(extrait du procès-verbal de la séance du 17 septembre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Au nom de M. Jean-Louis Debré, Président de notre mission d’information sur la question des signes religieux à l’école, nous sommes très heureux de vous accueillir pour cette table ronde consacrée à la problématique spécifique du port du voile à l’école.

Afin que l’éclairage soit total, le Président Jean-Louis Debré a souhaité entendre aujourd’hui des personnalités globalement plutôt hostiles au port du voile, après avoir entendu, hier, des personnalités favorables à la liberté du port du voile.

Je vous prie de bien vouloir vous présenter avant que nous ouvrions le débat.

M. Mohamed ARKOUN : Je suis professeur émérite d’histoire de la pensée islamique à la Sorbonne Paris III.

Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE : J’ai été inspectrice de l’Education nationale en France et directrice d’école normale en Algérie. J’ai été ensuite fonctionnaire internationale et j’ai terminé ma carrière en qualité de conseiller du président Senghor ; à ce titre, j’ai eu à traiter de la relation des populations musulmanes ayant à leur tête un chef d’Etat chrétien. Je suis ancien membre du Conseil français du culte musulman, dont j’ai démissionné le 5 février dernier.

M. Abdelwahab MEDDEB : Je suis écrivain, professeur de littérature comparée Europe-islam à l’université Paris X Nanterre.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Je suis journaliste à l’hebdomadaire « La vie » et à « Télérama ». Je travaille particulièrement sur les minorités musulmanes en Europe, de la Russie jusqu’à l’Espagne et particulièrement en France. J’ai publié quelques livres, dont « Le voile et la bannière », publié en 1990 chez Hachette et consacré à la question du voile et au statut de la femme dans l’islam.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Je suis micropaléontologue, spécialiste des ostracodes à l’holocène en zone Aquitaine. Je me suis intéressée à l’islam, car mon mari a fait partie de la commission Marceau Long. A cette occasion, j’ai eu l’honneur de connaître Salem Kacet, adjoint au maire de Roubaix ; j’ai été invitée à un mariage chez Mme Bétoule Fekkar-Lambiotte à Saïda, qui m’a poussée à écrire un livre avec mon mari, intitulé « La France, une chance pour l’islam ». Je suis arrivée sur ce sujet par l’extérieur.

De grands sociologues français m’ont beaucoup reproché de ne pas parler arabe, de n’y rien connaître et de traiter de ce que je ne connaissais pas. Or l’Académie française - pardonnez-moi cette vanité - vient de nous récompenser, Mme Tribalat et moi-même pour notre ouvrage « La République et l’islam ». J’ai découvert à cette occasion que j’étais sociologue et philosophe !

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : Je suis ethnologue, directrice de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste du Maghreb, des femmes et de la Kabylie.

J’ai été présidente de la commission des langues et civilisations orientales du comité national du CNRS et présidente de l’association pour l’étude du monde arabe et musulman et directrice d’études cumulantes à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHSS). J’ai écrit des ouvrages sur les femmes au Maghreb et sur la Kabylie, à laquelle je m’intéresse tout particulièrement. Chacun sait qu’il y a beaucoup de Kabyles en France.

M. Antoine SFEIR : Je suis directeur de la rédaction des « Cahiers de l’Orient », revue d’études et de réflexions sur le monde arabe et musulman.

Je suis Libanais de naissance et Français par choix. J’ai commis quelques ouvrages dont une enquête sur les filières islamistes en France et en Europe, essentiellement sur les filières économiques et financières. Le champ de mes recherches porte sur l’évolution de la famille et de la communauté musulmane en France dans ses diversités et spécificités. J’enseigne au Centre d’études littéraires des sciences appliquées (Celsa) de Paris IV.

Mme Wassila TAMZALI : Je suis algérienne, avocate de métier. J’ai assuré pendant vingt ans une mission à l’UNESCO sur l’élimination de toutes les discriminations à l’égard des femmes. J’ai ensuite été chargée d’un programme sur les femmes sur le pourtour méditerranéen et j’ai beaucoup travaillé sur la question de l’égalité dans l’islam, qui est l’une de mes préoccupations. C’est un combat que je mène toujours en Algérie avec des groupes de femmes et des associations, à la création desquelles j’ai participé. Nous menons ce combat depuis vingt ans pour faire reconnaître l’égalité des femmes en essayant de montrer la différence qui sépare religion et loi civile. C’est un grand travail que nous conduisons avec beaucoup d’hommes. J’en vois ici, notamment M. Mohamed Arkoun, qui a accompagné le combat des femmes. A ce titre, je vous remercie de m’avoir invitée, car la question que nous allons aborder ici dépasse le cadre de la religion et s’intéresse d’abord aux femmes et à la liberté des femmes.

M. Eric RAOULT : J’ouvre le débat.

M. Antoine SFEIR : Je me suis présenté en précisant que j’étais Français par choix. Je me souviens d’un débat en 1984 avec une personnalité d’extrême droite qui affichait clairement ses positions ; au terme de vingt minutes de débat, je lui avais déclaré que j’étais grosso modo d’accord avec ses points de vue, avec toutefois deux différences : je suis Français et chrétien. Il me répondit « moi aussi », ce que je lui contestais : « Non vous êtes Français par hasard, vous êtes né par hasard à la Trinité-sur-Mer et vous n’êtes pas chrétien parce qu’un chrétien n’exclut pas. » Je crois que c’est la base.

J’ai fait mes études dans un établissement catholique de Beyrouth où l’on nous interdisait d’afficher tout signe de religiosité à l’école. C’était peut-être le début, le balbutiement, de mon initiation à la citoyenneté.

La question du voile à l’école doit être appréhendée sur un plan religieux et un plan civil.

Sur le plan civil, je rejoins totalement le propos de Mme Tamzali qu’elle développera mieux que moi. Je crois qu’il s’agit d’un combat des femmes pour leur égalité. Le voile est une façon de marginaliser les femmes, même si on les persuade que c’est un choix, une démarche, qui émane d’elles-mêmes.

La question posée est de savoir s’il s’agit ou non d’un signe religieux. Si j’ai bien entendu, c’en est un. A partir du moment où c’est un signe religieux, la question ne se pose pas, il ne s’agit même plus de légiférer ni de se défausser en renvoyant la question devant le Conseil d’Etat. A partir du moment où c’est un signe religieux, il relève de ce qui est admis : l’absence de tout signe de religiosité extérieure à l’école.

Si ce n’était pas un signe religieux, ce serait un simple signe culturel. A partir de là, il pourrait y avoir débat, mais j’écoute et j’entends ce que l’on me dit et je me réfère surtout au livre saint, le Coran, qui précise que c’est un signe religieux. En choisissant d’être Français, j’ai choisi d’être citoyen, c’est-à-dire une citoyenneté qui transcende l’appartenance à la fois régionale, communautaire, identitaire, ethnique. Ma citoyenneté me rend responsable de la cité et des membres qui la composent et donc me rend solidaire de ses membres. A partir de l’instant où je choisis d’être solidaire, je ne puis accepter de différenciation entre citoyens.

Les déclarations qui voudraient que l’interdiction du voile à l’école corresponde à une vue un peu obtuse de la « laïcité à la française » - cette dernière expression, inventée depuis peu, laisse à croire que la laïcité serait un saucisson que l’on pourrait découper - ouvrent des brèches dans le concept de laïcité. Or, celui-ci reste le meilleur rempart contre les tiraillements exogènes des forces centrifuges de l’ethnocentrisme et du communautarisme. C’est un croyant qui vous parle, mais je me définis également comme intégriste de la laïcité.

Je pense en effet qu’à nos portes pointent les communautarismes, ce qui me rend intégriste, même si l’intégrisme est une maladie et que je rejoins totalement M. Meddeb dans sa définition de l’intégrisme, quel qu’il soit.

Face à la déliquescence du concept de citoyenneté, il est clair que la volonté des corporatismes religieux, notamment ceux qui plongent dans un certain intégrisme, est de tirer la couverture à eux. En 1989, quand la question du voile s’est posée pour la première fois, il s’agissait de trois jeunes filles uniquement. Un communiqué de la mosquée de Paris a demandé la liberté pour les jeunes filles. Le lendemain, deux autres communiqués ont appuyé cette position : l’un émanait de l’archevêché de Paris, l’autre du rabbinat de France. Cela signifie aussi, dans une certaine mesure, que les combats de nos grands-pères ne sont pas terminés. Un corporatisme demeure qui s’est dressé immédiatement pour appuyer le port du voile. En ce sens, le combat de la laïcité n’est pas achevé et il commence certainement à l’école.

M. Mohamed ARKOUN : Mes positions sont connues de longue date. En qualité d’historien de la pensée islamique, il est de mon métier, non de me prononcer de façon autoritaire sur le sujet, mais d’indiquer la politique qu’il conviendrait d’engager en France et en Europe à l’égard du fait islamique. J’utilise l’expression « fait islamique » et non « islam ». Tout le monde emploie le mot « islam » et l’on ne sait pas de quoi l’on parle. C’est un fait nouveau en France et en Europe, que l’on ne connaît pas en tant que religion d’abord et en tant que forte tradition de pensée ensuite. Mais cette tradition de pensée a une histoire telle, qu’à partir du XIIIème siècle, cette pensée est oubliée, elle ne fonctionne plus intellectuellement, théologiquement, exégétiquement, juridiquement, sans parler du champ philosophique qui a joué un rôle d’importance dans la formation de cette pensée islamique. Tout cela a disparu ; on ne l’étudie plus, on ne l’enseigne plus depuis le XIIIème siècle.

Ce qui se passe aujourd’hui ne peut pas être compris dans ses dangers - il en existe d’évidents que nul ne peut nier - mais aussi dans ses faiblesses qui font qu’une politique urgente doit prendre en charge cette situation pour y remédier par les moyens de la recherche - à cet égard, nous sommes extrêmement en retard - et par le moyen de la formation et de l’éducation à l’école.

Une de mes positions les plus fortes a été, depuis la première manifestation en 1989 de la question du voile, d’appeler l’attention du Président Mitterrand sur le sujet - c’était aussi l’époque de l’affaire Rushdie - et sur la nécessité d’engager une politique qui donnerait aux musulmans en France - de nationalité française ou étrangère, mais résidant sur notre territoire - un « espace d’expression intellectuelle et scientifique de leur religion » selon les termes publiés dans « Le Monde ». Il n’est pas suffisant de leur donner des espaces de culte, et même si on leur offre ces espaces de cultes, ceux-ci contribuent à compliquer la situation au lieu de la faciliter. Car dans les mosquées, comme dans les églises, les autorités religieuses font des sermons chaque semaine. Ces sermons vont davantage dans le sens du combat idéologique - nécessité historique - de tous les musulmans dans le monde et non pas d’une formation théologique qui ouvrirait les croyants à une compréhension ouverte et cohérente de ce qu’est la croyance religieuse dans une société moderne et laïque.

