(extrait du procès-verbal de la séance du 1er octobre 2003)
Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président
M. le Président : Vous connaissez l’objet de notre mission : nous nous interrogeons sur le fait de savoir s’il est possible de légiférer sur la question des signes religieux à l’école.
Ce matin, prenons l’hypothèse selon laquelle il nous semble nécessaire d’élaborer une loi. Pouvez-vous nous dire, d’une part, si le dispositif juridique actuel - l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989, les circulaires ministérielles et la jurisprudence administrative - est satisfaisant, et, d’autre part, quels articles de loi nous pourrions proposer pour le rendre le plus efficace possible - en restant, bien entendu, en harmonie avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la convention européenne des droits de l’homme.
M. Bouleau, je vous donne la parole, puis nous vous poserons d’autres questions.
M. Michel BOULEAU : M. le Président, je vous remercie de votre invitation, mais je crains ne pas pouvoir vous apporter de réponses totalement affirmatives.
En 1996, dans une affaire relative au port du voile islamique, j’ai pris le contre-pied de la position du Conseil d’Etat exprimée par l’arrêt Kherouaa. Ce qui m’avait proprement exaspéré, dans la motivation de cet arrêt, c’était l’idée selon laquelle il existait un fait juridique nouveau qui obligeait à modifier la conception traditionnelle de la laïcité, telle qu’elle était entendue en France.
Ce fait juridique nouveau avait été l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, auquel on se heurtait nécessairement après la ratification de la convention et l’ouverture du recours individuel auprès des organes de la commission.
Je considérais pour ma part, qu’il n’y avait de fait juridique nouveau. Les organes d’application de la convention avaient toujours été, en matière de liberté religieuse et de manifestation des signes extérieurs d’appartenance à une religion, d’une extrême prudence. Et ce notamment, selon moi, à cause du problème de la laïcité en Turquie - où dans les années 70/80 le port du voile et de la barbe était interdit. A l’époque, donc, les organes d’application de la convention n’avaient pas pris de position sous l’influence de laquelle on aurait dû se déterminer.
L’arrêt Kherouaa de 1989, et la jurisprudence qui a suivi, relevaient d’un choix qui n’était pas juridiquement dicté par la nécessité de ne pas se trouver en porte-à-faux par rapport à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
Aujourd’hui, les choses n’ont pas évolué, même si la Cour, en matière de laïcité, a été amenée à prendre des positions qui pourraient se révéler gênantes ; je pense, par exemple, à un arrêt Dahlab contre Suisse de février 1981, relatif au port d’un signe religieux par un enseignant.
La position du Conseil d’Etat repose aujourd’hui sur une claire dichotomie entre la situation de l’usager du service public - pour lequel la laïcité doit être ouverte, pluraliste - et la réaffirmation d’une neutralité stricte en matière religieuse pour les agents du service public - comme l’indique l’avis Demoiselle Marteaux de 2000.
La Cour de Strasbourg se place dans une perspective totalement différente. Dans l’arrêt Dahlab, ce qui est en cause, c’est, non pas le port d’un signe religieux par l’enseignante suisse, mais le port d’un signe islamique. La Cour affirme que ce voile a un caractère d’acte de prosélytisme par le seul fait qu’il répond à une prescription religieuse ; elle dit de manière très claire que l’islam est incompatible avec les valeurs fondamentales qui sous-tendent la convention européenne, c’est-à-dire les droits de l’homme.
Personnellement, je préférerais que l’on ne soit pas obligé d’en arriver là, et que l’on en reste en amont, à une prohibition des signes religieux, quels qu’ils soient.
Du côté de la Cour de Strasbourg, il est donc impossible de donner quelque assurance que ce soit ; sa jurisprudence est écrite dans un langage difficile à décrypter et est erratique. En fait, la Cour hésite entre deux positions : soit elle concède aux Etats une marge assez large d’appréciation en matière de protection des droits, soit elle prétend définir elle-même les moyens de parvenir à cette protection.
