Le Président Edouard Balladur a remercié M. Jean-François Thony d’avoir accepté de venir devant la Commission pour traiter des questions liées au financement du terrorisme. A ce sujet, il a estimé que la lutte contre ce phénomène serait longue et durerait de nombreuses années. Il a par ailleurs rappelé la création par la Commission de deux missions d’information sur la mondialisation et sur la coopération internationale anti-terroriste.

M. Jean-François Thony a remercié le Président de la Commission de lui avoir donné l’occasion de s’exprimer devant elle. Il a indiqué que ses propos ne pouvaient être considérés comme reflétant nécessairement la position officielle du Fonds Monétaire International sur les sujets évoqués.

Il a tout d’abord évoqué les principaux défis et obstacles en matière de lutte contre le financement du terrorisme. Le premier d’entre eux est la variété des modes de financement du terrorisme : il peut être de type étatique, bien que ce mode de financement lié à la guerre froide soit aujourd’hui largement tari. Il est souvent assuré par des activités criminelles. En effet, il existe une sorte d’alliance objective entre organisations terroristes et criminelles, qui ont chacune intérêt à la déstabilisation des Etats. D’ailleurs, la carte géopolitique du terrorisme se superpose souvent avec celle des grands trafics, que ce soit le trafic de drogue (cocaïne en Amérique latine, opium pour Al-Qaida, cannabis pour le GIA), le racket ou « impôt révolutionnaire » (surtout en Europe), l’enlèvement avec demande de rançon (Amérique du Sud, Caucase), le proxénétisme ou le trafic d’armes, même si ce dernier n’est pas seulement un mode de financement, mais également un moyen de s’équiper.

La deuxième difficulté est constituée par l’opacité régnant souvent autour des transactions financières internationales : les réseaux terroristes profitent eux aussi des trous noirs de la finance internationale, non pas tant pour cacher des revenus illégaux dans des paradis fiscaux que pour faire circuler discrètement des fonds par l’intermédiaire de places offshore.

M. Jean-François Thony a estimé que la troisième difficulté, en ce qui concerne le terrorisme islamiste, résidait dans les spécificités de la finance islamique. Il a indiqué que la technique de l’hawala permettait d’effectuer des transactions financières sans circulation physique de l’argent par l’intermédiaire d’un système bancaire informel. Ce système est par exemple très développé au Pakistan où il concerne 4 à 7 milliards de dollars par an, notamment provenant de travailleurs immigrés aux Etats-Unis. Ce système est utilisé majoritairement de façon tout à fait légitime, notamment lorsqu’il n’existe pas de système bancaire comme en Afghanistan, où même l’ONU serait contrainte de l’utiliser selon certaines informations qui lui ont été données. Par ailleurs, le réseau des banques islamiques lui-même fonctionne sur le mode d’un secret bancaire très fort. Là encore, il s’agit d’un mode de fonctionnement traditionnel et souvent légitime, mais qui peut faciliter une utilisation par des organisations terroristes. Enfin, l’obligation islamique de l’aumône explique le développement important des organisations caritatives musulmanes, dont les organisations terroristes ont tiré avantage, soit à l’insu de ces ONG, soit en utilisant des ONG de façade afin de collecter des fonds.

Une dernière difficulté est liée à la faiblesse des budgets des organisations terroristes, dont les besoins de financement et donc les mouvements de fonds sont peu élevés. Ainsi, des experts ont estimé les besoins financiers annuels d’Al-Qaida à 20 millions de dollars, ce qui représente une goutte d’eau dans la mer des transactions financières internationales. Quant aux attentats du 11 septembre, le FBI estime que 300 000 dollars ont suffi pour les organiser. De plus, les différentes cellules qui constituent la nébuleuse Al-Qaida sont très cloisonnées et ont tendance à s’autofinancer. En conséquence, les flux financiers internes sont très limités et il est donc très difficile de les identifier.

M. Jean-François Thony a ensuite fait le point sur la stratégie internationale de lutte contre le financement du terrorisme. Cette stratégie a été calquée sur celle utilisée pour lutter contre le blanchiment, mise en œuvre à partir de la fin des années 1980 lorsque l’on a pris conscience que la lutte contre les circuits financiers clandestins constituaient un angle d’attaque essentiel pour remonter au cœur des réseaux criminels. Si cette stratégie peut également être appliquée à la lutte contre le financement du terrorisme du fait des ressemblances entre organisations criminelles et terroristes, M. Jean-François Thony a fait observer que des différences devaient être prises en compte : tout d’abord, le fait que l’argent n’est pas le moteur de l’action des organisations terroristes, et également le constat que leur puissance, ou plus exactement leur capacité de nuisance, n’est pas toujours liée à l’importance de leurs moyens financiers. Il a par ailleurs estimé qu’il ne fallait pas se focaliser sur le terrorisme islamiste mais mettre en place une stratégie adaptée à toutes les formes de terrorisme.

