(extrait du procès-verbal de la séance du 11 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je remercie M. Schwartz de sa présence. M. Schwartz, je le rappelle, est maître des requêtes au Conseil d’Etat, commissaire du gouvernement et professeur associé de droit public à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a été rapporteur, puis rapporteur général, de 1995 à 1997, du Haut Conseil à l’intégration. Ses informations sont pour nous très importantes, notamment pour mieux comprendre la portée de l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989.

Dans cet avis, le Conseil d’Etat a considéré que, dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas en lui-même incompatible avec le principe de laïcité dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses.

Si nous avons demandé à M. Schwartz de venir, c’est parce qu’un certain nombre de questions se posent aujourd’hui.

Le Conseil d’Etat a indiqué que pouvait donner lieu à une exclusion d’élève le port de signes religieux ostentatoires. Quelle distinction existe-t-il entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire ? Peut-on faire cette distinction ? Quelle est la liberté laissée aux chefs d’établissement pour l’application de ce critère ? Enfin, comment se traduit finalement, pour le Conseil d’Etat, le principe de la laïcité dans les établissements scolaires ?

Je terminerai par la question que tout le monde se pose ici : pensez-vous que l’intervention du législateur soit nécessaire pour revoir, modifier ou compléter la loi de 1905 ? Faut-il laisser une liberté d’action aux chefs d’établissement et aux juridictions ?

M. Rémy SCHWARTZ : Merci M. le Président. Je vais essayer rapidement d’exposer les raisons pour lesquelles le Conseil d’Etat a cru pouvoir dégager le principe que vous avez rappelé, puis de préciser la jurisprudence qui n’est pas toujours totalement connue et, enfin essayer de répondre très brièvement, et de façon non exhaustive, à votre question sur la faculté d’intervention du législateur, compte tenu des contraintes constitutionnelles et internationales.

Le premier point est celui de savoir pourquoi le Conseil d’Etat a cru pouvoir interpréter, comme il l’a fait, le principe de laïcité dans les établissements d’enseignement. Je répète très brièvement qu’il n’est pas possible d’interdire par principe tout port de signes religieux, sous réserve d’un certain nombre de contraintes que j’indiquerai dans un instant.

Le juge a procédé, par conciliation de principes qui peuvent apparaître contradictoires. Il a raisonné comme il l’a toujours fait en matière d’expression de libertés ou d’expression de convictions, par exemple comme il l’avait fait au début du XIXème siècle pour tout ce qui concernait les manifestations religieuses, dans la sphère publique, par exemple les processions. Le Conseil d’Etat a donc interprété le principe de laïcité au regard des textes fondateurs.

Le premier texte est la loi du 28 mars 1882 qui dispose que « dans l’enseignement primaire, l’instruction religieuse est donnée en dehors des édifices et des programmes scolaires ». Ce principe est repris à l’article 17 de la loi du 30 octobre 1886 relative à l’enseignement primaire : « Dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque ». Et la loi de 1905 a supprimé tout financement du culte.

Dans un premier temps, le Conseil d’Etat a donc estimé que la laïcité a affranchi la personne publique de toute référence religieuse. La personne publique est neutre, elle manifeste sa neutralité en se détachant de tout ce qui est manifestation religieuse. Ce principe a bien évidemment été consacré par notre Constitution - c’est le préambule de la Constitution de 1946 qui a été repris dans notre Constitution - avec l’affirmation de l’organisation d’un enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés. De plus, l’article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 affirme le principe de la laïcité de l’Etat.

Première interprétation : la laïcité, c’est donc l’affirmation que l’Etat et les personnes publiques ne manifestent pas de convictions religieuses. L’Etat et les personnes publiques sont neutres.

Le deuxième sens donné à la notion de laïcité, est le respect des convictions de tous, l’un et l’autre étant liés. L’Etat doit s’affranchir de toute manifestation religieuse afin de respecter les convictions de tous. Ce principe est affirmé à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ».

C’est la loi de 1905 qui a séparé l’Eglise et l’Etat, mais aussi affirmé la liberté de conscience. Elle a organisé en même temps les aumôneries dans des services publics, précisément pour permettre d’assurer le respect des convictions de tous.

Le Conseil d’Etat a interprété la laïcité sous ces deux aspects, qui sont liés : la neutralité absolue des services publics doit permettre précisément le respect des convictions de tous. C’était le premier point.

Après avoir interprété la notion de laïcité, le Conseil d’Etat a pris en considération les conventions et accords internationaux auxquels la France était partie. Ils sont nombreux et ont des conséquences sur l’ordre juridique français qui n’avaient pas toujours été prévues.

Il s’agit de la convention du 15 décembre 1960 concernant la lutte contre les discriminations dans le domaine de l’enseignement, des pactes internationaux du 16 décembre 1966 relatifs aux droits civils et politiques, et aux droits économiques et sociaux, et de l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme qui affirme : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion et de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement de rites. Mais des restrictions peuvent être apportées par la loi pour des motifs d’ordre public ».

Il est certain que cette affirmation du droit de manifester ses convictions, y compris ses convictions religieuses, dans l’enseignement, a soulevé un certain nombre d’interrogations.

Il faut également signaler que le législateur a affirmé, par la loi du 10 juillet 1989, que les élèves disposent, dans les collèges et lycées, de la liberté d’information et de la liberté d’expression dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité.

Le Conseil d’Etat a donc procédé à une conciliation de l’ensemble de ces données, de l’ensemble de ces normes et de ces règles, pour aboutir à ce qui lui semblait être un constat : il n’est pas possible d’interdire par principe toute expression religieuse par les élèves, sous un certain nombre de réserves.

J’en viens maintenant à l’analyse plus précise faite par le Conseil d’Etat.

Dans son avis de 1989, mais aussi dans l’application qui en a été faite, comme par l’arrêt de Kherouaa du 2 novembre 1992, le Conseil d’Etat a affirmé qu’il n’est pas possible d’interdire, par principe, le port de tout signe religieux. Le juge administratif a donc annulé un certain nombre de sanctions prises à l’encontre d’élèves, pour le seul motif que les intéressés portaient un signe religieux.