Le Président Mitterrand a accueilli et compris le sens politique de ma demande. Il a donné instruction à M. Jean-Louis Bianco de mettre à l’étude la création d’une école nationale d’études islamiques qui prendrait en charge cette politique. Nous avons préparé un projet en ce sens avec Mme Georgina Dufoix et M. Pierre Mutin, qui tous deux travaillaient à l’Elysée. Malheureusement, pour diverses raisons, ce projet qui était prêt n’a pas été pris en charge par le ministre de l’éducation de l’époque, M. Jospin. Ces raisons sont à la fois connues et difficiles à déterminer de façon précise. Le fait est que cette création n’a pas eu lieu. Nous avons perdu douze ans. La République a perdu douze années, car c’est seulement en mai 2002 que M. Jack Lang a accepté de créer un institut d’étude du fait religieux en France. Il y a une résistance à une compréhension de la laïcité en France qui ne veut pas entendre parler de quelque projet que ce soit ayant une relation avec la religion. Ce qui est absolument contraire à la laïcité bien comprise, car la laïcité est une attitude fondamentalement intellectuelle devant le problème de la connaissance. D’abord connaître, tout connaître et comment connaître et ensuite comment enseigner ce que l’on connaît sans conditionner qui que ce soit : c’est cela la laïcité, ce n’est pas un combat contre quelque chose. Ce fut, certes, un combat politique, c’est connu. Il convenait de se débarrasser du magistère et du dogmatisme de l’église, mais nous n’en sommes plus là.

La question commence à être résolue et j’ai le plaisir de retrouver ici mon ami Jean-Pierre Brard qui est le seul maire de France jusqu’à présent à avoir pris l’initiative, l’an dernier avec moi, de créer un centre civique d’étude du fait religieux qui affiche - voyez l’appellation - une compréhension et une mise en application de la laïcité.

Je ne sais s’il vous en a parlé. L’échelle est modeste, mais ce fut un succès, ce qui prouve que le public français est ouvert et demandeur. Cela pour vous dire que si, bien sûr, je suis contre le port du voile, je suis pour une éducation des jeunes à l’école pour leur expliquer ce qu’est la laïcité d’un côté et le fait religieux de l’autre. Ici, je rapporterai un élément très important. J’ai l’honneur de participer à la commission de la laïcité qui travaille à l’heure actuelle sur ce sujet et entend des choses terribles sur ce qui se passe dans les écoles.

Qu’est-ce que la laïcité ? J’ai déjà apporté une réponse pour l’enseignant que je suis, mais il existe aussi une définition de portée philosophique : la laïcité précise, selon une sorte de profession de loi, que la législation dans la société relève de la responsabilité des hommes. Cela signifie que cette position s’inscrit philosophiquement contre et radicalement contre une position que l’on nomme le « théologico-politique » selon lequel le contrôle de l’espace législatif dans la chrétienté, comme dans l’islam ou le judaïsme, est lié à la théologie. Avec la laïcité, l’attitude philosophique a remplacé l’attitude théologique, c’est un fait d’histoire. Mais nous n’avons pas fait grand-chose pour introduire à l’école l’histoire des systèmes théologiques de pensée. Or, la théologie est aussi une activité intellectuelle, pas seulement un magistère dogmatique instrumentalisé par des autorités religieuses pour faire ce qu’elles ont fait pour le christianisme et ce qu’elles font encore pour l’islam.

Nous retrouvons une fois de plus une carence intellectuelle dans la vision du système éducatif qui sépare radicalement cette activité intellectuelle nommée « théologie » et cette autre activité que l’on nomme « philosophie ». La République laïque a créé dans toutes universités des départements pour enseigner la philosophie, mais nous n’avons pas de départements de théologie comme il y en a en Allemagne, en Norvège, et pratiquement tous les pays d’Europe.

Cela ne signifie pas que ces pays d’Europe qui ont de tels départements ont résolu l’ensemble des problèmes que je pose. En effet, pour les avoir fréquentés dans toute l’Europe et aux Etats-Unis, ces départements ne posent pas le problème pédagogique que je soulève devant vous, à savoir s’occuper de cette fraction de la population qui est encore éduquée dans l’idée de la croyance religieuse, laquelle est nécessairement en relation avec une théologie. Il faut s’occuper de cette partie de la population qui a grandi démesurément et brutalement dans les lycées et collèges français, sans avoir été prise en considération.

Je considère que la démocratie doit procéder par la formation et par l’éducation et que, bien entendu, elle doit être stricte s’agissant de questions comme le port du voile à l’école, et ce pour défendre effectivement l’espace de la laïcité et sa compréhension. Mais il y a aussi l’obligation démocratique pour l’Etat de prendre en charge une politique de la raison. Cette prise en charge de la politique de la raison n’a pas été faite. Elle s’est heurtée à un refus, dont nous payons les conséquences. Avec Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’intérieur, je suis revenu à la charge pour créer cette école. Il a pris en charge le projet, comme François Mitterrand l’avait fait, mais pas Lionel Jospin. Claude Allègre n’a pas tenu compte du rapport d’une commission nommée par lui-même sur les nécessités de créer cette école, qui a vu le jour sous forme d’un institut qui fonctionne à l’Ecole pratique des hautes études en sciences sociales. Ce n’est pas là où nous en avions besoin, parce que des maîtres y enseignent déjà. Au surplus, il ne fut absolument pas créé dans l’objectif de l’école que je voulais voir créée.

Sur la question de légiférer ou non, nous y réfléchissons au sein de la commission de la laïcité et je vous assure que ce n’est pas facile !

M. Eric RAOULT : Ce n’est pas facile ici non plus !

Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE : Les exposés des deux intervenants ont abondamment démontré l’importance de la formation. Je vais donc me placer à l’école et assister à une rentrée scolaire à laquelle se présentent deux petites filles voilées portant atteinte, par là même, au principe de la laïcité en vertu duquel j’avais, sortant de Normale-sup, juré de veiller à l’intégrité de l’école. Or, c’est là une première atteinte à l’intégrité du message pédagogique.

Après réflexion, j’en conclus que le voile dont on parle tant n’est que le symptôme d’une maladie beaucoup plus grave ; c’est elle qui m’a conduite par désespoir à quitter le Conseil français du culte musulman au sein duquel j’espérais un débat. Ce débat n’ayant pu avoir lieu pour des raisons multiples, j’ai démissionné.

Le voile est le symptôme d’une maladie de l’islam qui est le piège dans lequel le chef de l’Etat a refusé de tomber en créant la commission Stasi - piège tendu par les islamistes mettant en scène le voile. Mais il faut s’occuper aussi de l’absentéisme aux cours de biologie, s’intéresser à l’absentéisme aux cours de gymnastique. La mixité est un bien trop précieux pour que l’on puisse le traiter par-dessus la jambe. Je considère que l’initiative prise à Lille de ménager des horaires spéciaux pour les femmes dans une piscine est tout à fait regrettable.

Quelle est cette maladie ? Nous sommes devant un problème : ou bien l’islam garde son authenticité et, au nom de « la pureté des commencements », il ne faudrait surtout pas toucher au message coranique et, par là même il conviendrait d’appliquer ses recommandations au nom de la pureté du message. En fait, seules trois sourates recommandent la pudeur dans le comportement sur les six mille sourates écrites. D’où la question : pourquoi le voile et pourquoi en ce moment ? Ce qui est en jeu, c’est la poussée du communautarisme qui veut imposer une épreuve de force. J’appartiens à ceux qui souhaitent une réforme de l’islam, à savoir une nouvelle lecture et une nouvelle interprétation des textes afin qu’ils soient en harmonie avec les exigences de la République française.

M. Abdelwahab MEDDEB : Je veux être le plus bref possible et le plus frontal. Je me trouve « biographiquement impliqué » par cette question majeure à mes yeux, sur laquelle j’ai beaucoup parlé et écrit. Simplement, je voudrais rappeler quelques points.

On a dit que le voile serait un insigne religieux. Même pas ! Il s’insère dans une tradition interprétative. Les mêmes textes, les mêmes références scripturaires, peuvent très clairement être interprétés autrement, comme le fit notamment un Egyptien très célèbre, militant pour l’égalité des sexes à la fin du XIXème siècle. Ce rappel donne une dimension de la régression que nous vivons ! Ses deux livres écrits en langue arabe parus en 1899 et 1900 ont suscité un immense débat à l’intérieur d’une métropole majeure de l’islam, le Caire, et, au-delà, parmi un très grand nombre de partisans. Dans ces textes, il est démontré que les fameux versets, sur lesquels on s’appuie pour faire du voile une nécessité, peuvent être interprétés autrement. Plus près de nous, mon compatriote l’historien Mohamed Talbi, un humaniste et un croyant tout à fait ouvert, a lui aussi apporté la démonstration d’autres interprétations possibles. L’on peut donc, dans une situation culturelle comme celle de la France, diffuser l’idée qu’il ne s’agit pas d’un signe religieux.

On nous parle d’un signe culturel. Il n’en est pas un non plus. Le voile comme signe culturel, qui a existé tout au long de l’histoire, a été très rarement porté en France. La djellaba marocaine est un voile qui correspond à un signe culturel. La diversité spectaculaire du voile doit être soulignée. Un grand islamologue d’origine autrichienne, devenu américain, Von Grunebaum, démontre un fait évident en parlant d’un « islam bi-structuré ». Il est composé d’une structure globale, unitaire, qui correspond à l’étude de l’historien et qui permettait de s’entendre de New-Delhi à Grenade, et d’un islam vernaculaire, celui qu’aura approché l’ethnologue. C’est dans cette seconde structure que l’on peut repérer le « voile culturel », très varié, alors que nous assistons à l’émergence d’un « voile idéologique » qui uniformise le voile culturel. Le voile devient le même de Djakarta à Paris en passant par New-York et Londres. Le voile devient un signe idéologique et de propagande politique. C’est ainsi qu’il faut l’envisager.

Je rappelle aussi que le voile est véritablement le signe d’une inégalité sexuelle. Le laxisme face au port du voile facilite un processus qui aiderait ceux qui œuvrent pour qu’il devienne une norme. Quand il deviendra une norme, il engendrera probablement une pression sociale à l’égard des parents libéraux et des jeunes filles qui ne veulent pas en entendre parler.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Je voudrais dire d’abord d’où je parle. Comme Antoine Sfeir, je suis Français par choix, mais je suis né dans un endroit très particulier par rapport à cette question : l’Algérie qui, depuis 1848, était un triple département français et où cette question de l’islam, qui nous paraît récente, inédite et exotique, connaît une très ancienne histoire.

Dans le « Télérama » de cette semaine, j’ai commis un article qui montre que ce débat du voile n’est que le révélateur de la compatibilité ou l’incompatibilité entre l’islam et la République depuis 150 ans. Ce débat est né avec la République, c’est le plus ancien débat de la République. Nous ne pouvons nous abstraire de tout ce passé, de ce grand débat, du fait qu’à partir des années 20, tous ceux qui étaient hostiles à l’égalité des droits entre indigènes et Français ont porté la question de l’islam sur le devant de la scène. Moi-même j’ai grandi dans un camp de regroupement où j’ai pu découvrir l’autre aspect de la République, c’est-à-dire l’école. J’ai eu comme premiers instituteurs des « bidasses », dont je garde un souvenir absolument merveilleux. Même si des gens de mon village et de ma famille étaient dans le maquis en train de se battre contre des soldats français, j’étais moi-même dans une école avec des petits Français. Je n’ai jamais senti la moindre différence de traitement et j’en garde un souvenir impérissable.

S’agissant des signes religieux à l’école, j’ai publié un essai en 1990 intitulé « Le voile et la bannière » où je dénonçais l’aspect aliénant du voile, non pas symbole de l’infériorité mais, pour le moins, l’une des expressions de l’infériorité juridique de la femme, qui se trouve dans les textes coraniques comme dans les textes du talmud.

