On ne devrait jamais sous-estimer le pouvoir de la télévision. « Je l’ai vu faire à la télé » est un prélude courant à des accidents ou à des blessures. Mais, sérieusement, tout le monde reconnaît qu’aucun autre média n’est aussi accessible ni aussi influent. Dans la société actuelle, avec l’importance croissante des nouvelles technologies de l’information, la télévision et la radio continuent de jouer un rôle crucial pour la préservation de la liberté d’expression et de la démocratie dans son ensemble.

Je tiens à remercier la Société roumaine de radiodiffusion et l’Institut national de la presse pour avoir organisé cette conférence importante.

J’ai été invité à m’exprimer sur le rôle du service public de l’audiovisuel dans une société démocratique. Je le ferai à un triple titre. Premièrement, en tant que Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, organisation qui a très longue expérience en la matière et qui a hâté l’adoption de lois nouvelles dans les domaines qui font l’objet de cette conférence.

Deuxièmement, je m’exprimerai en tant qu’homme politique national qui s’intéresse particulièrement au secteur public de l’audiovisuel et qui a siégé pendant un quart de siècle - de 1974 à 2000 - au conseil d’administration de la Radio-Télévision publique autrichienne, l’ÖRF.

Et troisièmement, bien entendu, en tant que téléspectateur et auditeur.

Je ne crois pas avoir besoin de répéter les arguments concernant l’importance du service public de l’audiovisuel pour le bon fonctionnement de la démocratie. Je pense que c’est évident pour tout le monde, notamment pour ceux qui souhaitent perturber le processus démocratique. Nous ne connaissons tous que trop bien l’inévitable première phase de tout coup d’Etat bien préparé et exécuté, où des messieurs en uniforme, le visage grave et la voix solennelle, apparaissent sur les écrans de télévision pour informer la population qu’ils ont été contraints de prendre les rênes du pouvoir - seulement pour peu de temps, bien entendu, et exclusivement dans l’intérêt de la nation.

L’assaut lancé par des parachutistes contre des chaînes de télévision, très populaire il y a quelques décennies, devient de moins en moins courant. Ce n’est pas dû seulement à l’incontestable manque de finesse que cela suppose, mais plutôt à la possibilité de disposer d’autres moyens moins évidents mais tout aussi efficaces pour s’assurer la maîtrise des médias électroniques.

Les dictateurs des temps modernes obtiennent les mêmes résultats, mais en faisant moins sourciller les observateurs internationaux, lorsqu’ils nomment leurs bons amis aux postes-clés. Ils s’assurent l’obéissance des journalistes grâce à la corruption ou à l’intimidation. Ceux qui résistent sont contraints de partir, voire pire. La télévision est utilisée comme un instrument capital pour s’accrocher au pouvoir en manipulant la vérité ou en réprimant la dissidence politique.

Milosevic, par exemple, a exercé une telle influence par le biais de la télévision qu’il a pu se permettre de maintenir une façade démocratique en tolérant quelques médias indépendants et en organisant des élections multipartites. Mais dès qu’une menace sérieuse planait sur son maintien au pouvoir, il avait vite recours aux méthodes plus « traditionnelles » de gouvernement autoritaire.

Cependant, les problèmes liés à l’indépendance du service public de l’audiovisuel ne se limitent pas aux pays où la démocratie n’est pas encore installée.

Depuis 1989, plus de vingt nouveaux Etats sont devenus membres du Conseil de l’Europe. Dans chaque cas, l’Assemblée a examiné de très près la situation des radiodiffuseurs publics dans le cadre de l’examen préalable à l’adhésion. Aujourd’hui, le cadre juridique et les modalités pratiques du fonctionnement normal de l’audiovisuel public continuent de faire l’objet d’un examen minutieux à l’occasion du suivi « post-adhésion » du respect des obligations et des engagements des Etats membres.