Je voudrais souligner qu’il n’y a pas eu plus d’une vingtaine de décisions du Conseil d’Etat depuis 1992 sur ces questions. Il faut donc relativiser l’importance du contentieux.

D’autres décisions de 1996 réaffirment l’interdiction d’interdire le principe de tout port de signes religieux (décisions du 20 mai 1996, ministre de l’éducation nationale c/Ali et du 27 novembre 1996, ministre de l’éducation nationale c/Khalid).

Cependant, le Conseil d’Etat a posé, dans le même temps, des limites qui me semblent très sévères et très strictes. Ces limites sont qu’il n’est pas possible d’arborer et de porter des signes religieux qui seraient constitutifs d’actes de prosélytisme, de provocation, de pression ; qu’il n’est pas possible de perturber le déroulement des activités d’enseignement, le rôle éducatif des enseignants, etc. De même, il n’est pas possible de s’affranchir de certaines règles fondamentales du service public, comme l’obligation d’assiduité ou le respect des règles de santé et de salubrité.

En cas de non respect d’une de ces règles seulement, le juge a estimé qu’il était légalement possible de sanctionner les élèves en admettant des sanctions aussi lourdes que l’exclusion. C’est le cas lorsqu’un élève manque systématiquement un cours, par exemple le cours d’éducation physique (27 novembre 1996, époux Wissaadane) ou s’il refuse, par principe, d’aller à des cours un jour donné de la semaine (sens de la décision d’assemblée du contentieux du 14 avril 1995, Cohen et Consistoire central des israélites de France). Il faut faire une distinction entre les autorisations ponctuelles d’absence pour des fêtes religieuses et la volonté d’élèves de manquer systématiquement les cours un jour donné de la semaine.

Il en serait de même pour les élèves qui manifesteraient au sein des établissements d’enseignement, y compris pour affirmer des droits religieux. Le motif tiré d’une manifestation au sein d’un établissement scolaire justifierait une exclusion (27 novembre 1996, Ligue islamique du nord). Le juge a été relativement sévère sur ce point.

De même, le juge a considéré que les enseignants et les chefs d’établissement pouvaient interdire aux élèves de porter certaines tenues dans le cadre d’activités, notamment activités physiques et sportives, ou activités de technologie, au motif tiré du respect des règles de santé, de salubrité ou de sécurité. Ce principe a été illustré par une décision du 10 mars 1995 (époux Aoukili) relative à une sanction infligée à des élèves ayant refusé d’ôter un voile pendant les cours d’éducation physique et sportive. Le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 20 octobre 1999 (ministre de l’éducation nationale c/ époux Aït Ahmed), a également confirmé des sanctions en affirmant qu’il était possible d’imposer le port de tenues compatibles avec certains enseignements, notamment éducation physique et sportive, et technologie, sans qu’il y ait lieu de justifier au cas par cas l’existence d’un danger. Cette décision permet de faciliter la vie des chefs d’établissement en les autorisant à interdire ou à réglementer le port de tenues pendant un certain nombre d’activités.

Je ne serais pas complet sur cette jurisprudence si je ne signalais pas son pendant : il est absolument interdit pour un agent public de porter un signe religieux au sein du service public, qu’il soit ou non en contact avec les usagers (avis contentieux du Conseil d’Etat du 3 mai 2000, Demoiselle Marteaux).

Ceci étant, il reste une réserve qui concerne la jurisprudence tout à fait classique en matière de police. Le juge a, en effet, assimilé les décisions prises dans les établissements d’enseignement à des décisions de police intérieure. Or, nous savons que depuis les années 1930 et l’arrêt Benjamin, le juge a autorisé que des interdictions générales puissent être apportées à condition qu’elles soient justifiées par des considérations de temps et de lieu et qu’elles soient limitées et proportionnées à ces considérations de temps et de lieu. Je m’explique : à mon sens, il serait possible à un chef d’établissement, dans un établissement donné, compte tenu du contexte ou d’incidents, d’interdire temporairement, sans doute pour une année scolaire, tout port de signes religieux en justifiant sa décision par des circonstances de temps et de lieu.

M. le Président : Cette limitation serait-elle fondée sur des motifs d’ordre public ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui, tout à fait. C’était la réserve que je voulais indiquer.

Troisième temps dans mon propos : est-il possible d’aller plus loin, c’est-à-dire que la loi interdise tout port de signes religieux ? Si vous vouliez vraiment changer l’état de droit, vous ne pourriez pas vous contenter d’interdire tout port de signes ostentatoires puisque tel est l’état du droit. La jurisprudence interdit en effet le port de signes considérés comme ostentatoires.

Pour changer vraiment l’état de droit, il faudrait que la loi interdise tout port de signes religieux dans les établissements d’enseignement.

M. le Président : Quand un signe religieux devient-il un signe ostentatoire ?

M. Rémy SCHWARTZ : Je n’en sais rien, M. le Président. C’est là où se situe le problème. J’ai conclu à plusieurs reprises sur cette question et j’ai avoué, à titre personnel, ma difficulté pour apprécier ce qui est ostentatoire. Il faut sans doute faire appel au bon sens : une tenue islamique telle la burka serait bien évidemment considérée comme ostentatoire, mais il y a, au-delà, des marges entre la burka et le port d’un petit signe religieux. La jurisprudence étant lacunaire sur ce point, je suis incapable de vous dire, en l’état de la jurisprudence, ce qui est regardé ou non comme ostentatoire.

M. le Président : Vous laissez donc aux chefs d’établissement le soin de décider si un signe est ostentatoire ou pas ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui.

