Les leçons de Bruxelles
Les vingt-cinq Etats membres ou adhérents de l’Union européenne se sont séparés à Bruxelles, samedi dernier, sans parvenir à un accord sur le projet de Constitution européenne qui leur était soumis. Faut-il, dès lors, parler de crise ?
A quelques mois d’un élargissement sans précédent de l’Union européenne, le doute s’insinue dans les esprits ; le sentiment grandit que l’Europe avance sans cap précis et s’élargit sans fin, incapable de mener à bien le travail préalable et indispensable de consolidation et d’approfondissement. Il faut donc prendre le temps de la réflexion pour mesurer où en est l’Europe et où elle va.
A Bruxelles, il s’agit d’un rendez-vous manqué. La négociation à vingt-cinq sur un texte de compromis n’a pas eu lieu. La présidence italienne, constatant la persistance de blocages, a jugé la poursuite d’un tel exercice inutile, voire périlleuse. Contrairement à une idée trop largement répandue, le débat a transcendé les clivages supposés entre "grands" et "petits" pays, entre anciens et nouveaux membres. Compte tenu de ces oppositions, le risque était donc que le sommet de Bruxelles conduisît à une crise ouverte ou à des arrangements médiocres.
Laissons par conséquent le temps et le dialogue reprendre leur cours naturel pour parvenir à un accord sérieux et, surtout, ambitieux. L’Europe, aujourd’hui, a besoin d’audace et de hauteur de vue ; elle ne peut plus fonctionner sur la base de textes au rabais, issus de compromis laborieux, incompréhensibles pour les citoyens et condamnés, dès leur adoption, à une durée de vie limitée.
Malgré la déconvenue de Bruxelles, l’esprit de l’Europe reste vivant. Souvent déjà, par le passé, la construction européenne a été confrontée à des blocages apparemment insurmontables : pensons aux difficiles négociations pendant près de cinq ans sur le rabais budgétaire du Royaume-Uni, ou encore aux longues discussions du premier paquet financier présenté en son temps par Jacques Delors.
N’oublions pas non plus le vote négatif des peuples danois et irlandais lorsqu’il s’est agi de ratifier le traité de Maastricht ou celui de Nice. A chaque fois, l’Europe a su repartir ; à chaque fois, elle a progressé jusqu’à devenir cet ensemble politique et économique sans équivalent dans le monde, doté d’une monnaie et d’une organisation de marché assurant entre tous ses membres la libre circulation des personnes et des biens, déterminé à acquérir les instruments d’une diplomatie et d’une défense autonomes, soucieux de se donner les moyens d’une coopération efficace en matière de justice, d’immigration et de sécurité intérieure.
Sans céder au désenchantement, les Européens doivent se remettre au travail. L’Union va continuer à fonctionner : il n’y aura pas de vide juridique. Les institutions européennes seront régies par les dispositions du traité de Nice, élaboré précisément pour assurer cette période de transition. D’ailleurs le projet de Constitution en cours de discussion prévoit lui-même que les dispositions de Nice s’appliquent jusqu’en 2009.
La conférence intergouvernementale, quant à elle, va se poursuivre sous la présidence de l’Irlande, qui décidera, au cours des prochaines semaines, de la date de reprise des travaux et de leurs modalités. Les autorités de Dublin voudront probablement se donner le temps de la réflexion ; cela semble sage. L’échéance de mars et du prochain Conseil européen sera sans doute l’occasion pour les responsables politiques de l’Union de dresser l’état des lieux. Il faudra alors relancer la dynamique de la négociation.
Pour le reste, l’élargissement va, fort heureusement, entrer en vigueur le 1er mai prochain. Les élections européennes se tiendront en juin, la nouvelle Commission et les nouvelles règles de vote au Conseil, telles que prévues à Nice, seront mises en œuvre au 1er novembre 2004.
Si le sommet de Bruxelles ne marque pas la fin du chemin, il constitue pour nous tous un avertissement solennel. Ce revers nous invite en réalité à prendre la mesure des défis posés à l’Union. Car c’est bien un nouvel âge de la construction de l’Europe qui s’ouvre.
Le projet européen a déjà franchi plusieurs caps : d’abord le traité de Rome, qui a conçu le projet général et mis en œuvre ce chantier ; l’Acte unique, ensuite, qui a achevé la mise en place du grand marché européen ; Maastricht, enfin, qui a offert une nouvelle ambition avec la monnaie unique. Dans le même temps, l’Union s’est ouverte à de nouveaux pays, passant progressivement de 6 à 15 membres et assurant aux plus défavorisés de ses adhérents une progression incontestable de leur niveau de vie et de leur prospérité.