Si elle adopte la première position dans cette affaire, la défense d’une laïcité à la française conçue comme une neutralité absolue en matière confessionnelle et s’appliquant, le cas échéant aux collégiens et lycéens, est tout à fait défendable. Si elle se range à une autre position, compte tenu de la pluralité des cultures juridiques et des approches du problème religieux dans l’ensemble des pays, pays dont des magistrats vont siéger à la Cour, tout est possible. Il y a un risque.
1989, c’est l’année de l’arrêt Kherouaa, mais c’est aussi celui de l’arrêt Nicolo.
M. le Président : Est-il possible de donner une définition juridique de la laïcité à l’école ?
Par ailleurs, est-il possible de définir juridiquement un signe ostentatoire, ou du moins de distinguer un signe ostentatoire d’une religion d’un signe qui ne le serait pas ?
M. Michel BOULEAU : Il convient de partir d’une définition générale de la laïcité. C’est le principe d’égalité entre les citoyens, qui se décline en un principe de neutralité des services publics. La laïcité, c’est la neutralité en matière confessionnelle.
Quelle doit être la portée de ce principe à l’école ? Ce principe n’a pas de contenu différent, à mon sens, quand il s’applique au milieu scolaire. C’est sa portée qui est en cause. La position actuelle du Conseil d’Etat repose sur cette division, avec d’un côté l’usager, et de l’autre, les agents du service public. Personnellement, je trouve cette division trop simple, voire trop grossière, car elle oublie une autre catégorie : les collégiens et les lycéens. En effet, les élèves ne sont pas dans le même rapport avec le service public que les usagers de la Poste, par exemple. On attend des usagers dans un bureau de la Poste de respecter un certain silence, l’ordre d’arrivée et de ne pas fumer.
Le terme de communauté est galvaudé, mais s’agissant de l’école, il a encore un sens : l’école, les classes sont des communautés organiques. L’école est une institution dans laquelle on peut définir un ordre qui est quelque chose de plus précis que l’ordre public en général. C’est la raison pour laquelle, l’élève est dans un autre rapport avec l’instituteur qu’un simple usager.
Par ailleurs, l’école n’est pas un espace public neutre comme peut l’être un bureau de poste. Elle s’inscrit dans un ordre public qui est celui de la République, et dans lequel certaines valeurs ont un caractère plus prégnant que dans la plupart des services publics. Cela peut justifier, à mon sens, que l’on donne, y compris s’agissant des élèves, une portée beaucoup plus contraignante au principe de laïcité, allant jusqu’à lui donner la signification d’une obligation absolue de cacher son appartenance religieuse, et pour les enseignants de faire l’effort de méconnaître l’appartenance religieuse des élèves. C’est cette approche qui suppose que l’appartenance religieuse des élèves ne soit pas immédiatement apparente.
Je pense que la sagesse aurait été de prohiber les signes « ostentatoires ». Mais le Conseil d’Etat, avec l’arrêt Kherouaa, ferme la porte à l’emploi d’un tel qualificatif, puisqu’il dit que le port du voile, pourtant si visible, ne présente pas en lui-même un caractère ostentatoire. Dès lors, si l’on veut légiférer, ce serait pour briser la ligne jurisprudentielle ; et l’on doit trouver un autre qualificatif que le terme ostentatoire.
M. le Président : Manifeste ?
M. Michel BOULEAU : Manifeste, visible. L’idée étant que l’on doive tolérer des signes discrets ou des signes qui ne soient pas projetés à la face des autres élèves et des enseignants. Il est évident que la médaille portée autour du cou, de préférence sous les vêtements, ne pose pas le même problème qu’un voile ou qu’une kippa.
M. le Président : Pourquoi ?
M. Michel BOULEAU : C’est la différence qui existe entre un signe discret que l’on ne projette pas pour affirmer son appartenance et un signe que l’on ne peut pas manquer de voir. Cela étant, si l’on veut faire simple, la solution est de prohiber aussi ce signe.
M. Jean-Pierre BRARD : Est-ce qu’employer l’adjectif « visible » ne permettrait pas précisément de laisser aux enseignants la liberté de voir ou de ne pas voir ? J’ai le sentiment que les décisions du Conseil d’Etat ont mis les chefs d’établissement et les enseignants dans une situation épouvantable.