M. Claude GOASGUEN : La notion d’intention dans l’ostentation est-elle prise en compte ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il est très difficile de vous répondre parce qu’on arrive là à des situations d’espèce et à des cas particuliers. Dès lors qu’il n’y a pas d’interdiction de principe, on arrive à chaque fois à des cas particuliers, ce qui explique les difficultés rencontrées par les chefs d’établissements et les enseignants pour traiter ces cas particuliers. En vertu de l’avis de 1989 et des décisions rendues à partir de 1992, il apparaît que si la façon dont les élèves portent des signes religieux révélait une volonté d’ostentation ou de prosélytisme, ils entreraient évidemment dans le champ des interdictions. L’avis de 1989 et les décisions à partir de 1992 ont également insisté sur les modalités du port des signes religieux.

Mme Elisabeth GUIGOU : Vous nous dîtes qu’une loi qui interdirait le port de signes religieux ostentatoires n’apporterait rien de plus, en tout cas ne faciliterait pas plus la vie des chefs d’établissements et des enseignants que la jurisprudence actuelle du Conseil d’Etat qui renvoie finalement à l’appréciation par le juge, au cas par cas, du caractère ostentatoire de signes religieux. Est-ce bien cela ?

M. Rémy SCHWARTZ : Absolument.

Mme Elisabeth GUIGOU : Et qu’il faudrait par conséquent, si l’on voulait légiférer, interdire le port de tous signes religieux, sous réserve de savoir ensuite si une telle interdiction serait conforme aux textes fondateurs.

M. Rémy SCHWARTZ : Tout à fait.

M. le Président : Il faut prendre en compte la jurisprudence du Conseil constitutionnel...

M. Rémy SCHWARTZ : ... tout à fait, mais aussi les textes internationaux auxquels la France est partie. En outre, il convient de souligner que la circulaire Bayrou interdisait le port de signes ostentatoires. Une loi se contentant d’interdire les signes ostentatoires ne ferait donc qu’expliciter ou conforter une circulaire et la jurisprudence.

M. Hervé MARITON : Il me semble que la situation a longtemps reposé sur la capacité des chefs d’établissement de répondre localement et de façon intelligente à des cas particuliers. Ce qui caractérise la situation aujourd’hui, c’est que l’on semble dépassé par le nombre : on n’est plus dans une appréciation de cas particuliers, mais dans un débat plus large.

Sur les problèmes de l’assiduité à l’école, j’ai personnellement connu en classe, à différentes occasions, des cas où l’établissement acceptait tout à fait que tel élève ne vienne pas le samedi. Vous nous indiquez que la jurisprudence récente a rappelé le principe de l’obligation d’assiduité. Connaît-on des contentieux plus anciens dans ce domaine ? Au-delà de la question du nombre qui se pose aujourd’hui, un certain militantisme républicain avait-il antérieurement essayé de policer ces cas particuliers ou, au fond, ce militantisme historiquement s’accommode-t-il aussi de la liberté de gestion des cas particuliers ?

M. Rémy SCHWARTZ : M. le député, je vous répondrai simplement que le juge peut être saisi seulement au bout de cinquante ans ou au bout d’un siècle sur une question donnée, ce qui veut dire que la société se régule parfaitement sans avoir recours au juge.

M. Hervé MARITON : A-t-il été saisi pendant les soixante-quinze premières années ?

M. Rémy SCHWARTZ : De mémoire non. Il a fallu attendre une décision de 1995, qui est un contentieux à l’origine tout à fait particulier parce qu’il concernait un élève d’une classe préparatoire qui ne souhaitait pas aller aux cours le samedi. Or, en réalité, depuis l’origine de l’école de la République, les élèves juifs des classes préparatoires allaient aux cours le samedi avec, sans doute, la bienveillance de leur rabbin. C’était une pratique constante, on faisait avec. Mais il a fallu attendre qu’un parent d’élève, plus militant que d’autres, soutenu ensuite par une institution religieuse, s’oppose à un établissement scolaire puis fasse un contentieux.

M. Hervé MARITON : Ou inversement. J’étais élève en Taupe à Louis-le-Grand, j’avais des camarades qui ne venaient pas le samedi et cela n’a jamais posé aucune difficulté à l’établissement.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Je voudrais savoir si le critère de soumission, donc d’inégalité des sexes, peut être pris en compte. Autrement dit, lorsqu’un signe est certes un signe religieux, mais traduit en fait ce qu’on pourrait appeler une sorte de soumission, notamment des jeunes filles, et renvoie donc à une question d’inégalité des sexes, n’y a t’il pas atteinte au principe de la laïcité qui impose à l’évidence la notion d’égalité entre l’ensemble des élèves ? Je ne sais pas si un contentieux est intervenu sous cet angle, mais comment pourrait-il, à votre avis, prospérer ? La notion d’inégalité des sexes peut-elle ou non régler ou, en tout cas, être un moyen d’appréciation du port de signes religieux ?

M. Rémy SCHWARTZ : Cette question a été la plus difficile pour le juge puisqu’il a affirmé le nécessaire respect de l’égalité entre les sexes, ce qui est vraiment consubstantiel au principe de laïcité et même consubstantiel à la conception républicaine de la société. Mais il s’est heurté en même temps à une grande difficulté qui est d’interpréter les signes religieux et d’interpréter le sens donné par des religions à des signes. Or, le juge dans un Etat laïque est, d’une façon plus générale, démuni lorsqu’il doit définir ce qu’est une religion et ce qu’est un fait religieux. Il avance avec prudence parce qu’il n’y a pas de définition de la religion, il n’y a pas de définition du fait religieux. Est peut-être une religion ce que les gens affirment être une religion puisqu’il n’y a pas de définition de ce qu’est une religion dans un état laïc.

