Question - Monsieur le Président, encore une fois, merci de nous recevoir. Nous nous sommes vus il y a un an. Depuis lors les relations entre la France et les États-Unis se sont détériorées. Elles ont été très marquées par la guerre en Irak. Avec l’introduction d’une nouvelle résolution à l’ONU par les Etats Unis, il y a peut être maintenant une occasion de mettre les choses sur une nouvelle voie.

Est-ce que vous avez l’impression que cette période de crispation et de difficultés est prête à se terminer et à se transformer en quelque chose de plus positif ?

Jacques Chirac - Je vais vous dire ce que je ressens. Pour être franc, je n’ai pas compris pourquoi il y avait eu une tension, que j’ai observée, mais que je n’ai pas comprise. Nous avons eu une divergence de vues sur la solution qui devait être apportée à un problème posé par l’Irak. Nous avons donné notre sentiment. C’est vrai qu’il n’était pas le même que celui de l’administration américaine. Nous n’avons fait preuve, à ma connaissance, d’aucune espèce d’agressivité. Nous nous sommes inscrits dans le cadre d’un débat, je dirais, entre amis de longue date. Colin POWELL a dit, il y a quelque temps "les États-Unis et la France sont amis depuis 225 ans". Cela ne va pas changer pour une circonstance fortuite.

Pour ce qui me concerne, je vous le dis très clairement, je connais assez bien les États Unis. J’ai pour le peuple américain et j’ai toujours eu pour le peuple américain du respect, naturellement, mais aussi de l’estime, de la reconnaissance et de l’amitié. Et mes sentiments n’ont jamais varié d’un iota. Je les ai depuis toujours, je les ai eus pendant ce que vous appelez la tension et je les ai aujourd’hui. Donc à dire vrai, je n’ai pas très bien compris et j’ai eu un peu le sentiment que tout ceci était un phénomène probablement excessif et d’une certaine façon peut-être un peu médiatique. Bon, c’est comme ça.

Aujourd’hui, nous avons en Irak une situation que nous voulions éviter et qui est une situation difficile. Nous avons en tous cas une conviction unanime : c’est qu’il faut progresser vers la solution. La solution c’est un Irak stabilisé, démocratisé et, je l’espère, qui puisse gérer normalement ses affaires dans le cadre de la communauté internationale et dans le respect des lois de la communauté internationale. C’est d’autant plus nécessaire que nous observons avec beaucoup d’inquiétude et de tristesse les attentats qui ont lieu et dont souvent des soldats américains sont victimes. Chaque fois, je vous le dis très franchement, cela nous fait mal. Cela nous fait mal quand nous voyons à la télévision les images des attentats dont les soldats américains sont l’objet, d’autres aussi naturellement, mais enfin, notamment les soldats américains. Ça nous fait mal.

Nous avons notre culture, notre connaissance de la région, notre jugement. Nous pensons qu’il n’y a pas de solution concrète s’il n’y a pas le plus vite possible un transfert de souveraineté à l’Irak. Si on ne donne pas à ce vieux peuple la possibilité d’assumer ses propres responsabilités. Je crois que c’est psychologiquement et politiquement essentiel.

Question - Le plus vite possible ?

Jacques Chirac - Très rapidement.

Question - D’ici un mois comme l’a proposé votre Ministre des Affaires étrangères ?

Jacques Chirac - Je vais revenir sur ce processus. Donc, voilà ce qui à notre avis peut nous permettre d’apaiser les choses et de retrouver la voie de la stabilité en Irak. Alors comment ? Il faut, dès maintenant, je crois, indiquer la voie, l’orientation, c’est-à-dire le transfert de souveraineté. Ceci par une résolution de l’ONU, qui prend la responsabilité de transférer la souveraineté.

Question - Qui est à l’autorité occupante en Irak, c’est cela ?

Jacques Chirac - Le transfert de la souveraineté à l’Irak. Alors l’Irak, c’est quoi ? Ce sont les organismes existants, c’est-à-dire le Conseil des Ministres et le Conseil du Gouvernement actuel. Oui, naturellement, puisqu’ils existent. La décision étant prise, il faut ensuite passer concrètement à la mise en œuvre, c’est-à-dire au transfert de responsabilités. Cela demandera un peu de temps.

Question - La souveraineté d’abord et ensuite la responsabilité ?

Jacques Chirac - La souveraineté, c’est une question de principe. Il faut dire aux Irakiens, vous êtes souverains et vous êtes détenteurs de votre avenir…

Question - le plus vite possible …

Jacques Chirac - Tout de suite. Mais naturellement, concrètement on ne peut pas imaginer qu’ils aient les moyens de tout faire, et tout de suite, donc les transferts de responsabilités correspondant au principe de souveraineté doivent se faire petit à petit. Pour moi c’est, je ne sais pas, 6 mois, 9 mois, c’est un ordre d’idées. Bien entendu, en attendant, il faut que l’on apporte l’aide nécessaire à l’Irak. L’aide financière -c’est notamment l’objectif de la conférence des donateurs qui va se tenir bientôt- l’aide technique naturellement, et puis l’aide en matière de sécurité. En ce qui concerne l’aide en matière de sécurité, je pense qu’elle doit être assumée par l’ONU et dirigée par les États-Unis, puisqu’ils sont ceux qui fournissent la contribution en hommes la plus importante. Naturellement, et petit à petit, quand la situation le permettra, le transfert de responsabilité se fera à une armée et à une police iraquiennes qui par ailleurs devront être formées. Pour ce qui concerne la formation de l’armée et de la police, il faudra que tous les pays qui ont une compétence particulière dans ce domaine s’associent. La France est prête à s’associer dans ce contexte -comme l’Allemagne avec qui nous en avons encore discuté à Berlin hier comme j’imagine probablement la Russie- à la formation.

Question - Vous pourriez entraîner ici en France des policiers iraquiens ?

