La commission a procédé à l’audition de Mme Nicole Gnesotto, directrice de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, sur les conséquences de la crise irakienne sur la politique étrangère et de défense commune.
Mme Nicole Gnesotto a tout d’abord estimé que la crise actuelle dans les relations transatlantiques était la plus grave depuis la crise de Suez en 1956. Cette crise recouvre, en fait, trois types de divisions : d’abord entre le gouvernement américain et " la rue européenne ", posant à terme la question du leadership américain au sein de l’alliance atlantique ; à cet égard, les Etats-Unis ont la conviction que la France a contribué à " casser " la légitimité américaine auprès de ces opinions publiques ; ensuite, entre les Européens, et plus particulièrement entre la France et le Royaume-Uni, crise bilatérale qui a pris un ton passionnel nourri d’une rancune réciproque. Cette crise entre la Royaume-Uni et la France est sans doute plus grave que celle qui oppose notre pays aux Etats-Unis, dans la mesure où il n’y a pas d’alternative plus favorable à l’Europe que l’engagement du Premier ministre britannique ; entre différents groupes de pays européens enfin, regroupant, d’un côté, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, le Danemark et la majorité des pays candidats, et, de l’autre, la France, l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, un troisième groupe de pays comprenant la Suède, l’Autriche, l’Irlande, la Slovénie et la Hongrie, ayant conservé une position plus neutre et discrète.
Deux événements sont à l’origine de ces divisions : la politique américaine vis-à-vis de l’Irak et les débats au sein de la Convention sur l’avenir de l’Europe. L’Espagne et l’Italie ont notamment contesté la vocation du couple franco-allemand à promouvoir une position commune, prétendant être celle de l’Union, en dehors des thèmes liés directement à la construction institutionnelle européenne. Cette crise a par ailleurs mis en lumière la division profonde entre les grands pays européens, dès lors que leur stratégie diplomatique affecte leurs relations avec les Etats-Unis. Ainsi le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne estiment qu’ils ne sauraient adopter une position différente de celle des Etats-Unis ; un autre clan, dont fait partie la France, considérant qu’un désaccord avec les Etats-Unis doit pouvoir être clairement exprimé. L’Allemagne et la Turquie, pour leur part, ont acquis, à l’égard de l’allié américain, une plus grande autonomie par rapport à la période de la Guerre froide.
Mme Nicole Gnesotto a ensuite abordé les débats au sein de la Convention européenne, en y relevant trois paradoxes : le premier concerne la PESD (politique européenne de sécurité et de défense), qui progresse régulièrement -réunion franco-britannique du Touquet, initiative européenne de défense au Soudan, relève de l’OTAN effective en Macédoine et, à terme, en Bosnie- alors même que les différends politiques sont patents. Ce constat conduit d’ailleurs à s’interroger sur la possibilité de considérer la PESD comme facteur réel d’intégration politique de l’Union.
En second lieu, les Européens ne se divisent pas tant sur leur vision du monde -analyse partagée du risque de prolifération par exemple- que sur leurs relations respectives avec les Etats-Unis. Cette situation est inquiétante, dans la mesure où, si la cohésion européenne est possible sur la base d’une vision commune du monde, elle se fragilise dès lors que tel ou tel dossier implique une initiative des Etats-Unis. Cette division à l’égard de l’Amérique sépare ceux pour lesquels les relations internationales seraient régies par le droit américain de ceux qui estiment qu’elles relèvent d’un droit international et de l’ONU, sur la base d’une charte dont certains articles pourraient d’ailleurs être utilement amendés.
Enfin, on note que les cinq grands pays membres, si divisés dans leurs relations avec les Etats-Unis, se retrouvent unis, face aux " petits pays ", sur les grands projets institutionnels de l’Union, comme la présidence du Conseil européen ou le ministre des affaires étrangères de l’Union.
Abordant, en conclusion, les différentes options ouvertes à la Convention en matière de politique étrangère et de défense commune, Mme Nicole Gnesotto a estimé tout d’abord que les progrès attendus en matière de PESD ne permettraient pas, à eux seuls, à l’Union de devenir un acteur international important en l’absence de positions politiques communes sur les principales questions du monde. Elle a ensuite relevé qu’en matière de PESC (politique étrangère et de sécurité commune) aucun progrès n’était proposé par la Convention, à l’exception du ministre des affaires étrangères de l’Union ; encore fallait-il relativiser cette avancée dans la mesure où ses rapports avec la Commission sont mal définis et où le texte du Presidium prévoit, en fait, que le vote à la majorité qualifiée, en matière de PESC, ne serait possible que sur des propositions n’émanant pas du ministre des affaires étrangères de l’Union. Ce qui revient, a contrario, à maintenir l’unanimité sur les propositions des Etats.