J’ai dit tout le mal que je pensais du voile, du statut de la femme, de la charia. C’est un essai assez véhément, que j’ai fait rééditer en édition de poche avec une préface où j’assume mes propos. Mais, douze ans après, j’éprouve un petit malaise dans ce débat. Il faudrait que la réflexion soit efficace et que la démarche vise à faire entrer l’islam définitivement sous l’empire de la loi commune pour banaliser complètement cette affaire.

Pour être efficace, il faut être lucide et nommer les choses. D’abord, supprimons un pluriel qui me semble bien singulier ! Il ne s’agit pas des signes religieux à l’école, mais d’un signe religieux. Arrêtons de noyer le poisson dans de fausses généralités ! Quand on parle des communautarismes, l’on en cite qu’un seul : le communautarisme musulman. C’est là où le problème se pose.

En qualité d’essayiste, je suis contre le voile. Je ne suis pas religieux et je suis contre le port du voile dans la rue, dans la maison, partout. Je trouve qu’esthétiquement, c’est sinistre. Mais le journaliste est quelqu’un de politiquement irresponsable. Si j’étais un homme politique, le problème se poserait différemment, dans la mesure où un Etat se trouve confronté à une alternative : soit signifier l’interdiction du port d’un insigne religieux à l’école - l’Etat pourrait se permettre de s’en tenir là et rappeler la loi générale ; soit, et c’est le piège qui guette notre Etat, entrer dans un débat théologique. L’Etat peut dire qu’il veut que ses écoles soient libres de tout symbole religieux apparent et manifeste, c’est là une attitude incontestable, mais refuser le voile parce qu’il symbolise une oppression l’obligerait à sortir de sa neutralité. La neutralité et la laïcité sont en effet le respect de tous les cultes, y compris les plus farfelus, à condition qu’ils n’empiètent pas sur l’espace public.

Voilà pourquoi j’estime erroné d’entrer dans un débat théologique avec les partisans du voile, qu’ils soient des islamistes patentés et organisés ou qu’ils soient de simples gens qui, par piété ou conformisme familial, portent ce symbole.

Il faudrait que nous sachions également si nous sommes en Europe ou dans notre petit hexagone. Si nous sommes en Europe, souvenons-nous que la plupart des lois sont votées par le Parlement européen et que la moitié des quinze Etats européens est composée de monarchies non laïques. Ainsi la prestation de serment d’un ministre espagnol se déroule-t-elle face à une Bible et à un crucifix haut de 50 centimètres ; dans tous les tribunaux italiens, il y a un crucifix. Si l’on établit une loi interdisant le voile à l’école, que se passera-t-il avec les autres pays européens où le port des insignes religieux est organisé ou toléré ? N’y aura-t-il pas une contradiction entre les législations française et européenne ?

Ce sont là des questions techniques.

Celle à partir de laquelle je voudrais appeler l’attention en tant que citoyen se pose à partir d’un énoncé simple : les musulmans aujourd’hui sont perçus comme tels. Je le déplore, car nous sommes dans un pays laïque où l’on ne devrait pas considérer les gens selon leur religion. Or, je regrette que les 5 ou 6 millions de personnes perçues comme musulmanes, parfois à leur corps défendant, ne soient plus considérés comme des Africains, des Berbères, des Arabes, des Turcs, comme des Algériens, des Tunisiens, des Tchadiens ou des Albanais, mais seulement comme des musulmans. C’est déjà là une démarche non laïque. Mais puisqu’il en est ainsi, travaillons sur cette base.

Ceux que nous appelons « musulmans » représentent 10 % de notre population nationale. C’est le taux des noirs ou des hispaniques aux Etats-Unis. Autrement dit, quand nous sommes animés de l’intention louable de digérer le fait sociologique islamique dans le corps de la nation, il ne faut pas viser ou stigmatiser l’islam au risque de commettre une erreur et d’aboutir au résultat contraire. J’ai travaillé sur les intégristes islamiques et j’ai rencontré la plupart de leurs chefs en Algérie et ailleurs. Je puis affirmer qu’une démarche très précise chez certains groupes islamistes vise à provoquer, voire à susciter de l’islamophobie, car la tolérance de nos sociétés démocratiques est précisément ce qui leur fait peur. Cette tolérance, en effet, engendre la dilution, par le mariage mixte ou autre élément d’intégration. Ils souhaiteraient susciter des réflexes islamophobes.

Un autre constat symétrique est à préciser : beaucoup de laïques convertis subitement, sous prétexte de défense de la laïcité, manifestent indéniablement un rejet viscéral de l’islam en tant que tel.

Le chantier est ouvert, mais il est truffé de chausse-trapes et de non-dits culturels et historiques.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Mesdames et messieurs les députés, je vais vous raconter ma vie, ce qui va vous donner une idée de ce que pensent vos électeurs. Ce n’est pas tout à fait négligeable et, ce faisant, j’insisterai sur quelques remarques de M. Slimane Zéghidour, dont j’adore l’écriture, mais qui se trompe sur les chiffres et sur l’Europe !

Mon histoire est celle des Français moyens de mon âge. Mon arrière-grand-père était métayer du duc de Talleyrand, mais il lisait le latin et il racontait que la bonne sœur à l’école le mettait au piquet sous ses jupes. En fait, la loi Gobelet de 1886 imposait que, dans les écoles publiques de tous ordres, l’enseignement soit exclusivement confié à un personnel laïque. Comme on n’avait pas eu le temps, entre les lois Ferry en 1881 et Gobelet en 1886, de former les institutrices, mon arrière-grand-père a été caché sous les jupes d’une ursuline qui fit l’affaire pendant quelque temps.

Ma première remarque est donc la suivante : qu’est-ce qu’un personnel laïque ? Qu’est-ce qu’un clerc en droit positif ? Qu’est-ce qu’un clerc dans une religion sans clergé et où tout musulman peut avoir des fonctions rituelles ? Est-il normal que l’abbé Bouteyre ait été interdit en 1912 de passer l’agrégation de philosophie et que M. Hassan Iquioussen - et combien d’autres ! - soient professeurs dans des établissements publics où ils distillent des messages qui parfois ne sont pas d’une affection totale pour ce pays. On ne parle pas de personnel laïque quand on ne sait pas ce que l’on dit !

Mes quatre grands-parents étaient maîtres d’école. Ma grand-mère, directrice d’école, racontait comment elle avait dû, sur ordre, ramasser les morceaux du petit Jésus en plâtre « malheureusement décroché par le vent ». Il s’agissait, je suppose, de la fameuse circulaire ministérielle de 1903 qui interdisait tout emblème religieux dans les établissements publics.

A l’école laïque Sainte-Thérèse à Metz, à cause du concordat, chaque matin je restais avec l’institutrice à la porte pendant que les autres élèves récitaient « Je vous salue Marie ». Comme disent les sociologues chagrins, j’ai donc souffert d’une double assignation identitaire à la culture dominante : celle des filles, qui me menaçaient de l’enfer à la récréation, et celle de mes parents qui n’appréciaient guère l’ombre des soutanes ! J’ai survécu, car on ne meurt pas de telles assignations.

Je me suis révoltée contre l’histoire du voile. En 1990, j’ai écrit avec mon mari un livre où je n’abordais pratiquement pas cette question que je prenais pour une péripétie. Je m’intéressais bien davantage aux codes de statut personnel qui, eux, revêtent une très grande importance et je crois que cette question de droit international privé aura des retombées. Mais je me suis indignée car, au cours de mes six années au Haut conseil à l’intégration, sous les présidences de Marceau Long, Simone Veil et Roger Fauroux, j’ai été sérieuse, j’ai travaillé et j’ai lu tous les arrêts du Conseil d’Etat, notamment le fameux arrêt Kherouaa de 1992, dont la famille a défrayé la chronique judiciaire six ans durant, suscitant des problèmes dans deux lycées, dont un dirigé par un proviseur musulman.

Je me rappelle les propos de M. Glavany : « Nous sommes tous contre le voile, mais il faut être tolérants. » Si l’on m’avait interrogée, j’aurais répondu en rappelant l’expression de « tolérance illégale » utilisée par Guy Mollet au lendemain de la guerre, qui voulait interdire les aumôneries rétablies par Vichy et qui a vu sa mesure condamnée par le Conseil d’Etat. Et quelle ne fut pas ma stupeur en lisant dans le rapport de l’arrêt Kherouaa de novembre 1992, rédigé par un « gamin » de trente ans : « Le monde enseignant a, à son sujet (la laïcité), des idées fort nobles mais erronées ». La première conception de la laïcité, celle de Jules Ferry, suppose l’absence de toute manifestation d’appartenance religieuse dans les établissements. Dorénavant, l’enseignement est laïque « non parce qu’il interdit l’expression des différentes fois, mais parce qu’il les tolère toutes ».

De cette citation, je tire deux remarques : qui a décidé de cela ? Qui a fait virer à 180 degrés d’un seul coup le socle sur lequel nous avions vécu à peu près en paix, y compris avec l’église catholique, depuis presque un siècle ? C’est une décision de 1992, l’arrêt Kherouaa du Conseil d’Etat qui a fait jurisprudence.

La question se pose au niveau européen. On a dit que rien ne se passait en Europe comme en France et que la laïcité française était unique en son genre. C’est vrai ! Quelle différence dans cette optique avec la Grande-Bretagne où la prière est obligatoire et où la reine prête serment devant Dieu, avec la Belgique ou l’Allemagne où le journal « Spiegel » s’indigne à juste titre en titrant : « Quelle différence entre la croix sur le mur et le foulard sur la tête ? » ? L’éducation religieuse est dispensée dans ces pays et cela n’a rien à voir avec la France où la protestante que je suis rappelle que nous avons purement et simplement éradiqué l’église catholique des établissements. Autrement dit : soit l’école admet tout le monde, soit elle n’admet personne ! Voilà pourquoi il est indigne de dire que la laïcité est devenue la tolérance de toutes les fois.

Je mobilise ma culture RPR, religion prétendue réformée, pour vous dire : « bonne chance, chers députés ! » Je fais partie d’une collectivité qui se délite à plaisir en cas de désaccords. Nous ne voyons pas les baptistes, les mennonites, les adventistes, les évangélistes, les pentecôtistes, les évangélistes tsiganes qui comptent plus de 1 000 desservants, contrairement aux islamistes dont le mot fétiche est « visibilité ». En revanche, si nous laissons entrer les religions à l’école, vous commencerez à avoir des ennuis. J’en ai une illustration à Bobigny où le maire a voulu installer une association musulmane dans un immeuble et où le pasteur, voyant cela, a réagi, décrétant que, puisqu’il en était ainsi, il revenait le lendemain avec un dossier !

Il ne faut pas être trop narcissiques dans l’existence. Nous ne sommes pas seuls au monde, mais nous avons ici des milliers de représentants de petites éclésioles, jusque et y compris celles qui sont considérées comme des sectes tels les Témoins de Jéhovah. Ces derniers, qui servaient de repoussoir à tout le monde, ont été reconnus par le Conseil d’Etat en tant qu’association de la loi de 1905. Vous aurez demain des aumôneries de témoins de Jéhovah dans les lycées. Bon courage !