Je crois comprendre dans vos propos que vous êtes favorable à une loi. Vous avez dit, par ailleurs, que la Cour européenne pouvait se substituer, éventuellement, aux Etats. Que devons-nous inscrire dans cette loi qui permettrait d’avoir une position claire réaffirmant le principe de la laïcité dans les conditions que vous avez définies ?
Ou bien ne pensez-vous pas que l’on pourrait disposer d’un texte de principe, qui pourrait être décliné ensuite par une série de mesures législatives et réglementaires s’appliquant à tel texte ; je pense aux services publics qui ne sont pas de même nature que cette institution qu’est l’Education nationale. Il faut bien reconnaître que le problème auquel nous sommes confrontés participe d’un débat plus large, tels le droit égal de pratiquer son culte ou l’enseignement des religions à l’école.
M. Michel BOULEAU : Au-delà des problèmes de principe que peut poser la position du Conseil d’Etat, je suis très sensible à l’incertitude qui en résulte pour les enseignants et les chefs d’établissement. Il me semble toujours préférable qu’une règle soit claire et simple.
Aujourd’hui, vous pouvez faire beaucoup, mais vous ne savez pas exactement ce que vous pouvez faire, si vous devez croiser l’ensemble des critères définis par l’arrêt Kherouaa, qui peuvent permettre, le cas échéant, d’interdire le port d’un signe religieux. Il conviendra de délibérer dans chaque cas d’espèce, car un chef d’établissement ne peut jamais, en l’état actuel du droit, être sûr, juridiquement, de sa position - même s’il considère que le voile a été porté dans des conditions qui permettraient de prendre des mesures disciplinaires.
C’est la raison pour laquelle, il convient de fixer une règle claire, qui doit être la plus simple et la plus neutre possible. Il convient d’éviter d’interdire certains signes et d’en admettre ou d’en tolérer d’autres - comme c’est le cas dans une décision de la Cour de Strasbourg -, ce qui revient à considérer que tous les signes religieux n’ont pas la même signification. Il serait préférable que l’Etat n’ait pas à entrer dans une telle interprétation. Dans ce cas là, je ne vois pas d’autre qualificatif que « visible ».
M. le Président : La rédaction pourrait-elle alors être la suivante : « Le port visible de tout signe religieux est interdit dans l’enceinte des établissements scolaires de l’enseignement public ou privé sous contrat ». Car on ne peut faire de distinction ni entre les signes religieux, ni entre la cour, le réfectoire, les classes, etc. Cela n’interdit pas des régimes alimentaires différents, ni de porter des signes religieux sous ses vêtements. Cela interdit le port de la kippa, du voile ou d’un crucifix sur sa chemise.
Mme Martine DAVID : Cette rédaction ne prend pas en compte d’autres comportements qui ont lieu à l’intérieur des établissements scolaires, telle la prière dans les couloirs.
Nous ne pourrons pas, compte tenu de ce que nous avons entendu depuis plusieurs mois, faire la sourde oreille et ne pas interdire un certain nombre de comportements liés à telle ou telle religion. En ce qui concerne l’assiduité au cours, par exemple, on a bien compris qu’elle a un caractère obligatoire - inscrit dans le règlement intérieur - et que les enseignants ont la possibilité d’exclure un élève pour manquement au règlement. Mais quid des comportements liés à une religion ?
M. le Président : Il me semble que les comportements religieux sont déjà interdits.
Mme Martine DAVID : Mais ils existent tout de même !
M. le Président : Qu’ils existent, d’accord - il y a toujours des personnes qui enfreignent la loi -, mais il est interdit, dans une école laïque, de faire des prières en classe. Il s’agit donc plutôt d’un problème d’application de la loi.
Par ailleurs, notre mission s’intéresse non pas aux manifestations, mais aux signes religieux ostentatoires. Si j’ai bien compris les propos de M. Bouleau, il convient de trouver une définition très simple, qui ne soit pas sujette à interprétation.
Dans la définition que je propose, je parle de tous les signes religieux, afin de ne pas désigner une religion particulière - ce qui serait détestable -, de l’enceinte des établissements scolaires - qui est clairement définie - et de l’enseignement public et privé sous contrat.
