(extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003)

Présidence de Mme Martine DAVID, membre du Bureau

Mme Martine DAVID, Présidente : M. le grand rabbin, vous connaissez l’objet des travaux de notre mission, qui concerne essentiellement le port des signes religieux à l’école.

Pouvez-vous nous faire connaître votre opinion sur cette question et nous dire comment vous ressentez les faits que l’actualité a mis en exergue ces dernières semaines ? Le grand Rabbinat a-t-il une position générale sur le sujet, notamment sur l’obligation ou non de légiférer en la matière ?

M. Alain SENIOR : Je suis heureux de pouvoir vous informer du point de vue du grand Rabbinat de France. Cette question a été soulevée lors d’un séminaire, qui s’est tenu cet été à Serre-Chevalier, réunissant une partie importante du Rabbinat français. Le sentiment général qui en ressort est que le Rabbinat ne souhaiterait pas que soit adoptée une loi sur le port des signes religieux.

Nous sommes tous partis du constat - que la communauté juive, semble-t-il, est la première à mettre en relief - qu’il est tout à fait légitime, nécessaire et important que la France conserve son essence, son âme, pour les personnes qu’elle accueille dans son pays, celles-ci répondant à plusieurs critères. L’essence d’un pays, c’est d’abord sa langue. C’est aussi son histoire, l’histoire de ses idées. C’est également son patrimoine culturel et artistique. Il y a là un ensemble de données communes à tous les citoyens de ce pays.

Il est clair que toute nation, pour pouvoir continuer à exister en tant que telle et éclairer de son génie les autres nations, doit pouvoir conserver ce qui lui est propre. L’histoire fait qu’il y a une dimension européenne qu’il ne faut pas occulter dans la réflexion sur la question posée : tout un pays connaît chaque jour un renouvellement de son essence culturelle, qui reste fondamentalement la même tout en s’enrichissant d’apports et en évoluant en fonction des mœurs, des idées et d’un ensemble de phénomènes nouveaux.

Pour parler, plus spécialement, du port du foulard islamique qui reste un des faits récents les plus visibles, le grand Rabbinat français et le grand Rabbin, au vu de leur expérience des comportements et des attitudes humains récents, pensent que légiférer contre le port du foulard islamique risquerait de crisper une attitude au lieu de favoriser l’intégration, risquerait de favoriser la résistance à l’interdit. Elle aurait, en fait, l’effet inverse à celui souhaité en matière d’intégration culturelle des immigrés. L’attitude inverse serait la plus efficace. Celle-ci demandera, il est vrai, du temps et des moyens, mais nous pensons que, dans la durée, c’est elle qui sera la plus payante. En quoi consiste-t-elle ? Il revient aux pouvoirs publics et politiques français de réfléchir à tous les lieux de vie auxquels sont confrontés les nouveaux immigrés et de favoriser leur intégration par les divers moyens existants. Je pense, bien évidemment, à l’école qui est le creuset naturel dans lequel se forment une conscience citoyenne et une appartenance culturelle au pays. Peut-être - je dis bien peut-être - des efforts suffisants n’ont-ils pas été engagés.

Je peux parler de mon expérience personnelle puisque, fils de rabbin, j’ai effectué toute ma scolarité, jusqu’en troisième, à l’école communale. J’ai parfaitement vécu mon judaïsme dans ma sphère privée, tout en étant totalement intégré au sein de l’école communale. Je n’ai jamais, dans toute ma scolarité, rencontré de problèmes particuliers. Je pense donc qu’il faut réfléchir à la façon dont on peut, à partir du creuset de l’école, d’abord inculquer une langue, une histoire, une histoire des idées, un patrimoine culturel et artistique qui soient de nature à resserrer les liens entre ceux qui ont des choses à se dire, qui font des choses communes.

Voilà donc ce qui, en terme de stratégie générale et au vu des comportements, nous semble préférable à une loi qui va dire « non », cristalliser une résistance et ralentir le phénomène d’intégration plutôt que de permettre la fusion douce et harmonieuse dans le tissu socioculturel.

Mme Martine DAVID, Présidente : Vous avez donc l’impression que les outils dont disposent aujourd’hui l’Education nationale et ceux qui en sont les dépositaires - chefs d’établissement, enseignants, etc. - sont suffisants pour permettre le dialogue, la médiation et faire en sorte que les cas soient réglés de cette façon ?

M. Alain SENIOR : Je pense le contraire.

Mme Martine DAVID, Présidente : Je n’ai pas bien saisi votre position...

M. Alain SENIOR : Je suggère de ne pas légiférer pour ne pas cristalliser les comportements de résistance, mais je préconise de profiter de ce lieu de rencontre de tous les enfants qu’est l’école pour que, dès la maternelle, voire la crèche ou le jardin d’enfants, soient mis en œuvre les moyens nécessaires à l’intégration des personnes étrangères à la « culture française ». A mon avis, des moyens n’ont pas été suffisamment développés en ce sens.

Mme Martine DAVID, Présidente : Pouvez-vous préciser votre pensée ?