Ainsi, a conclu Mme Nicole Gnesotto, si la Convention, en permettant les progrès de la PESD, préserve l’avenir, ses propositions constituent un risque de stagnation sur la façon dont l’Union pourra " faire de la politique " en renforçant un système qui ne favorise pas l’émergence de consensus à 25.
A la suite de cet exposé, M. Xavier de Villepin a évoqué le projet des autorités américaines de déplacer vers des pays d’Europe de l’Est ou du Sud-Est certaines de leurs bases militaires situées en Allemagne. Il s’est demandé si ce projet pouvait être lié à l’attitude de l’Allemagne dans la crise irakienne ou s’il répondait à des préoccupations plus anciennes. Il a par ailleurs interrogé Mme Nicole Gnesotto sur l’évolution du débat entre Européens sur la défense anti-missile.
M. Pierre Biarnès a estimé que le déplacement vers l’est des bases militaires américaines en Europe témoignait d’une constante de la politique des Etats-Unis, qui ont toujours cherché à élargir leur zone d’influence et à repousser la " ligne de front " vis-à-vis des grands pays comme la Russie ou la Chine. Il s’agit là d’une claire manifestation de leur volonté impériale. M. Pierre Biarnès s’est d’autre part déclaré optimiste pour l’Europe, en se plaçant dans une perspective à long terme, qui met en évidence les progrès considérables effectués par la construction européenne au cours des cinquante dernières années. Il a considéré que l’Europe s’affirmait bien comme un futur pôle de puissance et qu’après avoir créé sa propre monnaie, elle s’appuyait de plus en plus sur un équipement militaire produit par ses propres industries, si bien que l’on peut véritablement parler d’un Etat européen en construction.
M. Didier Boulaud a approuvé l’analyse de Mme Nicole Gnesotto relative au divorce entre l’opinion publique européenne et le gouvernement américain. Evoquant la politique européenne de sécurité et de défense, il lui a demandé s’il n’avait pas été prématuré d’organiser sur ce thème, à la fin du mois d’avril, un sommet se réduisant à quatre pays et s’il ne serait pas nécessaire, à l’avenir, d’aborder le rôle de la dissuasion nucléaire dans la future défense européenne, sujet qui a été jusqu’à présent constamment délaissé.
M. Christian de La Malène a exprimé son scepticisme sur l’avenir d’une politique étrangère européenne, dans la mesure où les grands pays ne partagent pas la même analyse sur leurs relations avec les Etats-Unis et où les petits pays n’adhèrent pas à la vision d’une Europe-puissance qui devrait prendre ses propres responsabilités sur la scène internationale. Beaucoup de pays européens, mais également beaucoup de citoyens européens, a-t-il ajouté, ne sont fondamentalement pas disposés à assumer la position inconfortable consistant à s’affirmer indépendamment des Etats-Unis. Il s’est interrogé sur le changement de position de l’Allemagne, cette dernière ne paraissant plus aujourd’hui se comporter, comme par le passé, en alliée fidèle des Etats-Unis.
M. André Dulait, président, a interrogé Mme Nicole Gnesotto sur les perspectives d’évolution de l’OTAN et de sa fonction, ainsi que sur le rôle que pourrait jouer le Royaume-Uni en vue de faciliter un rapprochement entre l’Europe et les Etats-Unis.