M. Jean-François Thony a ensuite présenté l’action de la communauté internationale dans le domaine de la lutte contre le financement du terrorisme.

Parmi les instruments juridiques, le cadre traditionnel est celui des conventions internationales, telle la convention de 1999 sur la répression du financement du terrorisme qui a été ratifiée par 75 Etats. Mais le droit international a évolué et de nouveaux instruments juridiques sont apparus dans ce domaine, tels que la « soft law », dont le meilleur exemple est les recommandations spéciales du GAFI sur le terrorisme, qui n’ont pas un caractère obligatoire mais s’imposent progressivement par la pression de la Communauté internationale. En outre, des résolutions du Conseil de sécurité, dans le cadre de son pouvoir de sanction découlant du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, sont passées d’une action contre les Etats à une action contre les individus, comme la résolution 1267 qui fixe une liste de 152 individus et organisations suspectés d’être liés à Al-Qaida et aux Talibans contre lesquels les Etats doivent prendre des mesures de gel des avoirs. Ce processus de confiscation n’est plus alors de type judiciaire, mais de type politique.

Les institutions financières internationales se sont également adaptées : le FMI traite des questions de blanchiment depuis avril 2001, et de celles liées au financement du terrorisme depuis octobre 2001. Son action s’exerce principalement dans deux domaines : le premier consiste à évaluer la conformité des systèmes nationaux avec les standards internationaux en la matière, en utilisant une méthode d’évaluation mise au point en collaboration avec le GAFI qui comprend 120 critères d’évaluation ; le second est une assistance technique aux Etats afin de leur permettre de mettre leur législation et leurs institutions en conformité avec ces standards.

M Roland Blum s’est interrogé sur l’efficacité de la lutte contre les réseaux financiers alimentant le terrorisme. La Suisse et le Luxembourg n’ont pas ratifié la convention pour la répression du financement du terrorisme : le secret bancaire en vigueur dans ces pays ne constitue-t-il pas un obstacle à la découverte des circuits financiers du terrorisme. La soft law évoquée par M. Thony a-t-elle réellement un impact ? Le FMI peut-il aider financièrement les pays qui s’engagent à lutter contre la circulation d’argent sale en leur procurant un revenu de substitution ? Quelles sanctions peut-on appliquer aux Etats ne respectant pas les prescriptions de l’ONU et du GAFI en matière de circulation des flux financiers ?

M. Michel Delebarre s’est demandé dans quelle mesure les moyens consacrés à la lutte contre le financement du terrorisme n’étaient pas dérisoires au regard des difficultés à détecter ce type de financement parmi les montants colossaux des flux financiers qui circulent quotidiennement. Le FMI et le GAFI se sont saisis de la question du financement du terrorisme après le 11 septembre : quel bilan peut-on tirer de leur action en la matière ? La convention pour la répression du financement du terrorisme entrée en vigueur en avril 2000 constitue-t-elle un cadre juridique satisfaisant ? Peut-on intervenir efficacement dans les paradis fiscaux ? D’après le Trésor américain, les avoirs gelés après le 11 septembre s’élèvent à 110 millions de dollars : ce montant n’est-il pas dérisoire ? Comment contrôler les fonds circulant dans le cadre de l’Hawala ? Que peut-on faire à l’encontre des organisations caritatives qui couvrent des opérations de financement du terrorisme ? Quel jugement portez-vous sur l’action des autorités françaises et européennes en matière de lutte contre le financement du terrorisme ?

Le Président Edouard Balladur a demandé comment pouvait s’organiser la lutte contre la fraude et le trafic des capitaux dans un système libéral et mondialisé, caractérisé par le flottement des monnaies et par le décloisonnement des marchés de capitaux. A-t-on renoncé à pénaliser, à l’échelle internationale, certains usages des capitaux ? Pourquoi ne pas imposer des règles plus contraignantes aux paradis fiscaux ? Au regard du montant des sommes gelées, le bilan de la lutte contre les flux financiers alimentant le terrorisme est maigre : le système financier international actuel permet-il une action efficace en la matière ?

