1. Laïcité et responsabilités

La laïcité suppose par construction une mise à distance par rapport à ses propres croyances, un recul critique, une sorte d’éthique de la responsabilité : de toute cette démarche ni les normes ni les procédures contentieuses ne sauraient dispenser l’ensemble des acteurs.

D’où l’importance essentielle, surtout sur le terrain d’institutions éducatives, du dialogue, des médiations, de la recherche commune de solutions laïques préventives de conflits. On ne saurait se représenter un simple face à face des enseignants et des élèves en ignorant que l’Ecole est par construction un espace de médiation, voire une " clef de voûte " par rapport aux tensions au sens où l’entend Claude Lefort, et qu’elle ne peut dès lors jouer son rôle que dans une atmosphère de confiance fondant une reconnaissance réciproque (Jean-François Six).

Mais il est clair que rappeler cette nécessité suppose que les protagonistes du " terrain " ne soient plus livrés à eux-mêmes face à des situations souvent très difficiles : il est urgent d’apporter aux équipes éducatives le soutien qui leur fait en général cruellement défaut (Francine Best). Il s’agit ici non seulement de moyens d’encadrement et d’outils pédagogiques mais également et d’abord de formation au traitement de ce type de situations (voir ci-après point 4) et à la matière elle-même (les recommandations du rapport de Régis Debray sur l’enseignement du fait religieux ouvrant ici une perspective féconde).

Il s’agit tout autant du soutien par l’encadrement administratif et par la hiérarchie, les situations étant à cet égard fortement variables d’un établissement à l’autre. On peut faire l’hypothèse que la demande de normes est d’abord celle d’une politique pédagogique et administrative cohérente et protégée de toute instrumentalisation partisane, sans laquelle la plus claire des lois reste cautère sur une jambe de bois.

Les auditions sur l’état actuel des pratiques (en particulier l’exposé de Francine Best) ont permis de prendre la mesure de l’importance de ce travail de médiation qui permet souvent de désamorcer les tensions et d’éviter des conflits : même si les chiffres varient quelque peu, il est incontestable que le nombre de cas litigieux (de port de foulards ou de voiles dans les établissements scolaires) est extrêmement limité au regard du nombre de jeunes filles scolarisées et, dans les dernières années, en voie non d’augmentation mais de diminution, ce qui indique l’efficacité du dialogue et des médiations.

Pour autant, les difficultés rencontrées dans cette tâche par les autorités concernées, notamment par les équipes de gestion des établissements scolaires, et par les enseignants, ne sauraient être sous-estimées et appellent un soutien qui passe par le rappel des normes, la diffusion de leur connaissance (souvent très insuffisante), la réaffirmation de l’obligation pour chacun (individus, groupements, confessions, mais aussi autorités et agents publics) de respecter le système de garanties des droits qui constitue le " contrat social laïque " et qui s’impose à tous. La responsabilité de ces rappels et de l’éducation des acteurs incombe à la fois aux autorités gouvernementales et administratives, aux enseignants, aux communautés religieuses et aux mouvements philosophiques, aux organisations d’éducation populaire, etc.

Il est clair que le maintien de l’esprit de 1905, c’est-à-dire de la gestion d’un espace commun dans le respect mutuel et à égalité de droits, suppose que chacun fasse effort sur lui-même - ce qui est la démarche laïque par excellence - pour dominer des réactions de crispation ou de rejet. La médiatisation des incidents, la préférence pour les paroles provocatrices qui font monter l’audience (Mohammed Arkoun), n’aident ni à entendre les voix de la raison ni à repérer les procédures qui permettent de faire triompher les solutions de " paix laïque ". Plus généralement, la mondialisation de l’information et de la communication produit parfois de véritables " moments d’hystérie " et en tout état de cause oblige chacun à se confronter à la proximité d’un autrui différent, au risque de réactions identitaires provoquées par des déstabilisations culturelles et anthropologiques (Dominique Wolton). Il n’e est que plus important de rappeler que la concorde laïque repose sur la gestion commune d’espaces de citoyenneté, guidée par l’usage commun de la raison.

2. Laïcité et service public

Une ligne de clivage fondamentale doit être clairement réaffirmée, qui passe en la matière entre agents et usagers.

Comme l’ont constamment affirmé tant la jurisprudence du Conseil d’Etat (Bernard Toulemonde : le droit a toujours été très clair et a peu évolué sur ce point) que celle de la Cour européenne des droits de l’Homme (Jean-François Flauss, Gérard Gonzalès : à quelques nuances près, il y a forte convergence des jurisprudences), la neutralité du service public impose un devoir de réserve particulièrement strict à tout agent qui y concourt.

L’usager doit pouvoir compter sur l’impartialité de tout fonctionnaire ou agent public, et non seulement sur la réalité mais aussi, comme en matière judiciaire, sur l’apparence de cette impartialité. La laïcité interdit donc à ces agents de manifester fût-ce par le signe le plus discret des opinions qui les rapprocheraient, dans l’exercice de leurs fonctions, de telle catégorie d’usagers au détriment des autres : le respect des missions de service public et de l’égalité devant ce service est à ce prix.

