Question : Monsieur le Ministre, la Pologne se montre actuellement étonnamment sûre d’elle-même et obstinée, elle a soutenu le président des Etats-Unis, George W. Bush, sur la guerre en Iraq et, maintenant, elle a bloqué le processus d’adoption d’une constitution pour l’Union européenne. Nos voisins sont-ils ingrats ?

Fischer : Ce n’est pas une question de gratitude, et il ne s’agit pas non plus de faire preuve d’arrogance envers qui que ce soit. Le premier ministre polonais, Leszek Miller, a dit : La Pologne est un pays grand et fier. La question est maintenant de savoir quelle est la vision de l’Europe de ce pays grand et fier ? Quelle contribution les Polonais veulent-ils apporter au processus d’unification européenne ? Seule la nation polonaise peut répondre à cette question. Si elle a besoin de temps pour cela, il faut le lui laisser.

Question : On dirait que le ministre allemand des Affaires étrangères est un peu fâché contre les amis polonais.

Fischer : Absolument pas. Je n’ai jamais attendu de reconnaissance particulière et j’ai toujours su que la Pologne était une nation sûre d’elle-même. Il ne faut pas oublier, qu’avec Solidarnosc, la Pologne a apporté une contribution décisive à la suppression du Mur et des barbelés et à l’effondrement de l’empire soviétique. La nation polonaise a bonne mémoire.

Question : Au-delà des disputes sur les droits de vote et les milliards de l’Union européenne, quelle influence la période de 1933 à 1945 a-t-elle sur les relations germano-polonaises ?

Fischer : Il faut toujours garder en mémoire les crimes épouvantables que l’Allemagne a commis en Pologne, contre la population juive polonaise. Le programme criminel des Nazis prévoyait d’asservir le peuple polonais, de détruire son génie et sa culture, un crime monstrueux. Je ne peux pas ignorer ce souvenir.

Question : S’agit-il véritablement de souvenir ou le passé fait-il désormais partie d’un poker politique professionnel ?

Fischer : Cela est nettement plus profond que beaucoup chez nous ne le croient. Il faut savoir que le pacte entre Hitler et Staline entraînait un nouveau partage de la Pologne. Ceci a profondément marqué la mémoire collective du peuple polonais.

Question : La députée au Bundestag et présidente de l’Union des expulsés, Erika Steinbach, et son initiative de création d’un "Centre commémoratif des expulsions" …

Fischer : … ont causé des dégâts immenses dans les relations germano-polonaises. Pas parmi les forces nationalistes extrémistes, qui existent aussi en Pologne, mais parmi de vieux amis et des acteurs importants de la réconciliation entre les deux pays.

Question : Partout en Europe, des forces centrifuges sont soudain à l’œuvre. Visiblement, des différences se font jour sur le vieux continent : d’abord le conflit iraquien, ensuite la dispute sur la suspension du Traité de Maastricht, et maintenant le report à la saint glin-glin de la Constitution européenne. L’ancien président du Parlement européen, Klaus Hänsch, parle de "catastrophe".

Fischer : Catastrophe est un grand mot.

Question : Mais il y a bien une crise ?

Fischer : Je ne cherche pas à présenter sous un jour favorable ce qui s’est passé. Mais de là à parler de catastrophe, de crise ! Je ne vois pas cela sous un jour aussi sombre. Une conférence gouvernementale a échoué. Il n’est pas sûr que cela débouche sur une crise. Je vois tout d’abord une phase de choc salutaire. Et je n’ai pas l’impression que le différend sur le conflit iraquien ait été déterminant. Sur ce sujet, l’opposition entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne ou l’Italie était indiscutablement très forte ; pourtant, la coopération avec ces pays fonctionne justement très bien.

Question : Pour rapprocher les points de vue opposés, aurait-il fallu mieux diriger le sommet de Bruxelles que Silvio Berlusconi ne l’a fait ?

Fischer : Ces points de vue sont difficiles à concilier. Chaque pays détermine lui-même son intérêt national. L’Union est composée d’États souverains qui fixent tous leurs propres critères.

Question : Comme vous l’avez récemment déclaré, en cas de retour en arrière ou même seulement d’immobilisme, l’Europe devrait payer un prix élevé.

Fischer : Nous devons avancer sur la voie de l’élargissement. Mais cela suppose que nous ayons une constitution. Au cœur de toute constitution il y a le processus de décision : selon quelles règles décide-t-on ? Il ne faut pas se baser sur des minorités de blocage mais trouver des majorités de décision. On présente toujours notre position comme s’il s’agissait pour nous d’obtenir plus pour l’Allemagne. C’est complètement faux. L’Allemagne n’a pas besoin de cela.