A contrario, cette définition n’interdit pas à l’établissement public de prendre en compte l’appartenance religieuse de ceux qui mangent casher ou halal.
M. Michel BOULEAU : Le problème des comportements peut être réglé simplement, parce qu’ils constituent un manquement à la discipline ; une prière pratiquée pendant un cours - et même dans les couloirs, sauf si elle coïncide avec l’interclasse - trouble incontestablement le cours.
Si vous voulez être plus large, ce n’est plus une question juridique, mais un problème d’opportunité législative ; en voulant être trop général, nous risquons d’enliser le débat. Et nous serions obliger de rajouter, au code de l’Education, une demi-douzaine d’articles !
Votre projet de définition s’agissant des signes visibles, M. le Président, me convient tout à fait, mais je m’aperçois que vous envisagez de l’étendre aux établissements privés sous contrat. Cela me paraît logique, dans la mesure où vous éviterez ainsi une fuite des élèves vers des établissements sous contrat. Cependant, cela peut poser d’autres problèmes juridiques. S’agissant de la prohibition des signes religieux, je ne pense pas qu’il y ait de problème constitutionnel. Mais en ce qui concerne une extension de cette prohibition aux établissements sous contrat, il conviendrait d’explorer la portée du « caractère propre ».
Le Conseil constitutionnel a donné une définition constructive de la liberté d’enseignement, impliquant que cette liberté, pour devenir une liberté réelle, bénéficie d’une aide publique. Une aide publique que l’on ne peut pas conditionner, de telle façon que l’on remettrait en cause le « caractère propre » des établissements. Cette notion peut constituer un obstacle.
M. Bruno BOURG-BROC : C’est exactement le problème que je voulais soulever. La proposition du Président est séduisante, mais, d’une part, elle ne règle pas les problèmes soulevés par Mme David, et, d’autre part, c’est la négation du « caractère propre » reconnu par la loi. Il est vrai que le « caractère propre » n’a jamais été juridiquement défini. Mais il est régulièrement invoqué par les autorités catholiques.
Par ailleurs, la visibilité - qui est appliquée de façons diverses, certes -, est demandée aux prêtres de l’église catholique ; or il reste des prêtres de l’église catholique dans l’enseignement privé catholique sous contrat.
M. le Président : Mme David, vous évoquez le problème des comportements, or ce n’est pas ce que nous visons ; nous nous intéressons au port de signes religieux. Le comportement relève de la loi, du règlement. Essayer d’interdire à un élève de faire son signe de croix dans la cour, cela devient périlleux !
Notre mission est beaucoup plus restreinte : nous devons nous demander comment interdire le port visible d’un signe religieux - qui peut être une agression, dans un établissement public.
En ce qui concerne les établissements sous contrat, si nous ne les englobons pas dans cette définition, nous allons assister à une fuite des élèves vers les établissements privés. Ce n’est pas notre but.
M. Jean-Pierre BRARD : Malheureusement, je pense qu’il n’existe pas de solution idéale qui permette de tout régler. Regarder ces jeunes qui, lorsqu’ils nous disent bonjour, mettent la main sur le cœur ! Je veux bien que l’on interdise ce genre de comportement, mais cela me paraît impossible !
Il me semble que notre objectif est de réaffirmer les principes républicains de base, et d’aider les chefs d’établissement. Et si l’enseignement catholique est concerné, il n’est pas spécifiquement visé. J’ai à l’esprit ce que me disait mon évêque : « La laïcité est une chance pour l’église de France ». Et si j’étais Monseigneur Lustiger et consorts, je m’intéresserais plus aux propos de M. de Clermont qui sont davantage une menace pour la laïcité - mais il s’agit là d’une opinion personnelle.
Je suis donc convaincu que l’on ne peut pas, en réalité, ne s’intéresser qu’aux signes religieux ; nous devrons conclure qu’un problème plus large se pose. M. Bouleau, vous disiez tout à l’heure que si nous devions tenir compte des comportements, il conviendrait de rajouter une demi-douzaine d’articles au code de l’Education ; mais pourquoi pas ? Cela permettrait peut-être d’échapper à la critique infondée et injuste que nous ne nous intéressons qu’au voile.
