immédiat, d’engager une action d’assistance aux populations. Bien qu’il s’agisse là d’une responsabilité incombant principalement aux belligérants, la France entend contribuer aux initiatives de la communauté internationale. Or, des contacts en ce sens ont été pris avec les organisations non gouvernementales et le Comité international de la Croix-Rouge. La France demande également la reprise, le plus rapidement possible, du programme humanitaire des Nations unies " pétrole contre nourriture ".

Le ministre des affaires étrangères a souhaité que soient rapidement fixées les conditions du rétablissement de la pleine souveraineté des Irakiens sur leur territoire. Dans cette perspective, la préservation de l’unité et de l’intégrité territoriale de l’Irak demeure un impératif et les Nations unies doivent être au coeur du processus de transition. La reconstruction économique du pays, indispensable après douze ans de sanctions et trois conflits, devra être engagée au plus vite. La France reste également très préoccupée par la stabilité dans la région. Il importe d’éviter que les pays voisins ne participent au conflit, de prévenir les risques d’actions terroristes et de relancer un processus politique pour le règlement du conflit israélo-palestinien. La France a proposé, à cet effet, la convocation d’une conférence internationale et elle souhaite la publication et la mise en oeuvre de la feuille de route du " quartet ".

M. Dominique de Villepin a par ailleurs souligné que la crise actuelle imposait une relance des réflexions sur la politique étrangère et de défense européenne. Il a suggéré l’adoption d’un code de conduite destiné à éviter que des déclarations à Quinze soient contredites ensuite par des initiatives individuelles en sens contraire de pays européens. Il a appelé à la définition d’une politique étrangère commune, et non unique, fondée sur la complémentarité des diplomaties nationales, et à la définition d’un nouveau partenariat transatlantique. Il a jugé absurde de supposer que la France voulait s’ériger en chef de file d’une opposition systématique à Washington.

A la suite de l’exposé du ministre, un débat s’est engagé avec les sénateurs.

M. Louis Mermaz a salué les efforts entrepris par la diplomatie française en faveur d’une solution pacifique sous l’égide des Nations unies. Il lui est apparu nécessaire de défendre, au sein de l’ONU, des propositions visant à faire cesser une opération qui, sur le plan juridique, constitue une agression. Il s’est interrogé sur les récents propos du Président de la République, considérant que l’autorisation de survol du territoire allait de soi entre pays alliés. S’il ne lui a pas semblé choquant que la France participe éventuellement à des actions de décontamination en cas d’usage d’armes chimiques ou biologiques, il s’est en revanche déclaré défavorable au survol de notre territoire par des avions de la coalition en charge de missions de bombardement. Enfin, il a estimé que les appréciations formulées par le chef de l’Etat à l’encontre des pays candidats à l’Union européenne n’avaient pas contribué à apaiser les tensions consécutives aux divisions des pays européens sur le dossier irakien.

M. Philippe de Gaulle a approuvé la politique conduite par le chef de l’Etat et le gouvernement sur la question de l’Irak. Il s’est interrogé sur l’attitude du gouvernement britannique qui s’est aligné sur Washington alors que la Grande-Bretagne avait sans doute des intérêts propres à défendre dans cette région du monde. Il s’est par ailleurs demandé si, après l’avoir ignorée pour le déclenchement du conflit, les Etats-Unis n’allaient pas revenir vers l’ONU lorsque se posera la question de la reconstruction.

M. Jacques Pelletier a interrogé le ministre sur l’état des relations entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite et sur l’éventuelle entrée de troupes turques au Kurdistan irakien.

M. Emmanuel Hamel a souligné la profonde blessure ressentie par l’opinion publique américaine vis-à-vis de la position française, compte tenu du souvenir vivace laissé par l’intervention des Etats-Unis en Europe lors des deux conflits mondiaux et de la Guerre froide. Il s’est demandé si les Etats-Unis ne risquaient pas, en conséquence, de se détourner de la défense de l’Europe.

Mme Jacqueline Gourault a interrogé le ministre sur la récente déclaration du Président Poutine, estimant que la reconstruction de l’Irak devait incomber aux assaillants.

Mme Danielle Bidard-Reydet a constaté que, contrairement aux affirmations initiales évoquant des frappes aériennes ciblées, le conflit s’orientait vers des bombardements massifs qui feraient de très nombreuses victimes civiles. Elle a estimé indispensable que des voix s’élèvent, au sein de la communauté internationale, en vue d’exiger l’arrêt de cette guerre. Elle a interrogé le ministre, à ce propos, sur un éventuel plan de paix saoudien et sur les initiatives que pourrait prendre la France. Elle a enfin souligné que le conflit renforçait, au sein du monde arabe, la mouvance islamiste la plus dure.

Mme Hélène Luc a souligné l’hostilité croissante de l’opinion publique à l’encontre de la guerre en Irak. Elle a souhaité que la France s’exprime en faveur de l’arrêt de ce conflit. Elle a souhaité connaître les mesures envisagées par le Gouvernement pour favoriser l’aide alimentaire et l’approvisionnement en eau en faveur des populations irakiennes.