Jacques Chirac - Nous sommes prêts à étudier toutes les formules. En France ou ailleurs, nous étudierons cela. Nous n’avons pas de solutions dans le détail. Nous sommes prêts à apporter notre collaboration à la formation. Sur ce point particulier, nous réfléchissons à la mise en place de formations pour les forces armées et la police iraquiennes. C’est une réflexion que nous menons en étroite concertation avec l’Allemagne. Je vous le répète, nous en avons encore parlé hier. Les formations que nous envisageons peuvent prendre des formes diverses, qui dépendront naturellement de la résolution elle-même.

Naturellement, nous allons examiner cette résolution de façon tout à fait concrète et avec un esprit positif. Et dès lors qu’il y aurait un transfert de souveraineté aux Irakiens, que ce principe serait clairement affirmé, et donc qu’il y aurait une approche politique du problème actuel de l’Irak, de l’avenir de l’Irak, alors nous pourrions, je le répète -comme nous le faisons en Afghanistan et selon des formes appropriées qui devraient être discutées avec tout le monde- nous pourrions engager de manière plus forte la reconstruction des capacités militaires de l’Irak et la formation des cadres militaires et de police de l’Irak.

Ce que je propose, c’est un peu ce qui se passe en Afghanistan. Je n’ai pas inventé quelque chose d’extraordinaire uniquement, comme je l’ai lu quelque part, pour ennuyer les États Unis. C’est extraordinaire…

Question - Ce n’est pas votre but …

Jacques Chirac - Je le sais bien. Mais je l’ai lu quelque part. Ce n’est pas mon but naturellement. J’apporte ma contribution en fonction de ma réflexion, de ma connaissance des choses, qui est ce qu’elle est. Elle n’est pas meilleure que celle de quelqu’un d’autre, mais c’est la mienne. J’apporte ma contribution pour essayer de trouver une bonne solution. En Afghanistan, c’est ce qui se passe. Je vous ferai remarquer que le Président KARZAI est dépositaire de la souveraineté qui est entre les mains du peuple afghan. La souveraineté a été immédiatement transférée au peuple afghan. L’ONU joue un rôle clé en Afghanistan, notamment avec son représentant spécial, Monsieur BRAHIMI. "Enduring Freedom" et l’OTAN sous mandat de l’ONU assurent la responsabilité de la sécurité. C’est un horizon politique qui est tracé et qui doit conduire en 2004 à des élections. Je ne dis pas que l’Afghanistan soit très facile…

Question - Non, c’est ce que j’allais dire. Il y a beaucoup de problèmes en Afghanistan …

Jacques Chirac - Oui, naturellement. Mais il faut dire que c’est une région qui n’est pas facile et ce sont des gens qui ne sont pas faciles. Nous voyons ressortir un certain nombre de Talibans. Mais il y a en tous les cas un processus qui a l’assentiment d’une majorité de gens responsables en Afghanistan.

Question - Monsieur le Président, dans l’hypothèse où le principe de transfert de souveraineté immédiate aux Irakiens ne serait pas dans la résolution, la France s’opposerait à cette résolution ?

Jacques Chirac - Je n’en ai pas du tout l’intention. Nous n’avons pas l’intention de nous y opposer. Nous opposer cela voudrait dire voter non, c’est-à-dire mettre le veto. Ce n’est pas du tout mon état d’esprit, ou alors il faudrait que la résolution soit une provocation. Ce n’est pas ce qui se discute actuellement. Donc nous verrons. Nous discuterons. On peut ou s’abstenir ou voter oui.

Pour voter oui, il faudrait pour nous un horizon politique clair et un rôle clé pour l’ONU. Nous pensons que c’est la seule voie vers la paix et que c’est l’intérêt des États-Unis. Un horizon politique clair, c’est un horizon qui s’exprime d’une part par une échéance précise pour le transfert de souveraineté, et d’autre part par un calendrier de transfert des responsabilités, et un rôle clé pour les Nations Unies, qui me paraît essentiel.

Question - Monsieur le Président, quand vous parlez de transfert de souveraineté, c’est un transfert symbolique ? Parce qu’en Irak, il n’existe pas de KARZAI. Il n’existe pas de moyen de donner la couronne à un KARZAI iraquien. Alors qu’est-ce que cela veut dire, pour vous, quand vous parlez de transfert ?

Jacques Chirac - Aujourd’hui, la souveraineté est assumée par les Américains, par le gouverneur américain. C’est un fait. Je crois que c’est une situation très difficile à accepter au 21ème siècle par un peuple quel qu’il soit. Et notamment par un vieux peuple, un peuple d’une grande culture, qui a de grandes traditions, une longue histoire et qui de surcroît se trouve être d’une religion différente de celui des forces d’occupation, pour les appeler par leur nom. C’est très difficile à admettre. Et donc moi, je pense que la première chose à faire c’est de dire au peuple iraquien : nous vous transférons votre souveraineté. Ça c’est à la communauté internationale de le dire, c’est à l’ONU de le décider. Alors on va voir ensuite comment, mais c’est le principe. Il n’y a plus de souveraineté étrangère.

Alors naturellement, cela suppose un certain nombre de choses. Cela suppose, je l’ai dit tout à l’heure, le transfert à un organisme gouvernemental qui existe. Il est ce qu’il est. Il n’est peut-être pas idéal, il existe. C’est à lui qu’il faut transférer la souveraineté. Ça, c’est le principe. Les Irakiens seront dorénavant détenteurs de leur souveraineté. Ils seront libres de leur destin. C’est psychologiquement et politiquement capital.

Question - Mais ces vingt-cinq personnes n’ont pas de chef actuellement.

Jacques Chirac - Je dirais peu importe. C’est tellement important de dire aux Irakiens : "Vous êtes responsables chez vous. Alors, vous n’avez pas la possibilité d’assumer ces responsabilités, mais on va vous aider et vous êtes responsables, c’est vous qui décidez, sur le plan politique, administratif, économique". A partir de là, il faut transférer des responsabilités dans un délai aussi court que possible. Je l’ai déjà dit, je n’y reviens pas, mais il faut le temps de le faire, dans tous les domaines : économique, culturel, politique, administratif et militaire. Et en même temps, naturellement, il faut engager un processus permettant de donner consistance aux organismes de souveraineté, c’est-à-dire qu’il faut préparer une constitution et des élections.