M. le Président : Notre problème est également de savoir comment nous allons donner aux enseignants les moyens de faire respecter la laïcité. Nous avons auditionné des enseignants qui nous ont dit qu’aujourd’hui les textes et la jurisprudence ne leur donnent pas les moyens de s’opposer à l’arrivée de signes extérieurs - sans oublier qu’il existe des différences énormes entre les religions.
Cette définition, un peu sommaire, a l’avantage d’être compréhensible par tout le monde, et de donner peut-être les moyens - mais il appartient aux juristes de nous le confirmer - aux chefs d’établissement de faire respecter la neutralité de l’enseignement.
M. Jean-Yves HUGON : Je poserai deux questions. Premièrement, qu’en est-il du port de la barbe ?
Deuxièmement, il existe dans tous les établissements scolaires des règlements intérieurs : quelle est leur portée ? Si l’interdiction du port de signe religieux visible est inscrite dans le règlement intérieur, jusqu’à quel point ce règlement peut-il être appliqué ?
M. Bruno BOURG-BROC : Et j’ajoute au port de la barbe, la tonsure !
M. Michel BOULEAU : Nous ne devons pas en arriver à en imposer plus aux élèves qu’aux enseignants !
En ce qui concerne les agents publics de l’enseignement, la règle est celle d’une stricte laïcité : les vêtements ecclésiastiques et les marques d’une appartenance religieuse sont interdits. Ce qui n’est pas le cas pour les établissements privés sous contrat. Il serait donc paradoxal que les élèves des établissements sous contrat soient soumis à des règles plus étroites que leurs enseignants !
S’agissant du port de la barbe, il est difficile de le qualifier : le port de la barbe n’est pas forcément lié à une appartenance religieuse.
En ce qui concerne les règlements intérieurs, le cadre est aujourd’hui défini par la circulaire de 1989, dite Jospin, qui a été complétée en 1994. Les règlements intérieurs doivent se caler sur la jurisprudence, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas interdire le port d’un signe religieux qui, par lui-même, dit le Conseil d’Etat, n’a pas un caractère ostentatoire.
Sans légiférer, il serait possible d’aller un peu plus loin que ces circulaires ministérielles. Je ne pense pas que le Conseil d’Etat, trop impliqué en tant qu’institution dans la position qu’il a adoptée en 1989, et sur laquelle il n’a pas bougé depuis, revienne sur sa position en la matière. Le Conseil d’Etat est très content de sa jurisprudence et considère qu’elle a assuré la paix civile pendant dix ans. Cependant, des infléchissements sont possibles - y compris au Conseil d’Etat - si l’on ne devait pas légiférer, notamment s’agissant de la qualification des signes.
M. le Président : C’est-à-dire ?
M. Michel BOULEAU : Certains signes qui ne l’étaient pas pourraient devenir ostentatoires.
M. le Président : Il y aurait une liste de ces signes ?
M. Michel BOULEAU : Non, bien entendu, mais il ne serait pas inenvisageable qu’un ministre de l’éducation nationale durcisse le dispositif des circulaires actuelles pour essayer d’être plus incitatif dans la prohibition de certains signes religieux.
M. le Président : Le renforcer, serait, par exemple, de remplacer le terme « ostentatoire » - qui peut donner lieu à une interprétation - par celui de « visible ».
M. Michel BOULEAU : Il n’est pas envisageable que cela se fasse par circulaire, en courant le risque de contentieux, dans lesquels, au cas d’espèce, les décisions pourraient être différentes.
M. le Président : « Est ostentatoire tout ce qui est visible » ?
M. Michel BOULEAU : Ostentatoire veut dire porter avec ostentation. Le voile est porté avec ostentation, c’est l’évidence même, il n’y a que le Conseil d’Etat pour ne pas le voir !