M. Didier Boulaud a demandé dans quelles conditions avait été prise la décision de retirer les inspecteurs des Nations unies du territoire irakien.

M. André Dulait, président, a interrogé le ministre sur l’attitude de l’Espagne à l’égard du dossier irakien et sur les déclarations de Mme de Pallacio, ministre des affaires étrangères espagnol, selon laquelle l’Union européenne ne devait pas être un contrepoids, mais un partenaire pour les Etats-Unis.

En réponse, M. Dominique de Villepin a apporté les éléments d’information suivants :

 la position de la France sur la nécessité d’un désarmement pacifique a été sans ambiguïté. Dans le contexte présent d’une guerre déclenchée hors du cadre des Nations unies, refuser le survol de notre territoire par des appareils américains nous aurait entraînés dans une autre logique, incompatible avec notre situation d’allié. Ainsi isolée, la diplomatie française aurait perdu de son efficacité alors même que, dans l’avenir, les intérêts de la France la conduiront à oeuvrer avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ;

 la déclaration du Président de la République mettant en garde certains futurs pays membres de l’Union européenne dont les démarches, dans la phase diplomatique de la crise irakienne ont divisé l’Europe, tendait à leur transmettre un message clair selon lequel l’Union européenne implique des règles liées à son identité politique qui dépasse son seul caractère de grand marché ;

 les positions de la Grande-Bretagne et de l’Espagne dans la crise irakienne peuvent être analysées par le poids de l’histoire et de la géographie, qui dote ces deux pays d’une vaste façade atlantique. A cette donnée de fait s’est probablement ajoutée la volonté de jouer un rôle particulier, différent du reste de l’Europe. Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la difficulté de s’opposer à une grande puissance comme les Etats-Unis ;

 l’incontestable dette historique de la France envers les Etats-Unis ne doit pas hypothéquer les responsabilités de l’avenir. Fallait-il payer d’une guerre le maintien d’une unité factice du monde occidental ? Les risques de prolifération des armes de destruction massive évoqués par les Etats-Unis pour s’attaquer à l’Irak, existent de façon patente dans d’autres endroits du monde, notamment en Corée du Nord : il est également illusoire de penser que la menace terroriste disparaîtra avec le régime de Saddam Hussein. De surcroît, l’Europe incarne la vocation d’être un trait d’union entre les cultures et les civilisations et son histoire lui fait, mieux que d’autres, percevoir les complexités de cette région du Moyen-Orient ;

 la reconstruction de l’Irak ne pourra être assumée par les Etats-Unis seuls, ne serait-ce que parce qu’ils sont dépourvus de la légitimité nécessaire pour y procéder. C’est pourquoi le recours à l’ONU en ce domaine est une nécessité impérative. Cependant, juridiquement, la responsabilité première et immédiate envers les populations irakiennes incombe actuellement aux forces américaines et britanniques. A terme cependant, ce sont les Nations unies qui seront seules en mesure de réhabiliter le pays et de maintenir son unité, du fait des nombreuses forces centrifuges qui s’y exercent ;

 la vision de l’Arabie Saoudite qu’ont les Etats-Unis a profondément évolué depuis le 11 septembre 2001. La conviction de certains Américains que la pacification de l’Irak va susciter un mouvement démocratique général au Moyen-Orient, et même au-delà, est une construction intellectuelle extrêmement fragile, qui ne tient pas toujours compte des réalités locales. De plus, l’instauration d’une démocratie en Irak, qui n’a gardé sa cohérence que sous des pouvoirs forts, sera un précédent pour ce pays, et réclamerait une action à très long terme, que l’administration républicaine actuelle n’est pas assurée de pouvoir mener ;

 l’action de la Turquie vis-à-vis des zones kurdes frontalières requiert la plus grande vigilance, et il y aurait un grand risque à une implication des pays voisins, soit dans la guerre, soit après ;

 la France travaille déjà à une démarche diplomatique de reconstruction de l’Irak en coopération avec d’autres membres du Conseil de sécurité de l’ONU, comme la Russie, la Chine et l’Allemagne ;

 un fort décalage existe indéniablement entre les gouvernements arabes et leur opinion publique sur la question irakienne, qui est lourd de menaces pour l’avenir. En effet, on risque de voir surgir, en lieu et place du " cercle vertueux " souhaité par les Américains, une conjonction du nationalisme arabe et de l’extrémisme islamiste, qui menacera les gouvernements actuellement en place ;

 le problème de l’approvisionnement en eau, qui se pose déjà de façon aiguë pour les provinces du sud de l’Irak touchées par les combats, constituera un défi pour le Moyen-Orient et l’ensemble du monde dans les décennies à venir. C’est pourquoi la France se propose d’évoquer ce problème lors du prochain G8 ;

 le Secrétaire général des Nations unies a pris la décision de rapatrier les inspecteurs de la CCVINU dans le but légitime d’assurer leur sécurité. La France a décidé de faire de même pour ses propres diplomates : il s’agit, non d’un geste politique, mais d’une nécessaire mesure de sûreté.

Source : Sénat français