M. Alain SENIOR : Je pars d’un fait. Je suis moi-même rabbin de communauté. Je vis à Créteil où est installée une communauté juive très importante de près de 20 000 juifs et où se côtoient harmonieusement et paisiblement toutes les religions protestante, catholique et musulmane. Cependant, certains incidents à l’école ou ailleurs mettent en évidence le fait qu’un effort supplémentaire est nécessaire, notamment à l’intérieur des écoles de la République pour mieux intégrer des enfants dont je dirai qu’ils sont, peut-être de manière inconsciente, à la recherche de cette identité nationale, au sens très large, dont je parlais, qui n’est peut-être pas suffisamment marquée et dont ils ne sont pas suffisamment imprégnés, me semble-t-il, si je compare à ce que l’école que j’ai pu connaître avait pu offrir en matière d’identité nationale aux enfants de l’école républicaine que nous étions alors.

M. Jean-Yves HUGON : J’ai trois questions à vous poser. Deux auxquelles vous pouvez répondre en un mot : combien y a-t-il aujourd’hui de juifs en France ? Lorsque vous étiez à l’école communale, vous est-il arrivé de porter la kippa ? Si non, pour quelles raisons ? Enfin, quelle est votre approche de la laïcité ?

M. Alain SENIOR : D’après les dernières statistiques qui ont été établies, on dénombre environ 600 000 juifs en France.

Je n’ai pas porté la kippa en classe ; j’ai par contre toujours porté la casquette - en dehors des heures de cours. Je n’ai pas porté la kippa parce que, du point de vue religieux, bien que le port de la kippa soit un signe de manifestation de la foi juive, ce n’est pas un absolu. On n’enfreint pas la loi de manière grave si, à un moment donné, pour des raisons déterminées, on n’a pas porté la kippa.

Il y a quelques années, un enfant a voulu porter la kippa à l’école. Cela se passait à Saint-Maur. J’avais pris contact avec le principal du collège et nous avons reçu la famille. Autant demander à un enfant de venir à l’école le jour du shabbat, poserait un problème, car c’est une loi inviolable et il n’y a pas de dérogation possible là-dessus, autant le port de la kippa n’a pas, du point de vue de la priorité religieuse, la même importance.

Quant à ma conception de la laïcité, je dirai, de la façon la plus lapidaire, que le comportement d’un individu, quelles que soient ses convictions philosophiques, personnelles ou religieuses, ne doit pas porter atteinte de manière flagrante à l’équilibre social global. Dès lors que l’on peut avoir des comportements qui portent atteinte au fonctionnement d’une société, on touche la limite de la laïcité.

Cela posé, tout ce qui participe des choix de la vie privée ressort, bien évidemment, des choix de l’individu et je pense que la République se doit de les garantir.

Pour donner un petit exemple, aujourd’hui, un problème se fait jour, peut-être parce qu’il est plus connu de la presse. Il s’agit du problème de l’ouverture des portes les jours du shabbat. Les juifs pratiquants, pour des raisons que je pourrais exposer une autre fois, ne touchent pas à l’électricité ces jours-là. Il existe aujourd’hui des solutions très simples, avec des cahiers de charge qui répondent aux normes de sécurité anti-incendie, anti-infractions, qui utilisent des serrures qui concilient les devoirs du shabbat et ces équipements. Il y a en la matière une bonne compréhension des pouvoirs publics : en terme de laïcité, nous sommes tous des voisins et nous ne portons pas atteinte à la sécurité du bâtiment ; en même temps, on permet ainsi aux voisins juifs de pouvoir respecter la tradition.

M. Bruno BOURG-BROC : Ma question est complémentaire. La culture judaïque et la pratique stricte de la religion vous paraissent-elles compatibles avec la présence d’enfants juifs dans une école laïque française ?

M. Alain SENIOR : J’en ai eu une expérience positive dans mon enfance. Pour m’occuper depuis plusieurs années avec le Grand Rabbin de France des relations avec le ministère de l’éducation nationale, je dirai que l’on arrive à résoudre une bonne partie des problèmes avec de la bonne volonté.

Quels sont les problèmes que peut rencontrer dans une école publique un enfant juif pratiquant ? Le problème de la nourriture casher peut se résoudre. Restera celui du shabbat ; je parle de mon expérience où l’on fait en sorte que le jour du shabbat n’aient pas lieu les contrôles importants. Les devoirs qui ont été faits en classe sont, bien sûr, rattrapés afin de compenser l’absence. A mon avis, globalement, on peut concilier les deux.

M. Jacques MYARD : M. le rabbin, vous n’êtes pas le premier à nous inciter à la prudence en nous disant qu’une loi pourrait cristalliser l’affrontement et conduire à l’exclusion. Mais avouez, sans que nous ayons été élevé par les Jésuites, ni vous ni moi, que l’argument se renverse : à partir du moment où les règles du jeu sont claires, tout le monde les connaît. Cela a été le cas dans ce pays au regard des signes religieux pendant des décennies. La preuve en est que vous nous dites que vous n’avez pas porté la kippa à l’école. Vous venez d’ailleurs de nous indiquer que ce n’était pas une obligation sacramentale de la religion juive.

Ne pensez-vous pas qu’une loi aurait le mérite de dire que c’est comme cela et pas autrement ? C’est la France, vous avez votre liberté de conscience, et, en définitive, vous devez respecter les règles. A un moment, il faut que débat soit tranché. Actuellement, il y a débat, mais il faut qu’il soit tranché.

Cela m’amène à aller un peu plus loin. A vrai dire, celles et ceux qui, comme vous, viennent nous dire ce que vous dites, sont toujours des religieux - curés, pasteurs, etc. C’est une constante. On dirait qu’ils craignent que l’Etat ne les persécute. On sait très bien que nous en sommes à cent lieues dans ce pays où règne une très grande tolérance religieuse.

