Animateur A.Pouchkov : Bonjour, Igor Serguéiévitch.

I.S.Ivanov : Bonjour !

Question : Nous sommes heureux de cette interview, puisque de nombreuses questions sont accumulées, adressées, entre autres, à vous en tant que chef de la diplomatie russe. La première question aura trait à l’affaire Youkos qui continue de faire du bruit. Certains médias ont présenté la visite d’A.Sharon à Moscou, qui a eu lieu au début de cette semaine, comme imprévue, comme la visite d’urgence du Premier Ministre d’Israël visant le sauvetage de Khodorkovski. Vous savez naturellement ce qu’il en a été en réalité. Est-ce vraiment ainsi ?

Igor S. Ivanov : En réalité, la visite du Premier Ministre A.Sharon avait été prévue depuis longtemps. Il y a quelques mois, nous avons discuté ses dates. Donc, c’était une visite prévue. Elle avait été plusieurs fois ajournée pour des raisons objectives. Mais, je répète, c’était une visite prévue. On s’en était entendu bien avant l’apparition de la situation actuelle autour de Youkos. Une pure coïncidence. Qui plus est, au cours des négociations officielles, ce sujet n’a pas été abordé du tout. On a abordé les relations russo-israéliennes, la situation au Proche-Orient, autour de l’Irak, de l’Iran, le problème de la non-prolifération d’armes d’extermination massive, autrement dit, toute la gamme de sujets qui présentent aujourd’hui vraiment un intérêt particulier.

Question : Voulez-vous dire que ce sujet n’a pas du tout figuré au cours de l’entretien avec A.Sharon ?

Igor S. Ivanov : Je peux dire en toute responsabilité qu’au cours des négociations officielles, ce sujet n’a pas été abordé. Concernant d’autres formats de contacts que le Premier Ministre ait pu avoir, il m’est difficile de le dire, mais je répète qu’au cours des négociations officielles, auxquelles j’ai participé, ce sujet n’a pas été abordé.

Question : C’est clair. Concernant la visite même d’A.Sharon, aujourd’hui, nous savons tous que le Proche-Orient connaît la crise la plus aiguë| peut-être depuis plusieurs années. Vous auriez discuté la soi-disant "feuille de route", cependant, les positions des parties sont très fermes. Que propose ici la Russie, et qu’est-ce que Sharon a obtenu de nous ?

Igor S. Ivanov : La situation est vraiment très difficile, et la difficulté consiste en ce qu’il est difficile d’en voir l’issue. Elle a toujours été compliquée au Proche-Orient, mais aujourd’hui, il existe des problèmes de l’avancement vers son règlement. Le paradoxe de la situation consiste en ce qu’il existe bien un plan, la soi-disant "feuille de route", qui est présenté par les médiateurs composés de la Russie, des USA, de l’UE, de l’ONU. Il semblerait que tous ont signé ce plan. Qui plus est, les parties palestinienne et israélienne ont approuvé ce plan, bien qu’Israël ait eu quelques réticences. Donc, on dirait que tout est là, qu’on devrait avancer, mais on n’avance pas. Différents problèmes surgissent de part et d’autre. Actuellement, c’est l’absence du gouvernement chez les Palestiniens. D’autre part, Israël continue, en violant toutes les obligations, de construire de nouveaux kibboutzim, d’ériger le mur de sécurité.

Question : Il paraît qu’ils ont arrêté d’ériger le mur, ou continuent-ils tout de même ?

Igor S. Ivanov : Malheureusement, nous n’avons pas entendu de pareilles assurances de la part du Premier ministre. Ce qui veut dire que tout cela continue et crée des problèmes déjà très nombreux. C’est pourquoi, de notre point de vue, l’issue de cette situation devra consister en ce que la communauté internationale ne fasse pas que demander, mais exiger que les parties effectuent des pas réciproques, et ces pas figurent sur la "feuille de route". Car ce n’est pas le problème que d’Israël et de Palestine, c’est le problème de la stabilité régionale et internationale. Et là, chaque partie, si elle s’est engagée, doit respecter ses obligations. C’est pourquoi nous croyons que le Conseil de Sécurité, et, peut-être aussi l’ONU, devraient élever leur voix pour exiger plus instamment l’exécution des obligations dont les parties se sont chargées dans le cadre de la "feuille de route".

Question : Et Sharon, est-il tombé d’accord avec la question ainsi posée ?