A la suite de ces interventions, Mme Nicole Gnesotto a apporté les précisions suivantes :
– le projet de transfert de certaines bases militaires américaines actuellement situées en Allemagne résulte d’une réflexion stratégique antérieure à l’arrivée de l’actuelle administration ; il s’agit d’adapter les pré-positionnements des troupes américaines en se rapprochant des zones de crise et de la localisation des nouvelles menaces ; l’Allemagne conservera néanmoins sur son sol les bases les plus importantes jouant actuellement un rôle majeur dans le dispositif américain. Au-delà de ce projet de transfert, l’Allemagne éprouve deux sujets d’inquiétude : la crainte d’être délaissée par les Etats-Unis et la politique internationale de l’administration Bush, qui lui semble rompre avec la pratique traditionnelle d’un allié dont elle se sentait très proche ;
– à la différence de la crise irakienne, la diplomatie américaine a géré très habilement le dossier de la défense anti-missile, levant les unes après les autres les nombreuses réticences qui s’étaient exprimées en Europe sur ce projet ; un consensus s’est ainsi forgé sur la nécessité de se protéger de la menace balistique et de développer des systèmes de défense anti-missile ;
– sans contester l’optimisme de certains sur l’édification d’une Europe politique, on peut néanmoins constater que certains déterminants des progrès de la construction européenne durant les cinquante dernières années ne joueront peut-être plus dans les années à venir ; ainsi, l’appui américain, qui avait fortement joué en faveur du projet européen, semble aujourd’hui faire défaut ; les Etats-Unis semblent même, au contraire, attiser les divisions des Européens, en agissant par voie bilatérale et en ignorant délibérément les institutions communes européennes ;
– il convient de relativiser l’importance de l’Europe de l’armement à l’égard de l’édification d’une politique européenne étrangère et de sécurité et de défense ; lors de la crise irakienne, les Etats-Unis ont recherché des alliés indépendamment des contributions militaires qu’ils pouvaient apporter à la coalition ; le débat sur l’écart capacitaire entre l’Europe et les Etats-Unis ne doit pas éclipser celui, beaucoup plus essentiel, sur l’aptitude des Européens à défendre une vision commune du monde et de leurs intérêts stratégiques ;
– l’hostilité de l’opinion européenne à l’égard de l’intervention en Irak n’a pas suscité de véritable débat aux Etats-Unis ; cette opinion européenne est d’ailleurs divisée, tous les opposants à la guerre ne prônant pas pourautant un pacifisme intégral, alors que par ailleurs, les Européens prennent aujourd’hui conscience que le renversement de la dictature de Saddam Hussein est conforme aux valeurs de démocratie et de liberté auxquelles ils sont attachés, même si la méthode était, elle, contestable ;
– le Sommet des Quatre n’a apporté aucun élément nouveau par rapport aux orientations déjà définies dans lesdéclarations de Saint-Malo, de Cologne et d’Helsinki ; il faut surtout retenir sa signification politique, les quatre pays en cause ayant voulu souligner leur vision commune du système international, distincte de celle des Etats-Unis ;
– il est aujourd’hui nécessaire de redéfinir le partenariat transatlantique en prenant en considération les préoccupations américaines vis-à-vis de la prolifération des armes de destruction massive et du terrorisme et le souci européen de respecter la légalité et la légitimité internationales ; Européens et Américains gagneraient à travailler en commun sur une nouvelle rédaction de l’article 51 de la Charte des Nations unies afin de l’adapter aux situations et aux menaces nouvelles qui caractérisent le contexte international ; la notion de légitime défense ou les conditions encadrant l’usage de la force pourraient être revues à la lumière d’un examen approfondi des menaces qui pèsent aujourd’hui sur la sécurité internationale ;
– l’avenir de l’OTAN est étroitement conditionné aux orientations que prendra l’administration américaine ; elle témoigne à la fois d’une attitude pragmatique, réduisant l’OTAN à une simple " boîte à outils " utilisée ou non en fonction des circonstances, et d’une vision plus idéologique, exigeant de tous les alliés une solidarité sans faille ; les amendements adoptés à l’unanimité par le Sénat américain lors de la ratification des protocoles d’adhésion des sept nouveaux pays membres de l’OTAN sont à cet égard très significatifs : le premier préconise un abandon de la règle du consensus, afin de permettre la suspension d’un pays ne partageant plus les valeurs de l’Organisation et d’éviter qu’un membre ne bloque le déclenchement d’une opération militaire, et le second réclame une plus grande latitude vis-à-vis de l’autorité politique pour le commandant suprême des forces alliées, afin qu’il puisse, de son propre chef, préparer des planifications d’opérations militaires ;
– en ce qui concerne l’Union européenne, le maintien de la règle du consensus et le refus de passer à celle de la majorité qualifiée consacreraient l’impossibilité de mettre en oeuvre une véritable politique étrangère européenne ;
– il est essentiel que la France entame un dialogue avec le Royaume-Uni sur des questions comme la gestion de la prolifération des armes de destruction massive ou les conditions de légitimité du recours à la force en matière internationale ; il serait contre productif de placer le thème de la relation avec les Etats-Unis au centre des discussions franco-britanniques. La priorité pour la France n’est pas tant de voir dans la Grande-Bretagne un trait d’union pour restaurer ses relations avec les Etats-Unis que d’être elle-même un trait d’union permettant à Londres de contribuer à la construction de l’Europe.
Source : Sénat français
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