Je veux répondre maintenant aux propos de Slimane Zéghidour sur le problème de l’Europe. Je regrette l’absence de Soheid Bencheikh qui déclarait : « Le voile n’est pas un signe religieux comme l’ont prétendu les commentateurs lors de cette affaire pour pouvoir ainsi l’opposer à l’école » Il avait là totalement tort ! L’article 9 de la déclaration européenne des droits de l’homme fait de la dimension religieuse un des éléments les plus essentiels, les plus vitaux, et ces superlatifs lui confèrent une place incomparable et aux convictions une place seconde. Cela signifie encore aujourd’hui que le religieux, d’une certaine façon, n’est plus sacré. Qui dit que demain il en sera de même ? Puisque le Conseil d’Etat dans son arrêt Kherouaa ne voit pas d’inconvénient au port d’insignes politiques, là encore, je dis bon courage ! Relisez l’article 9 de la convention. Il reconnaît très clairement que les libertés garanties peuvent être limitées par chaque Etat au nom de la morale publique. Dans les conclusions préalables au dernier jugement, qui a donné tort à Melle Kherouaa, le commissaire du gouvernement Bouleau termine en précisant que « la liberté de manifester sa religion ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires à la protection de la morale publique ou de la protection des libertés d’autrui. » Au nom de l’ordre public français, l’on repousse la polygamie, la répudiation, le refus de recherche de paternité ... Je ne vois pas pourquoi, avec un peu de courage politique, on ne considérerait pas que le port de tout insigne religieux ou politique, dès lors qu’il est susceptible d’engendrer la « guéguerre » à l’école - qui n’en a vraiment pas besoin - serait contraire à l’ordre public.

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : Je vous parlerai en tant qu’ethnologue du hidjab, le fichu islamiste à l’école de la République. Ces fichus islamistes relèvent d’une stratégie d’anti-intégration et ce n’est pas un hasard si ces coiffures et tenues sont apparues au moment même où les jeunes filles de l’immigration maghrébine en France remportaient de plus grands succès que leurs frères dans leur scolarité et que, grâce à cette même école, elles s’intégraient réellement, sans grands problèmes. C’est en effet précisément dans ce contexte de rentrée scolaire qu’en 1989 « l’affaire de Creil » a ouvert la polémique et déclenché le trouble dans l’opinion française.

Plusieurs points me paraissent mériter d’être soulignés.

Tout d’abord, l’ambiguïté du terme même « foulard » qui est employé, inexact en français, car un foulard peut être placé n’importe où sur le corps. Ce terme devrait être remplacé par celui de « fichu », spécifique pour recouvrir la tête.

Ensuite, je voudrais souligner ce que ce « fichu » particulier n’est pas. D’abord, il n’est pas l’un des nombreux et divers voiles traditionnels - il n’a rien avoir avec la tradition du monde musulman. Il est d’ailleurs à noter l’absence même de voile des femmes berbères, entre autres kabyles. Celles que je connais sont fières de ne pas voiler leurs femmes. Les Kabyles constituent la majorité des immigrés maghrébins et tout particulièrement algériens en France, les Berbères en général, les Kabyles en particulier.

Ce n’est pas non plus un voile, car dans l’Arabie du VIIème siècle, celle du Coran, ce voile était, sous le nom de djilbab, un vêtement distinctif, porté par les premières musulmanes dans l’intention de les faire reconnaître comme femmes libres et de les distinguer des esclaves.

En fait, ce fichu est un uniforme politico-religieux moderne, apparu à la suite de la révolution iranienne, donc depuis 1980, sous un nouveau nom « hidjab », celui qui cache. Dans le Coran, ce terme représente une tenture. Il est répandu dans le monde musulman. Il est prescrit aux femmes qui adhèrent aux valeurs de l’idéologie islamiste. Il est un signe d’adhésion à ces mêmes valeurs politico-religieuses.

Ainsi défini, quelles sont les fonctions du hidjab actuel ?

Il est certes fait pour distinguer, mais il prend des sens différents selon le contexte où il est porté, selon que l’on se trouve dans un pays à majorité ou à minorité musulmane. En effet, dans les sociétés majoritairement musulmanes actuelles où l’islam est religion d’Etat et où la société est encore patriarcale, homogène, le sens et l’usage du voile porté par nombre de femmes peuvent être multiples. Il peut être porté par conviction, mais aussi par commodité, concession tactique ou comme cache-misère.

En revanche, dans les pays européens où l’islam est minoritaire comme en France, il n’en est pas de même, car cet uniforme, porté par quelques femmes, est donné à voir à toutes les autres diverses personnes composant une société complexe et hétérogène, non familière avec les voiles féminins.

Certes, pour les jeunes femmes qui portent le fichu, celui-ci serait, disent-elles, une obligation. Toutefois, non seulement rien n’est moins sûr, mais surtout il a pour but de distinguer les femmes adhérant aux valeurs des mouvements communautaires islamistes en les incluant dans ces mouvements. Or, en conséquence de cette inclusion communautaire, il exclut toutes les autres femmes qui ne le portent pas. C’est donc ainsi manifester « un différentialisme » qui introduit une fracture entre les femmes en affichant cette différence qui, en revanche, enferme les porteuses de fichus dans leur altérité, si bien que ce fichu peut même arriver à constituer une sorte d’auto-exclusion.

Par ailleurs, pour tous ceux à qui il est donné à voir, il a encore d’autres significations.

D’abord, pour toutes les autres jeunes filles de parents musulmans, leurs compagnes de classe par exemple, il y a grand danger que cette exposition politico-religieuse ne réactive le remord qu’ont la plupart de ces jeunes filles de ne pas être assez fidèles à la religion de leurs parents, car les filles à fichu prétendent leur donner des leçons.

La plupart des Français y voient la marque d’une opposition, puisque le fichu est l’emblème d’une allégeance prioritaire à des prescriptions politico-religieuses qui peuvent être poussées jusqu’au refus des obligations légales et républicaines, ce qu’attestent les réponses apportés par des jeunes filles porteuses de hidjab à leurs interlocuteurs. Au surplus, beaucoup de Français y voient le signe d’une oppression sexiste, le refus de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Le port du fichu me paraît donc constituer une manifestation de contre culturation, dans une perspective d’apartheid communautaire.

Dans l’école, le fichu moderne est ainsi contraire tant à la déclaration des droits de l’homme qui bannit toute distinction entre les hommes et les femmes qu’au principe de la laïcité, car le fichu se définit comme une distinction d’appartenance à une communauté partisane, ce qui est le contraire de l’égalité. Il est avant tout une expression politique et ce n’est sans doute pas un hasard si les jeunes filles de l’immigration maghrébine sont précisément celles pour lesquelles, en général, l’intégration est en meilleure voie, alors même que leurs mères et grands-mères n’étaient souvent, elles-mêmes, pas voilées.

Mme Wassila TAMZALI : J’appartiens à une famille qui a voilé ses femmes jusqu’à la génération de ma mère. Si ma grand-mère avait pu être là, elle serait voilée aujourd’hui. J’en serais d’ailleurs fière. Elle portait un voile de soie blanche, un haïk cachant son visage, parce que c’était une citadine. Dans la mesure où elle jouissait d’une certaine liberté, puisque les citadines pouvaient circuler et rendre visite à leurs familles, elle était donc voilée contrairement aux paysannes qui ne jouissaient d’aucune liberté si ce n’est celle d’aller aux champs et de travailler. Dans les montagnes, dès qu’un étranger arrivait, on faisait rentrer les femmes dans les maisons. Voilà pourquoi les femmes étaient voilées en ville et non à la campagne.

A la génération de ma mère, les femmes se sont dévoilées. Ce fut pour elles une grande conquête, obtenue avec difficultés. Je pense que des réticences se sont manifestées de la même façon qu’à Rome ou dans les villes de Sicile quand les femmes ont voulu aller à l’école et qu’elles se sont battues à cette fin.

Je ne fais pas de grandes différences jusqu’il y a une cinquantaine d’années entre le fait d’être née dans une famille algérienne musulmane et être née à Rome ou à Madrid, par exemple. Le combat des femmes pour enlever le voile est un combat contre la culture des pays méditerranéens, en particulier méditerranéens du sud. Je ne cacherai pas, je ne jouerai pas avec les mots : les sociétés du sud méditerranéen sont restées figées sur une attitude fondée sur l’apartheid des femmes, c’est-à-dire l’empêchement de circuler des femmes. Je ne joue pas avec les mots. Il s’agit bien de la culture de mon pays que nous sommes en train d’essayer de vaincre.

Je ne jouerai pas non plus avec les mots sur la question de la religion. En vous entendant tous parler, j’ai envie de dire, mais j’ai l’impression que ce sera mal interprété : « restons en France ! » J’ai le sentiment que nous menons ce débat dans le cadre de la Constitution algérienne ou marocaine, non pas saoudienne, parce que nous avons accompli ici quelques progrès, mais je dirai que nous ne sommes pas en France. J’ai envie de vous déclarer : messieurs les députés, restez français et posez-vous la question de l’échec de la politique française sur les problèmes de l’égalité des femmes et de la parité, car le problème est bien celui-là ; il n’est pas autre.

Quand M. Bayrou a signé une circulaire pour interdire le voile au nom de la laïcité, j’avoue que nous avons nous, femmes féministes, subit cela comme une grande défaite, car que signifie la laïcité aujourd’hui quand précisément le monde est en train de se bâtir sur la multiplicité ? C’est dire que le débat que nous essayons d’évoquer ici autour du voile est impossible, parce qu’il existe à l’heure actuelle un mouvement dans le monde qui remet en cause tous ces grands principes abstraits qui n’ont pu gérer des situations concrètes. La jeune femme qui se voile - et je suis contre son voile - n’est qu’un symptôme. Ne posons donc pas ici des problèmes insolubles.

Pourquoi allez-vous, en tant que députés français, vous poser la question de savoir si l’islam est bien ou mal interprété quand l’islam est défendu par 1,2 milliard de croyants ? Je suis quelque peu ébahie par ce que j’entends.

Vous dites que c’est un signe religieux à l’école, mais il y a d’autres signes. Je suis athée ; or, je porte une médaille religieuse, parce que c’est ma mère qui me l’a donnée quand j’étais très malade à l’hôpital. Cela pour vous demander ce que signifient les signes religieux, alors que dans le même temps, l’égalité des sexes est, elle, une norme sur laquelle nous pouvons nous fonder et qui n’a rien de subjectif.

L’interprétation de la religion et de la laïcité n’est pas le sujet d’une mission législative. Vous avez un principe à faire respecter. La France a signé la convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes qui l’oblige à faire respecter cette égalité sur son territoire. Qu’une jeune fille musulmane porte le voile en dehors de l’école, peu m’importe, ma grand-mère l’a porté, même si ce n’est pas le même, puisque, aujourd’hui, il s’agit d’un voile politique. Je suis par ailleurs inscrite dans un parti politique qui milite pour la laïcité ; c’est un autre débat qui intéresse les Algériens sur leur terrain et que nous devons mener à bien.

En tant que députés français, vous n’avez qu’une chose à faire : faire respecter la loi sur l’égalité et les engagements internationaux de la France. Le voile est une discrimination à l’égard des femmes. Pourquoi ? Parce que la discrimination est fondée sur le corps des femmes. Je vous épargnerai un discours féministe, mais je puis vous dire que le corps est la base de la discrimination. Voiler une femme c’est déjà l’enfermer dans un cadre où elle aura un rôle prédéterminé.

Sur le plan politique, je vous demande d’être très attentifs : aujourd’hui, à des fins politiques douteuses en France et dangereuses dans mon pays, on est en train d’instrumentaliser le voile. Car si le voile est le signe de la modestie et de la pudeur, comment expliquez-vous que, largement maquillées, ces jeunes filles aient fait « la une » de tous les journaux et qu’elles s’affichent à la télévision ? Pour les puristes de l’islam, cet exhibitionnisme est contraire à la modestie et à la pudeur.