Igor S. Ivanov : Je ne peux vous dire que Sharon ait été d’accord. Il exprime des doutes quant à l’utilité du renforcement du rôle de l’ONU et du Conseil de Sécurité. Cependant, il est tout à fait évident que, sans le règlement politique, ce problème n’a pas de solution. Aujourd’hui ou demain, on aura à le régler. Il y aura simplement plus de victimes et plus d’aggravations.

Question : Encore un pays qui se trouve à côté de la Palestine et d’Israël, c’est l’Irak. Il est clair que là non plus, la solution purement militaire est impossible. Bien que, à en croire les dernières infos, l’aviation des Américains commence à bombarder des quartiers d’habitation dans certaines villes de l’Irak en riposte aux attentats. Mais néanmoins, ce n’est pas une issue, c’est déjà tout à fait évident. On vient d’adopter la résolution n° 1511 sur l’Irak. Cette résolution a-t-elle permis de réduire les différends entre Moscou et Washington ?

Igor S. Ivanov : Vous savez, nous avions un différend de principe concernant la guerre contre l’Irak. Nous estimions que la communauté internationale avait assez de possibilités de résoudre autrement ce problème, le problème d’armes d’extermination massive en Irak. Malheureusement, les USA ont pris la responsabilité et ont suivi une autre voie, éludant les décisions du Conseil de Sécurité de l’ONU, ont déclenché la guerre. Nous avons cru et croyons, et l’évolution des événements le confirme, que c’était une erreur, qui, aujourd’hui, est déjà évidente absolument pour tous. Néanmoins, nous croyons que si quelqu’un a commis une erreur, cela ne veut pas dire que cette erreur doit nous écarter l’un de l’autre à tout jamais. Nous sommes prêts, comme nous l’avons dit après la guerre, à coopérer ensemble, à coopérer dans le cadre de l’ONU, dans le cadre du droit international à la recherche du règlement de ce problème, puisqu’il nous menace tous. Il menace non seulement les USA, il nous menace aussi. Puisque l’Irak, si la situation va évoluer comme elle évolue actuellement, peut tout à fait se transformer en un centre de terrorisme international. Le foyer, si vous voulez, du terrorisme international. Puisque ces eaux troubles, dans lesquelles se trouve aujourd’hui l’Irak, attirent différentes organisations extrémistes, terroristes, qui veulent y résoudre leurs problèmes. C’est pourquoi il est de nos intérêts communs de ne pas l’admettre. Et c’est pourquoi nous avons consenti à la prise de la résolution 1511 pour maintenir la cohésion au Conseil de Sécurité. Bien que nous ayons énoncé l’avis que cette résolution ne signifiait qu’un pas en avant, mais nullement le changement fondamental de la situation. Et le changement fondamental de la situation ne serait possible que quand la population irakienne ne percevra plus les forces internationales qui s’y trouvent, civiques ou, d’autant plus, militaires, comme les occupants, mais comme ceux qui sont venus aider le peuple irakien. Pour cela, il faudra transmettre provisoirement la souveraineté aux structures qui aujourd’hui s’y trouvent. Et la communauté internationale devra les aider. Sans cela, ni le rétablissement économique, ni les garanties de la sécurité ne seront possibles. Et les actes de vengeance dont vous avez parlé ne feront qu’aggraver la situation encore plus. Ces actes de vengeance ne peuvent avoir aucun fondement, aucune justification, et ils seront perçus négativement par le peuple irakien.

Question : Voilà ce que nos spectateurs ont voulu, je crois, entendre. Il y a eu un point obscur concernant la possibilité, pour la Russie, d’envoyer nos soldats en Irak dans le cadre des forces armées internationales. On disait que maintenant, ce problème n’était pas à l’ordre du jour, mais dans certaines circonstances, c’était possible. Pourriez-vous éclaircir le problème ?

Igor S. Ivanov : Ce problème n’est vraiment pas maintenant à l’ordre du jour, puisque les forces de la coalition internationale qui se trouvent en Irak sont les forces d’occupation, elles sont positionnées ainsi par les résolutions appropriées du Conseil de Sécurité. C’est pourquoi ce problème n’est aujourd’hui pas du tout posé sur le plan pratique. Néanmoins, la situation peut évoluer si dynamiquement que différentes formes de la participation et de la présence seront possibles. Si l’on prend la résolution appropriée du Conseil de Sécurité, on aura des forces multinationales. S’il faut aider, disons, au déminage, à la défense des frontières, pour que les terroristes ne s’infiltrent pas. Il peut y avoir plusieurs autres formes, c’est pourquoi ce serait à peine justifiée de dire maintenant carrément "non" à tout. Nous sommes prêts à participer activement au rétablissement de l’Irak et à l’assistance aux garanties de la sécurité et de la stabilité en Irak. Si cela ne contredit pas nos intérêts nationaux, notre législation, nous pourrons examiner différentes variantes.