Il reste encore énormément à faire. Le rapport le plus récent de l’Assemblée concernant la liberté d’expression et les médias en Europe, adopté en janvier de cette année, dresse une image assez sombre de la situation dans un grand nombre de nos Etats membres. Ce rapport déplore le fait que, dans la plupart des Etats de la Communauté d’Etats indépendants, la télévision nationale continue d’être dirigée par l’Etat ou étroitement contrôlée par le gouvernement. Cela touche au coeur du problème - on continue à faire comme s’il n’y avait pas de différence entre audiovisuel public et audiovisuel d’Etat, et les médias électroniques qui ne sont pas entre des mains privées sont souvent considérés comme les marionnettes des forces au pouvoir.

Dans certains cas, l’Assemblée et le Conseil de l’Europe ont dû peser de tout leur poids pour empêcher l’adoption de lois sur les médias qui auraient permis une ingérence directe du pouvoir politique. La loi moldave relative à l’audiovisuel public, par exemple, a dû être modifiée à notre demande, et l’on attend encore que les autorités arméniennes et azerbaïdjanaises fassent de même. La mainmise de l’Etat sur les médias électroniques atteint une telle ampleur en Russie qu’elle est gravement préoccupante.

Une fois que les lois sont mises en conformité avec les normes du Conseil de l’Europe, la lutte pour un service de l’audiovisuel véritablement public n’est pas encore terminée - l’application des lois laisse très souvent beaucoup à désirer et elle nécessite un service suivi et une vigilance constante.

Selon le rapport de l’Assemblée, il est encore beaucoup trop facile, dans certains pays, de remplacer les dirigeants des médias publics au gré des autorités, et même les nouvelles démocraties les plus avancées se heurtent encore à des difficultés s’agissant d’assurer un service public de l’audiovisuel véritablement indépendant et un juste équilibre entre le temps d’antenne consacrée au gouvernement et celui consacré à l’opposition.

Dans l’Etat qui a adhéré le plus récemment au Conseil de l’Europe, la Serbie-Monténégro, des irrégularités qui auraient été commises à l’occasion de la création d’un conseil de l’audiovisuel - l’organisme qui délivre les licences pour les fréquences d’émission - ont aggravé la situation politique déjà tendue et constituent une source de préoccupation pour la communauté internationale.

Le rôle de l’audiovisuel public dans les pays en transition est particulièrement important parce que, pour des raisons essentiellement économiques, la télévision reste la principale source d’information de la majorité de la population. Sans un service public de l’audiovisuel véritablement indépendant, la liberté d’expression et d’information n’existe tout simplement pas ! Pourtant, même dans les pays aux traditions démocratiques plus anciennes, où les autres sources d’information sont pléthoriques, il peut y avoir et il y a effectivement des problèmes.

Le rapport de janvier de l’Assemblée a pointé l’Italie, soulignant que les conflits potentiels entre les fonctions politiques de M. Berlusconi et ses intérêts économiques et médiatiques privés constitueraient un danger pour le pluralisme des médias si des mesures de contrôle claires n’étaient pas prises. L’Assemblée a également déploré le piètre exemple que la situation en Italie donnait aux jeunes démocraties.

Les attentats du 11 septembre et les événements qui s’en sont suivis ont beaucoup influé aussi sur la situation de la radiodiffusion publique, et des médias dans leur ensemble. Au Royaume-Uni, l’affrontement qui continue d’opposer la BBC et le Premier ministre est une illustration de la manière dont la lutte contre le terrorisme a amené à réexaminer les responsabilités et les obligations des médias et des autorités.

Je vous ai présenté une longue liste des menaces qui pèsent sur l’audiovisuel public. Voyons à présent ce qui pourrait être fait pour en améliorer le fonctionnement, et l’améliorer durablement.

L’Assemblée fait sa part du travail en veillant au respect des obligations et engagements des Etats membres, et en établissant des rapports réguliers sur la liberté d’expression et les médias en Europe. Le rapporteur de l’Assemblée pour ce domaine, M. Paschal Mooney (Irlande), se trouve parmi nous et prendra la parole ultérieurement.