Pour être très proche de la communauté immigrée et pour avoir vécu le racisme, l’ostracisme et le rejet, je sais ce que ces mots signifient. Quand le problème du voile a surgi et quand nous avons appris que la jeune fille avait enlevé son voile parce que le palais du roi du Maroc avait téléphoné au père pour lui demander de le retirer, je me suis dit que c’était là une question de politique et de pouvoir. Aujourd’hui, dans mon pays, les jeunes filles vivent dans les provinces des situations dramatiques de frustration sexuelle, de frustration quant à l’avenir, des frustrations de toutes sortes. Elles se passent en boucle les émissions de M. Tariq Ramadan parce qu’il est beau, qu’il a les yeux doux et qu’il leur dit qu’elles ont le droit de ne pas porter le voile. Voilà où nous en sommes. Excusez mon ton furieux. Je suis Algérienne. J’ai comme chacun ici la double nationalité. Je suis française d’origine - je n’ai pas opté, je suis née française d’une mère espagnole - mais en tant que Française, quand j’entends cette hésitation, je me rappelle que les droits de l’homme ou le statut de la femme française ont été conquis contre la culture française, contre la religion catholique. Je me demande ce qui vous ennuie dans le fait qu’enlever son voile se fasse contre la culture algérienne, contre la culture arabe. N’est-ce pas là du racisme à rebours ?

Sur la question de l’avortement ou de l’espacement des naissances, vous avez autant de questions à vous poser pour appliquer la loi française, alors même que l’avortement est une atteinte plus profonde aux dogmes chrétiens que le voile, mais sur ce sujet on n’entend personne s’exprimer. La France a une loi sur l’espacement des naissances et on la défend ! Et quand un groupe pro-vie fait un casse quelque part, il est jugé par les tribunaux français ! Messieurs, je vous demande d’être aussi exigeants avec les Français d’origine musulmane qu’avec les Français d’origine chrétienne et de considérer qu’ici le débat n’est pas de savoir s’il s’agit d’une atteinte religieuse ou culturelle, c’est la loi française qui s’applique, la France et la loi française s’étant engagées à faire respecter la loi sur l’égalité entre les hommes et les femmes.

M. Jean GLAVANY : En premier lieu, je dirai, par principe à Mme Kaltenbach qui a été un peu provocatrice qu’il ne faut pas avoir une telle approche des députés. Nous sommes là dans notre diversité avec nos divergences sur ces sujets dans un débat très démocratique, très riche et très transparent. Je vous le dis à titre amical, l’approche sur le thème « cela vous ferait du bien d’entendre ce que disent vos électeurs » relève d’une idéologie anti-parlementariste très dure, qui fabrique beaucoup d’extrémismes. Nous voyons nos électeurs tous les jours et nous savons ce qu’ils pensent, même si nous avons aussi beaucoup de plaisir à vous entendre.

La laïcité en France ne se résume pas à la loi de 1905, même si la loi de 1905 de séparation de l’église et de l’Etat est un élément fondamental de la laïcité. D’autres éléments composent la laïcité. La loi de 1905 doit être lue dans sa bivalence : elle interdit aux religieux d’avoir une influence ou un pouvoir politique, ce que tout le monde accepte. On oublie en revanche souvent l’autre volet : elle interdit aux politiques d’avoir une influence et un pouvoir religieux. Ne demandez donc pas aux représentants du peuple de se mêler de l’islamisme, en particulier de régler son compte au voile en ce qu’il serait ou non un signe religieux. Il est important de le préciser, car j’ai perçu à diverses reprises poindre cette tentation, dont je reconnais la légitimité et la pertinence, mais qui ne peut pas être notre action au nom de la loi de 1905.

Je reviens aux faits. Notre mission d’information a un objet précis, ce que l’on peut déplorer, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit de la question des signes religieux à l’école. Le thème à l’étude n’est pas la laïcité, une commission y travaille actuellement, dont certains d’entre vous sont membres, qui vous auditionnera peut-être. Quant au sujet de notre mission, ce n’est ni la laïcité, ni l’islam, ni l’islam dans la République, mais les signes religieux à l’école. Les autres débats sont passionnants. Je solliciterai beaucoup d’entre vous pour y revenir ensemble à titre privé, mais ce sont les signes religieux à l’école et c’est sur ce thème que je vous questionnerai, en partant de deux préceptes.

D’une part, acceptez-vous l’idée que, même à l’école, le port de signes religieux, notamment le voile, relève d’une diversité de motivations et donc d’une diversité de situations ? Est-ce simplement l’expression d’un intégrisme ou d’autre chose ? Sur le terrain, nous constatons qu’il peut s’agir simplement d’un vêtement, voire d’un effet de mode. Je l’ai ressenti ainsi. Parfois, nous percevons qu’il s’agit d’un signe religieux, à d’autres d’un signe d’aliénation de la femme... Nous sommes confrontés à une diversité de significations face à laquelle nous avons à traiter une diversité d’instruments.

Acceptez-vous cette idée, étant entendu que le problème des signes religieux et du port du voile à l’école est le plus difficile à traiter quand il y a des phénomènes d’intégrisme ? Pour reprendre l’expression de Mme Tamzali « Restons en France », et j’ajoute : en France et à l’école et limitons-nous aux signes religieux. Certes, nous avons signé une convention sur la non-discrimination, mais d’autres normes nous encadrent : la laïcité, qui figure dans la Constitution, la liberté d’expression, notamment religieuse, qui est à la fois dans la Constitution et dans la convention européenne. Sentez-vous que nous sommes au cœur d’un triangle juridique, difficile, ambigu et contraignant ?

Que pensez-vous des compromis passés de manière très différenciée dans les écoles de la République en France face à ces problèmes ? Selon vous, des distinguo sont-ils possibles entre la classe elle-même, qui serait très préservée, et les cours d’écoles qui pourraient faire l’objet d’une approche en termes d’espace public au même titre que la rue ?

Pour vous, une loi serait-elle une loi d’exception ou une nécessité et que pourrait-elle exprimer ?

Mme Wassila TAMZALI : Je comprends que la question est difficile, que vous allez « passer à l’acte » et que vous engagez votre responsabilité. Mais, aujourd’hui, on ne peut considérer le voile comme un signe vestimentaire, un phénomène de mode. Le signe vestimentaire, le signe de mode forment la pointe de l’iceberg. Ce qui est beaucoup plus profond c’est le sens qu’il revêt aujourd’hui. Je ne veux pas dramatiser et puis après tout pourquoi pas ! C’est comme porter une chemise brune en Italie sous Mussolini. Cela avait un sens. Le noir n’est qu’un signe, une couleur comme une autre, mais cela peut prendre sens et devenir un symbole très fort. Comme je le disais, il y a une instrumentalisation dangereuse. En Algérie, nous avons vécu ces dérives dans le sang. Cela dit, faire une loi qui interdirait le voile pourrait le stigmatiser et aboutir à l’effet contraire. Comme vous le dites si bien, il y aurait atteinte à la liberté d’expression.

Cela étant, dans la hiérarchie des lois, la convention internationale a un statut supérieur aux autres lois. L’engagement français de faire respecter l’égalité des sexes devrait être placé au centre de la réflexion. Au lieu de porter la réflexion sur la religion, qui risque de faire de ce symptôme un symptôme encore plus grand et encore plus traumatisé, il faudrait la déplacer, pas seulement par un tour de passe-passe, mais politiquement. Lorsque j’ai répondu au journaliste du « Nouvel Observateur », c’est sur ce point que j’ai porté l’accent. Nous ne sommes pas là en train de résoudre un problème intellectuel, philosophique. Je suis d’accord avec M. Arkoun sur la nécessité absolue d’offrir une chance à l’islam pour créer ce centre de réflexion, comme il en existe d’ailleurs à Londres et dans beaucoup d’autres pays. Il s’agit de replacer le problème dans un cadre politique, celui de l’égalité des sexes, de l’égalité des chances donnée aux petites filles à l’école, considérant que le voile est un obstacle à cette égalité des chances.

Je travaille sur la question des femmes. Dans tout le monde musulman, un seul pays a accordé l’égalité à la femme : il s’agit de la Tunisie grâce au président Bourguiba. Aujourd’hui, quand nous ouvrons des débats en Tunisie, nous constatons que le débat s’est déplacé ; il est posé sur la question de l’égalité et plus sur celle de la religion. Alors qu’il reste posé sur celui de la religion en Algérie : est-ce religieux, pas religieux, est-ce contre la religion, pas contre la religion ?

Avant de répondre à votre question, M. Glavany, il convient de recentrer le problème à sa juste place. C’est un problème politique, d’application de l’égalité des sexes, ce n’est pas le problème de la religion islamique ! Nous pourrions tous vous en parler des heures pour vous dire que ce n’est pas religieux. Avant de répondre bille en tête à la question « faut-il légiférer ? », il faut avant tout redéfinir le cadre politique. C’est là le travail d’un député qui travaille comme vous sur le terrain. Il faut par ailleurs ouvrir un institut de recherche de la pensée islamique, j’en suis convaincue, mais surtout, sur le terrain, remettre politiquement les pendules à l’heure. Nous sommes en France dans le cadre de la Constitution française qui ne contient pas d’article rédigé ainsi : « Toutes les lois de l’égalité contraires à l’islam sont contraires à la Constitution » Cet article figure dans nombre de constitutions maghrébines. Si on ne se souvenait pas de notre constitution, le problème posé resterait sans réponse.

Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE : Je me réjouis du débat qui nous réunit aujourd’hui, car la laïcité qui datait de 1905 a besoin d’être dépoussiérée. Je me réjouis tout autant qu’il soit public. Bien sûr, je regrette que ce soit à l’occasion de l’implantation ancienne de la présence de l’islam en France. Voter une loi interdisant le port du voile serait déclencher un processus de victimisation que nous ne pourrions plus maîtriser. Nous donnerions vraiment le rôle de martyrs à ces jeunes filles. Le problème est beaucoup plus vaste. A mon idée, il faut banaliser l’histoire du voile et s’intéresser au problème de fond.

Parce que je suis trop pleine de ce problème de l’islam, je regrette de ne pouvoir développer.

Deuxièmement, à court terme, il ne faut pas légiférer, parce qu’il ne faut pas créer de victimes. Nous connaîtrions alors une révolte d’une fraction de la population française, car on peut être tout à la fois islamiste et français. Je détiens des chiffres qui montrent que tous les grands penseurs islamistes sont français, en tout cas européens. Le problème auquel vous allez être confrontés, messieurs les députés, est le fractionnement. Il faut donner du temps et ne pas faire comme M. Sarkozy, ministre de l’intérieur, qui a commis une petite erreur en se dépêchant de se rendre au Bourget comme si l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) avait besoin d’être confortée et qui a reçu une manifestation d’antipathie.

Nous continuerons à parler de la laïcité, car c’est un thème trop important pour voir les limites de la laïcité, car la laïcité se vit. Il est un terme que je déteste, celui de « tolérance ». Si on est tolérant, on vit la laïcité, c’est tout.

M. Jean-Yves HUGON : Je veux remercier nos intervenants pour leur contribution très riche au débat.

Nous avons auditionné hier des personnalités qui avaient un point de vue totalement différent du vôtre. J’aimerais avoir votre réaction sur un argument opposé par l’une d’entre elles : si l’on refuse à une jeune fille alors qu’elle est voilée l’accès à un établissement scolaire, cela signifie qu’on lui interdit le savoir, autrement dit qu’on lui interdit la possibilité de s’intégrer dans notre société.