M. Jean GLAVANY : Je suis très étonné qu’un juriste dise cela du Conseil d’Etat ! Nous pouvons considérer le Conseil d’Etat comme pusillanime, on a considéré Lionel Jospin, en 1989, comme un lâche... On peut dire tout ce que l’on veut, mais ce ne sont que des procès d’intention. Le Conseil d’Etat a dit le droit, et rien d’autre. Vous êtes juriste, vous savez donc bien qu’en France il existe deux valeurs fondamentales et contradictoires : la laïcité et la liberté d’expression. Ce n’est pas le Conseil d’Etat qui a inventé cela en 1989 ! Ni Jospin, ni Bayrou en 1994 ! Ces deux valeurs sont parallèlement et contradictoirement protégées par nos normes supérieures !
Personnellement, je préférerais un peu moins de liberté d’expression et un peu plus de laïcité ! Mais il ne s’agit pas de moi, ni de vous, c’est le droit qui est comme cela : ces deux valeurs sont inscrites de manière concomitantes et contradictoires dans nos normes juridiques supérieures.
Dire que le Conseil d’Etat pourrait bouger ou ne bougera pas... me paraît être une vue des choses qui n’est ni distante ni juridique, mais plutôt journalistique, dans l’air du temps ! Mais ce n’est pas la réalité.
On pourrait se faire plaisir et voter le texte que nous propose le Président ! Nous allons voter un texte disposant que « est ostentatoire tout ce qui est visible » ! Et si le Conseil constitutionnel nous censure ? Nous aurons fait comme ceux qui ont voulu, en 1994, faire bouger la loi Falloux dans un autre sens ! A quoi ça rime, des politiques qui veulent se faire plaisir en remplaçant le terme « ostentatoire » par « visible » et qui se font sanctionner par le Conseil constitutionnel ou par la Cour européenne de justice ?
La bonne question n’est pas celle que vous posez, mais la suivante : est-il possible de faire bouger l’équilibre entre « liberté d’expression » et « laïcité » dans nos normes supérieures ? Et selon moi, la réponse est oui, mais uniquement si l’on touche à l’ensemble et non pas à un petit point. Il convient de redéfinir un équilibre global, ce qui veut dire toucher à la loi de 1905, ce qui est une autre cathédrale.
Je suis très étonné qu’un juriste tel que vous, M. Bouleau, ne s’inscrive pas dans cette logique, comme si cette réalité des normes juridiques supérieures n’existait pas, comme si elle ne s’imposait pas à nous comme une évidence.
M. Michel BOULEAU : C’est un problème très vaste que celui de la conception que l’on doit avoir du droit. Je ne conçois pas le droit en dehors de ceux qui ont la légitimité de le faire.
En 1989, la question de la composition entre le principe de la laïcité et la liberté de conscience ne dictait pas une seule solution ; le champ était ouvert et plusieurs solutions étaient possibles.
En 1989, le Conseil d’Etat a non pas « dit » le droit, mais « fait » le droit en prenant une position - il pouvait en prendre d’autres. Le droit ne préexistait pas en la matière. Les normes que vous dites supérieures n’imposaient rien, et il n’y a toujours pas de jurisprudence du Conseil constitutionnel qui puisse encadrer l’action législative en cette matière.
S’agissant de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, les organes chargés de veiller à l’application de cette convention n’avaient pas, en 1989, pris de position dictant celle qui a été adoptée par le Conseil d’Etat. De même, il ne me semble pas que la loi de 1989, qui ouvrait des possibilités d’expression et qui posait le principe d’une liberté d’expression politique, notamment, aux élèves dans les établissements, avait pour conséquence de les autoriser à exprimer leurs convictions politico-religieuses dans le cadre de l’enseignement.
En 1989, parce que la question lui a été posée, le Conseil d’Etat a répondu. Mais il n’a pas répondu dans un sens qui est à tout jamais le droit.
Il existe un risque à légiférer ; risque qui vient non pas du Conseil constitutionnel - sauf si l’on touche au caractère propre des établissements sous contrat - mais de Strasbourg.
Cela étant dit, la position de la Cour de Strasbourg est imprévisible. Si l’on doit attendre, pour prendre position, qu’elle définisse une position claire, on se condamne à l’inaction. Par ailleurs, un débat contentieux devant une juridiction internationale, c’est aussi un rapport de forces. Si l’Etat français réaffirme des principes dans une loi, les magistrats de la Cour de Strasbourg ne peuvent pas ne pas en tenir compte.