Pendant les campagnes électorales, la question de l’égalité d’accès de tous les candidats aux médias - en particulier aux médias électroniques - revêt une importance capitale et peut avoir une influence décisive sur les résultats électoraux. C’est pourquoi les activités d’observation d’élections que conduit l’Assemblée - dans les pays candidats et dans les Etats soumis à une procédure de suivi - comprennent des visites préélectorales visant à évaluer les préparatifs du scrutin. Les délégations de l’Assemblée - l’une d’entre elles rentre tout juste d’Azerbaïdjan - mettent souvent en évidence des faits de partialité dans la couverture médiatique et proposent des mesures pour y remédier avant le jour de l’élection.

Au niveau intergouvernemental, priorité est donnée à l’élaboration de lignes directrices communes visant à définir et à préserver le rôle unique de la radiodiffusion de service public dans la protection des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme ainsi que du pluraliste culturel et politique.

La 4e Conférence ministérielle européenne sur la politique des communications de masse, tenue à Prague il y a près de 10 ans, a adopté une résolution sur l’avenir de l’audiovisuel public, qui est encore tout à fait d’actualité aujourd’hui.

Les gouvernements du Conseil de l’Europe se sont engagés à maintenir et à développer des services de radiodiffusion publique forts. Ils reconnaissent que ces services peuvent être assurés aussi bien par des sociétés privées que par des organismes publics.

Sur ce point, j’aimerais ajouter que s’il est tout à fait possible de considérer qu’un opérateur privé peut servir l’intérêt général, l’inverse - l’utilisation des médias publics à des fins privées - ne doit pas être toléré, et je ne dis pas cela seulement pour vous faire sourire.

Les ministres du Conseil de l’Europe chargés des médias ont entrepris de définir de manière claire le rôle, les missions et les responsabilités de l’audiovisuel public. Ce travail devra être effectué de manière à garantir l’indépendance éditoriale de toute forme d’ingérence politique ou économique.

Car là est le noeud du problème, et le domaine où les plus gros obstacles subsistent. Cette conférence constitue donc une opportunité intéressante pour les professionnels de partager leurs expériences, d’appréhender les problèmes avec un regard neuf et, peut-être, d’imaginer de nouvelles idées pour les résoudre.

La Déclaration de Prague a insisté sur la nécessité de garantir l’indépendance des radiodiffuseurs publics par des structures appropriées, telles que des organes internes pluralistes ou d’autres instances indépendantes. Cela ne semble pourtant pas très compliqué, mais c’est souvent plus facile à dire qu’à faire.

Cependant, il est important également que l’audiovisuel public rende des comptes et soit soumis à une surveillance, notamment en ce qui concerne l’accomplissement de ses mission de service public et la manière dont il utilise les fonds publics.

Cela étant dit, une chose doit être tout à fait claire : si l’audiovisuel public doit rendre des comptes, c’est au public, non aux puissants. Le fait de se soustraire à cette exigence n’est pas un petit détail. C’est un manquement aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. L’article 10 de cette Convention, rédigé et adopté voilà plus de cinquante ans, est clair et sans ambiguïté :

« Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières... ».

Cet article prévoit certaines restrictions, délimitées de manière stricte, à l’exercice de ce droit - et le droit des personnes en position d’autorité de manipuler ou de verrouiller l’information pour servir leurs intérêts personnels n’en fait pas partie.

Si cette vérité évidente n’est pas encore pleinement admise et respectée sur notre continent, ce n’est pas parce qu’on ne la comprend pas, c’est parce qu’on ne veut pas la comprendre.

Il est notoire que les hommes politiques adorent la télévision. Ils aiment en particulier passer à la télévision. Cependant, étant donné l’importance que revêt l’audiovisuel de service public dans le fonctionnement normal de la démocratie dans nos sociétés, il serait peut-être temps que les plus infatués d’entre nous portent un regard critique sur leur manière de penser, et s’efforcent de remplacer la passion dévorante qu’ils nourrissent à l’égard de leur propre image par des sentiments moins égoïstes et plus emprunts du

Source : Conseil de l’Europe