Q - Aujourd’hui, après la capture de Saddam Hussein, la France considère-t-elle que la donne a changé en Irak ?

R - L’essentiel du problème irakien, aujourd’hui, c’est la situation de vide politique que connaît ce pays, qui favorise les débordements et le regain de violence auquel nous assistons. Pour lui permettre de passer ce cap, il faut accélérer le retour de l’Irak à la souveraineté. Un calendrier a été mis au point à Bagdad, prévoyant, d’ici au 30 juin, la mise en place d’un gouvernement provisoire désigné par une assemblée élue par des collèges régionaux. Par rapport à ce processus politique, il y a une double clé : en Irak, rallier semaine après semaine, mois après mois, toutes les forces susceptibles de renoncer à la violence et de participer pleinement à la reconstruction du pays ; et, au-delà, associer les pays voisins et la communauté internationale pour qu’ils soutiennent le processus.

C’est une course contre la montre qui est engagée en Irak entre, d’un côté, les forces du désordre et des groupes qui utilisent le temps perdu pour s’organiser, et, d’autre part, la capacité de la coalition et de la communauté internationale à contribuer à l’organisation politique de ce pays. C’est pourquoi la France soutient l’idée d’une conférence internationale sur l’Irak, qui serait convoquée après le 30 juin pour permettre, sous l’égide des Nations unies, une pleine réintégration de ce pays au sein de la région. Dans ce même but, nous voulons favoriser une réflexion sur une nouvelle architecture de sécurité au Moyen-Orient, qui pourrait aborder l’ensemble des sujets, qu’il s’agisse du respect des frontières, de la lutte contre le terrorisme ou encore de la non-prolifération, en vue de renforcer la stabilité régionale.

Q - Ne regrettez-vous pas que la France ait perdu de son crédit diplomatique en jouant, avant l’intervention américaine, de la menace de son droit de veto ?

R - L’influence de la France n’a jamais été aussi forte. Partout notre pays est entendu et respecté. Je viens encore de le constater lors de mes visites dans les pays du Golfe. Tout au long de la crise irakienne, la France a voulu rester fidèle à ses principes. Faut-il rappeler, par ailleurs, que nous ne nous sommes jamais trouvés dans la situation d’user du veto puisqu’il y a toujours eu une large majorité de pays au Conseil de sécurité pour considérer que la force ne devait être utilisée qu’en dernier recours. C’est dans un souci de responsabilité que nous avons voulu clarifier la position française.

Quant à la réalité des relations franco-américaines, méfiez-vous des exagérations ou des caricatures : notre coopération demeure, sur de nombreux sujets, vivante et très étroite. Je n’en donnerai qu’un seul exemple, celui de la lutte contre le terrorisme. Pour assurer la sécurité des transports aériens entre nos deux pays, nous venons ces derniers jours de développer avec les Etats-Unis des actions communes dont les responsables américains ont salué eux-mêmes le caractère exemplaire. Chacun peut observer aujourd’hui, de part et d’autre, la volonté de travailler ensemble, au Moyen-Orient comme ailleurs.

Q - Mais il existe un désaccord de fond sur la façon de gérer la planète ?

R - Là encore, distinguons deux choses. Nous sommes tous d’accord sur la réalité des défis auxquels nous sommes confrontés ensemble sur la scène internationale. La donne nouvelle du monde où nous vivons, c’est l’apparition de problèmes qui dépassent le cadre d’un ou plusieurs Etats : environnement, solidarité avec le Sud, sida, terrorisme... Mais, c’est vrai, nous avons des approches différentes sur la façon d’y répondre. Les uns estiment que l’action fondée sur la seule puissance, mobilisée dans le cadre d’une coalition de plusieurs pays, est susceptible de régler ces problèmes. Et d’autres, comme nous, pensent que la seule réponse capable d’apporter des solutions durables est de s’organiser sur une base multilatérale, fondée sur le droit et sur les principes de justice, de solidarité et de dialogue. Car, pour être efficaces, de telles réponses doivent être légitimes. Sans quoi, nous serons toujours en retard d’un conflit.

Q - La France parle moins du terrorisme que les Américains. Serait-ce que nous n’en faisons pas la même analyse ?

R - Pas du tout : personne ne doit sous-estimer le danger que représente le terrorisme et la nécessité de le combattre sans relâche. Chacun est conscient que nous sommes passés, le 11 septembre, d’un terrorisme traditionnellement ciblé localement à un terrorisme de masse qui sait en permanence, avec beaucoup d’opportunisme, jouer des situations locales. Nous savons aussi qu’il s’est fixé comme objectif de s’opposer à tout ce que peut représenter l’Occident. La menace est globale. Et la riposte doit l’être aussi. Mais il faut bien voir que dans la situation extrêmement difficile du monde d’aujourd’hui, les terroristes peuvent utiliser tous les terreaux, ceux de l’injustice, de la pauvreté et, bien sûr, des différentes crises de par le monde. Chaque plaie ouverte sur la scène internationale est un défi dont se nourrit le terrorisme. C’est pourquoi la France estime que la vraie réponse doit consister à articuler une lutte implacable contre le terrorisme avec une stratégie de paix et de développement. Voilà pourquoi nous disons : la véritable réponse au terrorisme, c’est l’action et la responsabilité collective. Partout où existe une crise, il faut prendre l’initiative et refuser l’immobilisme.