Le juge a effectivement débattu de cette question, les commissaires du gouvernement l’ont exposé dans leurs conclusions, et se sont heurtés à cette difficulté : est-ce que moi, juge, je peux donner un sens à un signe religieux ? Le juge, même s’il avait conscience que certains foulards révélaient une situation d’inégalité de la femme sans doute peu acceptable dans la République, s’est heurté aux limites de son rôle en estimant qu’il ne pouvait donner une signification aux signes religieux.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Ce que vous évoquez sur cette question signifie qu’on passe de la religion à la tradition. Si je comprends bien, il y a un fait qui est traditionnel d’une culture, d’un pays ou autres, qui peut avoir une frontière avec la religion. Peut-il y avoir, à ce titre, une interdiction de port de quelque chose qui renvoie à une tradition, laquelle signifie une inégalité de la femme ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui mais le juge se heurterait ici à une difficulté : il ne se sent pas à même de dire : « Non, ce que vous portez n’est pas un signe religieux, mais c’est un signe culturel », si l’intéressé lui dit le contraire. Cela dépasse sans doute son rôle, sa capacité ou sa fonction. En tout cas aujourd’hui, le juge administratif en France ne se sent pas capable de dire que tel signe est un signe religieux ou tel autre signe n’est pas un signe religieux, même si les intéressés affirmaient le contraire. De même, il n’est pas capable de dire que tel signe religieux révèle une conception de la femme qui n’est pas compatible avec nos principes républicains.

M. le Président : Si je comprends bien, la laïcité dans l’établissement scolaire se définit pour vous par trois critères : premièrement, le critère de la neutralité du service public, deuxièmement, le respect des convictions de tous, et troisièmement, l’absence de signe ostentatoire. Ce sont les trois critères de la laïcité dans l’établissement public.

M. Rémy SCHWARTZ : Le troisième élément découle des deux premiers : les deux éléments forts sont la neutralité absolue du service afin de respecter les convictions de chacun.

M. le Président : Mais cela aboutit à des décisions contradictoires. Le tribunal administratif de Paris a, dans une décision du 10 juillet 1996 (Kherouaa) décidé que le port réitéré d’un foulard représentait un caractère ostentatoire et revendicatif et a exclu un élève du lycée du Raincy. Dans la décision Khalid du 27 novembre 1996, le Conseil d’Etat a, au contraire, considéré que le port du foulard ne peut, à lui seul, être assimilé à un acte de prosélytisme ou de pression.

M. Rémy SCHWARTZ : C’est très difficile. Je me souviens de ces deux affaires puisque j’ai conclu dans les deux cas. C’était à chaque fois une question de dossier. Dans un cas, l’établissement avait incorrectement motivé la sanction. On est malheureusement ici au stade du raisonnement juridique. Si une sanction est uniquement motivée par le fait que l’intéressée porte un foulard sans regarder les conditions dans lesquelles il est porté, parce qu’on interdit tout port de signes religieux par principe, le juge est conduit à sanctionner la décision. En revanche, si dans un autre cas - et même dans des situations tout à fait identiques -, le motif de l’administration est que les conditions dans lesquelles l’intéressée porte un foulard constituent un acte de prosélytisme en justifiant sa décision avec quelques éléments, le juge validera la décision prise par l’administration. Mais il est vrai qu’une des grandes incompréhensions de la jurisprudence découle des motifs différents retenus par l’administration, alors qu’elle était confrontée à des situations identiques.

M. le Président : Vous avez indiqué, dans un avis du 3 mai 2000, que le fait pour un agent du service public de l’enseignement de manifester ses croyances dans l’exercice de ses fonctions en portant un signe religieux n’était pas acceptable. Pouvez-vous expliciter cette différence entre l’agent et l’usager du service public ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui. C’est tout à fait la frontière que fait la jurisprudence entre usagers et agents publics. Les agents publics, au nom de la neutralité de l’Etat qui doit respecter les convictions de tous, ne peuvent manifester des convictions politiques et religieuses.

M. Hervé MARITON : Neutralité de l’Etat et non pas neutralité du citoyen.

M. le Président : Mais l’usager peut faire porter sur le service public une suspicion puisqu’on accepte qu’il affiche des signes ostentatoires dans un service public.

M. Bruno BOURG-BROC : Tout ce dont nous parlons concerne naturellement les établissements d’enseignement public. Mais quelle est l’extension possible aux établissements d’enseignement privé sous contrat où il y a aussi des agents du service public ? Quelle est la conception du Conseil d’Etat du « caractère propre » de ces établissements ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il n’y a pas eu de décision relative à des sanctions prises à l’encontre d’agents publics d’établissement d’enseignement privé - de mémoire je n’en ai pas vu passer - au motif tiré de ce qu’ils auraient porté atteinte à la neutralité du service public. Mais vous avez tout à fait raison, il y a une difficulté pour ces personnels des établissements d’enseignement religieux puisque ce sont des agents publics soumis aux contraintes du service public mais devant respecter le « caractère propre » des établissements religieux. Il pourrait donc y avoir une modulation des contraintes pesant sur eux mais allant uniquement dans le sens d’une prise en compte du « caractère propre » des établissements religieux, c’est-à-dire qu’on admettrait certainement qu’un agent d’un établissement d’enseignement catholique puisse faire référence à la religion catholique dans son enseignement mais sans doute pas au-delà.

M. Bruno BOURG-BROC : « Le caractère propre » est-il reconnu par le Conseil d’Etat ?

M. Rémy SCHWARTZ : Le « caractère propre » découle de la loi de 1959.

M. le Président : Il est vrai qu’on a toujours fait une distinction entre les usagers, l’enseignant, etc. Mais il y a d’autres jurisprudences affirmant que l’enseignant et l’élève font partie de la même communauté scolaire et dont on pourrait conclure qu’il faut, pour l’enseignant, s’écarter de la distinction habituelle entre usager et agent public.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je pense que la distinction entre les obligations des agents de service public et des usagers du service public n’est finalement pas contradictoire avec l’idée de communauté. Cela dépend de quel point de vue on se place. A partir du moment où les agents du service public ont une fonction d’autorité et peuvent imposer quelque chose aux usagers, en l’occurrence les élèves, je crois qu’il faut qu’ils soient eux-mêmes absolument neutres ... A partir de là, je ne vois pas comment il peut en être autrement. Les agents des services publics ne doivent pas pouvoir donner la moindre prise.