Par ailleurs, nous avons entendu Mme Fekkar-Lambiotte déclarer : « Ne légiférez pas tout de suite. » Mais nous avons une demande pressante des chefs d’établissement et des professeurs, c’est-à-dire des personnes qui vivent les problèmes de façon quotidienne et concrète. Ils sont venus nous voir, nous les avons écoutés et entendus. Ils nous ont réaffirmé leur volonté de faire appliquer la loi, mais ils nous ont demandé de les aider en leur donnant un cadre juridique.

M. Jean-Pierre BRARD : Nous sommes ici au moins trois députés de Seine-Saint-Denis et nous sommes confrontés à une réalité particulière ; en effet, dans certaines de nos villes apparaissent des quartiers ethnico-religieux étrangers à notre tradition du « vivre ensemble » à laquelle se substitue peu à peu la réalité du « vivre côte à côte ». Tel n’est pas le modèle républicain, c’est le modèle anglo-saxon, dont je ne veux à aucun prix ni pour mes enfants ni pour mes électeurs, qui nous ont élus pour les représenter à l’Assemblée nationale. Et s’ils nous ont envoyés ici, nous devons les écouter de temps en temps !

L’intérêt de notre travail réside dans la variété des régions de France que nous représentons et en ce que nous ne sommes pas tous confrontés aux mêmes réalités. Pour la réalité que je connais, je sens le dérapage, la menace à l’ordre public et, quand je suis témoin de heurts, au nom de la religion ou de l’appartenance ethnique, entre jeunes juifs et jeunes qui se prétendent musulmans sans évidemment avoir jamais lu un verset du Coran, cela me pose problème.

Comme le rappelait M. Glavany, le sujet qui nous occupe est celui des signes religieux à l’école. Nous ne pouvons toutefois nous y limiter tant le sujet est beaucoup plus vaste. D’ailleurs, derrière les quartiers ethnico-religieux, il y a des politiques du logement. C’est dire qu’il n’y a pas de solutions simples à un problème aussi complexe que celui dont nous débattons.

Légiférer serait extrêmement difficile, mais si les parlementaires ne sont pas capables de faire une loi c’est dommage, car ils sont là pour cela ! Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille faire des lois sur tout et n’importe quoi et sans que, pour ce qui me concerne, je me sois forgé définitivement une religion, si je puis dire.

Il a été question de « compromis » à propos de l’arrêt du Conseil d’Etat. J’aimerais connaître votre sentiment sur cet arrêt. Je ne connaissais pas le texte de l’arrêt que vous évoquiez, qui fait froid dans le dos.

Personnellement, je suis assez favorable à la neutralité absolue de l’espace des services publics, et pas seulement de l’école.

Le point de vue de Mme Tamzali est convaincant et séduisant. Mais, dans la « real politique », champ où nous nous plaçons, on voit bien que cette position a pour conséquence la disparition du voile. Pour autant, on ne peut nier qu’il revêt aussi une connotation religieuse. Si, au nom de l’égalité, de la parité, on avance la suppression du port du voile pour répondre à l’idée de non-discrimination des femmes, on vous opposera les personnes qui portent la kippa. Que doit-il en advenir ? Je suis d’accord, ce n’est pas pareil, mais nous nous adressons au peuple français dans son ensemble. Nous avons un vrai problème de maîtrise politique.

Ne pensez-vous pas que la législation devrait être beaucoup plus large et surtout ne pas traiter la question du voile, car, selon moi, tout signe distinctif est condamnable, en ce sens qu’il altère la neutralité absolue et qu’il permet d’identifier des enfants, des jeunes, d’après leurs convictions, les leurs ou celles de leurs parents, contrairement à notre tradition où l’enseignant n’a pas à connaître l’appartenance de l’élève ? Je trouve cela extrêmement choquant. Une des façons de s’en sortir ne serait-elle pas de lutter contre l’analphabétisme religieux ? En effet, pour des raisons historiques, propres à ses conditions d’émergence, la loi de 1905, et alors que s’exprimait une résistance de l’église catholique du Vatican, a connu une lecture anticléricale alors qu’il s’agit tout au contraire d’une loi d’ouverture et de tolérance ?

Ne pensez-vous pas nécessaire de régler dans le même mouvement le problème de l’égalité dans la liberté de pratique des cultes et donc de régler la question des lieux de culte musulman ? Après, c’est de la bouillie institutionnelle, à nous de la régler, y compris avec des moyens de financement assurant l’émergence d’une sorte d’islam de France sur un plan très pratique. A Montreuil, nous avons tout d’abord obligé les associations musulmanes à se déclarer selon la loi de 1905. Dans l’accord passé avec elles, nous avons interdit l’argent issu de l’étranger et nous avons plafonné les dons destinés à financer la mosquée.

Il s’agit d’initiatives dépourvues de toutes bases légales.

M. Jacques MYARD : C’est totalement illégal !

M. Jean-Pierre BRARD : C’est la législation montreuilloise !

M. Jean-Pierre BRARD : C’est l’égalité. Du reste, nous réglons dans le cadre du prochain conseil municipal, dans le même mouvement, le bail emphytéotique pour la synagogue et pour la mosquée !

M. Jacques MYARD : Cela aussi c’est totalement illégal !

M. Jean-Pierre BRARD : L’essentiel n’est-il pas d’être fidèle à l’esprit des lois comme disait Montesquieu ? Nous sommes là pour changer la loi, pour tenir compte de la réalité.

M. Jacques MYARD : C’est ici qu’il faut changer la loi, non à Montreuil !

M. Jean-Pierre BRARD : Il faut anticiper. Le fait peut parfois précéder le droit. Nous sommes face à une situation concrète. Si nous voulons nous en sortir dans la fidélité à l’héritage de la Révolution française et de la loi de 1905, il nous faut trouver des solutions. Si tel n’est pas le cas, je suis persuadé que l’espace laïque sera mité de l’intérieur. Telle est ma conviction profonde et ce que je vis dans le cadre des confrontations que j’ai à gérer dans ma ville.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Je reviens sur le propos de M. Glavany relatif à la neutralité de l’Etat. La laïcité, c’est aussi la neutralité de l’Etat. C’est pourquoi si l’Etat s’engageait dans des joutes théologiques sur tel ou tel verset du Coran, il cesserait lui-même d’être laïque. Cette première considération me semble importante, car on remarque, notamment dans beaucoup d’émissions de télévision, où certains d’entre vous sont invités, l’émergence d’une érudition profane qui s’impose. N’importe qui vient parler de charia, tout le monde s’improvise théologien, exégète...

L’exercice est délicat, car, comme l’a dit Spinoza, si Dieu lui-même se mettait à argumenter pour prouver son existence, il deviendrait faillible ! Si l’Etat donc débattait avec des religieux pour savoir si le voile est un symbole obligatoire, contraignant ou non, on n’en sortirait pas. Il lui suffit d’affirmer ce qu’il est, c’est-à-dire d’avoir une loi commune et générale. Voilà pour la première considération.

La seconde sera pour répondre à M. Brard. Etablir une loi simple d’interdiction de tous les symboles religieux aurait peut-être pu être possible sans trop de dommages dans la foulée de l’affaire de 1989. Pour autant, cela aurait-il réglé les problèmes ? Le faire aujourd’hui ? Je parle en termes de « real politique » ; il faut que je précise d’où je parle pour supprimer toutes ambiguïtés. Je suis contre ce symbole que je ne peux supporter, même visuellement, mais en termes de « real politique », établir une loi interdisant le port des signes religieux - entre nous, le voile - serait un aveu d’impuissance de la part de l’Etat et un refus de regarder la réalité en face, car la politique c’est, d’abord, le fait de travailler sur un matériau sociologique qui est celui de notre société.

Quant aux motivations des jeunes filles qui portent le voile, j’aimerais savoir combien le portent. J’ai lu un chiffre qui reste à vérifier : il y aurait quelque 200 000 jeunes filles mineures d’origine musulmane, dont un millier ou deux mille qui le porteraient. Qui donc représente l’islam ? Les jeunes filles qui portent le foulard ou celles qui ne le portent pas ?

Notre but, moi en tant que citoyen, vous en tant que politiques, est de reconnaître l’égalité des droits, l’égalité des sexes, la liberté de conscience des individus, c’est-à-dire la liberté de vivre sa religion, mais aussi de changer de religion ou d’affirmer que l’on n’en a plus.

Le fait de voter une loi abruptement, après des mois de polémiques où l’islamophobie s’est parfois dissimulée derrière la défense de la laïcité est un risque très préoccupant.

Une courte anecdote. J’étais au Qatar pendant la guerre contre l’Irak. J’étais au centre de presse internationale. Tous les soirs, j’avais devant moi six écrans de télévision, dont les télévisions allemande, britannique, américaine et TV5. Les Britanniques, nos amis et voisins, qui avaient des soldats sur place en Irak, organisaient des émissions et débats purement géopolitiques sur cette guerre. Sur notre chère télévision nationale, un jour sur deux, on pouvait assister à un débat sur les thèmes : Les musulmans de France peuvent-ils être contaminés par l’islam ? Peuvent-ils être une « cinquième colonne » ? Peuvent-ils dériver de la communauté nationale vers une sorte d’intégrisme violent ? Nous avons une exception française, nous sommes le pays qui compte la plus grande minorité musulmane du monde après la Russie, nous sommes le pays où les musulmans sont, y compris matrimonialement, les plus intégrés dans la société française. J’ajoute à votre intention, messieurs les députés, que nous sommes le seul pays où il n’y a pas un seul député musulman. Je ne dis pas qu’il faut des quotas. Je suis totalement contre. Mais sociologiquement le fait n’est pas insignifiant. Les seules dernières entités dans notre pays qui ne comptent pas de personnes sociologiquement d’origine musulmane sont les médias et la classe politique, les seules entités qui parlent en permanence d’intégration.

M. Eric RAOULT : Il y a un député musulman : M. Mansour Kamardine, député de Mayotte.

M. Slimane ZEGHIDOUR : En Angleterre et en Allemagne, c’est autre chose ! Je ne demande pas de quotas. Entendons-nous bien : nous sommes entre personnes d’accord sur l’essentiel.

La constitution de quartiers à caractère ethnique homogène, dont parle M. Brard, n’est pas du tout dans notre tradition nationale. J’habite à côté de la place d’Italie. Moi-même je ne peux plus me rendre à Barbès ni avenue de Choisy, parce que dans des quartiers homogènes chinois ou maghrébins, je me sens étouffer. Mais c’est un matériau sociologique qui existe dans notre pays. On dépasse le simple problème du voile et des signes religieux pour aborder un problème de « vouloir vivre collectif ». La question est : comment garantir des conditions pour que ceux qui veulent vivre leur religion, y compris la plus farfelue, puisse la pratiquer et comment sauvegarder la neutralité de tous les espaces publics et de tous les services publics ? Tel est, je crois, le défi que nous devons relever.

Il faudrait aussi que nos hommes politiques cessent, d’une certaine manière, d’alimenter le communautarisme. Lorsque des hommes politiques participent à des conventions musulmanes - ils sont peu nombreux -, ou à « Douze heures pour Israël », ou à une soirée organisée par l’association pour le bien-être du soldat israélien alors qu’ils connaissent l’hypersensibilité qui entoure ces problèmes, nos hommes politiques deviennent eux-mêmes partie prenante du processus de communautarisation en cours de prolifération dans notre pays.

