Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,

Je suis particulièrement heureux d’ouvrir avec vous ce colloque sur la religion et le politique en Asie. Je veux d’abord saluer la détermination et le talent avec lesquels Régis Debray a mené à bien cette initiative qui nous permet d’ouvrir ce colloque aujourd’hui avec les grands témoins que sont Abdurrahman Wahid, Mgr Jin Luxian ou James Michael Lyngdoh.

Religion et politique. La première question que vous vous posez sans doute est : "que fait le ministre des Affaires étrangères dans cette galère ?". C’est une question légitime. Et je pense que cette question aurait pu évidemment causer une grande perplexité il y a peut-être cinq ans, dix ans. Aujourd’hui, je tiens à le dire, un ministre qui ne s’intéresserait pas à ces questions ne serait pas en mesure de faire son travail.

Je voudrais insister sur ce point. Il y a une révolution qui touche peut-être au premier chef la diplomatie. Aujourd’hui, si l’on ne prend pas en compte ces évolutions des mentalités, ces données aussi fondamentales que la relation entre religion et politique, on se méprend sur les forces qui font avancer l’histoire des peuples, l’histoire des continents.

Je prends l’exemple de l’Irak, parce que je crois qu’il est révélateur des problématiques que doit intégrer l’action diplomatique beaucoup plus que l’on ne pouvait le faire hier. Dans la question irakienne, il y a bien sûr cette question centrale aujourd’hui à laquelle nous sommes confrontés. Comment gérer, dans des circonstances de post-guerre, cette situation douloureuse alors même que le sentiment de résistance, le sentiment d’identité, le sentiment religieux, peuvent se trouver froissés par une présence étrangère, par les attitudes et les comportements d’un Occident qui paraît peu à même de comprendre. J’écoutais avec intérêt, hier, un grand spécialiste du monde arabe m’expliquer qu’il notait, dans la presse quotidienne de ce même monde arabe, des questions, des interrogations qui, aujourd’hui, sont au cœur de la réflexion de Chiites irakiens et qui n’y étaient pas il y a quelques semaines ou quelques mois. C’est un indice intéressant et cela montre à quel point il faut, en permanence, se poser la question des chocs que peuvent provoquer des révolutions, des actions inattendues, sur les mentalités.

Dans quelles mesures un choc comme celui de la guerre en Irak peut provoquer un choc de conscience au sein du Chiisme pouvant permettre, peut-être, à une grande religion d’entrer dans le débat de la modernité ou de l’après-modernité. Tout ceci, c’est une infinie série de petites touches, qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas laisser de côté si nous voulons que l’action d’un pays, l’action d’un groupe de pays, l’action de la diplomatie, ne passe pas à côté de la réalité des mentalités et de la réalité des peuples. C’est tout simplement pour vous dire à quel point les travaux, les réflexions qui sont les vôtres, irriguent de façon indispensable les problématiques qui sont les nôtres ; à quel point nous avons besoin de nous appuyer sur les recherches les plus avancées pour éviter des erreurs historiques dont les conséquences peuvent être extrêmement lourdes.

Au cœur des défis de notre temps, les identités et les religions occupent en effet une place essentielle. Notre monde change. On ne le dira jamais assez. Ce monde aujourd’hui n’est pas le même qu’il y a dix ans, qu’il y a quinze ans. Il est hanté par le risque d’une rupture profonde entre les peuples, entre les religions, entre les civilisations.

L’Asie, berceau d’une pluralité de religions, mais aussi nouveau pôle de développement, représente, de ce point de vue, un laboratoire de notre modernité.

Dans un monde où les facteurs culturels s’affirment chaque jour davantage, ce continent nous offre la possibilité de mieux appréhender la complexité des relations entre les religions, la politique et les sociétés. Comment le fait religieux entre-t-il en interaction avec les grandes évolutions du monde asiatique ? Comment peut-il prendre en compte les transformations en cours, de l’industrialisation à l’ouverture au commerce international, des phénomènes d’urbanisation rapide aux grands défis de la démocratie ?

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Si la mondialisation relie nos univers, les civilisations asiatiques conservent un génie qui nous fascine et qui souvent nous échappe, marqué par un rapport différent à la spiritualité, au pouvoir ou à l’altérité, souvent porté par la croyance en la réincarnation qui mène à une autre conception de la mort. Du bouddhisme à l’hindouisme, du confucianisme au taoïsme, du shintoïsme à l’islam, l’Asie vit au rythme de la diversité religieuse.

L’Asie apporte au monde un extraordinaire capital d’expériences sur le rapport du religieux et du politique. A la croisée de près de 4 000 ans de brassage des religions et spiritualités, ce continent a connu une diffusion, le plus souvent pacifique, et ce par les missionnaires bouddhistes, de l’Inde à la Chine puis à la Corée et au Japon, par les routes des caravanes reliant l’Asie centrale musulmane à l’Extrême-Orient, ou par les traversées maritimes de l’Europe et du Moyen-Orient vers l’Asie du Sud-Est.