Je me sens donc un peu mal à l’aise face cette attitude. N’y a-t-il pas autre chose ? Une volonté quelque part des religieux d’imposer les dogmes et un malaise au sein d’une société qui ne reconnaît pas leurs théologies ?

M. Alain SENIOR : Peut-on être franc ?

Mme Martine DAVID, Présidente : Non seulement « on peut », mais « on doit » !

M. Alain SENIOR : Je vous pose la question suivante : dans trente ans, quelle France votera la loi sur le port du voile du foulard islamique si, demain, un nombre grandissant de personnes se convertissent ou se font naturaliser qui tiennent absolument à leurs pratiques ? Qu’en sera-t-il lorsque vous aurez quinze millions de musulmans ?

Quand on parle d’une loi, dans la mesure où la loi est évolutive et où ne sera faite que par dêmos kratos, la gouvernance par le peuple, ce qu’elle sera dépendra du peuple qui la votera alors.

Je dois dire que, vraiment, à aucun moment en tant que juif, je ne me suis senti persécuté par la République. Je rappelle toujours qu’il n’y a pas longtemps, c’était le jour du kippour, dont vous savez que c’est le jour le plus sacré dans la tradition juive. Or, depuis la nuit des temps, les juifs, dans les pays où ils sont accueillis, font une bénédiction pour le chef de l’Etat.

M. Jacques MYARD : Je le sais bien.

M. Alain SENIOR : Je rappelle cela pour vous dire combien - en tout cas, depuis la Révolution française, je ne parle pas de la tranche de l’Histoire d’avant - les juifs ne se sont pas du tout sentis persécutés. Au contraire, ils ont accédé à la citoyenneté, etc. On ne peut donc pas parler d’un sentiment de persécution.

Plus qu’en tant qu’homme religieux, je me pose en tant qu’observateur social. Je veux vous parler de Créteil, du terrain, pas de la théorie. Créteil, cela fait huit ans que j’y habite. Il y a huit ans, je ne voyais jamais de foulard islamique - je prends cet exemple parce qu’il est dans l’actualité, et que c’est l’un des signes les plus notables d’une évolution. Au bout de huit ans, j’en vois de plus en plus, à l’école, dans les grandes surfaces, dans la rue... Donc, cela existe. Si demain, vous avez une multiplication de personnes qui adhèrent, vous n’y pourrez rien puisque ce sera l’expression du groupe.

Je ne veux pas dire qu’il faut céder non plus nécessairement au groupe, mais ce n’est peut-être pas tant le signe d’un malaise ou d’un sentiment de persécution que la volonté d’exister en fonction de mes convictions. Face à votre voisine qui vous dit que, pour elle, c’est l’expression de sa liberté de porter le foulard, pourquoi voulez-vous lui affirmer le contraire ? Vous ne pouvez ni penser ni vouloir pour elle. C’est aussi cela le respect des libertés.

M. Eric RAOULT : M. le rabbin, il existe peut-être un microclimat à Créteil où cela se passe bien. Pourtant, il y a eu des problèmes. Il y a des difficultés à Stains, à Clichy-sous-Bois ; des difficultés qui apparaissent dans le judaïsme de banlieue, qui sont parfois consécutives à l’apparition des foulards et à un renforcement de la fierté judaïque dans les mêmes cités.

Ce que j’ai pu constater, c’est que s’il y a des foulards, les étoiles de David finissent par grossir sur les tee-shirts, les bijoux, les bracelets des petites jeunes filles ou des jeunes garçons de confession juive à l’intérieur des cités. Cela occasionne une sorte de crispation : plus il y a l’apparition de l’islam dans les cours d’école, plus, si l’on est juif, on veut montrer que l’on existe aussi.

Je voudrais savoir, premièrement, si le judaïsme, à travers les rabbins, donne des conseils, des instructions pour ne pas entrer dans cette fuite en avant.

Deuxièmement, est-ce que le problème du voile et l’attitude des communautés par rapport à la situation proche-orientale ne génèrent-ils pas une difficulté particulière ? Nous n’avons pas de vagues d’antisémitisme idéologique en France, mais des réactions peuvent apparaître lorsque l’on voit le petit Mohamed, Palestinien de treize ans, à la télévision dans une situation difficile.

En deux mots, lorsque le voile apparaît, on s’aperçoit que la tension monte et que la volonté d’exister du judaïsme monte également dans les écoles, et n’a-t-on pas, en fait, une crispation plus forte en raison de la situation au Proche-Orient ? Car ces petites jeunes filles que l’on est amené à rencontrer parlent souvent non pas du Coran qu’elles ne connaissent pas, mais de la situation au Proche-Orient qu’elles connaissent particulièrement.

M. Alain SENIOR : Je pense que vous avez effectivement soulevé un problème réel. Que nous le voulions ou pas, on a importé la tension du conflit au Moyen-Orient. On l’a vécu depuis le début de la première Intifada il y a à peu près deux ans. Je dois dire que cela s’est produit juste avant Rosh Hashana, le nouvel an juif, et il y avait une très forte inquiétude de la communauté lors du début de la première Intifada, inquiétude sécuritaire.