M. Bruno BOURG-BROC : Le « caractère propre » a-t-il une valeur légale, une valeur constitutionnelle, reconnue dans la jurisprudence ?
M. Michel BOULEAU : Le problème est que ce « caractère propre » a une valeur constitutionnelle ; et ce, sans qu’il ait été défini. On se doit de respecter le « caractère propre » des établissements sous contrat, mais ce que signifie cette notion pour le Conseil constitutionnel, on ne le sait pas.
Mme Patricia ADAM : Je voudrais revenir aux propos de Mme David, s’agissant des comportements de certains élèves dans les établissements. Cela rejoint ce que l’on a entendu sur l’aumônerie et sur la possibilité de pratiquer sa religion à l’intérieur des établissements. Il est vrai qu’il ne s’agit pas de signes religieux, mais cette question se pose dans les établissements.
M. Bruno BOURG-BROC : Et l’aumônerie peut supposer la présence de personnes, d’enseignants qui portent une croix.
M. Michel BOULEAU : La présence d’une aumônerie dans les établissements scolaires, les casernes et les prisons se justifiait par la situation d’enfermement des intéressés.
M. Bruno BOURG-BROC : Un jugement récent concerne la présence de religieuses dans une prison de l’Essonne. Le problème a donc été de nouveau posé, et en termes nouveaux.
M. Michel BOULEAU : Le problème est régulièrement posé, en ce qui concerne les congrégations qui interviennent dans les prisons. Jusqu’à présent, le Conseil d’Etat a très habilement rusé pour éviter que la question soit clairement posée.
Il existe une série d’arrêts, pas très anciens, relatifs à un système de primes mis en place pour ces auxiliaires qui s’était heurté à une contestation de certains syndicats ; les contestations ont été rejetées par des décisions très habiles.
Mais il est vrai que la question peut se poser, de même qu’elle peut être posée pour les religieuses qui assurent un soutien aux prévenus, au sein du palais de justice de Paris.
M. le Président : Elles sont habillées en civil, elles ne portent donc pas de signes ostentatoires.
Mme Martine DAVID : Si l’on doit s’en tenir aux stricts contenus de la mission - ce qui est notre rôle -, il me semble que nous devrons débattre du qualificatif « ostentatoire ». Car le problème est là.
Au mois de juillet dernier, nous avons évoqué la possibilité de requalifier l’objectif de notre mission ; c’est la raison pour laquelle je vous disais tout à l’heure que nous ne pouvions pas ignorer un certain nombre de témoignages concernant d’autres problèmes que le port de signes religieux. Mais si nous nous en tenons au cadre de notre mission - le port de signes religieux dans les établissements scolaires - nous serons obligés de débattre du qualificatif « ostentatoire ».
Enfin, je voudrais dire à ceux qui n’étaient pas là hier pour assister à la table ronde qui regroupait les syndicats des enseignants, que nous avons été surpris du décalage qui peut exister entre les propos des syndicalistes et ceux des chefs d’établissement. Nous avons eu l’impression qu’étaient passés par là, le temps, la pression politique, la pression journalistique, les interviews des uns et des autres, certains livres récents... Cela ne va pas rendre ni nos conclusions ni le débat faciles.
M. Jean GLAVANY : La question est de savoir dans quel cadre nous agissons. Nous avons tous eu envie, à un moment donné, de nous faire plaisir par rapport à des valeurs ou des principes que nous souhaitons incarner ; et nous avons reculé devant le fait que si l’on prend cette décision comme élu local, on risque d’être sanctionné par le tribunal administratif. Le droit est contraignant.
C’est un peu la même chose, ici, avec l’objet de notre mission. Et je suis d’accord avec Mme David, nous pouvons nous poser des questions sur le sens de cette mission ; il s’agissait peut-être d’une fausse bonne idée !