M. le Président : Il n’y a pas de difficulté sur ce point.

Mme Elisabeth GUIGOU : S’ils prennent ensuite des décisions qui sont jugées contestables par les usagers, par les élèves, leurs parents, les associations, etc., le juge peut alors trancher. Je trouve qu’une approche républicaine nous conduirait même tout à fait à accentuer encore cet élément, c’est-à-dire que dépositaires de l’autorité de l’Etat, les représentants de la République doivent être absolument irréprochables au regard des règles de la République.

M. le Président : Il n’y a pas là de difficulté. Mais on peut considérer qu’un élève n’est pas simplement un usager du service public - ce n’est pas comme dans le métro ou comme dans le train - et que l’élève participe aux activités et au choix des activités de l’école. Cette distinction qu’on peut faire pour un service public normal n’a, par conséquent, pas cours dans le service de l’éducation puisque l’élève n’est pas simplement usager. Certaines décisions de jurisprudence sont très claires sur ce point.

M. Claude GOASGUEN : Je voudrais poser trois questions en dehors de la question juridique, qui est instable puisqu’elle dépend de l’analyse au cas par cas. La première : a-t-on une évaluation quantitative du nombre de recours qui ont été faits concernant des élèves ou des agents du service public ? Car ce qui frappe quand on connaît un peu la réalité scolaire, c’est qu’au-delà même de l’interdiction générale, il est vrai que le problème des agents de service public se pose tout entier. Je voudrais bien savoir si cela a des conséquences quantitatives sur le contentieux.

Deuxième question : le problème du rapprochement que l’on peut faire entre d’éventuelles interdictions et les problèmes qui se posent sur un sujet voisin : la date de passage des examens ou les habitudes alimentaires. Autant que je m’en souvienne quand j’étais doyen de faculté, j’ai eu quelques problèmes pour organiser des examens parce qu’il y avait des jours religieux et que des membres de communautés faisaient valoir qu’il était difficile de passer les examens durant ces jours religieux. Comment concilier cette reconnaissance du fait religieux dans les établissements et la laïcité ?

Ma troisième question est de savoir quel est votre sentiment à la fois juridique et personnel sur les difficultés que pourrait poser la question de l’uniformité, non pas de l’habillement mais de la tenue vestimentaire ? Cela se fait d’ailleurs dans un certain nombre d’écoles, qui ne sont pas seulement privées, ou dans un certain nombre de démocraties. Une telle évolution poserait-elle des problèmes ? Car la question que l’on se pose souvent dans l’Education nationale, c’est au fond de savoir quelle est la différence entre le voile qui est ostentatoire sur le plan religieux et l’ostentation que pourrait présenter une autre forme d’habillement. Il est arrivé, par exemple, que la mode soit de porter des cheveux bouclés très longs tel que ce qu’on appelait les coiffures « rastas » et qui présentaient autant de difficultés pour les travaux manuels, en particulier dans les lycées professionnels, que le voile religieux. Quelles solutions peut-on envisager et quelles difficultés rencontrerait-on sur le plan juridique ?

M. Rémy SCHWARTZ : Pour répondre à votre première question, le contentieux est tout à fait marginal, comme le montre mon expérience de doyen des commissaires du gouvernement - je suis maintenant dans ma onzième année de ce qu’on appelle le « commissariat ». Je n’ai pas souvenir de contentieux relatif à des enseignants qui auraient manqué à leur devoir et à l’obligation de neutralité. Il est inéluctable qu’il y en ait. Il y en a sans doute au niveau des tribunaux administratifs mais c’est tout à fait marginal.

Mais j’ai entendu, comme vous, des personnes présentes sur le terrain affirmer que les difficultés étaient grandes, notamment dans un certain nombre de départements comme celui de la Seine-Saint-Denis, entre autres. Il y a une différence entre le volume du contentieux, marginal, et la réalité du phénomène.

S’agissant des dates d’examen et des repas, la laïcité a toujours consisté en la prise en compte juridique des convictions des uns et des autres. Le service public a toujours pris en compte, notamment pour les dates d’examen, les fêtes religieuses, à l’origine catholiques bien évidemment, mais également juives, puis musulmanes.

M. Hervé MARITON : Y aurait-il matière à contentieux sur une date d’examen qui serait fixée ? 

M. Rémy SCHWARTZ : Je pense qu’il y aurait matière à contentieux. C’est tout à fait certain, car le service public doit normalement faire en sorte de permettre à chacun de respecter ses convictions religieuses et doit faire en sorte de fixer des dates d’examens compatibles avec celles-ci.

M. Hervé MARITON : On ne définit pas ce qu’est une religion, et on définit probablement encore moins ce que sont les fêtes de la religion en question.

M. Rémy SCHWARTZ : Certes, d’où la grande difficulté...

M. le Président : Le choix d’une date pourrait-il être contesté ?

M. Rémy SCHWARTZ : Tout à fait, M. le Président. Nous avons eu un contentieux concernant la tenue d’une formation disciplinaire, juridiction de l’Ordre des médecins, parce que celle-ci avait tenu son audience un jour de fête religieuse. Le médecin qui a été mis en cause avait contesté le choix de cette date. L’intéressé s’étant manifesté au tout dernier moment - 48 heures avant - pour dire que l’audience tombait un jour de fête religieuse, on a considéré que c’était un comportement dilatoire. Cependant, cela veut dire, sur le plan du principe, que s’il avait signalé en temps nécessaire que la date correspondait à une fête religieuse, il est évident qu’il aurait normalement fallu déplacer l’audience. Il a donc toujours été admis que le service public prenne en compte - dans les limites tenant aussi à ses possibilités - ce fait religieux.

