Si le chaos en Irak a surpris les dirigeants civils des États-Unis, il était attendu par une faction militaire. Les anciens commandants des opérations Phœnix et Condor se préparaient depuis trois ans à expérimenter en Irak de nouvelles méthodes de contre-insurrection.
Le retrait en cours d’une partie des troupes de la Coalition, s’il satisfait la volonté des dirigeants civils de se désengager du bourbier irakien en période électorale, laisse en réalité le champ libre aux techniciens de la « Guerre de basse intensité ».
Avant que George W. Bush ne donne l’ordre d’attaquer l’Irak, ses amis se déchiraient quant à savoir si les États-Unis devaient poursuivre la « Guerre au terrorisme » ou s’ils devaient réorienter leur action militaire et engager l’essentiel de leurs forces en Irak.
Le premier point de vue était notamment défendu par l’ancien Conseil national de sécurité de Bush père, Brent Scowcroft. Pour lui, la « Guerre au terrorisme » n’avait pas pour finalité de défendre le sol américain face à des menaces extérieures, mais d’éliminer partout dans le monde les mouvements et les gouvernements qui s’opposent au déploiement des grandes sociétés états-uniennes. La « Guerre au terrorisme » devait être en pratique l’extension à tout le tiers-monde de la « Guerre de basse intensité » conduite depuis des décennies en Amérique latine.
Le second point de vue, défendu par la puissante équipe du Center for Security Policy, ambitionnait de transformer le Proche-Orient en un pré-carré comparable à l’Amérique latine (doctrine Monroe). Pour ce faire, il convenait d’intervenir massivement en un point donné (l’Irak) avant de « remodeler » la région, pièce par pièce, et d’y installer une « Guerre perpétuelle de basse intensité ».
À l’issue de la guerre en Irak, ce débat a ressurgi un instant, jusqu’à ce que George W. Bush y mette un terme, lors de son allocution télévisée du 7 septembre 2003. Dans une belle envolée lyrique, le président a affirmé que l’Irak est l’actuel front dans la guerre au terrorisme. Ce qui a pu paraître n’être qu’une habile formule désigne en réalité un choix politique dont on commence juste à observer les conséquences concrètes sur le terrain.
Le chaos actuel n’est pas une surprise pour l’état-major
Résumons la situation militaire : quelques semaines avant la guerre, Saddam Hussein a réorganisé son armée. Il a abandonné le modèle soviétique pour le modèle chinois. Les grandes unités ont été démantelées et reformées au niveau communal. Le système de commandement a été adapté de sorte que chaque unité communale peut, à la fois, être intégrée à un plan d’ensemble, et au besoin continuer à agir de manière autonome si les transmissions sont coupées. Puis, Saddam Hussein a amnistié tous les prisonniers, hormis les auteurs d’homicides, et fait appel au sentiment nationaliste de la population. Il a alors ouvert les arsenaux et distribué les armes de poing. Consciente du danger extérieur, la population, qui pourtant tenait Saddam Hussein en détestation, ne s’est pas soulevée.
Les États-Unis ont bombardé le pays avec plusieurs milliers de missiles testant à petite dose la théorie du « Choc et de l’effroi ». À l’issue de ce traitement, la population terrée dans des abris et hébétée n’a pas opposé de résistance, ni marqué de satisfaction, à l’arrivée des blindés de la Coalition. L’armée de Saddam Hussein, dont certains généraux avaient été corrompus, s’est rendue sans livrer bataille.
Ce n’est que progressivement que le peuple irakien a repris ses esprits, a pris acte de l’effondrement de l’État, a constaté le pillage et les confiscations auxquelles se livraient les troupes de la Coalition, et a commencé à utiliser les armes dont il dispose contre l’occupant.
Cette révolte anarchique correspond au romantisme oriental que Saddam Hussein avait fait mettre en scène dans un roman dont il s’était attribué la paternité. S’il est abusif d’attribuer au maître déchu de Bagdad d’avoir prédit la situation actuelle, il est exact qu’il en a décrit l’ambiance et valorisé les émotions et sentiments.
Le retour des praticiens de la « Guerre de basse intensité »
Cependant, du côté des militaires US, cette situation avait aussi été envisagée. Si le cabinet civil de Donald Rumsfeld a affirmé sur tous les plateaux de télévision que la population irakienne accueillerait les GI’s en chantant, jamais l’état-major ne s’y est trompé. Si des journalistes crédules se sont enthousiasmés devant la chute de la statue du tyran, les officiers supérieurs qui avaient organisé cette mise en scène pour les caméras n’étaient pas dupes de leur propre propagande.