Les grandes religions recueillent aujourd’hui l’héritage partagé de peuples très divers : l’hindouisme en Inde et au Népal, le bouddhisme dans toute l’Asie, l’islam de l’Asie centrale aux îles de la Sonde, le catholicisme, notamment aux Philippines et au Timor-oriental, et le protestantisme. De cette diversité naît une exigence : celle de la tolérance et du respect mutuel, que le Roi Ashoka en Inde sut instaurer pour protéger la pluralité des cultes et des croyances.

L’Asie est une terre de rencontre entre les grandes religions du monde, à travers les minorités qui s’entrelacent, les croyances qui se superposent, les pratiques qui s’enrichissent mutuellement. A la manière des territoires dans un jeu de go, la géographie religieuse en Asie est faite d’enclaves et d’archipels, à la source d’un dialogue permanent entre les cultures. Chaque religion se mêle de traditions nationales même si, avec le temps, elle est souvent amenée à déborder cet aspect local : pensons aux doctrines qui conciliaient la pensée hindoue et l’Islam, à l’instar de Kabîr au XIVème siècle ou du gourou Nanak, maître à penser des Sikhs au XVIème siècle.

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Le fait religieux a bien été au cœur des premiers contacts entre l’Europe et l’Asie. Pensons à l’aventure de Rubrouck, ce missionnaire flamand envoyé par Saint Louis auprès du grand Khan de Mongolie, ou à celle de Matteo Ricci que la Chine d’aujourd’hui fait elle-même apparaître, sur le "monument du millénaire", comme l’un de ses grands hommes.

Pour l’Orient comme pour l’Occident, ces échanges étaient sources de savoir et de connaissances nouvelles. D’un côté, les missionnaires apportaient la technologie de l’Occident, quand un Adam Schall pouvait même devenir astronome officiel à la cour de Chine. De l’autre, bien des sociétés savantes créées au retour d’un voyage ont révolutionné nos savoirs sur l’Asie, ses minorités et ses langues. Ainsi le père Alexandre de Rhodes a-t-il inventé une transcription romanisée de la langue vietnamienne, le quôc ngu, à l’origine de structures nouvelles d’enseignement dans la région. De même, la naissance des organisations humanitaires japonaises doit beaucoup aux succès récents des organisations caritatives occidentales.

Ce dialogue entre l’Asie et l’Europe se poursuit jusqu’à ce jour. A l’évidence, les systèmes de pensée religieuse venus d’Asie, des Védas au jaïnisme, du confucianisme au taoïsme ont fasciné nos exégètes, nos théologiens et nos philosophes, de Leibniz à Nietzsche, de Schopenhauer à Henri Bergson. Aujourd’hui encore, nos penseurs se plongent avec Patanjali dans les mystères de l’inconscient, sur les traces des Upanishads du IXè siècle avant Jésus-Christ, dont l’une résumait ainsi la condition humaine : "Un homme consiste en désirs ; tel son désir, telle sa volonté ; telle sa volonté, telle son action ; quelque action qu’il fasse c’est cela qu’il moissonnera".

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Sachons tirer les enseignements de l’histoire.

D’abord, les régimes qui au XXème siècle ont voulu, au nom d’une idéologie, bannir ou assujettir la religion, ont échoué. Ils doivent aujourd’hui gérer de pair, déclin des idéologies et retour du religieux, accompagné aussi de l’apparition de nouvelles croyances. Aujourd’hui, la pratique religieuse et les cultes restent soumis dans plusieurs pays à des restrictions importantes, voire à une véritable répression. Ce n’est évidemment pas acceptable. Dans le cadre de leur action pour la défense des Droits de l’Homme, la France et ses partenaires européens appuient avec constance la liberté religieuse.

Ensuite, les pays qui ont, à l’inverse, cherché à placer l’Etat sous la coupe du religieux n’ont pas trouvé de formule viable. En Afghanistan, l’oppression exercée par le régime des Taliban avait franchi toutes les limites du supportable ; elle a nourri un terrorisme aveugle qui a conduit aux attentats du 11 septembre. Après l’intervention militaire qui a permis de mettre fin à ce régime, la rédaction d’une constitution, qui concilie la place de la religion avec le respect des principes universels et des Droits de l’Homme, représente aujourd’hui un défi essentiel.

L’identité religieuse des Etats redevient plus que jamais un enjeu politique majeur. La Fédération de Malaisie est-elle un Etat islamique ? Le bouddhisme devra-t-il être la religion d’Etat d’une Birmanie démocratique ? Au-delà, quelle place les religions devront-elles occuper dans une Asie qui, plus que jamais, veut concilier modernité et tradition, identité et ouverture ?