M. Hervé MARITON : Dans le cas du médecin que vous évoquez, un petit nombre de personnes sont concernées. Vous parlez de tenir compte du calendrier religieux dans la limite des difficultés pratiques, or vous avez des épreuves qui concernent un très grand nombre de personnes. Le calendrier peut-il, à ce moment-là, être objecté dès lors que l’examen concernant un très grand nombre de personnes, la plus grande variété de convictions religieuses peut se retrouver ?

M. Rémy SCHWARTZ : Si je vous comprends bien, monsieur, vous pensez peut-être à des religions très minoritaires concernant un minimum de personnes ?

M. Hervé MARITON : Je ne dis pas cela. Je dis que vous convoquez quelqu’un à un jury qui concerne un petit nombre de personnes à examiner. Il n’est pas illégitime en fait que une sur dix dise qu’elle est concernée par une fête religieuse et que le jury ne peut donc pas se réunir ce jour-là. En revanche, lorsque vous organisez les épreuves du baccalauréat, on peut imaginer qu’on se trouve devant une industrie plus lourde qui ne permet pas de rentrer dans ce raisonnement. Telle est ma question.

M. Rémy SCHWARTZ : Oui, cela fait partie des contraintes inhérentes au fonctionnement du service public. Ce type d’épreuves nécessite une très lourde organisation et, en pratique, le ministère de l’éducation nationale prend en compte le calendrier des fêtes religieuses des principales religions et fait en sorte d’éviter d’organiser une épreuve ces jours-là. Cela marche normalement puisqu’aux mois de juin-juillet, il n’y a pas de fêtes religieuses relatives à ces grandes religions. Dans d’autres périodes, le ministère de l’éducation nationale veille donc, normalement, à ce que les dates d’examen ne correspondent pas à une fête religieuse. C’est essentiellement le cas, par exemple, pour les mois de septembre-octobre pour les fêtes de Kippour et de Roch Hachana. Notre calendrier républicain s’étant calqué sur le calendrier chrétien, la question se pose pour les fêtes juives musulmanes ainsi que celles de la religion bouddhiste qu’il est nécessaire de prendre en compte, tout à fait légitimement.

S’agissant de la tenue « rasta », en tant que parent d’élèves, je serais très content qu’on interdise dans mon établissement d’enseignement le port de vêtements coûteux, de « Nike », de « Converse » ou autres. Il me semble que juridiquement - mais c’est un point de vue personnel - le juge admettrait tout à fait qu’on puisse, pour des raisons x ou y, et tout simplement pour affirmer la communauté éducative et l’égalité entre les élèves, interdire un certain nombre de vêtements coûteux et un certain nombre de marques, mais cela ne résout pas la question du port de signes religieux.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Des chefs d’établissement dans certains règlements intérieurs interdisent le port de casquettes en classe. Une casquette, c’est quoi ? C’est la tête qui est couverte. Si un chef d’établissement interdit le port de casquette et si vous êtes saisi, approuverez-vous ou casserez-vous le règlement intérieur ? Et où est la frontière si on passe de la casquette rasta à la couverture de la tête ?

M. Rémy SCHWARTZ : La frontière serait peut-être de dire : vous pouvez interdire la casquette dès lors que vous n’interdisez pas le port d’une kippa.

M. Pierre-André PÉRISSOL : C’est-à-dire qu’on peut interdire la casquette mais on ne peut pas interdire le port couvert de la tête ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui, bien sûr.

M. Hervé MARITON : Quelle est l’idée derrière l’interdiction de la casquette ?

M. Rémy SCHWARTZ : L’idée est celle que peut se faire le chef d’établissement : interdire qu’on porte, pour des raisons culturelles x ou y, la casquette de telle équipe, qu’on ait tel signe culturel. Cependant, en l’état actuel du droit, il n’est pas possible, par principe, d’interdire le port d’un signe religieux dès lors que c’est compatible avec le déroulement des enseignements.

M. Hervé MARITON : Il y a donc une protection particulière du fait religieux.

M. Yvan LACHAUD : C’est le parlementaire qui vous pose une question mais aussi le chef d’établissement que j’ai été pendant plus de quinze ans. J’ai été confronté à beaucoup de difficultés, comme d’autres collègues, pendant une quinzaine d’années, et je ne vois pas comment l’Etat peut aujourd’hui continuer à demander aux chefs d’établissement de régler ce type de problème. Quelle est la responsabilité du chef d’établissement dans la décision qu’il va prendre ? Jusqu’où peut-il être attaqué ? Ne met-on pas en place un système à double ou triple vitesse avec des établissements qui fonctionneraient de façon différente ?

Deuxième question par rapport à ce qu’a dit Bruno Bourg-Broc tout à l’heure sur le caractère propre des établissements privés sous contrat : quelle est votre position sur la création éventuelles d’écoles musulmanes ?

M. Rémy SCHWARTZ : Les chefs d’établissement engagent la responsabilité du service public. C’est donc théoriquement, par leur comportement, la responsabilité du service public et non leur responsabilité propre qui est engagée. Mais après vous avoir dit cela, je ne sais que vous répondre parce que je ne peux vous faire que des réponses de droit qui sont parfois fort éloignées des réalités du terrain.

M. Yvan LACHAUD : Comment peut-on leur demander de prendre une décision alors que vous ne savez même pas répondre et nous non plus ?

M. Rémy SCHWARTZ : Le juge est dans une situation plus facile parce qu’il intervient a posteriori. Donc, je suis mal placé pour vous répondre.

M. le Président : Les choses seraient-elles plus faciles si la loi était plus claire ?

Mme Martine DAVID : Que signifie « plus claire » ? C’est là où se situe tout le débat.