Après la chute du mur de Berlin et Maastricht, l’Europe est entrée dans un temps nouveau, celui de l’unité de tout le continent, avec une perspective d’élargissement sans précédent : par le nombre de candidats comme par leur niveau de développement, ces négociations d’adhésion ont marqué un tournant décisif pour l’histoire de l’Union. La nécessaire adaptation de ses institutions et de ses méthodes, c’est-à-dire l’approfondissement qu’il fallait mettre en œuvre, a cependant marqué le pas et n’a jamais pu être conclusive. Le traité d’Amsterdam, faute de trouver un accord, a laissé de côté les questions institutionnelles, qualifiées de "reliquats". Elles ont été reprises dans les discussions du traité de Nice, qui n’est parvenu qu’à des solutions minimales de caractère transitoire. Signe de la complexité des questions à résoudre, Nice a dû prévoir aussitôt un nouveau rendez-vous pour la réforme de l’Union : ainsi est née la Convention européenne, présidée par M. Giscard d’Estaing, et qui a élaboré le projet de Constitution actuellement sur la table de la Conférence intergouvernementale.
Ces difficultés témoignent de l’ampleur de la tâche que doit accomplir aujourd’hui l’Europe : le défi de l’hétérogénéité liée à des niveaux de développement inégaux et à de fortes diversités culturelles et politiques entre les Etats membres ; le défi institutionnel, né de l’accroissement du nombre de pays membres de tailles très diverses ; le défi politique, enfin, pour savoir si nous sommes capables de donner à cette nouvelle Europe sa vraie place sur la scène mondiale. Dans le mouvement de mondialisation auquel nous assistons, la constitution de pôles régionaux solides est indispensable à la structuration de la communauté internationale. Dans ce contexte, l’Union européenne, si elle sait se doter des capacités nécessaires, peut espérer jouer tout son rôle, forte de son expérience et des valeurs qu’elle porte en elle.
Avec le projet de Constitution, la question est donc bien de savoir si nous sommes décidés à nourrir pour l’Europe une ambition à la hauteur des enjeux du monde.
Il est toujours possible de s’en tenir à des adaptations mineures, comme cela fut le cas à Nice. L’Union se limitera alors à un vaste espace économique, freiné dans tous ses efforts de progrès par le maintien de la règle de l’unanimité et handicapé par des institutions de moins en moins efficaces. Ce sera la fin du projet européen tel que notre pays l’a voulu. Et cela, nous ne devons pas l’accepter.
La seule voie possible aujourd’hui, c’est par conséquent de se mobiliser pour défendre une réforme en profondeur, une véritable refondation qui fasse de l’Europe un acteur capable de peser dans le monde. Plusieurs conséquences institutionnelles en découlent : extension du vote à la majorité qualifiée, Commission européenne réorganisée autour d’un collège restreint, système de vote au Conseil plus compréhensible, capable de donner davantage de mobilité et de réactivité à cette institution. Ces enjeux justifient qu’on prenne le temps nécessaire pour mener à bien cette difficile entreprise.
A travers l’élaboration de la future Constitution, il s’agit bien de définir l’architecture générale de l’Europe de demain. Ce cadre ne pourra plus vraisemblablement conserver la simplicité des premiers temps de la construction européenne ; il devra sans doute s’organiser autour d’un socle commun complété, chaque fois que nécessaire, par des coopérations plus flexibles.
Ce socle commun, ce sera l’espace européen de prospérité et de solidarité. Il reposera sur le marché unique et les politiques communes d’accompagnement qui le complètent, qu’il s’agisse des aides régionales, des grandes infrastructures, de l’agriculture ou encore des transports. Pour toutes ces matières, il faudra mettre l’Europe en mesure d’adopter plus facilement les règles de la libre circulation. Et il faudra aussi insister sur la nécessité de renforcer la compétitivité de nos économies à travers des actions de recherche, d’innovation ou de formation.
Pour l’ensemble de ce domaine, la norme commune devra s’imposer à tous et ne souffrira d’exception qu’à titre temporaire. Ce sera la loi générale, la base du pacte passé entre tous les membres de l’Union.
Au-delà, les efforts supplémentaires d’intégration devront être conduits de manière plus souple. Ils réuniront ceux des membres de l’Union prêts à aller de l’avant et qui doivent pouvoir le faire dans le cadre des dispositions de la future Constitution. Cette démarche n’est pas nouvelle : les accords de Schengen ou la mise en place de l’euro ont montré la voie. Demain, d’autres domaines d’action pourront donner matière à des coopérations particulières : songeons à la gestion des politiques économiques au sein du groupe de l’euro, à l’action internationale ou encore à la sécurité intérieure.
Il n’est donc pas question de substituer de telles coopérations renforcées au régime général de l’Europe. Il s’agit plus simplement de consolider l’Union tout en prévoyant la possibilité d’intégrations complémentaires, menées à quelques-uns selon des règles précises. Ces coopérations spécifiques devront respecter la solidarité communautaire, assurer l’information de tous ceux qui n’y participent pas et, enfin, préserver la cohésion des institutions européennes tout en inventant des dispositions particulières en leur sein pour ces groupes pionniers dont le président de la République a évoqué le principe dans son discours au Bundestag, en 2000.