En revanche, conformément aux normes constitutionnelles (article 10 de la Déclaration de 1789 et article 1er de la Constitution), internationales et législatives, les obligations des usagers ne sauraient excéder ce qu’exige la compatibilité entre l’exercice d’une liberté et d’une part le respect des libertés d’autrui, d’autre part l’ordre public lié aux missions mêmes du service public considéré. Il est en ce sens hors de doute que la demande de dérogation à l’égalité des sexes en matière de contenus éducatifs ou d’assiduité scolaire, ou encore la demande de non mixité (entre élèves comme dans les rapports entre élèves et enseignants, et aussi dans les rapports entre agents et usagers d’autres services publics, ou encore dans les conditions d’accessibilité d’un équipement public), sont incompatibles avec le principe d’égalité devant le service public.

Mais une fois ceci posé et acquis, comme l’a rappelé Paul Ricœur (dans " Le Monde " du 11 décembre 2003) les élèves sont nécessairement porteurs de la diversité culturelle, religieuse, etc. de la société, diversité que l’école ne saurait ignorer ni mutiler.

Ce qui est à l’évidence très nécessaire ici est non d’ajouter aux normes existantes mais d’en rappeler clairement et fortement le contenu et le caractère impératif et " indérogeable ". En revanche, un comportement qui ne trouble pas l’ordre public scolaire, ne porte pas atteinte aux libertés d’autrui et ne compromet pas la bonne marche du service ne saurait être prohibé sans remettre en cause les fondements mêmes de la conception française des libertés publiques telle qu’elle a toujours été conçue et appliquée (du moins en métropole…).

3. Les voies d’une clarification

La " laïcité à la française " est l’objet d’un fort consensus. Comment interpréter autrement la tendance constante des sondages qui sur la base de questions assez variées et, aujourd’hui, à propos de la question de l’éventuelle intervention d’une loi nouvelle marquent l’attachement de la population aux principes laïques ?

Les débats politiques ont mis en valeur l’idée qu’il était nécessaire de compléter le cadre juridique existant par une norme plus claire. Il est vrai que l’évolution en profondeur qui est souhaitée ne peut intervenir dans l’exacerbation des débats actuels.

Si règle il y a, son objet serait de mieux faire comprendre aux usagers de l’école - et des différents services publics - les obligations qui s’imposent à eux en pratique. On peut en arriver là par une synthèse bien faite et largement diffusée des obligations actuelles (Bruno Etienne), on peut aussi souhaiter voir le législateur intervenir pour fixer la règle du jeu.

Il est clair que les objectifs d’explication et de formation (voir infra point 4) supposent réalisée la première entreprise, qui n’a rien de facile. Mais un rappel des bases dans les droits de l’Homme de l’objectif de non discrimination et de tolérance et une description franche des modalités pratiques les plus souhaitables ainsi que des sanctions éventuellement encourues amélioreraient l’application des règles. Emile Poulat évoque à ce propos l’idée d’une " codification ", mais le terme peut prêter à équivoque : il s’agit d’établir à droit constant un document compréhensible par tous les acteurs et couvrant l’ensemble des aspects du problème.

A la vérité, cette entreprise est en toute hypothèse souhaitable. Mais il est notoire qu’elle paraît insuffisante à ceux qui considèrent qu’il faut aujourd’hui légiférer (Guy Coq). Les raisons de formuler dans une loi ce qui serait une réaffirmation de la règle existent. L’une est politique au sens le plus consensuel du terme : la représentation nationale, en se prononçant, montrerait l’importance que la nation attache à une question devenue très sensible ; a contrario, si elle renonce à se prononcer, elle semblerait s’en remettre à des partenaires que le débat a fragilisés. On peut aussi penser que le jour où la Cour européenne aurait à se prononcer il sera plus facile pour elle de comprendre comment la République française use de son pouvoir d’appréciation s’il existe une loi intervenue dans un contexte moderne. Encore faudrait-il définir l’ambition de cette éventuelle loi, dès lors qu’on a pu estimer que " le débat sur le voile est dérisoire " et que " le vrai débat porte sur la laïcité " (Francis Szpiner).

Mais l’entreprise a un inconvénient en ce qu’elle paraîtrait s’adresser à une minorité d’usagers et de citoyens qui pourraient l’interpréter comme un acte d’incompréhension ou de rejet, alors que la laïcité ne peut se concevoir autrement que comme une protection contre la violation des droits de l’Homme (Stéphane Hessel). Or, rien n’est pire que de se voir imposer une règle que l’on ne comprend pas et à laquelle on n’adhère pas (Jacques Ribs). En outre, au regard du rôle émancipateur de l’école en particulier pour les jeunes filles toute exclusion renforce les risques de communautarisme (Monique Lellouche).