M. Arnaud MONTEBOURG : Vous avez souligné tout à l’heure, M. Schwartz, le caractère apparent de la contradiction de la jurisprudence devant des situations identiques. Il y a eu des tactiques différentes utilisées par les chefs d’établissements devant des situations similaires. L’administration dispose d’un instrument habituel que nous connaissons pour ordonner les motivations et les décisions de ces agents disposant de l’autorité, c’est-à-dire les chefs d’établissement : c’est la circulaire, qui n’est pas un texte de nature normative en quelque sorte, mais qui organise la décision, dès lors qu’elle est prise par une pluralité d’agents de manière à ce qu’on préserve, sur la totalité du territoire, une certaine uniformité devant des situations similaires. La question est aujourd’hui posée car on a des censures différentes de la part du juge devant des situations identiques. Quel bilan pourriez-vous faire ? Je ne pose pas une question de nature politique, mais une question de nature juridique : quel bilan pouvez-vous faire et dresser devant nous de l’efficacité de cette circulaire Bayrou de 1994, sous le contrôle de M. Goasguen qui a participé à sa rédaction ? Quel est le bilan de l’efficacité, de l’ordonnancement des décisions prises par les agents d’autorité sur le terrain ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il me semble que c’est plutôt positif puisqu’il n’y a quasiment plus de contentieux. Il n’y a peut-être plus de sanctions non plus. Si les chefs d’établissement baissent les bras, cela peut traduire la crainte du contentieux. Cependant, il est vrai qu’il y a eu, au départ, une incohérence dans l’application des sanctions au niveau local. La jurisprudence est intervenue pour donner un mode d’emploi, les circulaires - il y a eu la circulaire Bayrou mais il y en a eu d’autres - ont expliqué comment faire, et il n’y a plus eu depuis de censure sur le terrain d’un motif erroné en droit. Je pense que la jurisprudence est maintenant connue, les académies ont le mode d’emploi, et certaines erreurs juridiques commises par le passé ne sont sans doute plus commises aujourd’hui.

Sur la question posée d’une loi qui interdirait tout port de signes religieux, il y a deux interrogations : l’interrogation relative à notre Constitution et, surtout, l’interrogation relative à la convention européenne des droits de l’homme.

Notre Constitution exclut-elle que le législateur interdise tout port de signes religieux dans les établissements d’enseignement ? Je n’en sais rien puisque nous n’avons pas d’indications sur ce point. Dès lors que l’environnement respecte les convictions des uns et des autres, qu’il existe notamment des services d’aumônerie qui permettent à chacun - et il faudrait que chacun puisse vraiment bénéficier de services d’aumônerie - d’exercer sa foi, je pense, à titre personnel, qu’il n’y aurait pas nécessairement d’obstacles constitutionnels, sur le terrain de la liberté de conscience, à ce que temporairement, dans le cadre du service public, c’est-à-dire dans ce cadre limité, les élèves ne peuvent porter un signe religieux. Le Conseil constitutionnel l’admettrait peut-être.

Deuxième point, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme au regard du principe de liberté de conscience posé à l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme est très claire en ce qui concerne les agents publics, et la jurisprudence de la Cour européenne rejoint tout à fait la jurisprudence du Conseil d’Etat, c’est-à-dire qu’un agent public est soumis à des règles très strictes. Il fait le choix de servir l’Etat ou une personne publique. Il doit en tirer les conséquences, respecter les obligations du service et ne peut pas notamment faire acte de prosélytisme. Il y a une décision concernant des officiers pentecôtistes dans l’armée grecque qui est très clair sur ce point. Il y a également des décisions concernant la Turquie ou l’Angleterre. Un agent public doit respecter la neutralité selon notre logique française. La Cour européenne des droits de l’homme va dans ce sens.

En ce qui concerne les usagers, c’est-à-dire les élèves, la jurisprudence est beaucoup plus parcellaire. Il y a, à ma connaissance, une décision de la Cour européenne des droits de l’homme qui concerne la Turquie et qui concerne l’enseignement supérieur turc. Une élève portant le voile dans une université laïque a été sanctionnée pour ce motif. La Cour européenne a confirmé la sanction mais la décision est particulière puisque la Cour a relevé dans ses motifs que l’intéressée avait fait le choix d’aller dans le service public, ce qui voulait dire qu’elle pouvait aller dans le secteur privé religieux. Or, en France, il n’y a pas pour tout le monde des établissements d’enseignement religieux. D’autre part, la Cour européenne des droits de l’homme a relevé qu’en Turquie, il était sans doute nécessaire d’interdire le port du voile pour protéger les minorités dans ce pays musulman. C’est vraiment une décision d’espèce.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est donc très lacunaire en ce qui concerne les élèves, les usagers du service public de l’éducation, et elle est, sans doute, de peu de secours. L’interrogation demeure donc. La Cour, qui a quand même une logique relativement laïque au regard de l’ensemble de sa jurisprudence, admettrait peut-être que soit interdit tout port de signes religieux dans le cadre du service public de l’éducation, dès lors qu’il existe une possibilité de suivre des enseignements parallèles, des enseignements religieux, voire des enseignements à distance.

M. Yves JEGO : Concernant l’aspect que vous venez d’évoquer, la question de la minorité des élèves a-t-elle été prise en compte ? N’y a-t-il pas là une clé ? A-t-on fait une distinction ou plutôt s’est-on s’appuyé sur la protection des mineurs pour trouver une porte d’entrée, ce qui exclut évidemment l’université de ce dispositif ? Cela a-t-il été évoqué dans les instances dont vous venez de parler ?

M. Rémy SCHWARTZ : Cela a été évoqué par la Cour européenne des droits de l’homme mais dans des contentieux concernant les agents publics pour renforcer la sévérité des règles, en indiquant qu’ils enseignaient à des mineurs. Mais il est vrai que c’est un élément qui doit être pris en considération. L’âge des élèves doit être pris en considération dans le primaire ainsi que dans le secondaire. Le supérieur est complètement en dehors, puisqu’il y existe une liberté pleine et entière.

M. René DOSIÈRE : La récente révision constitutionnelle selon laquelle la France est une république décentralisée est-elle de nature à modifier la perception qu’on pourrait avoir de ce phénomène, notamment en ce qui concerne la législation ?

M. Rémy SCHWARTZ : A titre personnel, je crois que cette formule ne change rien sur le plan du droit et encore moins sur le plan de la laïcité. La République est décentralisée, mais la décentralisation est un mode d’organisation.