La constitution cela peut se faire, vous savez, très très vite. Les Irakiens ont énormément de juristes de très grande qualité, qui sont des gens tout à fait éminents et qui en plus connaissent bien leur culture et leur pays. Ils ont déjà eu d’ailleurs une constitution. Donc, si on les charge d’élaborer une constitution, ils le feront très rapidement. Ce n’est pas nous qui allons faire une constitution pour l’Irak. Au nom de quoi et à partir de quelles connaissances du pays et de sa culture ? Donc l’élaboration d’une constitution c’est quelque chose qui revient aux Irakiens et qui est très facile à faire.

Et puis il faut préparer des élections qui aient lieu le plus rapidement possible pour constituer, ce qu’on a fait en Afghanistan mutatis mutandis, une "loya jirga" ou l’équivalent. C’est-à-dire une assemblée qui puisse, à son tour, adopter ou amender et adopter la constitution et engager un processus de souveraineté concret.

Question - Le gouvernement américain dit que la France veut aller trop vite que ça va mener au chaos. Il y a des Chiites, des Sunnites, des Kurdes. Il y a un pays qui, depuis trente ans, est une dictature qui n’a pas de tradition démocratique. La France insiste pour aller vite et le résultat va être un désastre.

Jacques Chirac - L’histoire dira qui a raison. Ce que je veux que vous compreniez, c’est que moi, je ne dis pas blanc parce que les Américains disent noir. Au contraire, je donne mon appréciation des choses. Je dis : un, c’est une affaire compliquée ; deux, c’est une affaire très dangereuse et qui devient chaque jour plus dangereuse ; trois, il faut essayer d’en sortir. Ma conviction, c’est que le système actuel, c’est-à-dire -disons les choses clairement- un système d’occupation, ne permettra pas d’en sortir. Il va générer de plus en plus de réactions contre ce système qui seront en plus compliquées, comme vous le dites, par les difficultés qui existent entre les Chiites, les Kurdes, les Sunnites. Tout cela est vrai. Mais cela dit, là je ne vois pas de porte de sortie. Je ne vois que la probabilité d’une aggravation. Alors il faut chercher autre chose. Il y a un vieux peuple, déjà si on lui dit on vous respecte, là on change quand même quelque chose. Je connais beaucoup d’Irakiens qui n’étaient pas du tout pour Saddam, mais qui n’acceptent pas la situation d’aujourd’hui. Ils veulent être respectés. Ils nous disent : vous savez nous on était déjà des gens de grande culture quand vous vous étiez encore dans les arbres…

Question - Est-ce que c’était une erreur de renverser Saddam ?

Jacques Chirac - Non, ça certainement pas. Je n’ai pas approuvé la manière de le renverser. Ma conviction c’était qu’on pouvait le renverser autrement. Mais je me suis naturellement…

Question - Sans guerre ?

Jacques Chirac - Je crois qu’on pouvait le renverser sans guerre. Je crois que la pression politique aurait conduit à la disparition de Saddam. Là encore, on ne peut pas réécrire l’histoire, je peux me tromper, chacun a sa conviction. Moi je pense que la guerre est toujours la plus mauvaise des solutions. D’abord parce que ça fait beaucoup de morts en général, et que ce n’est pas bien de tuer des gens quand il n’y a pas de nécessité absolue. Moi je trouve que la guerre est toujours la plus mauvaise des solutions. Alors voilà je pense qu’on pouvait l’éviter. Je l’ai dit à l’époque, et je ne l’ai pas dit pour embêter les uns ou les autres, comme je l’ai lu ici ou là. Je l’ai dit parce que je pensais que c’était la voix de la sagesse.

Question - Est-ce que vous êtes tenté, Monsieur le Président, parfois de dire : "Monsieur le Président BUSH, vous avez eu tort ?"

Jacques Chirac - Vous savez, je ne crois pas qu’on puisse dire ça. Je ne lui ai dit ni vous avez eu tort, ni vous avez eu raison. J’ai eu de nombreux contacts avec le Président BUSH, avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre. Je lui ai toujours dit ce que je pensais. Je n’ai pas varié. J’ai toujours dit ce que je pensais. Je le lui ai toujours dit avec amitié et avec respect. Mais je n’ai pas essayé de le convaincre que j’avais raison et qu’il avait tort. Sur un sujet aussi complexe, c’est toujours une erreur que de vouloir, que de penser qu’on a raison et que l’autre a forcément tort. Ca c’est une grave erreur et on en paie toujours les conséquences. Donc je ne l’ai pas dit. Le Président BUSH a pris une voie. Je dis ce n’est pas la mienne. Est-ce qu’il a tort, est-ce qu’il a raison, l’histoire le dira.

Question - Est-ce que l’expérience de l’Algérie marque beaucoup vos opinions ?

Jacques Chirac - Certainement. Certainement.

Question - Votre expérience personnelle…

Jacques Chirac - Certainement. Nous savons d’expérience que vouloir imposer de l’extérieur une loi à un peuple, ça ne marche plus depuis longtemps. En Algérie, au départ, nous avions une armée considérable, des moyens énormes et les fellaghas étaient une petite poignée. Ils ont gagné. Parce que voilà, c’est comme ça. Donc il faut faire attention à ça. Quand les Allemands ont envahi la France, il y a eu des gens qui ont dit non. Ils étaient de différentes origines, culturelles, politiques. Il y en avait d’extrême gauche, de la gauche, de la droite, de l’extrême droite. Et ils ont dit non. Ils étaient une poignée. Il faut faire très attention à ça. On ne peut pas d’ailleurs vouloir comparer les situations. L’histoire ne se répète pas. On ne peut pas juger par imitation. La guerre d’Algérie était une chose. La guerre en Irak en est une autre. Il n’y a pas de rapport. Mais plus on respecte les gens dans toute la mesure du possible, mieux ça vaut. Plus on respecte les gens respectables naturellement, je ne parle pas de Saddam HUSSEIN.