Les grands débats sur la place de la religion dans la société touchent tous les pays d’Asie comme d’Europe, de la polémique sur le foulard islamique à Singapour à la question du financement public de l’enseignement religieux en Malaisie. Nous vivons tous dans le même monde et sommes tous confrontés aux mêmes interrogations : comment chacun peut-il préserver son identité sans pour autant empiéter sur le respect des principes universels qui fondent tout contrat social ?

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Ces questions redoublent d’acuité à l’heure où l’Asie, comme d’autres régions du monde, se trouve désormais exposée au risque des fondamentalismes.

L’Asie est durement frappée, vous le savez, par le terrorisme : de Bali à Jakarta, de Bombay à Karachi, elle a souffert de ce fléau qui répand la souffrance et la peur. Nous sommes tous concernés par ce qui reste du phénomène Taleban en Afghanistan, l’action de groupes extrémistes de diverses obédiences dans le sous-continent indien ou la Jemaah Islamiyah. Tous ces mouvements cristallisent une radicalisation religieuse qui porte atteinte aux grands équilibres du monde.

L’islamisme menace d’autant plus l’Asie que le dialogue inter-religieux y est encore balbutiant : là où il existe, comme par exemple aux Philippines, il a moins de vingt ans. Un phénomène tel que, la destruction des bouddhas de Bamiyan témoigne des risques que représente, pour les différentes cultures de l’Asie, le raidissement des identités religieuses. Certains groupes fondamentalistes sont allés, dans un passé récent, jusqu’à commettre des massacres de religieux ou de fidèles et des attentats contre des lieux de culte. Ces actes criminels appellent la condamnation la plus catégorique et une action résolue pour que leurs auteurs soient traduits en justice et les Droits de l’Homme préservés.

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Comment éviter cet embrasement que menacent de déclencher tous ceux qui ont intérêt au désordre et à la violence ? C’est bien là la grande question aujourd’hui.

Face au terrorisme et au fondamentalisme, nous devons ensemble chercher à trouver une parade efficace. De l’Afghanistan à l’Indonésie, les gouvernements asiatiques se sont mobilisés depuis le 11 septembre et la coopération sur le plan de la sécurité, a commencé à porter ses fruits. Mais nous devons prendre garde à ce que cette logique sécuritaire n’aboutisse pas à davantage d’insécurité, faute d’une perspective politique claire. On le voit dans beaucoup de régions du monde, la sécurité seule n’apporte pas plus de sécurité mais souvent plus d’insécurité et nourrit l’engrenage de la violence, de la haine et du fanatisme. Pour faire reculer l’intégrisme, il est essentiel de dissiper les incompréhensions, de répondre au sentiment d’injustice par davantage de solidarité et de combattre les causes de l’instabilité en faisant prévaloir l’esprit de partage et de dialogue dans le nouveau système mondial.

A l’heure où le terrorisme tire parti de tous les progrès de la technologie et où, par exemple, l’explosion d’une arme chimique pourrait être déclenchée à distance par un simple téléphone cellulaire, à plusieurs milliers de kilomètres de l’endroit concerné, il faut comprendre, saisir, toucher du doigt, l’extrême complexité du monde. Face à la violence qui se nourrit des excès de l’idéologie, face à celle, plus politique, qui s’installe dans le vide laissé par la chute du Mur de Berlin, prenons garde que ce double mouvement ne conduise à une nouvelle forme de confrontation d’un bloc contre l’autre. A nous donc de créer un ordre acceptable par tous, où nul n’aura intérêt à la violence.

Je crois que cette rupture historique est trop souvent passée sous silence. Longtemps, nous avons vécu dans l’après-guerre sous le règne des blocs, d’un bloc soviétique contre un bloc occidental. L’effacement du bloc soviétique, avec la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’ensemble du système crée un vide, crée une chance extraordinaire. Nous devons constater qu’aujourd’hui l’essentiel, pour ne pas dire toutes les grandes puissances du monde sont, soit démocratiques, soit marchant vers la démocratie. Et pourtant ce capital inouï qui est celui de cette histoire qui est la nôtre, apparaît comme bien frêle par rapport à la montée d’une violence qui s’insinue comme un nouveau partenaire - groupes terroristes, éléments mafieux - et qui semble s’imposer comme le substitut de l’ancien bloc. Nous courons le risque, en effet, de voir se reconstituer un nouveau bloc. De ce point de vue là, la faiblesse, la maladresse, l’incompréhension de l’Occident pourraient susciter dans ces groupes, dans ces mouvements, dans ces phénomènes identitaires, les constitutions de ce nouveau bloc. Il pourrait s’imposer à partir, par exemple, d’un islamisme mal compris, en partenaire, en adversaire, du bloc occidental. Pour cela, nous devons prêter tant d’attention pour éviter, déminer, ce risque de choc des cultures, des religions et des civilisations.