En ce qui concerne la réaction de ces jeunesses juives, confrontées à l’émergence du foulard islamique, les consignes des responsables communautaires ont été parfaitement claires, qu’il s’agisse des présidents de communauté qui sont des personnes plus « laïques », des rabbins, qui sont les représentants de la religion, ou des différents cadres communautaires. La consigne était : surtout pas de réaction vive, ni d’incendie d’école coranique ou de mosquée, ce qui d’ailleurs ne s’est absolument pas produit sur le sol français. Fort heureusement, le message de la sagesse a été entendu.

Je pense effectivement que, lorsque l’on se sent agressé, on réagit de manière forte. Maintenant la question - et ce sera intéressant pour les sociologues - est de savoir s’il s’agit d’une vague passagère liée à une actualité ou si c’est un facteur structurel, auquel cas, ce serait plus grave parce que cela voudrait dire que l’actualité n’est qu’un prétexte. Je n’ai pas les moyens techniques ni sociologiques de répondre à votre interrogation.

J’ajouterai que la communauté juive est suffisamment « outillée » pour permettre à tous de s’exprimer. Nous avons des centres communautaires, toutes sortes d’ateliers de danse, de travaux manuels et autres ; nous avons des associations sportives, le Maccabi Club par exemple. Bref, nous disposons de tout un ensemble de lieux où cette pression identitaire peut trouver à s’épancher. Elle ne va pas se répandre dans la rue ni se trouver en situation d’explosion dans une confrontation judéo-arabo-musulmane.

Il me semble que cela peut expliquer qu’il n’y ait pas eu, fort heureusement, de déflagration sociale entre les juifs et la communauté arabo-musulmane.

Mais quant à la question de savoir si cela est passager ou plus profond, je n’ai pas de réponse.

M. Christian BATAILLE : M. le rabbin, je voudrais faire une observation sur ce que vous avez dit précédemment, à savoir que la loi marquerait une rupture, porteuse d’effets néfastes. Beaucoup de lois dans ce pays ont été des ruptures et, même dans le domaine strict qui nous intéresse aujourd’hui. Ainsi la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat a été une rupture douloureusement vécue, dans un premier temps, par l’église catholique, or nous avons entendu hier l’évêque d’Arras nous dire, au nom de la Conférence des évêques de France, combien il était finalement satisfait de cette loi.

Par conséquent, il pourrait peut-être en aller de même. Quand vous dites que dans vingt ou trente ans, nous serons submergés par les voiles dans les écoles, l’effet inverse est possible. Cette pratique aura peut-être été abandonnée et nous serons revenus à la situation qui était celle d’il y a encore une dizaine d’années.

Vous avez dit également qu’il faut encore faire un effort supplémentaire d’intégration, mais vous êtes resté trop vague, à mon goût. Quel contenu donnez-vous au mot « effort » ? Quelle forme concrète envisagez-vous ? Fournissez-nous des exemples précis d’efforts d’intégration qui pourraient être réalisés. Est-ce dans les matières enseignées ? Dans les comportements ? Dans les consignes à donner aux enseignants ?

Mme Martine DAVID, Présidente : J’appuie cette demande parce qu’elle était ma première question et que je n’ai pas l’impression d’avoir obtenu réponse. Elle conditionne votre position sur l’ensemble de ce sujet.

M. Alain SENIOR : Sincèrement, je n’ai pas planché sur la question en termes de solutions techniques. Je peux vous dire, de manière spontanée, pour m’être occupé d’une école primaire et secondaire pendant cinq ans, que l’on constate aujourd’hui un problème général qui ne touche pas seulement l’intégration des personnes immigrées. Il y a un vrai problème dans l’école, dans sa capacité à transmettre le sentiment de ce que j’appellerais la citoyenneté.

Je rencontre pourtant de très nombreuses personnes issues de milieux très divers, tant professionnels que religieux - c’est ma vie de rabbin qui le veut et j’en suis tout à fait heureux - et je n’ai pas le sentiment de retrouver l’école que j’ai connue. Sans en parler avec nostalgie, on se sentait alors Français par la langue, par l’histoire, par la mentalité.

J’ai eu l’occasion, par la suite, de faire des études à l’étranger où j’ai été confronté à toutes sortes de nationalités et j’avais des amis qui venaient de différents points de France. Nous avions quelque chose de tout à fait commun dans la manière de concevoir les choses. On parle de cette conception cartésienne et il est vrai que, quand on est confronté à d’autres nationalités, on se rend compte qu’il existe bien une conception française des choses, qui est très enrichissante.

M. Jacques MYARD : ...qui agace profondément les Américains !

M. Alain SENIOR : C’est tout à fait vrai. Vous touchez un point sensible ! J’ai d’ailleurs un souvenir assez cuisant d’un voyage à New York.

Mais je n’ai pas le sentiment que l’école remplit aujourd’hui cette mission. De la même manière, le Grand Rabbin de France regrette très profondément que la conscription n’existe plus. Des impératifs sociologiques, économiques, que sais-je, stratégiques, ont sans doute présidé à cette décision, mais il reste que l’armée était un lieu de fraternité extraordinaire. C’est dans ce sens que l’on a besoin de réfléchir pour voir comment l’école peut remplir cette mission par rapport à la citoyenneté. Doit-on davantage accompagner les enfants en échec scolaire ? Doit-on créer des lieux d’échange pour parler français ?

Dans ma famille, nous sommes polyglottes, nous parlons l’hébreu, le français, l’arabe et l’anglais, mais à la maison, nous nous exprimons exclusivement en français. Cela fait partie du devoir citoyen d’appartenir à une culture. Y a-t-il un effort à faire de ce point de vue ?