Question : Autrement dit, vous n’excluez pas l’éventualité de l’apparition de nos militaires en Irak ?

Igor S. Ivanov : Théoriquement, tout est possible, et je ne l’exclurais pas définitivement.

Question : V.V.Poutine vient de participer au sommet Russie-UE et a rencontré J.Chirac à Paris. Là, l’affaire Khodorkovski, l’affaire Youkos a connu une discussion assez houleuse. Dans tous les cas, les médias ont posé beaucoup de questions à la conférence de presse. Dites, selon vous, est-ce que cette atmosphère a influé sur les rapports interétatiques, c’est-à-dire les rapports au niveau étatique de la Russie avec l’Union Européenne et la France ?

Igor S. Ivanov : Eh bien, vous savez, moi en tant que diplomate de carrière, j’évite d’habitude de me laisser guider sur les émotions, mais sur les faits, et essaie de me tenir à ces faits précisément. J’ai participé à toutes les négociations, et il n’y a pas eu de discussion houleuse. Il y a eu, de la part de l’Union Européenne, avant tout de la Commission Européenne, la question sur ce qu’on avait de réel dans l’affaire Youkos, et comment le Président de la Russie voyait la suite du développement des événements. A quoi le Président de la Russie a donné l’information exhaustive. Et c’en était au fond tout de la discussion, puisque nous avions plusieurs problèmes pratiques concernant la coopération Russie-UE. Puis, à la conférence de presse, le journaliste du Figaro, sauf erreur, a posé la question, si l’affaire Youkos et l’évolution des événements en Tchétchénie auraient des répercussions sur les relations Russie-Union Européenne. La réponse est connue de tous.

Question : Oui, la réponse de Poutine est connue. Et quid des aspects pratiques des relations Russie-UE ? D’après ce que je sais, il existe un certain avancement, dans tous les cas avec les Français, sur le problème des visas. On sait que c’est là que le bât blesse, et beaucoup de gens en la Russie estiment en général qu’il faudrait évaluer nos rapports avec l’Union Européenne en grand degré d’après la manière dont il est résolu. Combien l’Union Européenne est-elle prête aux plus libres déplacements entre la Russie l’Europe ? Y a-t-il vraiment de l’avancement ?

Igor S. Ivanov : Nous agissons sur deux pistes. Primo, nous avons créé un groupe de travail, où sont mises au point les mesures qu’il faudra prendre pour aboutir en perspective au régime sans visas. Parallèlement, nous cherchons, d’ores et déjà, dans le cadre des normatifs existants, de Schengen et de notre propre législation, des voies pour faciliter le régime de visas. Nous avons signé ces accords avec l’Allemagne, l’Italie et, tout récemment, avec la France. Il s’agit de créer un régime de visas simplifié pour les groupes de personnes qui participent activement aux contacts bilatéraux (représentants du pouvoir législatif et exécutif, des affaires, de la science, de la culture, du sport, les jeunes, les étudiants). Pour faire délivrer, premièrement, des visas multiples sans trop de formalité, par exemple, sans interviews, et à un prix avantageux. Autrement dit, faire ce que nous pouvons faire. En y consentant, nous faisons preuve de la volonté politique. Cela dit, en pratique, pour que les gens le sentent. Peut-être que ce ne seront que quelques milliers de gens. Pas des millions. Mais si même ces quelques milliers de ceux qui participent activement au développement des relations voient que ces mesures sont appliquées et comprennent que le régime sans visas n’est pas fait de déclarations politiques vides, mais constitue un but, peut-être difficilement atteignable, mais auquel nous avançons, cela vaudra déjà cher. Je suis persuadé que dans les mois qui suivent, vous le sentirez.