M. Richard Cazenave a estimé que la menace la plus inquiétante à l’heure actuelle émanait du terrorisme islamiste plutôt que du terrorisme à visée séparatiste ou criminelle. Quelle articulation existe entre le FMI et l’ONU en matière de lutte contre les flux financiers alimentant les réseaux terroristes ? Quelle est l’efficacité de l’action des organisations internationales en la matière ?

M. Jean-François Thony a dit comprendre la frustration que l’on peut ressentir à ne pas voir de résultats tangibles et définitifs. Toutefois, il a rappelé que, de la même manière que pour la lutte contre la criminalité, l’action en matière de lutte contre le financement du terrorisme ne pouvait viser qu’à contenir le phénomène et non à le supprimer de manière immédiate et définitive, ce qui serait illusoire.

En ce qui concerne les interrogations des membres de la Commission sur l’efficacité du travail des organisations internationales, il a fait part de l’observation que le procureur américain coordinateur de la lutte contre le terrorisme lui avait récemment faite. Selon celui-ci en effet, le travail des enquêteurs et des procureurs n’était qu’éphémère et ponctuel, alors que seules les organisations internationales pouvaient agir sur le long-terme par le renforcement de la coopération internationale et l’amélioration des dispositifs internes des pays intéressés. Aussi le besoin de cette action internationale qui paraît illusoire est réel, car elle s’inscrit dans la durée.

Il a estimé que des progrès énormes avaient été accomplis, même si on n’arrive pas à en prendre la mesure. A l’époque des cartels de la drogue, on vivait dans un monde totalement opaque alors qu’actuellement des pays considérés naguère comme des forteresses financières se prêtent à la coopération internationale et ont levé le secret bancaire. De même, quelques centres offshores ont accepté de mettre un terme à certaines de leurs activités. La coopération internationale s’est accrue. Ainsi, au sein du groupe Egmont, qui compte 80 pays, il est possible de coopérer directement d’un pays à l’autre, quand il s’agit de lutter contre le financement du terrorisme international.

Cependant, nombre de zones d’ombre subsistent. Certains centres offshore en font partie. Des pays qui clament leur volonté de lutter contre le terrorisme demeurent dans une attitude ambiguë. Chacun par exemple s’accommode de l’existence de sociétés écrans ; aucun pays ne propose leur suppression pure et simple, alors que l’on peut s’interroger sur leur utilité économique licite et que l’on connaît leur utilisation aux fins de blanchiment et de financement du terrorisme.

Le Président Edouard Balladur a demandé des précisions sur la définition juridique des sociétés écrans et sur les différences entre celles-ci et les holdings.

M. Jean-François Thony a répondu que les sociétés écrans ne procédaient pas de la même construction juridique que les holdings. Les société écrans, ou « International Business Corporations » sont des sociétés dont l’identité réelle de l’ayant droit économique n’apparaît jamais. Quand on les crée, on n’est pas tenu de donner le nom de leurs dirigeants. Il existe des entreprises spécialisées dans la création de telles sociétés, qui proposent moyennant finance de procurer des noms de dirigeants « de paille ». Les sociétés écrans ne sont soumises à aucune des règles juridiques du pays où elles sont inscrites, notamment en termes de comptabilité. Aussi pourrait-on réfléchir sur l’opportunité de leur existence ; cependant, elles sont très fréquemment utilisées.

Abordant la question de l’évaluation par le FMI des systèmes internes mis en place par les Etats, M. Jean-François Thony a expliqué qu’il n’y avait par de liens entre son action financière en faveur de ses pays membres et son rôle dans la lutte contre le blanchiment. Ces deux actions restent indépendantes l’une de l’autre. Il n’est pas prévu de changer cette politique, ni d’ajouter de conditionnalités en termes de lutte contre le blanchiment.

S’agissant de la convention sur le financement du terrorisme de 1999, M. Jean-François Thony a jugé qu’elle apportait une réponse appropriée et qu’elle constituait un réel progrès. Adoptée à l’initiative de la France, elle a été négociée à l’époque dans un contexte de relative indifférence, si on le compare aux difficiles négociations sur la convention de Palerme contre le crime organisé, qui a suscité bien plus de discussions. Selon lui, négocier aujourd’hui la convention sur le financement du terrorisme aurait été bien plus difficile.