On a parlé des enfants des banlieues qui sont en grand échec scolaire, cela génère la délinquance. Il faut essayer de trouver des moyens pour faire naître un sentiment d’appartenance culturelle. Quels sont les moyens techniques ? J’avoue ne pas avoir réfléchi aux solutions.

M. Christian BATAILLE : Pour vous, l’effort d’intégration dans le contenu des enseignements doit porter sur l’enseignement de la langue, la culture...

M. Alain SENIOR : Tout à fait. Et de l’Histoire.

M. Christian BATAILLE : En tant que spécificité française ?

M. Alain SENIOR : Oui, on a beaucoup insisté là-dessus.

M. Christian BATAILLE : Et vous avez le sentiment que c’est insuffisant ? L’enseignement du français, de l’écriture et de la lecture à l’école, vous paraît-il, par exemple, plus faible qu’avant ?

M. Alain SENIOR : Oui, cela m’apparaît de manière flagrante quand je regarde la manière dont on écrit aujourd’hui. Je parle de lettres que je reçois d’étudiants. Je ne parle pas d’élèves de lycée, qui commettent des fautes incroyables en français. La pauvreté intellectuelle - excusez ma sévérité - au niveau de la connaissance des auteurs de la littérature - je ne parle pas de la philosophie - me choque.

M. Christian BATAILLE : L’affaiblissement du français écrit.

M. Alain SENIOR : Je parle de l’écriture, mais plus largement que cela...

Mme Martine DAVID, Présidente : De la civilisation.

M. Alain SENIOR : Oui, c’est beaucoup plus large.

M. Christian BATAILLE : ... transmise non pas par la télévision, mais par l’écrit.

M. Alain SENIOR : Par l’école. L’école apprend à lire, à écrire, à conceptualiser, à communiquer. Cela touche à l’épanouissement de la personnalité humaine.

Mme Michèle TABAROT : M. le rabbin, vous venez d’évoquer ce problème d’intégration. De ce point de vue, il est tout à fait intéressant, pas seulement pour les étrangers mais aussi pour les Français, de redécouvrir profondément ce besoin de citoyenneté et d’attachement à son pays.

M. Alain SENIOR : Tout à fait.

Mme Michèle TABAROT : Cela m’amène à évoquer un autre élément. Nous avons aujourd’hui des jeunes femmes musulmanes qui se sentent intégrées, qui ont eu l’occasion de le déclarer, et qui nous disent que cette loi serait une protection pour elles vis-à-vis de la famille mais aussi vis-à-vis de l’entourage car nous avons eu l’occasion, lors d’auditions, d’entendre que ce n’était pas forcément la famille, mais le milieu qui fait pression. C’est assez vrai dans les banlieues.

Face à ces jeunes femmes qui, finalement, ont fait ce pas vis-à-vis du pays qui les accueillait, qui se sentent aujourd’hui intégrées et attachées à la France, quelle est la réponse si nous n’avons pas de loi à mettre en avant ? Cette démarche de citoyenneté, elles ont eu l’occasion de la suivre à travers l’école, à travers la société, mais qu’avons-nous comme réponse à leur adresser face à un environnement qui les poussent, pour les reconnaître ou les respecter, à porter le voile ?

M. Alain SENIOR : J’ai envie de donner une réponse très globale à votre question par rapport au phénomène de l’émancipation de l’homme ou de la femme. D’une société qui, au départ, peut être despotique ou totalitaire, on entre dans une société démocratique. Si l’on prenait quelques éléments de l’histoire de l’émancipation des sociétés totalitaires vers la société démocratique, on verrait qu’en général, on a toujours interdit le développement de la connaissance et de l’écriture car, c’est par eux que l’on prend, peu à peu, connaissance de textes subversifs pour le pouvoir totalitaire qui vont donner envie aux gens de faire des révolutions.

Il me semble que, si le creuset de l’école et les autres paramètres sociaux permettent à cette communauté de sortir du communautarisme pour entrer dans une collectivité nationale - c’est un travail qui se fera dans le temps et, je le pense, qu’avec le temps - ces jeunes filles ou jeunes femmes qui sont soumises à un diktat familial ou communautariste en raison de leur appartenance à une religion ou qui sont contraintes à porter le foulard vont apprendre à s’émanciper, à prendre de la distance. Car vous ne pourrez pas, de toute manière, casser des modèles par une loi. Vous comprenez bien que les mentalités demandent du temps pour évoluer et s’émanciper. Cela ne se fera pas en un ou en dix ans. C’est d’abord un premier acte de courage d’une femme qui va casser le diktat, qui aura le courage d’être exclue ; puis, peu à peu, avec le temps, vont s’instaurer des habitudes par la capacité de ces personnes à plus apprendre, à plus connaître et à s’émanciper des diktats communautaristes par la connaissance et l’étude.

Mais je ne crois pas que le vote d’une loi sera, à lui seul, capable de casser une pression sociale qui ne dépend pas seulement d’un vote, mais de ce que l’on vit au fond de soi dans le regard des autres.

Mme Michèle TABAROT : Cette démarche, les femmes l’ont faite. Elles se retrouvent, par contre, confrontées à cet environnement. Ce peut être un élément de force pour la République de pouvoir dire qu’il existe un texte pour les protéger, pour leur permettre de vivre comme elles le souhaitent aujourd’hui, sans être soumises à ces diktats de la famille ou de l’environnement.