La France se mobilise pour bâtir un nouvel ordre international, fondé sur le respect, la tolérance et la justice. Il y a là un impératif d’action face aux crises et aux foyers d’instabilité qui gangrènent le monde et entretiennent le désordre. L’itinéraire des mouvements terroristes, qui suit à la trace celui des conflits et des crises, montre à quel point il y a urgence à trouver des solutions politiques partout où frappe la violence, en Asie comme au Moyen-Orient ou en Afrique. Il faut, là encore, insister tant nous constatons que la violence et le terrorisme se nourrissent en permanence de l’apparition de nouvelles crises. C’est un peu un phénomène comme celui d’une blessure. Le poison vient et nourrit davantage la blessure, davantage la maladie. Il y a un phénomène de gangrène qui utilise chaque nouvelle plaie de la communauté internationale. Nous constatons, dans une autre région du monde, comme l’Irak, qu’il n’y avait pas de lien vérifié entre Al Qaïda et le régime de Saddam Hussein, pas de terrorisme avant la chute du régime, et pourtant, après, une multiplication, une explosion, parce que se développent les opportunités, les fragilités, un phénomène de gangrène qui accélère ce processus de macération. Il faut donc veiller à ce que chacune des crises sur la scène internationale soit soignée, d’où la position française qui considérait fortement que, plutôt que de vouloir traiter dans l’urgence et la précipitation la crise irakienne, il convenait de s’atteler d’abord au règlement du conflit palestinien.

Nous ne devons pas fournir au fanatisme et à la haine l’occasion d’agréger les différentes peurs qui traversent chaque région du monde. Ensemble, il nous appartient de nous donner les moyens d’une véritable responsabilité collective, seule de nature à garantir notre sécurité à tous.

C’est pourquoi nous devons plus que jamais nous garder de l’écueil de l’amalgame qui mène aux affrontements et aux ruptures. L’islam est une religion de paix et tolérance. L’immense majorité de ses fidèles est attachée à ces valeurs. Mais aucune religion n’est à l’abri d’une dérive fondamentaliste. Comme le christianisme dans son histoire, la plupart des religions d’Asie ont été mêlées à de nombreuses violences. Songeons à la tradition des moines guerriers de l’Asie du Nord-Est, aux conflits entre le Siam et les régimes laotiens pour garder une statue du Bouddha, ou encore aux affrontements entre sectes bouddhistes au Japon avant l’ère Meiji. Aujourd’hui, au contraire, le bouddhisme exerce une forte attraction en France et en Europe, par son message de paix et de tolérance. L’intérêt très fort exprimé dans nos sociétés pour le Tibet en est une manifestation. Toute religion possède plusieurs faces ; aucune n’est tout entière lisible à travers une seule interprétation.

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Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,

Si de nombreuses sociétés occidentales se sont construites autour de la distinction entre religion et politique, de la théorie des deux glaives de Saint Augustin à la loi française de séparation de l’Eglise et de l’Etat, en Asie, au contraire, le religieux est partout. Il influe sur les débats politiques, figure au cœur de bien des conflits mais tisse également bien des liens entre les peuples et les cultures. Au sein des nombreuses sociétés multiraciales et multireligieuses que compte l’Asie, les questions religieuses tiennent une place déterminante pour la paix et le progrès social.

Ainsi, bien loin des caricatures, c’est cette complexité qu’il nous faut saisir ensemble pour un examen scrupuleux et approfondi du fait religieux dans cette dynamique entre sociétés et pouvoirs. Or l’Europe et l’Asie doivent aujourd’hui faire face à des défis communs. Fortes de leurs expériences et de leur profonde différence, elles doivent trouver ensemble des éléments de solution. Le dialogue euro-asiatique, qui existe depuis 1996, peut en offrir un cadre ; il fournit surtout une méthode : se concerter sur tous les sujets, même les plus sensibles, sur la base du respect réciproque.

Ce colloque, votre colloque, doit contribuer à faire progresser le dialogue et la connaissance sur des questions qui sont au centre de notre avenir. La vraie révolution aujourd’hui doit être celle de l’altérité, de l’ouverture à une sagesse de la diversité dont Michel Leiris soulignait qu’elle contenait une "vérité trop ancienne et trop élémentaire pour n’être pas incontestable". A vous de nous aider à jeter ensemble des passerelles entre les mondes et rassembler les héritages au service d’un avenir partagé.

Je vous remercie.

Source : ministère français des Affaires étrangères