En réalité, le plan de « remodelage du Proche-Orient », tel qu’il a été énoncé dès 1941 par Bernard Lewis, conseiller du Pentagone et universitaire, prévoit -entre autres- de démanteler l’Irak en passant par une phase de chaos.
Et il existe une faction militaire au Pentagone qui planifie depuis trois ans l’application des méthodes de contre-insurrection en Irak. Ce groupe comprend des officiers qui ont participé, avec une branche autonome de la CIA, à la guerre d’Algérie, puis aux opérations Phoenix au Vietnam et Condor en Amérique latine. Ils ont acquis un savoir-faire dans les assassinats ciblés, le terrorisme, le déplacement forcé et le contrôle des populations. Ils ont intégré dans leurs rangs des officiers recrutés dans les armées britanniques, jordaniennes et israéliennes. Et même des officiers français comme le général Paul Ausaresses de sinistre mémoire.
Les 22 et 23 mars 2001 en Californie, ils ont tenu un séminaire intitulé « Prêts pour l’apocalypse ». C’était avant les attentats du 11 septembre et les interrogations sur les armes de destruction massive et l’on ne parlait pas encore ni d’attaquer l’Afghanistan, ni d’attaquer l’Irak. On y a pourtant étudié les moyens de faire face à une insurrection en Irak lorsque le pays serait occupé.
Ces officiers ne se sont dévoilés auprès de leurs collègues que lorsque ceux-ci ont admis le caractère critique de la situation. Ils ont alors organisé au Pentagone la projection d’un film d’archives sur la bataille d’Alger et ont révélé leurs intentions.
Ils peuvent compter sur le soutien politique d’un puissant think-tank, le Projet pour un nouveau siècle américain. Cette association a rédigé le programme électoral de George W. Bush, en 1999. Tout au moins la version de son programme destinée aux donateurs de sa campagne, pas celle qu’il expliquait dans ses meetings.
Ils ont réussi à faire nommer, le 2 octobre le général William Jerry Boykin au poste de sous-secrétaire à la Défense chargé du renseignement. De la sorte, un des officiers « prêt pour l’apocalypse », selon leurs prorpes termes, figure désormais officiellement dans l’organigramme du cabinet Rumsfeld. Le général Boykin est un chrétien fondamentaliste qui prêche dans les temples qu’il a vu physiquement le diable à Mogadiscio, lors de la célèbre bataille au cours de laquelle tomba le faucon noir. Il affirme que l’Amérique est un État chrétien assailli par Satan et que l’Islam est une religion démoniaque.
La contre-insurrection a commencé
Les opérations de contre-insurrection ont commencé. En premier lieu, une partie des assassinats ciblés des derniers mois n’est pas le fait de la résistance, mais de la Coalition. Ainsi, comme l’a révélé l’hebdomadaire égyptien Al-Osbao, le Central Command a découvert que l’exécution, le 7 août, de l’ayatollah Baker al-Hakim, chef de l’Assemblée suprême pour une révolution islamique, à la sortie de la mosquée d’Ali, à Nadjaf, à l’issue de la prière du vendredi, a été perpétrée par un commando israélien appuyé par des agents de la Coalition. Placé devant le fait accompli, le Central Command a été contraint d’exfiltrer les assassins qu’il voulait arrêter.
Des opérations de contrôle des populations ont été expérimentées en zone sunnite. Ainsi, les forces US ont-elles séquestré tous les hommes d’un village pendant six semaines pour les contraindre à dénoncer ceux d’entre eux qui étaient liés au Baas.
La décision de retirer une partie des troupes US d’Irak et de confier le maintien de l’ordre à une armée locale, incluant les Moujahideen du Peuple, ne doit donc pas être interprétée uniquement comme une volonté de se dégager du bourbier en période électorale. Pour une partie de l’état-major US, l’Irak doit devenir le laboratoire des méthodes de contre-insurrection modernes avant de passer aux étapes suivantes du remodelage du Proche-Orient. C’est ce que George W. Bush a annoncé en affirmant que l’Irak était le front actuel de la Guerre au terrorisme.
Cette chronique est diffusée en français en région parisienne par Radio Méditerranée 88.6, chaque lundi à 6h48. Elle est publiée en anglais par la revue UN Observer & International Report.
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