M. Alain SENIOR : Il est difficile de faire des statistiques, mais il serait intéressant de savoir combien de femmes portant le foulard sont victimes d’un choix non consenti par rapport à celles qui le portent par conviction religieuse. Je ne connais pas la proportion. Toutes le vivent-elles ainsi ? Je vous pose la question et je m’interroge en même temps.

Mme Michèle TABAROT : Je ne pense pas qu’elles le vivent toutes ainsi mais quand on voit de petites jeunes filles, très jeunes, le porter, il est clair que ce n’est pas leur choix.

Mme Martine DAVID, Présidente : Plus concrètement, pouvez-vous nous indiquer combien d’écoles privées sont gérées par votre confession ? Des élèves qui ne sont pas de confession juive sont-ils accueillis dans ces écoles ? Auquel cas, le port de signes religieux est-il autorisé ?

M. Alain SENIOR : J’aurais de la peine à vous répondre. Je vais lancer un chiffre, une estimation tout à fait fantaisiste qui ne s’appuie sur aucun texte. En France, les écoles juives se trouvent surtout dans les grandes agglomérations comme Paris, Lyon, Marseille, Strasbourg, Toulouse, et il existe une centaine de petites écoles. Je ne sais pas exactement, je pourrais vous le préciser.

Mme Martine DAVID, Présidente : Sont-elles toutes sous contrat d’association ?

M. Alain SENIOR : Pratiquement toutes sont sous contrat ou le demandent. Il faut savoir que le désir des familles juives, un désir unanimement partagé, est que leurs enfants fassent des études. Nous voulons tous savoir écrire, lire et avoir des diplômes. Cela fait partie de la culture juive. Le travail est toujours à l’honneur et les diplômes sont un moyen de bien travailler. Cela fait donc partie de la culture juive que d’être assidu à l’école. De ce point de vue, toutes les écoles tendent à obtenir un contrat d’association, même si certaines ne l’ont pas encore car il y a cinq années probatoires et toutes sortes de conditions pour obtenir des contrats.

A ma connaissance, il n’y a pas d’enfant non juif dans les écoles juives pour une raison très simple liée au mode de vie tellement spécifique. Le matin, on arrive, c’est la prière en hébreu ; nous passons à table, il y a le bénédicité ; on se lave les mains avant le repas et, après le repas, il y a la bénédiction ; l’après-midi, a lieu un petit office. J’avoue que j’y verrais difficilement un enfant non juif. Il serait tout à fait accepté, il ne s’agit pas d’exclusion mais, dans le vécu quotidien, pratiquement, il me semble difficile de pouvoir concilier le vécu d’un enfant non juif dans une école juive.

M. Bruno BOURG-BROC : Le système d’aumôneries de l’enseignement public, tel qu’il est actuellement organisé, vous paraît-il satisfaisant ?

Pensez-vous que le fait religieux doive être enseigné à l’école publique ? Si oui, par qui : des professeurs d’histoire, de philosophie, de français ou par un représentant des religions concernées ?

J’insiste sur le fait que mes deux questions, M. le rabbin, sont bien distinctes.

M. Alain SENIOR : J’ai fait une tentative auprès des écoles de Créteil concernant les aumôneries. On m’a répondu que celles-ci se font à l’extérieur des écoles. J’avais connu un autre fonctionnement à Montpellier où j’étais rabbin il y a quinze ans. Je donnais un cours d’histoire juive entre midi et deux heures pour ne pas empiéter sur l’emploi du temps, auquel venaient des juifs et des non-juifs, même s’il est vrai qu’y assistait une plus forte proportion de juifs. Ce n’est pas satisfaisant. On devrait pouvoir bénéficier d’un lieu et d’une heure, proposer un rendez-vous qui n’empiète pas sur les emplois du temps pour que les juifs ou les non-juifs désireux de connaître puissent le faire.

M. Christian BATAILLE : C’est le mercredi qui est, normalement,...

M. Alain SENIOR : Mais nous n’avons pas, en tout cas à Créteil, accès aux écoles publiques. Cela se fait en dehors. Il faut trouver un local.

Quant à la question des cours, cela a fait l’objet de plusieurs réflexions et demandes. C’est l’Arlésienne. On parlait tout à l’heure de la séparation de l’Eglise et de l’Etat mais on ne peut pas vivre en France sans connaître un tant soit peu d’éléments sur la religion catholique. Ce serait dénaturer la culture française.

Je pense que pas moins que les autres idées, le fait juif fait partie des humanités que tout le monde doit connaître, alors évidemment, il faut savoir que le Fond social juif unifié qui fédère tout l’aspect « culturel » de la communauté a créé un stage de formation pour les professeurs. J’ai participé à ces travaux. Des professeurs qui sont juifs, mais ne sont pas des rabbins, suivent une formation pour enseigner le fait religieux. En raison de mon expérience, je suis souvent invité dans les écoles. Je pense notamment à une école d’infirmières installée près de Créteil qui nous convie régulièrement, tous les ans, pour informer les infirmières qui vont entrer dans la vie active sur le judaïsme.