Question - Monsieur le Président. En Irak, s’il y a un transfert de souveraineté, qu’est-ce qui arrive à M. BREMER ? Est-ce qu’ils vont dire "hasta la vista baby" ?. Adieu M. BREMER ? Il reste quelque part ?

Jacques Chirac - Cela, c’est vraiment aux américains de le décider. Moi, je le répète, l’idée d’un gouverneur étranger dans un pays comme l’Irak c’est une idée qui ne me paraît pas très moderne et qui comporte des dangers. Ceci étant, je n’ai rien contre M. BREMER, naturellement. Je ne le connais pas. Je ne pense pas qu’il corresponde à une nécessité dans ce moment de l’histoire de cette région.

Question - Juste pour préciser. Le transfert de souveraineté immédiat ça veut dire qu’après la résolution on peut imaginer une période d’un mois ou bien…

Jacques Chirac - Non, non. Ne discutons pas du délai, ça c’est très difficile.

Question - Mais le plus vite possible ?

Jacques Chirac - Je le répète la souveraineté est transférée aux Irakiens. Les Irakiens, qu’est-ce que c’est ? Et bien aujourd’hui, ce sont les institutions gouvernementales existantes. Elles ne sont pas extraordinaires, mais enfin elles sont là.

Cela se sont les principes. A partir de là, on va maintenant discuter des transferts des responsabilités. Voilà, vous allez prendre le gouvernement de tel ministère. Vous faites ce que vous voulez. Si vous avez besoin d’une aide, on vous apporte une aide.

Question - Le transfert symbolique immédiatement… enfin, il n’y a pas de raison d’attendre ?

Jacques Chirac - Il n’y a pas de raison d’attendre. C’est psychologique, c’est un acte politique. Dire aux Irakiens "vous êtes responsables de votre destin", maintenant on va vous aider, mais vous êtes responsables. Vous n’êtes pas sous l’autorité d’un gouverneur chrétien et étranger, ce qui fait beaucoup, non ?

Question - Monsieur le Président, il y a une résolution qui est déjà en discussion à l’ONU. Si par hasard les Etats Unis exigent qu’on vote cette résolution demain, est-ce que la France est prête de voter "oui" ?

Jacques Chirac - Je vous ai dit tout à l’heure que nous allons là-bas avec un esprit ouvert et constructif. Je vous ai dit que nous n’envisagions pas de voter "non", sauf si la résolution était provocante. Aujourd’hui, à ma connaissance, ce n’est pas le cas.

Et je vous ai dit que nous déciderions de notre vote quand nous connaîtrions définitivement la résolution. Pour que nous votions oui, il faudrait qu’il y ait un horizon politique clair qui s’exprime : d’une part, par une échéance précise pour le transfert de souveraineté, d’autre part par un calendrier de transfert de responsabilités et qu’il y ait un rôle clé pour l’ONU. Si on va dans cette direction, nous voterons "oui". Si on va contre cette direction, nous verrons à ce moment là ce qu’il faut faire. Mais, nous n’avons pas -dans l’état actuel des choses- de raison de voter non.

Question - Avant la guerre, M BUSH et M. CHENEY ont beaucoup parlé d’armes nucléaires, chimiques, biologiques, depuis la guerre nous n’en avons pas trouvé. Qu’en pensez-vous ?

Jacques Chirac - Pour tout dire, je n’en pense rien.

Question - Vous n’en pensez rien ?

Jacques Chirac - Non, parce que nous n’avons pas les informations nécessaires. Quand on nous a interrogés pour savoir si nous avions des informations sur les armes de destruction massive, nous avons répondu que nous n’avions aucune information de cette nature, mais que cela ne voulait pas dire qu’il n’y en avait pas. Nous n’avions aucune information disant qu’il y en avait, c’est tout. Alors voilà, pour le moment on n’en a pas trouvé.

Question - Etes-vous surpris que l’on n’en ait pas trouvé ?

Jacques Chirac - J’ai suivi de très près la procédure, qui me paraissait la meilleure de très loin, qui était celle conduite par les inspecteurs. C’étaient des gens qui étaient à la fois compétents et indépendants, qui avaient fait un très bon travail. Et plus les inspecteurs inspectaient, moins ils affirmaient qu’il y avait des armes et donc moi je pensais que probablement ils avaient raison. Mais pour moi je n’avais aucun moyen d’avoir un jugement sur ce point. Je n’avais aucune information. Donc je ne peux pas dire "il y avait des armes" ou "il n’y avait pas d’armes". D’ailleurs, je n’ai jamais utilisé cet argument. Je n’ai jamais dit "il n’y a certainement pas d’armes". Je n’ai aucune information.

Question - Au moment des attentats du 11 septembre, "Le Monde" a déclaré, nous sommes tous américains. Depuis lors, il y a dans le monde, je dirais, une vague d’anti-américanisme, d’hostilité envers les États-Unis. Que pensez-vous de ce phénomène ? Est-ce qu’il est inévitable pour une puissance aussi dominante dans tous les domaines que les États-Unis d’aujourd’hui ou est-ce que ça reflète les erreurs américaines qui ont provoqué cette vague d’hostilité ?

Jacques Chirac - D’abord, il y a une vague d’hostilité, dont je ne dirais pas qu’elle est anti-américaine, parce que de plus en plus elle est anti-occidentale. Ce qui est une différence. Et c’est une évolution qui m’inquiète beaucoup, parce que cette vague grossit et qu’elle peut se traduire par un accroissement important du terrorisme.

