Ibuka 2002 : Paris, Paroisse St Christophe, le 13 avril 2002.

" Pour le philosophe Cornélius Castoriadis, notre temps est celui de l’insignifiance. Ainsi, l’on s’émeut bien davantage du sort des prisonniers de Guantanamo, c’est à dire de fanatiques qui ont offert leur vie à l’Islam, que des milliers de civils, victimes des guerres néocoloniales en Afrique. Des victimes qui n’ont demandé qu’a vivre en paix et qui sont sacrifié dans la course au pouvoir, aux zones d’influence, au pillage du continent.

Insignifiance d’une époque où les mercenaires français passent en vedette à la télévision et jouent les héros françafricains, les " corsaires de la République " comme ils se désignent eux même, devant les foules béates et les présentateurs complices. Il est vrai que les serials-killer sont aussi présentés par leurs avocats et les médias, comme des héros de romans....

Pour moi, ce temps de l’insignifiance est celui de l’aveuglement, de la cécité. On ne voit pas ce qui dérange, on refuse d’entendre ce qu’il ne faut pas entendre. Refus de voir ce qui se passe dans les coulisses du pouvoir en France. Aveuglement volontaire sur sa corruption, sur ses relations avec les dictatures africaines. Refus de voir, désintérêt pour le continent noir... Le consensus social, entretenu par la presse réputée " sérieuse ", dicte les pensées autorisées. Le reste relevant obligatoirement de la théorie du complot.

Ainsi, une mission d’information sur la tragédie rwandaise, malgré tous ses efforts, n’a pu empêcher d’inclure dans son rapport des éléments prouvant la complicité de responsables français. Mais ses conclusions sont celles de la cécité et de l’insignifiance : " La France n’est pas coupable. " Le génocide des Tutsi se situe dans la lignée des crimes coloniaux de la France outre-mer. Et le consensus veut que de ces crimes, l’on n’en parle pas. Aujourd’hui, ils sont toujours occultés. Si l’on peut continuer de commettre de tels crimes, c’est parce les Français les ignorent, parce qu’ils relèvent de l’insignifiance. Un génocide, dans ces pays là, ce n’est pas trop important, avait-on dit.

Et nous rentrons là dans le vif du sujet : les besoins de justice, c’est le refus de la cécité et de l’insignifiance. Besoins de justice aux pluriels, j’insiste, car le besoin de justice est double. Il n’est pas seulement celui des victimes rwandaises. Il est aussi celui des Français qui refusent la langue de bois et les discours lénifiants. Il est celui de tous ceux qui refusent que l’on commette des crimes en leurs noms.

Le besoin de justice pour les rescapés rwandais est immense. Ils ont tout perdu. Leur famille, leurs époux-épouses, leurs enfants, leur bien, leurs maisons, tout ce qui faisait leur vie. Au Rwanda, ils sont les grands oubliés du nouveau gouvernement. Mais la misère des paysans et paysannes rescapés du génocide n’est pas seulement matériel, elle se double d’un désespoir moral.

Ces femmes, puisque les rescapées sont essentiellement des femmes, veuves et filles violées, humiliées, dont nombre d’entre elles ont contracté le SIDA, subissent quotidiennement l’arrogance de celles qui ont incité aux massacres et qu’elles croisent sur les collines ou dans les rues. Leurs moqueries, leurs mépris, comme celles de certains juges et des avocats de la défense du TPIR, agrandissent des plaies béantes.

Des rescapés ont mentionné le nom de centaines de tueurs vivant en liberté dans les collines. Ils ont expliqué leur impuissance devant cette impunité. Je citerai un témoignage parmi des centaines d’autres qui disent tous la même chose. Le témoignage d’une femme : " Certains génocidaires sont mes voisins. L’un d’entre eux a été libéré quand même. Alors je suis retourné voir le bourgmestre pour raconter mon histoire. Il m’a dit qu’il fallait trouver dix témoins... Dix témoins ! Je ne peux pas les trouver. Ils sont tous morts. Tous ont été tués. " Le plus souvent, les rescapés préfèrent se taire. Leur insécurité prolonge indéfiniment le cauchemar de 1994 et multiplie leur souffrance.