Il est difficile pour un philosophe ou un historien de parler de la religion juive ou chrétienne car il est des choses qui, quand elles ne sont pas vécues, ne peuvent pas se transmettre de manière authentique. Un bon compromis pour éviter tout embrigadement de la pensée serait que le cours soit fait par « un homme de l’art » en présence du professeur d’histoire ou de philosophie. Et faites confiance à ce dernier, si c’est un anticlérical, pour savoir censurer les débordements d’un discours d’embrigadement !

Que voulez-vous qu’un professeur d’histoire dise du judaïsme ? Il va parler des Hébreux, mais il faut connaître pour en parler. Je vous parle de mon expérience. On dit beaucoup de choses sans bien les connaître, la question me semble difficile. Il me semble que l’on peut inviter un homme de l’art en présence d’un enseignant.

M. Jacques MYARD : Alors, il faut un bouddhiste, un vishnou...

M. Eric RAOULT : M. le rabbin, il existe à Créteil, me semble-t-il, des lieux de rencontre entre les différentes communautés. Cela a été initié par la communauté juive de Marseille, avec « Marseille Espérance ». Je pense que le judaïsme et la République auraient tout intérêt à multiplier ces initiatives, notamment dans les villes où ce problème est apparu. On a pu voir que lorsque le rabbin, l’imam et les représentants des différentes communautés peuvent dialoguer, ils sont écoutés, regardés et suivis. C’est le premier point.

Second point, je voudrais vous interroger sur cette belle phrase de Ben Gourion qui disait : « Juif dans son foyer, citoyen dans sa cité. » On ne pourrait peut-être pas la diffuser auprès de toutes les religions mais, en l’occurrence, elle mérite d’être rappelée parce que, durant la période où elle a été prononcée, il y avait beaucoup de voiles en Palestine devenue Israël et que ce problème a pu, en grande partie, être accepté et toléré.

Cela existe-t-il à Créteil ? Ne pourrait-on pas multiplier ces initiatives dans le plus grand nombre de villes possible ? Je suis persuadé que les élus locaux seraient très intéressés d’être secondés par le judaïsme et aussi par le culte musulman.

M. Alain SENIOR : Je vous rejoins totalement sur ce thème. Quand je suis arrivé à Créteil, j’ai parlé avec le député-maire en lui disant qu’il fallait créer des lieux, des espaces de parole.

Je reviens à la question de savoir qui donnera le cours d’enseignement de religion. Qui prendra la parole et pour dire quoi dans ces lieux d’espace ? C’est toute la difficulté de maîtriser le discours qui doit être un discours de communication et non un discours orienté.

Il reste que ces lieux de rencontres œcuméniques demeurent des endroits très fermés, qui réunissent les représentants des grandes religions et quelques autres personnes, mais je ne suis pas persuadé que les communautés religieuses ont un juste retour de l’écho de ces rencontres. Cela reste encore insuffisamment médiatisé, au sens noble du terme, comme étant le signe de bonne volonté d’un brassage religieux entre les différentes religions. Il faut trouver une solution plus large, plus sociale. Je ne sais pas sous quelle forme. Cela pose un problème délicat.

M. Jacques MYARD : Ce que je vais dire n’est pas vraiment une provocation, même si cela peut le paraître... Mon propos concerne l’attitude que vous avez vis-à-vis de la loi et votre crainte de ce que sera la loi française si, demain, il y a quinze millions de musulmans en France ? Je pense pour ma part que cela posera des problèmes. Ces transitions ne sont pas toujours très faciles. Il y a déjà eu des cas, parfois cela a été violent, au Moyen-Orient notamment.

Cela étant, vous ne pouvez pas ôter au législateur quel qu’il soit, issu du suffrage universel, le soin de rappeler les règles. Nous connaissons aussi d’autres cas, celui d’Atatürk, par exemple, qui, à un moment donné, a dit que c’était comme ça et pas autrement. Je prends à dessein l’exemple de la Turquie car il s’agit d’un pays musulman dans lequel les juifs sont les mieux acceptés, et vous le savez.

M. Eric RAOULT : Les juifs, mais les Arméniens ?

M. Jacques MYARD : Oui, mais je parle des juifs... Avec les Arméniens, il y a eu des problèmes, je le sais bien, mais je rappelle que les juifs, quand ils ont été chassés d’Espagne par Isabelle, se sont réfugiés en Turquie où ils ont été reçus à bras ouverts.

Il y a donc un moment où le pouvoir doit s’affirmer, comme cela s’est passé en France avec l’église catholique. Regardez ce qui s’est passé dans les relations entre le Pape et le roi gallican, qui disait qu’étant empereur, il faisait appliquer les lois du royaume.

Entendons-nous bien, je ne suis ni rabbin, ni curé, ni pasteur. Mais cette pusillanimité à ne pas vouloir édicter des règles claires pour la société civile me semble méconnaître la marche des sociétés. Cela me paraît, je vais être brutal, soit hypocrite, soit laxiste, et, de toute façon, coupable parce que l’on sait qu’avec certains fondamentalistes religieux, demain, ce ne sera plus seulement le voile. Il y a beaucoup d’autres choses derrière.

Je souhaiterai connaître votre réaction sur ces propos un peu iconoclastes, mais qui posent le problème.

M. Alain SENIOR : Si vous pensez que le législateur devait légiférer, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Et pourquoi ces consultations ?