M. Robert PANDRAUD : Vous qui étiez au Qatar, comment expliquez-vous que ce qui avait été annoncé - libération, démocratisation, émancipation des femmes - n’a pas eu lieu et que six mois après on s’aperçoit que jamais les femmes n’ont été dans un état d’aussi grande soumission et que la liberté apportée est celle de la mitraillette ?

En Afghanistan, là aussi, nous sommes partis pour « dévoiler » les femmes. Or, si l’on en juge par les médias, les femmes sont tout aussi voilées qu’avant. Avant, elles paraissaient contraintes ; aujourd’hui, elles semblent volontaires. Il y a un problème dans tout cela. Surtout après deux guerres qui ont coûté des vies.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Les promesses des Américains n’engagent que ceux qui veulent bien les croire. Depuis la deuxième guerre mondiale, depuis que les Américains sont entrés avec leurs gros sabots dans la vieille Europe, tous les régimes musulmans qu’ils ont soutenus sont des régimes anti-laïcs, parfois anti-chrétiens et misogynes : l’Arabie saoudite, le Pakistan, le Qatar... Qu’ils aient promis de distribuer de la démocratie comme du café à diluer dans un verre d’eau, les gens n’y ont guère cru. Les Américains ont effectué 110 interventions militaires au cours du XXème siècle. Aucune n’a visé à rétablir ou à établir la démocratie !

M. le Président : On peut aller aux « Douze heures pour Israël » tout en étant vice-président du groupe d’amitié France-Algérie !

Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE : Je recentrerai le problème sur l’école. Je me suis beaucoup réjouie que des députés s’intéressent à ce problème. Au nom de la République française, il faut maintenir le caractère laïque de l’école. Libre aux chefs d’établissement de conseiller des écoles confessionnelles, puisqu’il y a autorisation de créer des écoles musulmanes où les personnes sont autorisées à diffuser les discours qu’elles veulent.

Lorsque j’étais inspectrice, nous n’avions pas le droit d’intervenir sur le contenu des enseignements. Je pense qu’il en est toujours ainsi. C’est une disposition qu’il faut que vous gardiez présente à l’esprit ; un inspecteur de l’Education nationale ne peut et ne doit qu’inspecter les installations et vérifier la sécurité des établissements. Libre à la famille de diriger son enfant vers l’école confessionnelle.

A propos des demandes des chefs d’établissement, je pense que c’est un aveu de faiblesse. Il faut leur conseiller de compléter l’heure quotidienne d’instruction civique, qui apprend à être citoyen, qui apprend les lois, par l’histoire des religions. Il y a là un créneau horaire qui fait que nous aurions des citoyens beaucoup plus conscients de leur rôle, de leurs devoirs de citoyens et de leurs droits. Mais aussi nous pourrions avoir là une école qui serait exemplaire, car elle allierait le caractère laïque de l’enseignement et l’enseignement de l’histoire des religions, et non pas de la théologie.

M. Jean-Yves HUGON : Un des participants à la table ronde d’hier me disait que de plus en plus de parents musulmans inscrivaient leurs enfants dans des écoles catholiques où les jeunes filles avaient le droit de porter le voile.

M. Mohamed ARKOUN : M. Glavany a raison de souligner que, même si nous nous cantonnons à l’affaire du voile, la question reste extrêmement complexe. On ne peut la simplifier car elle a des objectifs politiques, qui ne sont pas limités à la France. Il s’agit d’une force internationale, d’un réseau international, d’une stratégie d’intervention internationale. Il ne faut pas perdre de vue cette dimension.

A Montreuil, nous avons créé un centre culturel franco-musulman. Les musulmans n’y viennent pas, parce qu’il y a eu intervention directe leur demandant de ne pas s’y rendre. De même, le fait d’assister aux cours ou de ne pas y assister, répond à une stratégie. Cela ne naît pas ainsi dans la tête des petites filles. Ce problème doit donc être traité par l’Etat, avec les pays d’origine de l’immigration. Il faut une négociation entre Etats pour tarir la source même du problème. Voilà pourquoi tant que ce travail ne sera pas fait, je considère qu’agir directement serait une grosse faute politique pour l’Etat français qui s’enliserait dans des difficultés terribles, avec toute la confusion qui s’attache à ce type de situation. Les petites filles disent au lycée : « J’obéis à un commandement de Dieu ! » Vous pouvez faire autant de sermons laïques que vous voudrez, face à une telle réponse, vous n’arriverez à rien ! Nous prononçons toutes sortes de discours sur la laïcité pour conjurer quoi ? Ce sont des incantations inutiles !

Pour essayer de débloquer la situation, il faut, premièrement, annoncer solennellement une politique globale, générale, s’inscrivant dans une perspective de long terme, qui serait déclarée par le gouvernement français et l’Assemblée nationale, tous partis confondus - c’est une affaire nationale - annonçant un choix politique de la France, placée devant le problème général de l’immigration, car ainsi que cela fut dit, il ne faut pas se cristalliser sur la question de l’islam. Il y a d’autres flux migratoires. Il convient de poser le problème des cultures et de la présence des immigrations et lui donner une solution politique. C’est dans cette vision globale d’un choix politique, d’une direction politique générale, solennellement annoncée par l’Assemblée nationale, par la voix du Président, par la voix du gouvernement, que vous pourrez faire émerger dans la société un large débat qui sera fructueux.

Deuxièmement, il faut que l’Etat français, l’Assemblée nationale et le Sénat engagent des concertations rapides et systématiques avec tous les partenaires européens, en particulier au sujet de la loi, car si vous légiférez, vous pouvez vous faire condamner par le droit européen. Il y a des situations où le droit européen pourrait aller à l’encontre d’une législation nationale. Au-delà de cet obstacle juridique, il faudrait déterminer une politique commune européenne qui serait également solennellement annoncée à Bruxelles pour fixer les limites, dire ce que l’Europe veut en toute souveraineté, aussi bien les souverainetés nationales que la souveraineté de l’Union européenne, en tant qu’entité.

Troisièmement, il faut engager des négociations, des pourparlers, en particulier avec les Etats maghrébins travaillés par ce problème. La France qui entretient des liens historiques privilégiés avec ces Etats et ces peuples doit se concerter avec les Etats du Maghreb sur la question afin d’annoncer ensemble une politique pour faire face à ce danger qui menace aussi les Etats maghrébins. Nous le constatons avec la guerre civile en Algérie et le Maroc qui est dans la cible. Ces pays sont intéressés à une concertation sur un problème qu’il ne faut absolument pas réduire au voile. C’est misérable ! Il faut affirmer par un effet d’annonce solennelle que nous avons une politique et que nous nous y tiendrons absolument ! La question du voile se dissoudra alors pour disparaître complètement. Dans les conditions actuelles de la géopolitique du monde et du terrorisme international, il ne faut surtout pas faire une loi sur le voile, ce serait inconcevable et ridicule.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : M. Arkoun a répondu en partie à Mme Tamzali. Dans un seul arrêt, le Conseil d’Etat a accepté l’éviction de deux filles à Nantua. Pourquoi a-t-il pris cette décision, en contradiction avec la jurisprudence évoquée ? Parce que la jeune fille proclamait urbi et orbi que la loi de Dieu passait avant la loi des hommes. C’est en ce sens que nous sommes dans un embrouillamini épouvantable.

Je vais vous en livrer un autre exemple qui donne raison à M. Arkoun. Il s’agit des obsèques. L’an dernier, un Marocain, devenu Français, est décédé. Il avait demandé à être incinéré. Sa femme était française depuis 1931. Le consulat du Maroc est venu interrompre la crémation en présence de l’épouse.

M. Mohamed ARKOUN : Il faut que la souveraineté s’affirme !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : On ne peut s’attacher qu’au seul problème du voile. Il y a tout le reste : les filles qui refusent de serrer la main des professeurs masculins, la gamine qui fait un drame parce qu’il y a des anges dans le sapin de Noël, oubliant que Djibril est celui qui a porté le Coran. C’est une femme, mariée par la fatwa, qui arrive accompagnée de son époux pour passer un examen et qui exige une examinatrice et la présence de son mari à l’examen.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Nul besoin d’une loi, il faut dire non.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : La Suisse, contrairement à la France, est extrêmement hostile à l’abattage rituel. Les Suisses se sont prononcés par un vote à deux reprises. Ils ont dit non. Je me demande quel mouton mange M. Ramadan, mais en Suisse c’est non ! Il en va de même pour la célébration des mariages civils avant le mariage religieux. Les Suisses ont expliqué que s’il en allait différemment, l’imam prendrait ses valises et s’en irait.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Il n’y a pas besoin d’une loi, il suffit de rappeler la norme.

M. Jacques MYARD : Il existe une loi !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : A un moment précis, il y a une épreuve de force.

Je réponds maintenant à la question posée par M. Hugon : comment ces petites filles feront-elles des études ?

Des milliers de malades font leurs études par correspondance, qui sont ni plus riches ni moins riches que les autres. Il y a un moment où il faut savoir s’arrêter. M. Tariq Ramadan met en avant la pédagogie des étapes. Nous avons calé sur un point, et puis ce sera sur un autre ; aujourd’hui, c’est sur la prière, demain ce sera sur un autre sujet. Voyez ce qui s’est passé dans le 20ème arrondissement de Paris, au lycée Martin Nadaud : la prière a été demandée pendant un examen. La secrétaire du directeur, musulmane, s’est fait traiter de « p... » en arabe et le proviseur de « gros porc ». Le garçon mis en cause a répondu qu’il ne parlait que cette langue. J’ignore, M. Myard, si nous allons régler la question par une loi.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Vous tombez dans une vision sécuritaire

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Ce n’est pas une vision sécuritaire !

M. Slimane ZEGHIDOUR : Il suffit de dire non !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Oui, mais sous quelle forme ?

M. Slimane ZEGHIDOUR : Si une personne demande un examinateur femme, on répond non !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Je suis angoissée par la façon dont cela arrive de toutes parts. Je ne sais si vous considérez que je fais partie des nouveaux islamophobes. Loin de moi cette idée ! Mon passé même me l’interdit, mais on ne peut plus accepter les salles de prières dans les lycées, l’exigence de...

M. Slimane ZEGHIDOUR : Il ne faut pas faire leur jeu et les diaboliser.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Quant au nombre de jeunes filles portant le voile, personne ne le connaît. A Champigny, je connais un lycée d’enseignement professionnel où sept personnes le portent. Le proviseur ne le signale pas, parce qu’il ne veut pas créer d’agitation. Les proviseurs sont accablés, ne disent plus rien, se contentent de signaler les incidents majeurs.

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : Ne pourrait-on pas tout simplement reconnaître que le voile n’est pas seulement un signe religieux, mais également politique, la politique étant interdite à l’école ?

M. Mohamed ARKOUN : C’est un décret. Vous ne pouvez pas le faire.

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : En ce cas, ne pourrait-on expliciter la loi, quelque chose qui l’entoure, et qui, devant des faits nouveaux, une situation nouvelle, explique davantage, à la rigueur en recourant à des exemples ?

M. Eric RAOULT : Qui relèverait du domaine intérieur au sein de l’école.

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : C’est cela même.

M. Slimane ZEGHIDOUR : La circulaire Jean Zay de 1936 sur les signes politiques à l’école ne règle-t-elle pas cette question ?