Quelle que soit la décision, il est certain que l’intervention d’une loi ne supprimera pas les responsabilités de son application. Il y aura toujours des décisions à prendre sur le terrain, il y aura toujours le recours au juge. Et les conflits peuvent naître à la frange de ce qui aura été décidé. Car l’application des textes fondamentaux qui organisent les garanties de la laïcité est inévitablement sujette à interprétation : exigences de l’ordre public, de la " morale publique ", incidence de la référence au point de vue d’ " une société démocratique " pour apprécier ces exigences, etc. De manière plus générale, aucune formulation législative ne dispensera de la casuistique : même une interdiction générale et absolue des signes religieux dans les enceintes scolaires, à supposer que ce caractère général et absolu ne l’entache pas d’irrégularité au regard de la Constitution ou d’une norme internationale, ne mettra pas fin aux discussions interprétatives " cas par cas " , notamment sur ce qu’est un signe religieux ; a fortiori une loi qui se bornerait, reprenant la jurisprudence du Conseil d’Etat, à proscrire les signes " ostentatoires " continuerait à laisser ouverte la question de définir le caractère " ostentatoire " d’un signe (qui ne peut se déduire de sa seule " visibilité " dès lors que la visibilité est constitutive du concept même de signe).

De même, l’application de sanctions qui doivent obéir au principe de proportionnalité ne pourra que faire l’objet de la part des juridictions administratives d’un contrôle cas par cas, notamment de la validité des règlements qui prévoiraient lesdites sanctions voire, le cas échéant, de celle de l’éventuelle loi elle-même.

Il importe que chacun soit conscient de ce caractère inévitable du travail d’interprétation qui incombe certes aux juridictions mais aussi d’abord aux autorités compétentes pour assurer l’ordre public dans les services publics concernés.

4. Lutter contre l’" ignorance laïque " : former et expliquer

Les principes de la laïcité " à la française " semblent faire l’objet d’un fort consensus, sous réserve que le contenu des normes qui la mettent en œuvre depuis près d’un siècle soit mieux connu et expliqué. Le besoin qui est ressenti et exprimé par de nombreux acteurs relève en ce sens essentiellement d’une réaffirmation et d’une clarification du sens et des conséquences de ces principes, non de leur modification. Les formes de cette clarification peuvent varier, mais les limites de l’épure n’en sont pas moins claires, qu’il s’agisse de la garantie des libertés que constitue la laïcité, de la nécessité de concilier ces libertés entre elles et de proportionner leur exercice aux exigences de l’ordre public ou encore de distinguer entre statut des agents et statut des usagers des services publics.

La nécessité d’un effort considérable de formation et d’explication apparaît clairement. Les interrogations des maîtres liées au débat actuel obligent à reconsidérer le contenu de cette formation et elles invitent à provoquer chez les élèves une meilleure compréhension du monde complexe dans lequel ils vivent. Cette formation doit faire appel au droit car la hiérarchie et la portée des règles sont mal connues. Elle doit aussi s’ouvrir sur la compréhension des faits sociaux et religieux qui caractérise un monde ouvert.

Il s’agit donc d’abord de la formation des élèves, sur ce qu’est la laïcité, sur le fait religieux aussi car un enseignement laïque, c’est-à-dire rationnel et en même temps respectueux des croyances et des libertés, est le meilleur antidote aux fanatismes et aux intolérances. Les auditions ont souligné également le besoin d’un renforcement de l’enseignement de l’histoire coloniale (Françoise Lorcerie), l’intellect étant le meilleur rempart contre " les ravages des imaginaires " (Mohammed Arkoun) et les familles n’étant au demeurant pas toujours en mesure de transmettre la mémoire nécessaire à la construction d’identités plurielles nées des migrations.

Mais il est aussi, voire sans doute d’abord, question de la formation des maîtres (Bernard Toulemonde), dont la situation actuelle est ici très insatisfaisante (Jean-Louis Biot). Cette formation devrait porter d’une part sur l’enseignement de la laïcité, des faits religieux et des cultures des sociétés à références musulmanes, d’autre part sur la gestion des situations de conflits. Il serait au demeurant fort souhaitable que la laïcité soit explicitement au programme des concours de recrutement d’enseignants.

Il s’agit tout autant de la formation des équipes d’administration des établissements dont le rôle de régulation et de prévention est essentiel, en particulier d’une formation au droit (Francine Best) et à la gestion des conflits. C’est sans doute l’absence d’un tel soutien (qui peut aussi prendre la forme d’interventions de conseils et d’audits souples, comme le relevait Francine Best) qui explique pour une part non négligeable l’accueil plutôt négatif réservé à l’avis donné en 1989 par le Conseil d’Etat, dès lors que cet avis renvoyait aux responsabilités de chefs d’établissement qui ressentaient toute la difficulté de leur exercice.

Plus généralement, il serait hautement souhaitable que le niveau de connaissances générales du grand public (sur l’histoire et l’actualité de la laïcité mais aussi sur la diversité des traditions religieuses et des pratiques culturelles qui coexistent aujourd’hui sur le territoire de la République) progresse à travers des actions d’information et des débats. Le centenaire, qui approche, de la loi de 1905 pourrait en fournir une heureuse occasion.

Selon le préambule de la Déclaration de 1789, " l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements ". Il est permis de penser que l’ignorance de la laïcité (des normes qui l’organisent et des responsabilités qu’elle implique) est cause d’une part importante du malaise actuel.

Source : Commission nationale consultative des Droits de l’homme