Qu’importe, ces gens là n’existent pas. Ils auraient du être tués. Pour Reporter Sans Frontières et pour Amnesty international, il n’y a au Rwanda que " des innocents emprisonnés. " Il est vrai que tous les prisonniers détenus au Rwanda n’ont pas de dossiers. Mais, dans leur grande majorité, ils ont été pris sur le fait, la machette à la main, et incarcérés par l’APR en juin et juillet 1994. Ce sont donc des tueurs avérés. Mais l’ampleur des meurtres réalisés en 1994 fait que dans un très grand nombre de familles hutu, se trouvent des exécutants, voire même des responsables, du génocide. Si l’on ajoute le fait que milliers de petits tueurs n’auront jamais de dossiers pour la simple et tragique raison qu’il n’y a aucun survivants pour témoigner, on a une idée du défi que soulève la justice.

Au Rwanda, la corruption s’ajoute à l’absence de survivants et à la complicité ou la peur des témoins. Les libérations de prisonniers aisés et le trafic d’influence existent.

Au tribunal pénal international d’Arusha, au TPIR, l’implication de la France rend également la justice et la recherche de la vérité très problématique. Il règne dans ce tribunal un relent de négationnisme diffus. Toute vérité n’est pas bonne à dire à Arusha, surtout si elle met en cause un membre important du Conseil de sécurité de l’ONU, tuteur actif de surcroît des dictatures africaines qui régentent l’OUA.

Ceci nous ramène aux besoins de justice pour les Français

En novembre 1994, alors que les restes du Rwanda brûlé par ces trois mois de tuerie fumaient encore, François Mitterrand n’invitait pas les nouvelles autorités rwandaises au dix-huitième sommet franco-africain de Biarritz.

Un an après, à la conférence annuelle des chefs d’État africains francophones au Bénin, le nouveau président de la République française, Jacques Chirac, n’invitait pas non plus son homologue rwandais. Jacques Chirac a ouvert la réunion par une minute de silence.... à la mémoire de l’ancien président Habyarimana ! Sans dire un mot des victimes du génocide. La Françafrique n’honore que les dictateurs.

De nombreux chefs d’Etat et de ministres étrangers sont venus au Rwanda depuis cette tragédie. Le Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, au nom de la Belgique, a demandé officiellement dans son discours du 7 avril 2000, pardon aux Rwandais. Parmi ces visiteurs étrangers, le seul, le seul, qui n’a pas été se recueillir sur un lieu de mémoire, un mémorial du génocide, est Hubert Védrine. Inutile de préciser qu’il s’est abstenu aussi de demander pardon. Ce comportement du ministre Socialiste des Affaires étrangères est éloquent. Les responsables français ont joué dans ce drame un rôle incomparablement plus grave que ne l’a été celui de la Belgique. Le problème pour la France n’est pas seulement de demander pardon. Il est de dire la vérité et rendre la justice.

La première étape sur le chemin du pardon serait de reconnaître ses responsabilités, de révéler les noms des complices militaires et politiques de cette abomination.

C’est là précisément que se situe le besoin de justice pour les Français. Un scientifique, Jacques Morel, a proposé un projet de plainte contre les complices français de cette tragédie. Ce travail ouvre une porte qui paraissait incroyablement et solidement verrouillée. Jacques Morel explique que le génocide rwandais est susceptible d’une action en justice depuis 1994.
En effet, le Nouveau Code Pénal, en vigueur depuis le 1er mars 1994, définit le crime de génocide en son article 211-1. Je le cite :
Constitue un génocide, le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants. Le premier étant l’atteinte volontaire à la vie.

