Question : L’attentat perpétré hier en Iraq contre les troupes d’occupation américaines est le plus lourd jusqu’ici - il a coûté la vie à 16 soldats au moins. C’est un fait que depuis la fin des combats officiels, il y a six mois, les victimes américaines sont plus nombreuses que pendant la guerre. Les États-Unis sont-ils dépassés politiquement et militairement en Iraq ? (...) Monsieur Voigt, l’on s’interroge actuellement sur la professionnalité et la compétence des Américains. L’Amérique connaît-elle suffisamment l’Iraq pour être en mesure de gouverner ce pays ?
Karsten D. Voigt : C’est exactement cette question qui fait l’objet d’une controverse de plus en plus vive aux États-Unis. Les partisans d’une action militaire contre l’Iraq ont certainement sous-estimé les difficultés après une victoire militaire. Les Américains sont confrontés à de grandes difficultés, mais ils n’ont pas encore échoué, ils peuvent encore stabiliser la situation, même si c’est à plus long terme.
Est-ce lié (...) à une arrogance du pouvoir ?
Karsten D. Voigt : Cela est lié au fait que les Américains n’ont pas bien évalué les limites de leurs possibilités. À leurs yeux, ils étaient menacés comme ils ne l’avaient jamais été auparavant, mais en même temps ils ne se sont jamais sentis aussi puissants. C’est pourquoi ils se sont trompés sur les limites de leur action, limites qu’il faut savoir évaluer en toute objectivité : si l’on remporte une victoire militaire, la paix n’est pas encore gagnée, et même si l’on est la plus grande puissance militaire du monde, on a besoin d’alliés. Là-dessus ils se sont également trompés.
Cela veut dire que l’administration à Washington, et l’ensemble de son appareil, ne discute pas assez avec les autres grandes mais aussi petites nations du monde ?
Karsten D. Voigt : Ce ne sont pas les échanges qui ont manqué. Je crois que l’on n’a pas été assez ouvert à des arguments différents. Pas assez ouvert aux objections formulées en Amérique même, probablement aussi à celles exprimées par les propres autorités nationales, et naturellement pas assez ouvert aux arguments venant de l’extérieur. Mais tout cela change. Ainsi, tous ceux qui ont des suggestions, des propositions et d’autres idées ont actuellement plus de chances de se faire entendre à Washington.
Ce manque d’écoute, si l’on s’en tient à cette explication, est-ce un problème structurel des États-Unis ou un problème du gouvernement Bush ?
Karsten D. Voigt : Non, c’est avant tout d’abord un problème lié aux conséquences d’un choc. Les Américains ont le sentiment d’avoir subi à New York et à Washington des attaques comme jamais auparavant dans leur histoire. Washington a été attaqué pour la dernière fois au début du XIXe siècle par les Britanniques. Et ce choc a fait que, dans un premier temps, le président américain a pu librement décider des mesures à prendre pour lutter contre ce terrorisme international. Les Européens sont nombreux à avoir sous-estimé l’impact de ce choc. Et ce qui se passe actuellement est typique de la société américaine : les forces d’opposition, les contre-arguments rencontrent de plus en plus d’écho, et ainsi les alliés ont naturellement une caisse de résonance pour leurs arguments.
Donc pour le gouvernement de George W. Bush, si je vous comprends bien, après les attentats terroristes, il n’y avait pas d’alternative à la politique américaine ?
Karsten D. Voigt : Il y a eu d’autres solutions. En période de crise, il y a souvent plusieurs solutions, mais le problème des politiques c’est qu’en période de crise, ils ignorent ces solutions et ne prennent pas le temps d’écouter les arguments critiques. Il ne s’agit pas là d’un phénomène limité aux États-Unis. J’ai déjà constaté des réactions similaires dans la politique allemande.
Monsieur Voigt, un mot complexe est souvent utilisé, l’unilatéralisme. Est-ce la politique que les États-Unis vont également mettre en œuvre dans les prochaines années ?
Karsten D. Voigt : Les États-Unis sont une puissance capable de gagner les guerres sans avoir besoin d’alliés. Mais ce n’est pas une puissance capable de garantir la paix dans le monde sans l’aide d’alliés et sans être légitimée par le droit international public. Ils en font l’expérience en ce moment et, d’une certaine manière, douloureusement. Ainsi, les Américains se rendent compte actuellement qu’ils ont besoin d’alliés, non pas parce qu’ils le souhaitent mais parce qu’ils en ont vraiment besoin, et sont prêts à les écouter davantage. Je pense que c’est là le côté positif d’un développement très négatif en soi.
Cela veut dire que George W. Bush et Donald Rumsfeld sont vraiment confrontés à cette alternative et qu’eux aussi vont désormais coopérer ?
Karsten D. Voigt : Je ne suis pas sûr que cette volonté de s’ouvrir vraiment aux arguments et à la participation de l’ONU et de se rapprocher des alliés soit déjà aussi forte qu’il le faudrait à mes yeux. J’en doute. Mais, ce qui est pour le moins certain, c’est que la pression exercée sur l’administration Bush pour qu’elle se rapproche des alliés et de l’ONU, et pour qu’elle soutienne et développe sérieusement le droit international se fait de plus en plus ressentir, comme j’ai pu le constater lors des discussions que j’ai eues la semaine dernière avec des représentants des différentes positions américaines à ce sujet.
Sans vouloir être cynique, est-ce un inconvénient pour Washington que l’Amérique soit aussi forte ?
Karsten D. Voigt : Non, je pense que le problème est lié aux structures d’après 1989, après la fin de la guerre froide : l’Amérique qui a été pendant longtemps la plus grande et la plus fortepuissance du monde doit maintenant prendre conscience de ses limites et apprendre, non sans difficulté, à les redéfinir de manière raisonnable. Et, en général, une puissance n’apprend pas spontanément à se limiter, à être raisonnable et à tenir compte des autres, c’est le fruit de l’expérience.
Si l’on regarde un peu en arrière, notamment par rapport à la guerre du Viet Nam, il n’est pas rare que soit évoquée la thèse d’une exagération impériale. L’Amérique a-t-elle exagéré ?
Karsten D. Voigt : C’est seulement dans quelques mois que l’on pourra en juger. Même si nous avons critiqué en Allemagne plus d’une fois cette guerre, il est dans notre intérêt que l’action des Américains en Iraq soit couronnée de succès, avec le soutien de leurs alliés, car un échec aurait pour nous des conséquences encore plus négatives que pour les États-Unis. Aussi, il n’y a aucune raison de se réjouir de la situation actuelle. Il faut saisir toutes les occasions de participer en Iraq de manière constructive aux solutions, dans la mesure où nous en avons les moyens et qu’elles correspondent à nos priorités et à nos conceptions.
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