M. Eric RAOULT : Cela avait été fait contre les ligues.

Mme Wassila TAMZALI : J’ai entendu que vous aviez reçu hier un groupe aux positions différentes. Vous devez être frappés par leur unité de langage en comparaison à la nôtre qui doit vous sembler hésitante. Que cela signifie-t-il ? Les démocraties sont un ventre mou pour ce type de poussée. M. Glavany a évoqué la liberté d’expression. Dieu sait à quel point j’y suis attachée, mais prenons garde qu’au nom de cette liberté d’expression on n’enterre pas plusieurs libertés en même temps et surtout celle de l’expression !

Pour répondre à la remarque selon laquelle les petites filles sont privées de savoir, rappelons que l’école est obligatoire en France jusqu’à 16 ans et que si les parents ne se plient pas à cette obligation, ils sont passibles d’un procès comme le père qui fait exciser sa petite fille. Des lois existent. Une petite fille inscrite dans une école religieuse est, elle aussi, soumise aux règles de la République. Il n’existe pas en France deux Etats. Il y a un Etat français qui tient la liberté de l’école comme une liberté fondamentale de sa Constitution, ce que je pense être une bonne chose. Comment procéder ?

Elaborer une loi qui introduirait tous les signes religieux serait du « bluff », car tout le monde saurait que c’est la religion musulmane qui serait visée, ce qui serait vécu par les musulmans comme une expression institutionnalisée de l’islamophobie. Certains musulmans, voire certains Arabes laïques, athées, vous diront que cela leur donne envie de se voiler. Cela sera dit.

Mme Kaltenbach, vous m’avez dit que je suis un peu utopique, car en avançant l’idée de l’égalité des femmes, on comprend immédiatement qu’il s’agit de religion. Mais nous sommes en politique, or la politique c’est la médiatisation par excellence. Nous devons médiatiser, c’est-à-dire servir de médiateurs à une réalité politique et ne pas, par une loi, ajouter à un conflit. Si nous faisons une loi sur les religions, nous allons enrichir le débat sur la religion. Je répète que, dans le débat sur la religion, en tant que démocrates nous sommes grandement fragilisés par rapport à un discours fondamentaliste, mieux structuré. Ne nous lançons donc pas dans ce débat sur la religion, car nous serions perdants.

Quand M. Arkoun aura planté ses graines, nous aurons une vision différente, mais tant que M. Arkoun ne les aura pas plantées, ce qu’il essaye de faire depuis longtemps, il n’y aura pas de débat sur la question susceptible d’être réglé par un vrai dialogue. D’un côté, nous avons des personnes bétonnées dans une religion, de l’autre des démocrates, à l’instar de qui s’est passé en Allemagne où nous avons mis face à face un fasciste et des démocrates. Le fasciste a pris le pouvoir, parce que, en démocratie, les fascistes prennent le pouvoir et que les islamistes sont des fascistes. Il n’est pas utile de savoir ce qu’est l’islam pour savoir ce qu’est le fascisme. L’islamisme c’est du fascisme.

Ce qui est en danger dans la question du voile, puisque c’est le voile qui nous réunit, c’est la possibilité pour les filles d’avoir une chance à l’école. Nous devons nous faire corps avec cette idée, la défendre. Même si elle est utopique, même si elle paraît un peu traficotée, tordue, il faut que nous la défendions politiquement. Il faut que nous défendions l’idée politique qu’en France la société est une société d’égalité de droits et des chances. Point ! Chaque chose en son temps. Mais surtout si vous interdisez le voile, faites-le au nom de l’égalité, non de la religion, ni de la laïcité.

M. Jacques MYARD : Je commencerai par quelques remarques.

Ce qui se passe ailleurs en Europe, c’est très bien, mais il ne faut pas être pusillanimes en anticipant les décisions des juges. Jusqu’à présent, la France est un pays souverain, le roi de France est empereur en son royaume et si jamais d’autres venaient nous dicter la structure à adopter sur le plan national, l’Europe en pâtirait, parce que nous jetterions le bébé avec l’eau du bain. Il y aurait rejet de cette idée européenne intégriste. Cela d’ailleurs s’amorce. Sur ce point précis, je ne vous suis donc pas. Il y a d’ailleurs suffisamment de décisions de la Cour européenne qui montrent clairement les limites de l’exercice et c’est un faux-fuyant que d’aller chercher les ukases du juge européen pour s’autocensurer et ensuite donner raison à ceux qui avancent sur les voies de l’intégrisme. Cela pour les remarques générales.

Ce qui est certain, c’est que si ce n’était qu’une affaire du voile, moi le premier, je hausserais les épaules. M. Arkoun a raison de dire que nous sommes face à un réseau international, à des personnes qui avancent et qui ne s’arrêtent que confrontées à une fermeté et une clarté très nettes. Je vais illustrer mon propos par quelques exemples récents.

Il y a quinze ans, alors que j’étais maire, nous avons été confrontés, parce qu’il y avait une affaire commerciale derrière, à des abattages de 4 000 à 5 000 moutons sur une île de Maisons-Laffitte, Mesnil le Roi. Nous sommes montés au créneau. Les pouvoirs publics manifestaient une frilosité à nulle autre pareille, laissant faire, le préfet se voilant la face, ne voulant pas savoir, faisant preuve de « tolérance » ! En l’occurrence, il y avait des abattages dans un abattoir clandestin. Et que constate-t-on depuis quelques années ? Les pouvoirs publics disent « stop ! » pour des raisons sanitaires. Les autorités remontent en puissance et les abattages clandestins ont quasiment disparu dans les Yvelines. A un moment donné, il faut avoir le courage de dire « On arrête ! » Je m’adresse à vous M. Zéghidour, car vous avez mis en garde contre le rejet islamophobe. Bien sûr, il y aura crise. La République s’est faite à coups de crise, voire à coups d’épée et parce qu’elle connaissait un bonheur démographique ! Il est manifeste que l’on a fait preuve de laxisme et qu’il faut se reprendre, il est manifeste que c’est une atteinte à l’égalité des femmes, mais que ce n’est pas que cela. Il est manifeste que ces personnes avancent masquées derrière la taquia, car je vous le dis tout net s’il ne s’agissait que du voile, ce ne serait pas un souci. Mais cela va plus loin, cela heurte directement l’égalité des sexes, la tolérance, car c’est du prosélytisme violent, d’où la nécessité d’assurer la sécurité. Cela heurte la transmission des connaissances ; c’est un archaïsme phénoménal. Donc, oui, il y aura crise et je suis prêt à l’assumer, car si nous n’assumons pas la crise aujourd’hui au regard de ce qui s’est passé dans un certain nombre de pays, je sais que ce sera pire demain. Il faut donc arrêter le communautarisme ! La République c’est l’égalité des sexes, l’égalité des hommes, la citoyenneté, rien d’autre ! Et je me moque du rabbin, du curé et du mollah !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Et le pasteur ?

M. Jacques MYARD : Il n’y en a plus ! C’est à la République de dire ce qui doit être. Je me fiche de la théologie, cela ne m’inspire pas, je ne veux pas entrer là dedans, car nous y serons encore dans vingt siècles comme nous y sommes depuis vingt siècles ! C’est la loi des hommes qui dit que c’est ainsi et pas autrement.

M. Georges MOTHRON : Je voudrais apporter un témoignage et poser quelques questions.

Je suis député du Val d’Oise, élu d’une banlieue qui a connu beaucoup d’immigrations depuis des siècles, notamment ces dernières décennies, et où régnait depuis une quinzaine d’années un « islamisme de cave ». On a voulu le réguler, d’ailleurs de manière tout à fait générale, opposition comme majorité, et puis majorité devenue opposition. On a donc voulu le réguler en laissant se monter deux centres cultuels de l’islam, l’un qui s’est trouvé être à plus forte majorité marocaine, l’autre à plus forte majorité algérienne. En fait, nous avons réglé un certain nombre de problèmes, mais l’islamisme de cap, non seulement existe toujours, mais continue de se multiplier dans ses effets. On parle de voile ici, mais c’est un ensemble de signes distinctifs d’habillement et de comportements. Je ne pense pas que l’on ait réglé l’ensemble des problèmes en donnant des facilités à la population musulmane d’exercer sa religion.

J’ai bien entendu ce que disait M. Zéghidour, qui faisait remarquer le nombre infime de femmes qui portaient le voile par rapport à celles qui ne le portaient pas. Peut-être le nombre est-il infime. Nous pouvons témoigner car nous avons entendu d’autres personnes - et je le dis aussi en tant que maire : dans la rue ou devant les écoles, que ce soit les grands-mères, les mères ou les filles qui tentent de rentrer à l’école -, le nombre de femmes portant le voile est en pleine augmentation.

Par volonté de comprendre et pour voir quelle participation en tant que maire je pouvais apporter pour tenter de régler ce problème, j’ai assisté à une réunion dans un des centres cultuels. Beaucoup de jeunes gens comme de jeunes filles y assistaient. Une femme, qui connaissait beaucoup mieux que moi le Coran, et qui est manifestement une figure reconnue au moins régionalement de la religion musulmane, a conclu son discours en disant aux jeunes filles qu’elles avaient le choix et que si elles ne voulaient pas porter le voile, elles pouvaient ne pas le porter. Le choix ne consiste pas à porter le voile, mais à ne pas le porter à l’extérieur, dès lors qu’elles sortent de chez elles, arrivent dans la rue, rentrent à l’école, dans tous lieux publics, voire ne pas le porter dans le privé. Voilà le message qui est passé.

On a beau dire qu’il faut se battre uniquement sur le fait politique, je pense qu’il faut aussi convaincre par des messages religieux. Si je ne veux pas m’immiscer dans les messages des lieux de culte, je voudrais toutefois essayer de mieux les contrôler. Un des imams est Irakien, un autre n’est pas non plus français ni ne parle un mot de français. C’est une situation que nous avons du mal à maîtriser. J’espère que les dernières propositions faites au ministère de l’intérieur iront dans un bon sens. Je n’en suis pas encore totalement convaincu.

J’ai bien entendu vos propos à tous et je veux vous dire que ce n’est pas gagné pour demain. Dans ma commune, les messages que vous avez portés ici sont minoritaires. Ce n’est pas le tout de savoir faire ce que vous dites ; encore faut-il le faire savoir. Il faut être un maximum à vous aider à multiplier ce message à l’extérieur. C’est ainsi que l’on gagnera mieux que par la loi, je suis d’accord, que l’on ne tombera pas dans un piège de victimisation.

Mme Fekkar-Lambiotte a déclaré que le voile était un symptôme d’une maladie beaucoup plus grave.

Voilà le témoignage d’un maire de la région parisienne.

M. Eric RAOULT : Mesdames, messieurs, merci de votre participation.

La teneur des différents propos a montré à ceux d’entre nous qui ont assisté à la réunion d’hier que la confrontation à peu de temps d’intervalle de ces deux tables rondes permet de mieux comprendre et de mieux saisir l’enjeu et l’ampleur du débat sur le port du voile dans les écoles. Comme je l’ai rappelé hier, il ne s’agit pas d’une frénésie législative de la part du Parlement, mais bien plus d’un appel au secours des chefs d’établissement, des enseignants, qui, auditionnés dès le début de nos travaux, nous ont indiqué, qu’ils n’avaient pas les moyens d’intervenir et de régler le dossier.

Je vous remercie beaucoup.


Source : Assemblée nationale française