Question : Pourtant cela n’aurait rien d’inconvenant.

Fischer : Mais ce serait en tous cas donner le mauvais signal et le chancelier fédéral, et moi-même, sommes contre. Ce que nous voulons c’est un déblocage sensible des mécanismes de décision. Pour adopter une décision il nous faut actuellement 232 voix sur 321 au Conseil de l’Union européenne, l’organe suprême de l’Union, c’est-à-dire 72,3 % des voix plus 13 des 25 États membres plus, sur demande, 62 % de la population représentée. Il faut donc passer trois obstacles pour changer quelque chose. Ce qui est fou c’est que, pour rejeter une proposition, il ne faut que 90 voix au Conseil de l’Union européenne. C’est à dire une minorité de blocage très faible. C’est ce que nous voulons changer.

Question : Actuellement ce sont avant tout les Espagnols et les Polonais qui bloquent, alors que leurs intérêts sont différents.

Fischer : En raison des ressources limitées de l’Union européenne, un nouveau combat pour le partage du gâteau a éclaté. Il y a dix nouveaux invités à la table, il est compréhensible que l’Espagne cherche à préserver sa part.

Question : Et l’intérêt de la Pologne devrait être d’obtenir plus d’argent et donc de soutenir la majorité de décision demandée par les Allemands et les Français ?

Fischer : Si les Polonais revoient leur position en fonction de leurs intérêts, c’est la conclusion à laquelle ils devraient arriver. Beaucoup de contributeurs nets, dont l’Allemagne, disent haut et fort qu’il vaut mieux financer les premiers kilomètres d’autoroute et les premiers kilomètres de voies ferrées en Pologne et dans d’autres nouveaux États membres que les derniers kilomètres dans le Sud de l’Europe. C’est pourquoi il convient de procéder à une nouvelle répartition au profit des nouveaux États membres. Une majorité de décision au Conseil de l’UE permettrait ce changement d’orientation.

Question : D’où le report ?

Fischer : Le report était une meilleure solution. Plus j’ai à faire avec la Constitution et plus je vis l’Union telle qu’elle est, plus je suis convaincu qu’il faut préserver ce projet de constitution.

Question : Mais le faire adopter peut prendre beaucoup de temps.

Fischer : Cela prendra plus de temps que beaucoup ne l’espèrent aujourd’hui, mais moins que beaucoup ne le craignent.

Question : À Berlin et à Paris, on a recommencé depuis peu à parler d’une Europe à deux vitesses. Que doit-on exactement entendre par là ?

Fischer : Ceux qui veulent aller de l’avant, en matière de politique de sécurité et de défense, de coopération en matière de politique intérieure, de justice et de droit, le feront si la Constitution n’est pas adoptée. Ils seront d’autant plus déterminés à le faire, qu’ils seront convaincus que cette Europe ne peut, en tant qu’ensemble, être dotée de structures qui lui permettent d’agir.

Question : Cela ressemble à une menace.

Fischer : Erreur. Le noyau dur dont je parle n’est pas un but, mais seulement une conséquence de ce à quoi nous assistons en ce moment.

Question : Est-il imaginable d’avoir un noyau dur sans la Grande-Bretagne qui a déjà des difficultés avec le rythme d’intégration actuel ?

Fischer : Je ne pense pas qu’il y aura le "noyau dur". Il y aura plutôt différents noyaux, différentes vitesses. Mais il y aura un groupe de pays qui feront partie de tous les noyaux, le noyau du noyau, pour ainsi dire. Il y aura différents sous-ensembles, mais il y aura un ensemble qui participera à tous les autres.

Question : Est-ce que les Allemands, face à une nation à laquelle ils ont eux-mêmes causé du tort, sont les meilleurs Européens, les plus convaincus ? Ou est-ce qu’on n’a pas le droit de dire cela ?

Fischer : Ni l’un ni l’autre : vous pouvez le dire ; mais ce ne serait pas vrai.

Question : Mais plutôt ?

Fischer : Je suppose qu’il faut plutôt regarder vers les Luxembourgeois. En effet, ils ont gardé, profondément ancré dans leur mémoire, le souvenir de la tragédie historique qui consiste à entre coincé entre les grands et écrasés par eux.