En ce qui concerne le cadre juridique dans lequel nous évoluons, la Cour de justice européenne n’est pas une cour internationale comme les autres ; c’est également notre cour ! Cette convention est due à un célèbre Français qui a beaucoup apporté au droit européen. Elle impose des contraintes, protège particulièrement la liberté d’expression religieuse, c’est vrai, sans doute plus que le bloc de constitutionnalité français. Mais il s’agit d’une réalité.
Je n’ai pas envie de me faire plaisir en élaborant une loi qui sera peut-être, dans quelques mois, cassée par la Cour européenne. Nous aurons l’air malin ! Y compris devant les jeunes filles qui portent le voile et les intégristes...
M. le Président : Nous cherchons pour l’instant.
M. Jean GLAVANY :... les intégristes qui les manipulent sauront très bien utiliser, contre la République, une éventuelle sanction de la Cour européenne de justice. C’est la raison pour laquelle nous devons prendre conscience de cette contrainte.
Par ailleurs, je considère que la question posée par Martine David est loin d’être neutre. Et la seule solution, me semble-t-il, est la recherche d’un nouvel équilibre - puisque celui-ci n’est pas satisfaisant - avec un peu moins de liberté d’expression pour un peu plus de laïcité - bien qu’il faille se méfier des restrictions à la liberté d’expression. L’idée serait, par exemple, d’être un peu plus strict sur le port de signes religieux dans les établissements scolaires, mais d’y ouvrir une aumônerie musulmane. Cela s’inscrirait dans une logique d’équité mais contribuerait à mettre le doigt dans l’engrenage. Ouvrir la boîte de Pandore est passionnant mais dangereux.
M. Michel BOULEAU : Je n’ai pas grand-chose à rajouter comme juriste, mais je voudrais vous répondre en tant que citoyen.
Je suis de ceux qui regrettent que certaines propositions de loi constitutionnelle ne soient jamais venues en discussion après l’arrêt Nicolo. Je regrette aussi que pèse constamment sur le législateur français cette menace d’une censure, dont il ne faut pas exagérer la portée, par la Cour de Strasbourg, une Cour qui a une grande autorité mais dont le comportement est erratique.
En effet, l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme prévoit la possibilité de restriction aux libertés. Que le législateur français affirme une laïcité à la française allant jusqu’à la prohibition de signes religieux dans les établissements publics est quelque chose de parfaitement défendable à Strasbourg.
Je serai plus réservé sur la possibilité à la fois juridique et politique d’étendre la prohibition de tout signe religieux dans les établissements sous contrat ; cela voudrait dire que les élèves des établissements juifs sous contrat avec l’Etat ne pourraient plus porter la kippa.
Pour conclure, je dirai que vous n’êtes pas en situation d’élu local aux compétences limitées ; vous êtes le législateur. Le débat est posé, ne laissez pas le droit au juge.
M. Bruno BOURG-BROC : Existe-t-il une définition juridique précise d’une secte et d’une religion ?
M. Michel BOULEAU : Non.
M. le Président : Selon vous, la notion d’ordre public scolaire peut-elle servir de fondement à l’intervention du législateur pour interdire le port de signes religieux à l’école ?
M. Michel BOULEAU : J’ai plus ou moins défendu cette idée, mais cet ordre juridique scolaire n’a pas de véritable contenu aujourd’hui. J’ai défendu l’idée suivante : que d’une part, dans une institution fermée, l’ordre public avait un autre sens qui pouvait être plus étroit que l’ordre public au sens matériel, qui est l’objet de la police administrative dans un cadre général ; et, d’autre part, que les établissements d’enseignement public étaient à ce point intégrés dans la sphère publique, un élément de la République tel que d’autres règles pouvaient s’appliquer. Ce qui pouvait conduire à définir, pour les établissements publics, dans leur enceinte et compte tenu de leur caractère public, des règles particulières. Bien sûr, la notion reste à définir.
M. le Président : On pourrait écrire : « Le port visible de signes religieux est interdit dans l’enceinte des établissements scolaires publics et ne doit pas remettre en cause l’ordre public scolaire dans les établissements sous contrat ». Je n’ai pas de vérité, je cherche ! Je livre cela à votre réflexion.
Monsieur Bouleau, je vous remercie.
Source : Assemblée nationale française
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