Question : Excellent, je pense que tous en seront heureux, pas seulement nos diplomates. Et la dernière question, je reviens toujours à l’affaire Youkos, mais, cette fois, dans une sorte d’aspect américain. Vous avez récemment eu un échange de commentaires assez dur avec vos collègues du Département d’Etat des USA. Boucher a déclaré que nous devrions une fois de plus leur prouver quelque chose. Vous avez répondu que nous ne devons au fond rien prouver, et qu’ils s’occupent mieux de leurs affaires. Puis, des personnages bien plus influents dans la politique américaine sont intervenus encore plus durement que Boucher. Richard Pearl, un des conseillers de G.Bush, qui fait partire du cercle de ses interlocuteurs permanents, et le sénateur J.McCain ont déclaré que ce qui se passe en Russie est totalement inadmissible. Et R.Pearl a même appelé à ce propos à nous chasser du G8. Beaucoup de gens en Amérique recommandent aujourd’hui à Bush de menacer à la Russie de réduire les relations, si l’affaire Khodorkovski ne prenne pas le sens que lui souhaitent prendre ces milieux aux USA. Parallèlement, a été lancée l’information, et certains journaux russes l’ont publiée, que nous mènerions des consultations secrètes avec les USA à propos de l’affaire Khodorkovski. Comment évalueriez-vous ces déclarations du point de vue précisément des relations avec l’Amérique.

Igor S. Ivanov : Comme il ne nous reste pas beaucoup de temps, j’essaierai d’être bref au maximum. Primo, ni à Moscou, ni à Washington, ni dans aucun pays tiers, il n’y a ni ne peut y avoir de contacts officiels sur le problème lié à l’affaire Youkos entre les représentants de la Russie et des USA. Le Président Poutine a plusieurs fois souligné que c’est une affaire intérieure de nos organes de maintien de l’ordre et des instances de la justice, et que les dirigeants russes ne peuvent pas intervenir dans leur activité. D’autant plus n’admettons-nous pas que quelqu’un intervienne dans cette compétence de l’étranger. Et d’un. Et de deux. Concernant les relations bilatérales, je m’occupe depuis longtemps déjà de ce problème et ai participé pratiquement à toutes les rencontres du Président Poutine et du Président Bush. Et quand apparaissait un moment difficile, les présidents trouvaient la possibilité de donner une impulsion pour faire résoudre ces problèmes. Nous pouvons nous rappeler le retrait unilatéral des USA du Traité AMD. Cela n’a pas été simple, néanmoins, nous avons passé cette étape. Nous avons passé l’étape du début de la guerre en Irak. Tout cela confirme que nous avons un but stratégique du développement des relations bilatérales, et l’essentiel est de ne pas s’écarter de ce but, même si de graves différends apparaissent sur tel ou tel problème de principe. Je ne mettrais même pas l’affaire Youkos sur un pied d’égalité avec le Traité AMD. Ce sont les problèmes de niveau absolument différent. Je parle des relations russo-américaines. Cependant, nous voyons que, dès que les problèmes apparaissent, des voix se font immédiatement entendre. On a la sensation que d’aucuns l’attendent impatiemment. Il faut arrêter tout, punir la Russie, et ainsi de suite. Je suis persuadé que ce n’est pas la politique du Président Bush. Et ce n’est pas non plus la politique de l’administration des USA, qui se forme aujourd’hui autour du Président Bush. Ce seraient plutôt ceux qui conservent l’héritage de la guerre froide. Je vais vous dire un secret, pour lequel d’aucuns me blâmeraient. Mais je le dirai à vous, puisqu’il me semble que ce sera la démonstration la plus éclatante de ce qui se passe. Les Présidents de la Russie et des USA ont plusieurs fois noté au cours de leurs rencontres que, malheureusement, la situation le prouve, et certains pourparlers le montrent, dans l’administration des USA et dans celle de la Fédération de Russie, il reste encore des fonctionnaires, parfois même de haut niveau, qui vivent avec la mentalité d’hier. De la mentalité de l’époque révolue, l’époque de la confrontation. Il leur est très difficile de suivre l’évolution rapide, non seulement dans l’univers de la mondialisation, mais dans celui des relations bilatérales. Et dès qu’ils voient pouvoir utiliser leur bagage ancien qui, de leur point de vue, avait fait ses preuves, ils l’utilisent. Nous le voyons aujourd’hui. Et plus pour la première fois. Je crois que l’histoire avance toujours. Et je suis persuadé que, compte tenu du cap résolu, clair de nos présidents, qui vise le développement des relations, qui a été confirmé au cours de la récente rencontre à Camp David, nous surmonterons cette période aussi.

A.Pouchkov : Savez-vous ce que j’ai aimé ? A être franc, malgré les difficultés qui foisonnent partout, votre voix a des résonances optimistes. Et cela donne de l’espoir. Merci pour votre participation à notre programme, et je vous souhaite beaucoup de bien.

I.S.Ivanov : Merci.