M. le Président : J’ai lu dans un article un auteur qui faisait une distinction, dans un établissement scolaire, entre la classe qui fait partie du service public de l’éducation et la cour de récréation ou le réfectoire qui ne font pas partie du service public de l’éducation. Que pensez-vous de cette distinction ?

M. Rémy SCHWARTZ : Je pense que la cour de récréation et le réfectoire constituent toujours le coeur du service public.

M. Pierre-André PÉRISSOL : C’est d’ailleurs là qu’il y a les problèmes.

Mme Martine DAVID : Je ne suis pas complètement satisfaite - mais ce n’est peut-être pas possible de l’être plus - de votre réponse concernant le risque d’inconstitutionnalité, si le législateur décidait d’élaborer un texte d’interdiction. Je ne sais pas si vous pouvez aller plus loin et préciser davantage votre réponse, mais il faudra bien que nous sachions, dans les semaines et les mois qui viennent, si nous pouvons prendre le risque d’aller dans cette direction parce que je crois que c’est un vrai risque. Il faudra bien qu’on nous aide à le peser.

M. le Président : Il y a, en réalité, deux questions auxquelles nous devrons répondre : première question, est-il opportun ou non de légiférer ? Deuxièmement, si nous décidions de légiférer, n’y aurait-il pas le risque d’une sanction du Conseil constitutionnel ?

M. Rémy SCHWARTZ : Une société sans risque n’existe pas. Il n’y a pas encore de principe de précaution généralisé.

Oui, il y a un risque, mais pas plus important que d’autres, je pense. On ne peut pas présager de ce que sera la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Je peux difficilement dire ce qu’elle sera. Il y a donc un risque mais au même titre qu’il en existe d’autres. Il faut sans doute le relativiser.

Tout dépend aussi de l’environnement. A titre personnel, je pense que la question se pose peut-être différemment dès lors qu’existent des aumôneries pour tous, et dès lors qu’on justifie la mesure par des considérations d’ordre public, par le souci de resserrer les liens de la communauté éducative, d’éviter un certain nombre de dérives. Je crois que ce sont des éléments qui entrent tout à fait en ligne de compte dans le raisonnement du Conseil constitutionnel.

Dans le cadre de la jurisprudence sur la loi sécurité intérieure, la prise en compte par le Conseil constitutionnel de ces considérations d’ordre public a été tout à fait réelle.

M. Hervé MARITON : Je suis surpris de la rapidité de votre réponse sur l’intégration de la cour de récréation et du réfectoire au service public. La collectivité publique n’est pas obligée de proposer le service de restauration par exemple. Vous pouvez vous trouver dans des petites communes où ce service n’y est pas. Dès lors que ce service n’est pas obligatoirement proposé par la collectivité, peut-on, aussi rapidement et fortement que vous l’indiquez, considérer qu’il est consubstantiel au service de l’éducation ? Cela ne me paraît pas si évident.

Deuxièmement, pour pousser plus loin le raisonnement évoqué tout à l’heure sur les dates d’examen, une collectivité, qui ne serait pas en capacité de proposer des repas rituels, serait-elle considérée comme fautive de ne pas le faire ?

M. Rémy SCHWARTZ : Lorsque la personne publique prend en charge un service public, elle doit en respecter toutes les règles.

M. Hervé MARITON : Est-ce le même service ?

M. Rémy SCHWARTZ : Peu importe. Dès lors qu’elle prend en charge un service public administratif, même facultatif, elle doit respecter les règles du service public.

M. le Président : Si le réfectoire est laissé à une entreprise privée ?

M. Rémy SCHWARTZ : Ce serait un marché public et ce serait sous la responsabilité de la personne publique. C’est un marché et c’est une prestation de service. C’est la personne publique qui est responsable. Il est vrai que la question de l’obligation d’instaurer une restauration scolaire n’a pas été tranchée parce que tout dépend de la taille de la commune. Mais la mise en place d’un réfectoire, d’un service de restauration, lorsque la collectivité peut le prendre en charge, fait quand même partie des obligations du service public de l’éducation. Et dès lors, en tout état de cause, qu’elle le prend en charge, la collectivité doit respecter toutes les règles du service public.

M. Hervé MARITON : Quelqu’un dit « je veux manger halal ou casher », quelle est la latitude de la collectivité pour répondre sur ce terrain ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il n’y a pas de contentieux sur ce point mais il n’y a pas d’obligation. Je vois difficilement le juge imposant une obligation d’adapter l’alimentation aux besoins ou aux volontés des uns et des autres. J’imagine difficilement le juge allant jusqu’à poser une telle obligation écrite.

M. Hervé MARITON : Nous sommes en Seine-Saint-Denis. Il y a du porc à tous les repas...

M. Rémy SCHWARTZ : Ce n’est pas la même chose de ne pas servir de porc et de servir la nourriture halal ou casher. Le juge essaierait certainement d’avoir le plus de bon sens possible et de coller aussi aux possibilités des personnes publiques. Certes, il est tout à fait pensable d’imposer aux personnes publiques de prévoir des plats de substitution, des oeufs ou autre chose, mais imposer le choix d’une nourriture casher ou d’une nourriture halal me semble très difficile parce que rentrer dans cette logique mènerait très loin. Cela imposerait des vaisselles distinctes, des cuisines séparées, ainsi que des restaurations séparées.

M. Hervé MARITON : Le juge serait-il susceptible d’imposer des plats de substitution ?

M. Rémy SCHWARTZ : Je ne sais pas.

M. Hervé MARITON : La question ne lui a jamais été posée.

M. Claude GOASGUEN : Il n’y a pas eu de recours.

M. Rémy SCHWARTZ : En effet, il y n’y a pas eu de recours.

M. le Président : Merci beaucoup, M. Schwartz. Votre contribution a été très intéressante pour nous.


Source : Assemblée nationale française