Il a fait valoir que cette convention contenait pour la première fois une définition du terrorisme alors que depuis les années soixante-dix, on avait négocié douze conventions sur le terrorisme, sans parvenir à une définition commune, chaque pays ayant sa propre conception du terrorisme. La convention de 1999 est par ailleurs plus explicite sur la question des sociétés écrans que d’autres textes internationaux ; c’est une convention concrète, ratifiée par 75 Etats, dont l’entrée en vigueur est trop récente pour qu’on puisse en mesurer les résultats.

Quant au gel des avoirs détenus par les groupes terroristes liés à Al-Qaida, estimés à 112 millions de dollars pour la première année, M. Jean-François Thony a considéré que c’est à la fois beaucoup et peu. Il est difficile de savoir si tout ou partie de ces sommes ont un lien direct avec le terrorisme. Une partie des personnes figurant sur la liste est soupçonnée d’appartenir à Al Qaida ; l’autre partie concerne des sociétés ou des personnes liées à l’ex-gouvernement taliban. Selon lui, il est très malaisé de mesurer l’efficacité d’une politique de lutte contre le blanchiment d’argent d’après les sommes confisquées. Pour le seul blanchiment de l’argent du crime, cela représente seulement 500 millions de dollars pour toute la planète. C’est extrêmement peu si on les compare aux milliards de dollars qui s’échangent chaque année. On peut considérer que la faiblesse des sommes confisquées peut signifier une chose et son contraire, et pourrait résulter soit du caractère limité du phénomène de blanchiment, soit de l’absence d’actions efficaces contre ce phénomène. Il est donc difficile de tirer des conclusions des montants des confiscations.

M. Jean-François Thony a précisé que le FMI coopérait très étroitement avec les Nations unies ; des actions conjointes sont d’ailleurs organisées dans le cadre du programme mondial contre le terrorisme et du programme mondial contre le blanchiment de l’Office des Nations Unies contre les drogues et le crime, ainsi qu’avec le Comité des Nations Unies contre le terrorisme du Conseil de sécurité.

En réponse à la question sur l’efficacité de l’action menée en France, il a souhaité ne pas faire de commentaire ainsi que son statut d’employé du Fonds Monétaire International le lui impose.

En réponse à la question sur les effets de la mondialisation et ses conséquences, il a indiqué qu’ils se situaient au cœur du problème de la lutte contre le blanchiment de l’argent et du financement du terrorisme : la libéralisation totale des mouvements de capitaux a été rendue possible, alors que les systèmes de lutte contre le blanchiment sont restés strictement nationaux. Dans cette situation, il est impossible aux enquêteurs de suivre les réseaux de blanchiment. La création du groupe « Egmont » est un progrès, dans la mesure où il permet le contact direct des représentants des cellules de renseignements financiers de chaque pays, qui peuvent adopter des accords réciproques d’échange d’information. Une telle démarche est prometteuse et encourageante, car elle permet de lever certains obstacles aux actions internationales de la police et de la justice. Considérant les progrès qui ont déjà eu lieu par rapport à la situation antérieure, M. Jean-François Thony s’est déclaré optimiste pour l’avenir, estimant que des progrès vont intervenir sur la connaissance des circuits financiers clandestins et terroristes et la lutte contre ceux-ci.

M. Richard Cazenave a demandé s’il existait une liste des pays qui ne respectent pas les recommandations du GAFI.

M. Jean-François Thony a précisé qu’une liste des pays non coopératifs était en effet publiée par le GAFI. Des sanctions contre ces pays peuvent être prises par les Etats, sanctions qui peuvent aller jusqu’à l’embargo sur les relations économiques et financières : de telles sanctions ont été prises par la France et les Etats-Unis à l’encontre de certains de ces Etats.

M. Michel Delebarre a demandé si la conformité d’un Etat aux recommandations du GAFI faisait partie des 120 critères mentionnés, relatifs à l’intervention du Fonds.

Le Président Edouard Balladur a souhaité savoir si le FMI pouvait refuser son appui à un pays figurant dans la liste des pays non coopératifs.

M. Jean-François Thony a précisé que la situation d’un pays au regard de son action dans le domaine du financement du terrorisme et du blanchiment ne faisait pas partie des conditionnalités retenues pour bénéficier de l’aide du FMI. Il n’y a pas de consensus entre les pays membres de cette organisation pour imposer cette conditionnalité nouvelle à l’obtention de fonds.

Source : Assemblée nationale (France)