Le génocide est puni de la réclusion à perpétuité. Et l’article 213-5 précise que Je cite : "L’action publique relative aux crimes prévus par le présent titre, ainsi que les peines prononcées, sont imprescriptibles. " Le Code Pénal français définit la complicité en son article 121-7. Je cite : " Est complice d’un crime ou d’un délit, la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. "

Les tribunaux français sont de surcroît dotés de la compétence universelle en ce qui concerne les crimes de génocide commis au Rwanda en 1994, par les articles 1er et 2 de la loi du 22 mai 1996, mise en application par la circulaire du 22 juillet 1996.

[La référence se trouve dans le Code Pénal, édition Litec 2001 : Selon les articles 1er et 2 de la loi du 22 mai 1996, portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 955 du conseil de sécurité des Nations Unies instituant un Tribunal International en vue de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide au d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda en 1994, les auteurs ou complices des actes qui constituent, au sens des articles 2 à 4 du statut du tribunal international des infractions graves à l’article 3 commun aux conventions de Genève du 12 août 1949 et au protocole additionnel II aux dites conventions en date du 8 juin 1977, un génocide ou des crimes contre l’humanité, peuvent, s’ils sont trouvés en France, être poursuivis et jugés par les juridictions françaises en application de la loi française. Cette compétence universelle des tribunaux français pour les crimes commis au Rwanda en 1994 est mise en application par la circulaire du 22 juillet 1996.]

Jacques Morel donne quelques chefs d’incrimination :

 Adhésion et soutien à une idéologie raciale ou ethniste qui a favorisé le génocide.
 Connaissance de l’intention et de la préparation d’un génocide.
 Reconnaissance du gouvernement rwandais issu du coup d’État du 7 avril 1994 (le GIR) et organisateur du génocide.
 Non-assistance à personne en danger lors de l’opération Amaryllis en avril 1994.
 Connivence avec les auteurs de massacres durant l’opération Amaryllis.
 Refus de coopérer en avril 1994 avec les troupes belges et celles de l’ONU (MINUAR) pour enrayer les massacres.
 Vote au Conseil de Sécurité de l’ONU de la diminution des effectifs de la MINUAR.
 Soutien international au GIR, en particulier à l’ONU.
 Fourniture d’armes et de matériels aux Forces Armées Rwandaises (FAR) pendant le génocide. Contournement de l’embargo.
 Demande d’un cessez-le-feu alors qu’un génocide s’accomplit dans la zone du GIR.
 Lors de l’opération Turquoise tentative de soutien militaire aux FAR en déroute.
 Lors de l’opération Turquoise pas d’arrestation des organisateurs et exécutants du génocide.
 Lors de l’opération Turquoise, non-assistance à personnes en danger.
 Lors de l’opération Turquoise, ni démantèlement, ni brouillage des radios du génocide.
 Lors de l’opération Turquoise, l’armée française laisse le GIR prendre la population en otage et la contraindre à le suivre au Zaïre.
 Après le génocide :
Tentative de blocage de l’aide européenne au Rwanda exsangue.
 Aide à la reconstitution de l’État génocidaire dans les camps qui mène des raids de terreur au Rwanda, propagation de la guerre au Zaïre.
 Accueil et protection en France des auteurs et concepteurs du génocide
Etc..

Cette liste n’est pas exhaustive.

Je précise bien que cette action est en projet. Nous réfléchissons sur les moyens de la mettre en œuvre. Elle témoigne de l’émergence actuelle d’un besoin de justice, d’une prise de conscience.
Pourquoi une telle action ? Je dirais en conclusion, que si ce besoin de justice est aujourd’hui émergent, c’est bien parce que, de plus en plus clairement, apparaît la signification de l’impunité : l’impunité signerait la réussite de l’entreprise d’extermination, la victoire de ses concepteurs, tant rwandais que français.
Le besoin de justice, c’est simplement la conscience de la nature intolérable d’une telle chose. "
Jean-Paul GOUTEUX