Alors pourquoi ? Vous savez quand les gens se fâchent, il y a toujours des responsabilités partagées, en général. Je crois que le monde occidental fait preuve d’un égoïsme qui confine à l’irresponsabilité, avec l’incapacité que nous avons à humaniser la mondialisation, à apporter aux peuples qui en ont besoin, ce qui est nécessaire. Alors on fait régulièrement de grandes déclarations : Millénium, etc. Mais, concrètement, la solidarité ne joue pas beaucoup. Et l’on a un système où, je ne dirais pas que les pauvres deviennent de plus en plus pauvres, parce que ce n’est pas vrai -encore que ce soit vrai dans un certain nombre de régions africaines- mais globalement où ils stagnent. Nous sommes dans un cycle où les pays riches deviennent de plus en plus riches et donc où la différence entre les riches et les pauvres s’accentue énormément. Ce n’est pas supportable. Ce n’est pas supportable dans un pays et ce n’est pas supportable dans le monde. L’Occident, les nations occidentales portent aujourd’hui l’image de ceux qui mobilisent toutes les forces à leur profit. Regardez l’affaire de Cancun. Cancun, c’est une grave erreur. Et quelle est la victime première de Cancun ? Ce sont les pays pauvres. Ce sont eux qui sont les victimes de Cancun. Pas les Américains, ni les Européens. Ce sont les pays pauvres. Et on a réussi à créer une réaction globale des pays pauvres et des pays émergents pour arriver à un résultat qui est justement contraire aux intérêts des pays pauvres. C’est là où l’on voit toute notre responsabilité.

Question - Monsieur le Président, vous avez dit que s’il y avait une administration iraquienne, la France serait prête à apporter une contribution. La France enverra-t-elle des troupes en Irak et dans quelles circonstances ?

Jacques Chirac - J’ai déjà répondu clairement à cette question. Alors je vais le répéter. Nous réfléchissons à la mise en place d’un système de formation pour les forces armées et la police iraquienne. C’est ça la contribution que nous envisageons. Nous menons, je le répète, cette réflexion commune avec nos amis allemands. Alors cette formation peut prendre diverses formes qui dépendront naturellement de la résolution elle-même et, je le répète, c’est un effort de formation et pas pour envoyer des troupes en Irak, naturellement.

Alors, dès lors qu’il y aurait un transfert de souveraineté aux Irakiens et donc une approche politique du problème iraquien, nous pourrions -comme nous le faisons en Afghanistan et selon des formes qui devraient être discutées avec les autres-, nous engager d’une manière plus forte dans la formation des forces militaires et policières de l’Irak. Voilà ce que nous pouvons envisager, cela dépendra aussi naturellement de la résolution.

Question - La formation pourrait avoir lieu en Irak avec des officiers français ?

Jacques Chirac - Nous n’avons pas réfléchi à ça. Cela peut avoir lieu en Irak. Cela peut avoir lieu dans la région. Cela peut avoir lieu ailleurs. Enfin c’est un problème que nous n’avons pas encore étudié. Nous attendons de voir si la question se pose et à ce moment-là on verra comment matériellement y répondre. Nous n’excluons rien. Nous verrons matériellement comment ça doit se faire si la question se pose. C’est la position également de nos amis allemands.

Question - Monsieur le Président, en Afghanistan par exemple, il y a des troupes françaises. Il y a, je crois, deux cent hommes des forces spéciales sous commandement américain. Est-ce qu’on peut envisager qu’il y ait des troupes françaises en Irak ?

Jacques Chirac - La situation en Irak et en Afghanistan est totalement différente. En Afghanistan, il y a une présence française forte. Nous avons d’une part, la participation à la "FIAS". Deuxièmement nous partageons avec les Américains la responsabilité de la formation de l’armée. Nous sommes les deux pays qui assurent la formation de l’armée afghane. Et troisièmement, nous avons également des forces spéciales qui sont sous commandement américain. Et d’ailleurs je constate que nous n’avions rien demandé, mais que le commandant américain des forces spéciales a demandé à un Français d’être l’un de ses adjoints pour des raisons purement personnelles. Pas parce qu’il était français, je crois, mais parce qu’il était compétent.

Donc nous sommes présents dans un système. L’Irak est un système complètement différent. Je le répète, voilà l’état actuel de notre réflexion et je n’ai pas l’intention d’aller plus loin, les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui.

Question - Il y a des éditorialistes aux États-Unis qui disent que la France n’est plus un allié des États-Unis, voire que la France est devenue un ennemi des États-Unis. Quelle est votre réaction vis-à-vis de tels propos ?

Jacques Chirac - Vous savez d’abord, je suis tout à fait vacciné sur les propos que je lis dans la presse en général, dans la presse française naturellement dans laquelle, depuis très longtemps, je lis tout et son contraire, affirmé avec beaucoup d’autorité. Donc je prends une certaine distance avec ce genre de propos. Deuxièmement, je les prends avec tristesse. Parce que cela prouve une grande incompétence dans la réflexion et une méconnaissance des réalités.

Je pense que le monde s’oriente petit à petit vers de grands blocs. Mais je pense que parmi ces grands blocs, il y en a deux au moins qui devront être solidaires face aux autres qui ont une culture différente. C’est l’Europe et les États-Unis, parce que nous avons en gros la même culture, les mêmes valeurs, et donc au total les mêmes intérêts. Donc même si l’on est irritépartelle ou telle chose, cela ne peut être que superficiel. La vérité c’est que nous partageons les mêmes valeurs et que dans le monde tel qu’il évolue, il sera encore plus important demain qu’aujourd’hui que la solidarité entre l’Europe et les États-Unis soit forte. D’où l’importance que j’attache au lien transatlantique. Et quand j’entends ce que vous évoquez, que je lis les propos que vous évoquez, je me dis que ce sont des gens qui devraient réfléchir un peu avant d’écrire. Ou alors, ce sont des gens qui ont l’intention de développer une thèse, alors ça c’est leur responsabilité, mais cela fait partie des polémiques. A ce moment-là, ce n’est plus une réflexion.

Enfin moi, je ne me sens en aucun cas, je le dis tout de suite, en contradiction avec les États-Unis, même si je n’approuve pas tout ce qu’ils font. Les États-Unis ne veulent pas ratifier le protocole de Kyoto, moi j’y suis favorable. Nous ne sommes pas d’accord. Eh bien voilà. Ils ont voulu faire la guerre en Irak, moi j’étais contre cette solution, dans la situation que nous connaissions. Voilà, je n’étais pas d’accord. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas d’accord que l’on devient des ennemis. C’est vraiment une réflexion extraordinairement primaire à laquelle vous faites allusion, chez les éditorialistes qui écrivent cela.