Q - Vous appelez les Européens à prendre de nouvelles initiatives pour relancer le processus de paix au Proche-Orient ? Mais quoi ?

R - La fragilité de cette région justifiait que l’on aille beaucoup plus loin dans le règlement du conflit israélo-arabe avant même de s’engager militairement en Irak. Nous avons toujours dit qu’il y avait une interdépendance entre ces crises. L’adoption du plan d’action, appelé Feuille de route, dans lequel les Européens ont pris une part déterminante, a marqué une étape importante. Depuis, on piétine. Aujourd’hui, le contexte se prête à de nouvelles initiatives : un nouveau gouvernement palestinien, une baisse relative du niveau de la violence, le nouvel horizon ouvert par les accords de Genève. La conviction de la France est que l’on doit exploiter toutes les ressources de la Feuille de route, qu’il s’agisse de renforcer le mécanisme de supervision ou d’encourager la tenue d’une conférence internationale, voire, au-delà, de procéder au déploiement de forces sur le terrain. Tout cela doit faire l’objet d’une concertation avec les Américains comme avec les autres membres du Quartet. Mais le temps presse ; sinon, violence et terrorisme reprendront le dessus.

Q - S’agissant de l’Europe, depuis l’échec du Sommet de Bruxelles à s’accorder sur le projet de Constitution, la France appelle à une issue rapide. Quel délai vous donnez-vous ?

R - Nous devons nous mobiliser, tout en étant conscients que nous n’avons pas le droit à l’erreur. L’Europe a besoin d’une Constitution ambitieuse. Et nous voulons nous doter d’une règle commune exigeante si nous voulons être à la hauteur des enjeux. Le problème n’est donc pas de se battre sur des calculs ou des arrière-pensées pour mesurer notre capacité de blocage ou ce que nous pouvons gagner en retour, il est de savoir comment l’Europe peut agir, c’est-à-dire prendre en temps voulu les décisions nécessaires à son développement. Nous aimerions voir réglé au cours de l’année 2004 l’ensemble de ces problèmes. Nous avons là une obligation de résultat.

Q - Pour la France, il y a peu à retoucher au "projet Giscard" ?

R - Ce projet constitue effectivement une référence ambitieuse et pose bien les bases de ce que doit être la Constitution européenne.

Q - Voyez-vous dans l’opposition de l’Espagne la conséquence de notre désaccord sur l’Irak ?

R - Certains Etats membres ont pu considérer qu’il leur était difficile de revenir sur les avantages obtenus au Sommet de Nice. Nous devons nous attacher à prendre en compte les préoccupations des uns et des autres. Je viens d’avoir des discussions encourageantes avec mon collègue polonais. Vous évoquez le cas de l’Espagne. Il existe une très grande amitié entre Français et Espagnols. Notre coopération dans le domaine de la sécurité et du terrorisme en est le meilleur exemple. C’est à partir d’une ambition commune que nos deux pays doivent avancer pour faire progresser l’Europe.

Q - Le moteur franco-allemand pourrait-il être une alternative efficace quand la voiture tire à hue et à dia ?

R - Rendons d’abord justice à l’efficacité de ce moteur franco-allemand. Nos deux années de travail en commun ont très largement contribué à permettre à l’Europe de progresser. Que l’on considère nos propositions en matière institutionnelle, sur la Politique agricole commune, sur les modalités de la candidature turque ; sur la défense aussi, en liaison avec nos amis britanniques.

Il est tout aussi vrai que l’on ne peut pas imaginer qu’il y ait d’un côté l’Europe à vingt-cinq et, de l’autre, quelques Etats qui voudraient s’organiser pour créer entre eux de manière permanente un dispositif séparé. Nous voulons avancer avec l’ensemble de nos partenaires, mais il faut garder de la souplesse, comme le Traité le prévoit, pour que, dans des domaines précis, et dans un esprit de transparence et d’ouverture, certains Etats pionniers puissent prendre des initiatives. Et il me paraît tout à fait souhaitable que Français et Allemands aient à cœur de participer à toutes les grandes aventures de l’Europe, notamment dans le cadre des coopérations renforcées.

Q - Contrairement à la France, l’Allemagne penche plutôt pour une Europe fédérale. Cela ne bridera-t-il pas le moteur ?

R - La force des débats de la Convention, c’est d’avoir su dépasser ces querelles théologiques qui ont longtemps obscurci les choses. Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si l’Europe doit être intergouvernementale ou fédérale. La réalité de l’Europe, c’est que nous voulons tous qu’elle avance dans le respect de l’identité des nations qui la composent.

Q - Un sondage vous a mis la semaine dernière en tête de liste des ministres les plus populaires, à égalité avec Nicolas Sarkozy. Surprise ?

R - Que se rejoignent ici l’Intérieur et l’Extérieur, c’est de bon augure. Mais je peux témoigner que le gouvernement tout entier, sous l’autorité de Jean-Pierre Raffarin, est mobilisé au service des Français dans ces temps difficiles.

Source : ministère français des Affaires étrangères