Question : À propos du conflit iraquien : les mêmes questions que dans l’Allemagne de 1945 se posent. Il faut reconstruire, mais qui va payer ? Il faut juger les crimes du dictateur, mais qui doit s’en charger ? Les hommes politiques iraquiens demandent que Saddam Hussein soit jugé par un tribunal iraquien.

Fischer : Saddam Hussein est entre les mains de la coalition qui a mené la guerre contre lui. C’est elle qui prend les décisions. Je n’ai pas à lui donner de conseil. Ce qui compte c’est que Saddam soit condamné à une peine juste et que son procès soit équitable.

Question : Quels sont les effets de la capture du dictateur sur les évènements en Iraq ? Les États-Unis devraient-ils en tirer les conséquences et se retirer rapidement de ce pays ?

Fischer : Je considère que la demande d’un retrait américain serait non seulement naïve mais aussi dangereuse. Cela risquerait de déclencher une guerre civile en quelques instants. À partir du moment où ils ont commencé la guerre contre Saddam Hussein, les États-Unis sont devenus responsables de l’intégrité territoriale et de la stabilité du pays, et au-delà, de toute la région, le centre du Proche-Orient. S’ils se retiraient maintenant, ils laisseraient un vide qui conduirait immédiatement à l’implosion.

Question : Alors quel doit être l’objectif ?

Fischer : Il nous faut un Proche et un Moyen-Orient où l’Iraq est stabilisé, où l’Afghanistan est stabilisé et où la communauté internationale agit de concert, dans la mesure du possible. Cela prendra des décennies d’efforts, pas seulement des mois ou des années. Il conviendrait de mettre à profit la fenêtre psychologique ouverte par la capture de Saddam.

Question : Vous évoquez une stabilisation de la région. Ne s’agit-il pas, dans le meilleur des cas, d’un cessez-le-feu dans un conflit qui oppose des États à des groupes terroristes, des armées à des fanatiques qui agissent seuls ?

Fischer : Certainement, il s’agit d’un conflit asymétrique et cela le restera. Il ne s’agit pas d’un conflit de courte durée.

Question : Y a-t-il lieu de parler d’une espèce de troisième guerre mondiale ?

Fischer : Il s’agit d’une menace terroriste, asymétrique, de type global avec des liens régionaux au Proche et au Moyen-Orient. Il s’agit également, sans aucun doute, d’un nouveau totalitarisme. Le terrorisme du Djihad a un fondement totalitaire. En Afghanistan, Osama Ben Laden l’a montré avec la domination des Talibans, aux conséquences brutales et inhumaines. Mais les potentiels en présence, Dieu merci inexistants, ne justifient pas le terme de guerre mondiale. Je crois qu’il serait judicieux de réagir à ces évènements avec le sang-froid, mais aussi avec la rigueur nécessaires.

Question : La négociation diplomatique est exclue ?

Fischer : Il faut s’opposer au terrorisme avec rigueur, parce que je ne vois aucune perspective de négociation. Il faut détruire ses réseaux et assécher ses racines. Cela suppose cependant une approche différenciée : stabiliser l’Iraq, stabiliser l’Afghanistan, faire progresser les réformes démocratiques en Iran, apporter une solution au conflit israélo-palestinien, européaniser la Turquie. C’est le rôle de la politique.

Question : Vous avez dit récemment que la réponse stratégique à la menace totalitaire était une "mondialisation positive". Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Fischer : Goethe disait "pendant que, bien loin, dans la Turquie, les peuples s’assomment entre eux". Aujourd’hui, le grand poète n’écrirait plus ainsi : un État africain qui s’effondre ne concerne plus seulement l’Afrique. Nous avons fait l’expérience de conflits oubliés qui, comme l’Afghanistan, sont finalement devenus un foyer de "menaces à la paix et la sécurité internationales", selon les termes des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. Demain ou après-demain cela peut s’appliquer à tout un continent, cela peut valoir pour la zone de crises qui s’étend du Maroc à l’Indonésie.

Question : Cela ressemble plutôt à une "mondialisation négative".

Fischer : Étant donnée cette accumulation de dangers et de menaces, on peut se poser la question de la participation à la mondialisation. Ce sont surtout des sociétés jeunes, qui vivent dans la pauvreté, qui ne connaissent, au mieux, que le revers de la médaille de la mondialisation. Plus de la moitié de la population du monde arabe a moins de 18 ans. Pour ces hommes et ces femmes, participer ne signifie pas seulement prendre part, mais aussi contribuer. Il en résulte que l’on ne doit pas comprendre la mondialisation comme un destin imposé de l’extérieur. En ce sens je pense que la "mondialisation positive" a une dimension économique et sociale, culturelle et politique.