En mettant en place une telle architecture, la future Constitution fera œuvre utile ; elle créera en particulier les conditions qui rendront plus simples les prochaines adhésions. Le cadre général de l’Europe élargie sera ainsi clarifié, sa marche en avant mieux balisée, ses futurs élargissements plus prévisibles. Par ailleurs, l’Union de demain pourra plus facilement définir le type d’association qu’elle entend conduire avec ses partenaires à l’Est comme au Sud, qu’il s’agisse de la Russie, de l’Ukraine ou des pays de la Méditerranée. Plus fluide, mobile et souple, cette Europe pourra être plus active ; elle pourra tirer parti, et du tronc commun des actions communautaires, et des coopérations renforcées que certains de ses membres choisiront de mener en pleine responsabilité.
Le chemin qui nous attend au cours des prochains mois est donc clairement tracé : adopter une Constitution qui donnera à l’Europe les moyens de prendre toute sa place dans le monde de demain. A cette Union nouvelle, il faudra assigner des objectifs ambitieux, qu’ils soient partagés par tous ou poursuivis par quelques-uns seulement. Quant à ces intégrations complémentaires, elles trouveront naturellement leur place, de la même manière que notre pays a su conduire, avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, une coopération particulièrement utile à l’égard de l’Iran en matière de non-prolifération. Ce précédent, nous pourrons le renouveler demain, par exemple en renforçant le partenariat entre nos industries de défense ou en lançant, en Afrique ou ailleurs, des initiatives politiques ou des opérations de solidarité.
En nous engageant résolument dans cette voie, nous prouverons que nous avons su tirer les leçons de Bruxelles. Nous montrerons aussi que nous avons compris dans quelle Europe nouvelle nous entrons. Face à ce défi, la France reste déterminée à travailler dans un partenariat toujours plus étroit avec l’Allemagne. A ceux qui soutiennent que le moteur franco-allemand s’essouffle, il faut rappeler d’abord les progrès réalisés grâce à cette association depuis plus d’un an : qu’il s’agisse de l’accord intervenu pour le financement futur de l’agriculture, pour la réponse apportée à la Turquie ou encore pour les différentes propositions institutionnelles présentées tout au long des travaux de la Convention, nos deux pays ont su faire leur part du chemin.
Notre marche en avant avec l’Allemagne est respectueuse des principes et des règles de notre Union : contrairement à ce qui a pu être dit à propos des discussions récentes sur le pacte de stabilité, notre pays continue de se soumettre à la discipline budgétaire ; il s’est engagé à revenir d’ici à 2005 à l’intérieur du plafond de 3 % de déficit public ; s’il n’a pas été pénalisé lors du dernier conseil des ministres des finances, c’est bien parce que la recommandation de la Commission n’a pas recueilli de majorité qualifiée.
Pour autant, notre partenariat avec Berlin ne saurait être exclusif : c’est avec tous ceux qui souhaitent aller de l’avant et partager une commune ambition que la France et l’Allemagne entendent faire avancer l’Europe. Dans la période difficile que nous traversons, compte tenu de la conjoncture économique et de la situation internationale, nous devons agir dans un esprit de responsabilité, y compris dans le domaine financier, et porter notre exigence de conscience au cœur de la construction européenne.
Tel est d’ailleurs le sens du message adressé il y a quelques jours par les six plus grands pays contributeurs de l’Union au budget communautaire : s’il ne faut pas ignorer le devoir de solidarité, en particulier à l’égard des nouveaux membres, tous, et la Commission aussi, nous devons faire preuve de réalisme et de retenue lors des prochaines négociations sur les perspectives financières.
Dans notre monde incertain, l’Europe aujourd’hui doit relever des défis de tous ordres, du terrorisme aux aides régionales, de la pauvreté aux menaces d’un choc des cultures et des civilisations. Il est essentiel que cette Europe élargie apprenne à vivre, agir et décider ensemble. Cet apprentissage doit s’appuyer sur une commune détermination, capable de rejeter les clivages du passé ou les préjugés idéologiques ; de même, il faut refuser de se diviser sur les relations avec les Etats-Unis alors que nous partageons la volonté d’une solidarité forte entre les deux rives de l’Atlantique. L’Europe n’est jamais aussi grande, fidèle à elle-même et à sa vocation que quand elle sait dépasser les vaines querelles, nourries par les peurs et les incompréhensions, comme elle l’a fait dans le domaine de la défense.
C’est bien une certaine idée commune de l’Europe que nous devons privilégier pour faire avancer cette entreprise à nulle autre pareille. Au lendemain de l’avertissement de Bruxelles, il nous faut, plus que jamais, faire vivre l’esprit de l’aventure européenne et la mener au-delà des rêves mêmes des pères fondateurs. En mettant l’Europe de demain au service des peuples, de la paix et de la solidarité, du droit et de la justice, nous défendons les idéaux qui ont inspiré depuis si longtemps notre continent. Mais nous les portons plus haut et plus loin pour que l’Europe agisse au cœur même du monde, avec le souci de faire partager son expérience, ses convictions et ses valeurs.
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