Question - Monsieur le Président, s’il n’y pas d’accord sur ce transfert politique et symbolique de souveraineté à l’Irak, si la France finit par s’abstenir sur cette résolution parce que ses opinions n’ont pas été approuvées par les autres, les gens -je pense aux États-Unis- vont dire encore une fois : voilà la France qui ne nous soutient pas. Cela va faire redémarrer tous ces discours, vous en êtes conscient, j’imagine ?

Jacques Chirac - J’espère que ce ne sera pas le cas, mais je suis prêt en à assumer la responsabilité. On ne peut pas demander à un pays de prendre des décisions sous la pression médiatico-psychologique d’un groupe. Je ne crois pas d’ailleurs, pour dire la vérité, que ce soit l’attitude normale d’un ami que d’être un " béni-oui-oui ".

Question - Monsieur le Président, excusez-moi de poser cette question une troisième fois en ce qui concerne les troupes françaises ?

Jacques Chirac - Alors là, je n’ai rien d’autre à ajouter !

Question - Alors si je me souviens bien, il y a vingt ans, quand j’étais au Liban qu’il y avait les troupes françaises à côté avec les Américains, même si la France

Jacques Chirac - Il y a toujours des troupes françaises au Liban ..

Question - Oui exactement. Les deux armées ont bien su faire au Liban.

Jacques Chirac - Je ne suis pas sûr qu’elles aient bien su faire ..

Question - Je sais que les militaires français ont fait un "contingency planning", pour le cas où la France déciderait politiquement d’envoyer des troupes…

Jacques Chirac - Chère Madame, vous n’y êtes pas du tout. Premièrement nous ne parlons pas du Liban où nous n’avons pas été très brillants. Ni les Américains, ni les Français. On ne peut pas dire vraiment que c’est ce qui s’appelle une réussite. D’ailleurs, on est parti, avec un profil bas. Donc, n’évoquons pas les mauvais souvenirs.

Question - Surtout le dimanche matin.

Jacques Chirac - Ce n’est pas un bon exemple. Je vous ai dit que dans l’état actuel des choses, il n’y avait pas de situation que je puisse imaginer où la France enverrait des troupes en Irak. Je vous l’ai déjà dit. Je vous ai dit ce que nous étions prêts à faire. Alors, maintenant, tout peut changer. Je ne lis pas dans le marc de café. Mais pour le moment, voilà la position de la France et c’est la position de beaucoup de pays. Vous l’avez observé, nous ne sommes pas seuls. Je pense même que nous sommes une majorité.

Question - Est-ce qu’on pourrait parler un instant de l’Europe ? Les Suédois viennent de voter non à l’adoption à l’euro. Vos propos, il y a quelques mois, n’ont pas été très bien digérés là-bas, et il y a un certain ressentiment, vers ce qui est perçu comme le projet franco-allemand d’une Europe assez centralisée, de forme fédérale. Avec cette accession des autres pays, est-ce que vous voyez une Europe divisée ? Ou pensez-vous qu’on va trouver une façon de gérer ce groupe de 25 pays qui ont évidemment une vision de l’Europe assez divergente les uns des autres ?

Jacques Chirac - Je vais vous dire. J’ai une longue expérience européenne : je siégeais déjà au Conseil européen quand nous étions six. L’Europe, je vais vous donner un exemple, ce n’est pas une autoroute sur laquelle tout le monde va à toute allure. L’Europe c’est un chemin de montagne difficile, abrupt. Régulièrement les participants qui ont commencé à six et qui maintenant sont vingt-cinq marchent. Il y en a qui marchent un peu plus vite, d’autres un peu moins vite parce qu’ils sont fatigués. Tout d’un coup, il y en a un qui se tord le pied dans un trou. Mais vous remarquerez que l’on a jamais reculé. On a toujours avancé. On a toujours avancé, plus ou moins vite, mais on a toujours avancé. On a toujours avancé pour une raison simple, c’est que c’est un phénomène inéluctable et que profondément, tous les Européens savent qu’il n’y a pas d’alternative, qu’on ne peut pas revenir à une situation de division en Europe. Une division qui nous a coûté très cher sur le plan des guerres, de la démocratie, du progrès. Donc, quoi qu’il arrive cela progressera. Il n’y a aucune chance que cela s’arrête. Cela progressera. Cela passera. Alors je le répète, plus ou moins vite, plus ou moins bien, il y aura des crises. Vous savez, l’Europe, depuis qu’elle existe c’est l’histoire de crises surmontées. Il y a des crises sans arrêt, mais il n’est pas d’exemple où l’on n’ait pas surmonté la crise. C’est la raison pour laquelle l’Europe finira à trente-trente-cinq comme, dans vingt, trente, quarante ans, comme un ensemble cohérent qui aura fait, qui aura assumé toutes les exigences.

Question - Et le point d’arrivée c’est quoi, c’est les États-Unis d’Europe ?

Jacques Chirac - Je vais vous dire : je n’ai jamais été un euro-militant, je suis un euro-pragmatique. Je constate que c’est inévitable et je ne fais pas de théorie sur l’Europe. Je ne dis pas voilà ce qu’il faut qu’elle soit. Je dis, elle sera. Et il faut faire en sorte qu’elle soit le mieux possible.

Question - La Turquie fait partie de l’Europe ?

Jacques Chirac - L’entrée de la Turquie dans l’Europe est inévitable si la Turquie fait les efforts nécessaires pour remplir les conditions que nous appelons les critères de Copenhague et qui sont, d’une part, des conditions de nature politique liées essentiellement aux Droits de l’Homme et des conditions de nature économique liées essentiellement à l’économie de marché.

Pour le moment, la Turquie ne remplit pas ces conditions. Il semble que la détermination des autorités turques à remplir les conditions soit très grande. Si tel est le cas, elle rentrera dans l’Europe.

Question - Mais au niveau des principes, la Turquie fait partie de l’Europe ?

Jacques Chirac - De quels principes ? S’il y a un morceau de la Turquie qui est en Europe, le reste n’est pas en Europe, mais cela fait trente-quarante ans qu’on dit aux Turcs qu’ils sont européens. Ils sont dans l’OTAN. Alors, est-ce qu’ils sont dans l’Europe, ce n’est pas le problème. Ils ont la volonté d’entrer. S’ils remplissent les conditions, l’Europe est prête à les recevoir. La question de savoir s’ils sont dans l’Europe ou non est une question historico-géographique pour les spécialistes, mais qui n’est pas très déterminante.

Question - La création d’une politique de défense commune en Europe, cela a été mal compris aux Etats Unis, parce qu’on dit que c’est en dehors de l’OTAN, que ce n’est pas très efficace, très responsable de créer une défense commune ?

Jacques Chirac - Vous savez, un ensemble politique doit avoir les moyens de sa défense. Nous avons nous deux problèmes. Le premier c’est que l’évolution du monde rendra de plus en plus nécessaire, pour des raisons de culture, je vous l’ai dit, la cohésion et la cohérence entre les États-Unis et l’Europe. C’est une première exigence, et, nous ne devons donc rien faire qui puisse mettre en cause le lien transatlantique, l’existence de l’OTAN, etc. Cela, c’est une chose évidente. D’ailleurs, la France elle-même a beaucoup évolué dans ce domaine y compris en acceptant que l’OTAN intervienne en Afghanistan, peut-être demain en Irak. Autrement dit, en remettant en cause le principe de la responsabilité géographique. De même, nous avons accepté de rentrer dans la Force de Réaction Rapide de l’OTAN (NRF). Chacun évolue. Donc cela est la première exigence.

D’autre part, il est tout à fait évident qu’il peut y avoir des cas où nous devons intervenir alors que nos amis de l’OTAN ne veulent pas intervenir. Alors là comme faire ? Il faut bien que l’on ait une capacité de commandement, de planification et d’intervention.

Nous l’avons vu en Macédoine récemment. Nos amis américains nous disent qu’il faudra que nous assumions dorénavant les Balkans. On peut les assumer, mais comment ? Avec une flûte ? Nous l’avons vu en Afrique, il faut que nous ayons un système, une politique européenne de défense.

C’est le processus que nous avons engagé. C’est d’ailleurs l’un des sujets que nous avons évoqués fortement hier, avec Tony BLAIR et Gerhard SCHROEDER. Nous sommes pratiquement d’accord sur tout. Et cette Europe de la défense, elle se fera quoi qu’il arrive. Vous savez quand il y a quatre ou cinq ans, nous avons décidé à Saint-Malo, Tony BLAIR et moi de lancer l’Europe de la défense, je me souviens de tous les articles dans la presse française où l’on disait : cela n’a pas de sens, d’ailleurs les autres pays ne veulent pas. Maintenant tout le monde est d’accord. Là encore, c’est inévitable. Il ne faut jamais se battre contre l’inévitable. Cela n’a rien de désagréable pour les Américains. C’est vraiment faire preuve d’une méconnaissance des choses que d’imaginer que cela puisse être contradictoire, avec par ailleurs le lien transatlantique et la solidarité transatlantique. L’idée qu’ont certains Américains -heureusement, je crois que c’est une minorité- que dès que l’on fait quelque chose c’est contre eux, c’est très curieux. Ils sont tout de même suffisamment forts pour ne pas avoir en permanence peur que l’on fasse quelque chose de désagréable. C’est très curieux comme réaction. Moi, chaque fois qu’on réagit contre la France, je n’ai pas peur.

Question - Mais les Européens, les citoyens d’Europe ne veulent pas dépenser plus d’argent pour la défense. D’ailleurs, ils ne sont pas convaincus qu’il y ait une menace réelle ?

Jacques Chirac - Mais, cela ils vont y arriver. Pour le moment, il n’y avait que l’Angleterre. Nous, on avait beaucoup baissé, on remonte. Les Allemands avaient beaucoup baissé, ils remontent. Et l’un des espoirs que nous avons dans les aménagements nécessaires des règles de gestion de l’Europe consiste notamment à essayer de les encourager. C’est tout à fait dans l’intérêt de l’OTAN. C’est l’intérêt des États-Unis, car on a pas intérêt à avoir un partenaire faible. On a intérêt à avoir un partenaire fort.

Question - Le ministre britannique des Affaires étrangères s’est exprimé de façon très négative au sujet de la France, et à votre sujet personnellement ?

Jacques Chirac - Je vais vous dire, quand des amis s’expriment de façon désagréable, premièrement je ne l’entends pas, c’est une règle, et deuxièmement, je les excuse, car moi-même, il m’arrive régulièrement de dire plus que je ne voudrais ou plus que je ne devrais, alors je n’en veux pas du tout au ministre anglais, et je ne l’ai pas entendu.

Question - Vraiment ?

Jacques Chirac - Non, vraiment. Je lis peu les journaux.

Question - Vous avez des cicatrices ?

Jacques Chirac - Non, je lis peu les journaux, ceci pour protéger ma sérénité.

Question - Et vous regrettez d’avoir dit que les Polonais avaient perdu une bonne occasion de se taire ?

Jacques Chirac - Non, je ne le regrette pas. Je devrais le regretter, mais je ne le regrette pas. Quand on décide de se mettre ensemble, en famille, la moindre des choses, c’est que lorsqu’on prend cette position différente de celle de la famille, on en discute. On prévient avant. Moi, j’ai appris cette position par la presse. Ce n’est pas convenable. Les Polonais entrent dans l’Europe. Il faut accepter le minimum de règles, au moins prévenir par téléphone. Moi, si j’ai quelque chose à dire, j’appelle M. KWASNIEWSKI qui est un vieil ami, que je connais depuis très longtemps. Je lui dis voilà ceci ou cela, et là, je lui dis d’où sort cette affaire, sans prévenir personne.

Question - Vous l’avez lu dans le journal ?