Question : Et quelle est la place des droits de l’homme dans ce concept ?

Fischer : Vous pouvez souhaiter que le monde soit bon, mais vous ne pouvez pas le rendre bon. Il faut faire la distinction entre ce qui est souhaitable et ce qui est réalisable.

Question : En clair cela veut dire qu’il suffit qu’une puissance soit assez forte, comme par exemple la Russie, pour qu’elle puisse faire tout ce qu’elle veut dans les régions se trouvant sous son contrôle et que le reste du monde se taise ?

Fischer : Mais personne ne se tait. Chaque fois que je rencontre mon homologue Igor Ivanov nous abordons ce sujet. L’éthique politique comporte une grande part de conviction mais aussi une part, plus grande encore, de responsabilité. Je ne suis pas d’accord pour opposer les deux. Cela ne se produit que quand l’on fait de l’un ou de l’autre un principe absolu. Il est extrêmement difficile de trouver une solution au problème tchétchène. Nous avons à plusieurs reprises essayé de faire opter pour une solution politique.

Question : Est-ce qu’il est possible de discuter avec des gouvernements comme celui de Moscou ?

Fischer : Il y a eu des moments où le gouvernement de Boris Eltsine a réagi en Tchétchénie à la pression internationale.

Question : Les pressions ne sont pas des discussions.

Fischer : À l’époque il y a eu des discussions et elles ont permis d’atteindre quelques résultats : la Fédération de Russie a alors choisi de se retirer de Tchétchénie. Mais on ne peut pas dire que cela ait été une période plus faste pour les droits de l’homme dans cette région. Au contraire, des choses épouvantables s’y sont passées. On se retrouve donc souvent dans une situation qui n’est pas facile à résoudre. Il faut absolument respecter les droits de l’homme des citoyens tchétchènes qui sont aussi des citoyens russes. Par ailleurs, il faut affirmer avec la même conviction : l’islamisme radical qui a recours à des moyens terroristes est inacceptable.

Question : En ce moment on a le sentiment que, sous couvert de combat contre le terrorisme, Moscou combat avant tout contre son propre peuple.

Fischer : L’État russe a un devoir de protection envers ses citoyens. Les violations des droits de l’homme en Tchétchénie, graves et répétées, doivent être poursuivies conformément aux lois. D’un autre côté, l’isolement de la Russie, tout comme celui de la Chine, ne constitue pas une option sérieuse. On se retrouve ici dans l’éthique de responsabilité, une réponse basée sur l’éthique de conviction ne mène pas très loin.

Question : Depuis les dernières élections, nombreux sont ceux qui regardent vers la Russie avec une grande inquiétude. En faites-vous partie ?

Fischer : On va devoir attendre les résultats de l’élection présidentielle de mars. S’il est réélu, Vladimir Poutine disposera d’une très large majorité, des deux tiers, à la Douma. La communauté internationale mènera des discussions intensives avec la partie russe pour expliquer combien il est important que cette majorité soit utilisée d’une manière responsable et au profit du développement de la démocratie russe et des citoyens.

Question : Le ministre allemand des Affaires étrangères est redevenu, c’est en tout cas notre impression, passionnément ministre allemand des Affaires étrangères. Aviez-vous déjà le sentiment cet été que la description de votre poste de ministre européen des Affaires étrangères serait mise au placard en hiver et qu’il était donc plus sage de déclarer tout de suite que vous y renonciez ?

Fischer : L’information selon laquelle je partirais à Bruxelles a toujours été une fausse information donnée par le "Spiegel". Je vous ai toujours dit que je me plaisais au poste de ministre allemand des Affaires étrangères et que j’y resterais. C’est pourquoi mon sentiment était le même cet été qu’au printemps ou qu’à tout autre moment.

Question : L’un de vos plus proches compagnons de route, Daniel Cohn-Bendit, ne vous croit pas, aujourd’hui encore.

Fischer : Dany a été l’un de mes plus proches compagnons de route et reste pour moi un très bon ami, mais avec des idées bien à lui. Quand je fais quelque chose qui lui déplaît, il me fait des remontrances publiques. Dany est unique en son genre, et quand il pense que Fischer doit aller dans une certaine direction, il le répète sans cesse devant les caméras. Il est comme ça, et c’est comme ça que je l’aime. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui se passe dans ma tête.

Monsieur Fischer, nous vous remercions pour cet entretien.

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères