Depuis le lancement de l’opération « Marteau de fer » visant à éradiquer la résistance irakienne, et avant même la victoire finale, les néo-conservateurs s’efforcent de présenter leurs nouveaux objectifs : développer le contrôle social aux États-Unis et attaquer la Syrie. Pour faire adopter leur politique, ils réactivent la menace Al Qaïda qu’ils accusent à la fois de vouloir attaquer les États-Unis sur leur sol et de bénéficier du soutien de la Syrie.
Ces imputations, largement reprises par la presse occidentale, suscitent le scepticisme dans le reste du monde. Ainsi, 108 États, considérant qu’ils n’ont jamais eu à connaître de preuve de l’existence d’Al Qaïda, ont refusé de collaborer à la « guerre globale au terrorisme ». De même, les connaisseurs du Proche-Orient s’interrogent sur les prétendus liens entre le Baas laïque syrien et les fondamentalistes musulmans, qui se sont jusque-là livrés une bataille sans merci.
L’article du Monde que nous vous proposons à l’étude se compose de deux parties distinctes. La première relaye le point de vue attribué au FBI et tente de crédibiliser la menace Al Qaïda aux États-Unis et contre les intérêts occidentaux à l’étranger en citant des sources anonymes. La seconde reprend à son compte trois commentaires. D’abord celui de Bruce Hoffman, expert du complexe militaro-industriel, qui mène campagne pour raviver les craintes de l’opinion publique (cf. sa tribune dans le New York Times du 17 décembre et notre résumé). Puis, celui d’une enseignante à Harvard, Jessica Stern, une magnifique jeune femme qui inspira le personnage de Nicole Kidman dans The Peacekeepers. Auteure d’une étude sur les fondamentalismes des trois grandes religions monothéistes, elle donne la caution érudite. Enfin, à un employé d’un think tank ultra-militariste, Daniel Benjamin, qui est présenté par ses fonctions anciennes pour lui donner une apparence modérée. Il est connu pour ses analyses de l’omniprésence d’Al Qaïda, jusque dans la prise d’otages du théâtre de Moscou. Ici, il compare le danger islamiste au péril communiste des années 1917 sans susciter la moindre mise en perspective par Le Monde.
LE MONDE | 18.12.03 | 13h49
Le FBI est persuadé que le réseau d’Oussama Ben Laden possède encore une structure de commandement
New York de notre correspondant
A en croire les responsables de la lutte antiterroriste du FBI (police fédérale) citant des interrogatoires de détenus d’Al-Qaida, des interceptions de communications et d’autres sources, non seulement le réseau d’Oussama Ben Laden possède une structure de commandement opérationnelle, mais il est déterminé à frapper à nouveau sur le sol américain. « C’est clair : ils veulent commettre des attaques ici et cherchent les moyens de réaliser un nouvel attentat catastrophique », souligne un spécialiste à Washington, qui souhaite conserver l’anonymat.
Il y a trois semaines, le FBI et le ministère de la sécurité intérieure ont attiré l’attention des forces de l’ordre locales sur la sécurité autour des avions cargo et des usines chimiques. Les services secrets américains ont multiplié les rapports, soulignant la fascination d’Al-Qaida pour les avions détournés transformés en bombes et les armes chimiques et biologiques - les seuls moyens permettant d’égaler ou de surpasser l’ampleur des attaques du 11 septembre 2001.
Mais, depuis deux ans, la sécurité a été considérablement renforcée dans les aéroports. Et il n’existe pas de preuves de la capacité technique et opérationnelle d’Al-Qaida dans le domaine des armes chimiques et bactériologiques. Il n’est pas non plus évident que l’organisation, dont de nombreux membres ont été capturés, tués ou dispersés après la chute des talibans en Afghanistan, possède encore une organisation très structurée.
Plus personne ne doute qu’Oussama Ben Laden soit en vie et se cache dans les montagnes du Waziristan, une région pakistanaise à la frontière de l’Afghanistan. Mais sa cavale permanente a grandement réduit sa capacité à diriger son organisation. La capture de nombreux responsables du réseau et leurs interrogatoires ont permis au FBI d’en apprendre beaucoup sur la présence, sur le sol américain, de cellules et de sympathisants. Après un millier d’enquêtes et le démantèlement de cinq à six groupes, la police fédérale estime aujourd’hui qu’une éventuelle attaque serait sans doute le fait de terroristes venus de l’étranger. Certains spécialistes estiment que le renforcement des mesures de sécurité aux Etats-Unis et dans les pays occidentaux explique que les derniers attentats attribués à Al-Qaida ou à des réseaux affiliés se soient produits en Turquie, en Arabie saoudite et en Irak.
« COMME EN 1917 »
« Qui aurait pu penser que les terroristes islamistes s’en prendraient à des travailleurs arabes étrangers en Arabie saoudite ou à une banque anglaise à Istanbul ? », s’interroge Bruce Hoffman, expert en terrorisme de la Rand Corp. « Al-Qaida saisit les occasions où elles se présentent. L’organisation exploite les faiblesses en Indonésie, en Turquie, en Tunisie, au Maroc. Il est impératif pour l’organisation de continuer à exister dans les médias et à susciter des sympathies. »
« Il n’est pas étonnant que des attaques aient eu lieu au Maroc, en Arabie saoudite et en Turquie, des pays où le niveau de haine contre les Etats-Unis a explosé depuis la guerre en Irak », dit Jessica Stern, spécialiste du terrorisme à Harvard et ancienne membre du Conseil national de sécurité. « Al-Qaida a pour ambition ultime de renverser les pouvoirs en place afin d’établir des régimes islamistes et faire renaître le califat. Leurs principaux adversaires sont les pays musulmans qui cherchent à adapter l’islam à la modernité. Il s’agit pour eux d’un sacrilège. Ce qu’ils appellent "purifier" l’islam est au moins aussi important que punir l’Occident », ajoute-t-elle.
Les attaques les plus virulentes, dans les derniers messages d’Oussama Ben Laden, ne sont pas réservées aux Américains, mais à Hosni Moubarak, le président égyptien, à la famille royale saoudienne et à la Turquie laïque.
« Les attentats à Istanbul ont été menés pour fragiliser la Turquie et créer un doute dans le pays sur l’intérêt de rester un allié des Etats-Unis, de continuer à combattre le terrorisme et de vouloir se rapprocher de l’Occident », explique Daniel Benjamin, responsable du contre-terrorisme au Conseil national de sécurité sous la présidence de Bill Clinton et aujourd’hui membre du Centre d’études stratégiques internationales.
« De là à dire, ajoute-t-il, qu’il s’agit d’un changement de stratégie d’Al-Qaida, cela me semble un peu simpliste. Depuis des années, l’organisation d’Oussama Ben Laden mène deux stratégies parallèles. L’une avec des attaques spectaculaires contre l’Occident et plus particulièrement les Etats-Unis, l’autre en menant des opérations via des groupes affiliés contre les régimes musulmans dits modérés. Je pense que nous avons aujourd’hui tout simplement des réseaux en plus grand nombre. Al-Qaida est, toute choses égales par ailleurs, un peu comme le mouvement communiste international au début de l’année 1917. Avec une stratégie gagnante de conquête idéologique et une autre de déstabilisation et, qui sait, de prise du pouvoir là où l’occasion se présente. »
Eric Leser
• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 19.12.03