M. Jacques MYARD : Pour l’éclairer.

M. Alain SENIOR : Non. Nous allons aller au fond des choses car j’apprécie votre jusqu’au-boutisme.

Il me semble que si l’on a réalisé cette consultation, c’est que l’on sentait bien que le problème n’était pas seulement une question de législation, mais de société. Il ne s’agit pas de voter sur l’alcool au volant, il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que c’est une question sensible. Ce n’est pas seulement une question de législation. Cela naît du fait que, dura lex sed lex, certes, mais les lois, je le disais précédemment, par définition, dans la philosophie du droit, sont appelées à évoluer parce que les idées évoluent. Je pense à l’exemple très simple de l’avortement pour lequel il y a cent ou cent cinquante ans, un médecin était condamné à mort pour l’avoir pratiqué.

Quand vous dites qu’il faut légiférer, il est vrai qu’il faut le faire, mais si on a consulté, c’est que l’on sentait bien que le problème était sensible. Si, aujourd’hui, le Rabbinat français déclare qu’il ne faut pas légiférer sur le port du voile islamique, je pense que ce n’est ni de l’hypocrisie ni du laxisme. Faisons confiance aux gens sur leur honnêteté intellectuelle. S’ils vous disent qu’ils pensent qu’il ne faut pas légiférer, c’est qu’ils le pensent. Le but de cette législation serait, pour dire les choses clairement, d’empêcher une dénaturation de la spécificité, de l’essence de ce qu’est la France. On pense que c’est un signe trop ostentatoire qui déteint sur un certain paysage. Je gagerais sur la durée, avec plus de pédagogie et d’investissement dans le temps. Il est bien plus facile de légiférer et d’interdire le voile que de se dire que l’on va mettre en œuvre des moyens dans les lieux de vie, dans ce lieu d’éclosion de la personnalité qu’est l’école, où là nous gagnerons peut-être, avec le temps, le pari consistant à permettre aux gens de s’intégrer harmonieusement et de devenir citoyen tout en restant ce qu’ils veulent être dans leur vie privée.

Mme Martine DAVID, Présidente : La difficulté ne réside pas simplement dans le contenu du sujet qui nous préoccupe. Elle est aussi dans contenu même de la loi. Quand vous dites qu’il est facile de légiférer, ce n’est pas exact, pas simplement par rapport au dossier sensible qui nous préoccupe - et je pense que nous en mesurons la difficulté - mais aussi parce que nous essayons de cerner toutes les contraintes qui s’imposeraient à nous. Nous mesurons justement la difficulté de légiférer à cet égard non seulement à l’intérieur de l’hexagone, mais sur le plan européen notamment. Ce n’est pas si simple.

M. Jean-Yves HUGON : M. le rabbin, à titre personnel, comment considérez-vous le voile islamique : comme un signe religieux ou comme un symbole de la soumission de la femme ?

Par ailleurs, si loi il y avait, pensez-vous que celle-ci devrait aussi s’appliquer aux établissements privés sous contrat ?

M. Alain SENIOR : Pour la première question, j’ai entendu, ce que j’ai lu dans la presse et ce qui court autour de moi, qu’il y avait des femmes qui subissent le voile, des femmes et des enfants, mais pour les enfants, ce n’est pas une référence dans la mesure où chaque parent est libre de donner l’éducation qu’il veut à ses enfants, tant que ce n’est pas une mutilation. Il s’agit d’un choix de vie.

Mais la vision que j’ai du foulard est que c’est quelque chose qui doit être consciemment voulu, en tout cas, de manière lucide et acceptée. C’est l’expression d’une foi, d’une manière de vivre son aspect extérieur, de vivre l’esthétique. C’est la sphère du privé, la sphère du vécu.

Cela doit-il s’appliquer dans les écoles sous contrat ? C’est une question de juriste : l’espace de l’école sous contrat est-il un lieu public ou privé ? Il me semble que cela reste au moins un lieu semi-privé, puisque dans l’école privée sous contrat, on accomplit des offices religieux, on porte la kippa, on mange cascher.

M. Jacques MYARD : Vous savez, beaucoup sont interpellés par ce que vous venez de dire parce que, dans un établissement sous contrat, normalement, il y a des offices religieux, certes, mais bien séparés, mais aussi une nécessaire liberté de conscience. Beaucoup s’interrogent sur ces écoles sous contrat, qui ont connu une certaine dérive. La République doit-elle payer des professeurs de cours de religion ?

M. Eric RAOULT : C’est le cas dans tous les cultes.

M. Jacques MYARD : Justement. C’est plus marqué dans certains cultes que dans d’autres.

M. Alain SENIOR : Je perçois très bien votre question. Ces écoles sont payantes. Et les parents qui mettent leurs enfants dans une école payante, en attendent un service en retour. C’est un choix des familles qui se disent qu’en dehors de l’école publique, elles souhaitent donner à leur enfant une éducation religieuse et qu’elles paient ce service en plus. Heureusement que la République ne paie pas ces professeurs, mais cela reste un choix des familles.

J’ajoute - mais c’est une remarque de citoyen et pas de rabbin - qu’aujourd’hui, face aux difficultés que l’on rencontre dans l’école publique, il faut qu’il y ait un ressaisissement pour redonner confiance aux parents, sinon, il y aura une fuite.

M. Jacques MYARD : C’est déjà ce que l’on constate.

M. Alain SENIOR : Il faut réagir.

Mme Martine DAVID, Présidente : Cette audition a été, comme bien d’autres, extrêmement intéressante et positive. Je vous remercie de votre contribution en notre nom et au nom du Président Debré.


Source : Assemblée nationale française