Jacques Chirac - Oui naturellement. Je ne l’ai pas lu, parce que je lis peu les journaux, mais je l’ai appris par mes collaborateurs. J’ai appelé le Président polonais, je lui ai dit, ce n’est pas convenable, ce n’est pas comme cela que l’on fera l’Europe, ce ne sont pas les règles du jeu, ce n’est pas la politesse ; tu peux prendre la position que tu veux, ce n’est pas le problème, mais au moins préviens, que l’on ne soit pas ridicule. Cela fait ensuite des polémiques, c’est tout. C’est pour cela que je ne regrette pas ce que j’ai dit, même si je devrais le regretter.

Question - Une question sur l’Iran, sur le programme nucléaire ?

Jacques Chirac - Je crois que le consensus qui est intervenu au sein de l’AIEA, il y a quelques jours, est très important. On pourra exiger de l’Iran d’ouvrir ses portes et d’accepter tous les contrôles. Je crois que ce consensus reflète la sagesse. Nous ne pouvons pas laisser des pays, de surcroît des pays dont on ne connaît pas très exactement les orientations futures, se doter d’armes nucléaires. Alors il faut faire ça avec tout le respect que l’on doit, là encore, à un vieux peuple, mais avec toute la méfiance qu’il faut avoir vis à vis de l’Iran. Et donc, je suis tout à fait favorable à la position prise par l’AIEA. Nous sommes d’ailleurs intervenus ensemble, Gerhard SCHROEDER, Tony BLAIR et moi, pour dire aux Iraniens : on n’essaye pas de vous brimer mais on ne peut pas accepter que vous disiez que tout va bien et qu’on ne soit pas sûr que derrière il n’y ait pas un processus de fabrication d’armes nucléaires. Et donc nous souhaitons, un, des contrôles et nous souhaitons également que vous ratifiez ce que nous appelons le TICE, c’est-à-dire le Traité d’Interdiction complète des Essais Nucléaires.

L’Iran est un vrai problème. De même qu’il y a un problème avec la Corée du Nord, et qu’il peut y avoir d’autres ailleurs. C’est un vrai problème. Nous sommes inquiets.

Sur tous ces points, nous n’avons pas de divergences de vue avec les Américains.

Question - Est-ce que c’est vrai que vous, Tony BLAIR et Gerhard SCHROEDER êtes d’accord dans le cas où l’Iran signe le protocole additionnel…

Jacques Chirac - …Qu’il puisse faire du nucléaire civil ?

Question - Oui, exactement.

Jacques Chirac - Oui, nous sommes d’accord sur le fait qu’il n’y a aucune raison -si toutes les garanties sont clairement données et notamment si toutes les inspections de l’AIEA sont absolument libres- pour empêcher un pays de se doter des moyens de fabriquer l’énergie nucléaire civile, naturellement.

Question - L’administration américaine pense que l’intervention en Irak peut être un catalyseur pour la transformation du Moyen-Orient vers une région plus ouverte, plus démocratique et voire…

Jacques Chirac- Plus pacifique…

Question - Et voire, puisse aider à résoudre éventuellement le conflit Israël-Palestine. Est-ce que vous partagez cette vision que l’invasion de l’Irak peut apporter quelque chose de nouveau pour cette région, de positif et pacifique comme vous venez de le dire Monsieur le Président ?

Jacques Chirac- Je le souhaiterais, mais vraiment je ne le crois pas. Je crois que ça c’est…

Question - Vous pensez le contraire peut-être ?

Jacques Chirac - Plutôt oui. C’est un traumatisme pour cette région, pour cette culture. Et je crains que ça puisse avoir des conséquences négatives. Vous savez, je prends un exemple que j’avais souvent évoqué avec le Président BUSH. On nous dit, on va installer la démocratie en Irak. Très bien, vaste ambition. Cette démocratie, elle va s’exprimer par des élections. C’est généralement le cas d’ailleurs dans les démocraties. Alors, naturellement les élections ça donne le pouvoir à la majorité, en règle générale. Alors en Irak la majorité est chiite. Alors est-ce que les Chiites, dans cette analyse, sont véritablement le symbole de la démocratie de demain ? Ce n’est pas évident. Alors est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas dans le raisonnement quelque chose d’un peu hasardeux ?

Question - Je crois que Monsieur FISCHER, en Allemagne, parle de la jihadisation de la région. C’est-à-dire que cette intervention peut être perçue comme une provocation qui mène à davantage de terrorisme, de plus de gens prêts à se sacrifier pour ce qu’ils perçoivent comme une bataille culminante entre l’islam et l’Amérique ?

Jacques Chirac - Cela paraît probable.

Question - Oui ?

Jacques Chirac - Je crois que Joschka FISCHER exprime là des choses de bons sens.

Question - Alors qu’est-ce qu’il faut faire ? Se retirer ?

Jacques Chirac - Je vous dis : il faut dire aux Irakiens, on pourrait peut-être conclure notre entretien là-dessus, que c’est à eux d’assumer leur destin, que c’est à eux de recouvrer la totalité de leur souveraineté, et qu’à partir de là il nous appartient de les aider par un processus de transfert de responsabilités, d’élaboration d’une constitution, d’élections, pour assurer eux-mêmes leur destin. C’est ma vision politique des choses. Je ne dis pas que j’ai raison, mais c’est comme ça.

Question - Et la crise israélo-palestinienne qu’est-ce qu’on peut faire ?

Jacques Chirac - Elle m’inspire de la tristesse, voilà. Mais je vais être obligé de partir pour New York.

Question - Merci beaucoup, Monsieur le Président.

Jacques Chirac - C’est moi qui vous remercie. Cela m’a fait particulièrement plaisir de vous recevoir. Vous êtes toujours les bienvenus. Merci d’être venus de New-York. J’y suis très sensible. Je regarde avec tristesse certains propos qui sont tenus sur la France aux États-Unis qui me paraissent tout à fait injustifiés et excessifs donc j’étais heureux d’avoir l’occasion de vous dire très simplement ce que je pensais.

Source : présidence de la République française