(extrait du procès-verbal de la séance du 5 novembre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Monsieur Abraham, merci d’avoir répondu à notre invitation.

Comme vous le savez, nous nous préoccupons du problème des signes religieux à l’école et je fais appel immédiatement à vos compétences de juriste.

Que pensez-vous du dispositif juridique relatif au port de signes religieux à l’école tel qu’il résulte de l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989, des circulaires ministérielles et de la jurisprudence administrative ?

M. Ronny ABRAHAM : Je suis très honoré d’avoir été convié par votre mission à m’exprimer devant vous. Je le fais en qualité de juriste, d’expert. Je m’abstiendrai de prendre position sur des questions relevant de la pure opportunité politique. Je ne suis pas qualifié pour cela et cela n’entre pas dans mes attributions. Eu égard, à la fois à mon expérience passée de membre du Conseil d’Etat et de mes fonctions présentes au quai d’Orsay qui font de moi l’agent de la République française devant la Cour européenne des droits de l’homme, c’est-à-dire l’avocat de la France devant la juridiction européenne - en cette qualité, je reçois toutes les requêtes dirigées contre notre pays et je suis chargé d’y répondre - à ce double titre, je crois pouvoir être en mesure de vous exposer quelques réflexions personnelles sur les aspects juridiques du dossier que vous examinez.

Vous m’interrogez sur la pertinence et la qualité de la jurisprudence du Conseil d’Etat. Il me semble que cette question peut être mise en rapport avec les exigences même du droit européen. La jurisprudence du Conseil d’Etat, telle que je la comprends, est, dans l’ensemble, plutôt favorable au port de signes religieux dans les établissements scolaires pour ce qui est des élèves et très nettement défavorable pour ce qui est des membres du personnel enseignant - d’une façon générale, les fonctionnaires de l’Education nationale. Voilà comment je pourrais résumer la jurisprudence : interdiction absolue pour les membres du personnel, les fonctionnaires ; assez large tolérance, mais non pas liberté absolue, pour les élèves, le Conseil d’Etat précisant à cet égard que, pour un certain nombre de motifs et dans un certain nombre de cas, il est possible d’interdire le port de signes religieux et, le cas échéant, de sanctionner les élèves qui enfreindraient cette interdiction.

Comment situer la jurisprudence du Conseil d’Etat par rapport aux exigences et aux contraintes du droit européen, principale difficulté ?

Le droit européen, tel qu’interprété et appliqué par la Cour de Strasbourg, est essentiellement, pour ce qui nous intéresse, l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme qui pose, dans son premier paragraphe, le principe de la liberté de pratiquer sa religion, et, qui, dans son deuxième paragraphe, permet à l’Etat d’apporter des restrictions à cette liberté. Il ne s’agit donc pas d’une liberté absolue, mais ces restrictions doivent être prévues par la loi et doivent être nécessaires, dans une société démocratique, à la réalisation de certains objectifs d’intérêt public, notamment la protection de l’ordre, de la morale et des droits et libertés d’autrui.

La Cour de Strasbourg en a déduit ceci : une mesure restreignant la liberté de manifester ou de pratiquer sa religion n’est compatible avec la convention européenne que si trois conditions sont remplies :

. la mesure doit être prévue par la loi ;

. elle doit poursuivre un but légitime ;

. elle doit être proportionnée, nécessaire, donc proportionnée au but poursuivi.

De façon systématique, dans ses arrêts, la Cour recherche si ces trois conditions sont cumulativement remplies.

Il me semble, M. le Président, que votre question touche à la première de ces trois conditions : « prévue par la loi ». Notre dispositif juridique actuel, résultant d’un avis de l’assemblée générale du Conseil d’Etat, d’un certain nombre d’arrêts faisant jurisprudence et rendus dans la ligne de cet avis et de deux circulaires administratives adressées aux chefs d’établissement, répond-il à l’exigence européenne selon laquelle toute restriction doit être prévue par la loi ?

Il faut ici prendre en compte l’interprétation que la Cour de Strasbourg a donné aux termes « prévus par la loi ». Selon la Cour européenne, il ne s’agit pas nécessairement de la loi au sens formel du terme, mais de la loi au sens matériel. Il faut que les restrictions soient prévues par des normes juridiques suffisamment claires, suffisamment connues, accessibles, précises pour éviter l’arbitraire des pouvoirs publics. Voilà la philosophie de la jurisprudence européenne. A cet égard, la Cour de Strasbourg a déclaré : la loi au sens de la convention, ce peut être la loi, au sens formel du terme, votée par le Parlement, ce peut être éventuellement, dans certains pays, les règlements, les décrets ; ce peut être aussi la jurisprudence. Dans une série d’arrêts, la Cour a accepté qu’une jurisprudence, dès lors qu’elle est suffisamment claire, fasse office de loi au sens de la convention européenne des droits de l’homme.

Si l’on veut s’en tenir à une stricte application de la jurisprudence du Conseil d’Etat, c’est-à-dire dans un sens plutôt restrictif à l’égard des pouvoirs de l’autorité administrative et plutôt favorable à la liberté des élèves - pour ce qui est des enseignants, c’est tout à fait différent -, il n’y a pas, juridiquement, nécessité à légiférer. Je dis bien juridiquement, car, en opportunité, on peut avoir une appréciation différente, mais le droit européen accepte qu’une jurisprudence suffisamment connue, publiée, commentée - ce qui, je crois, est largement le cas de la jurisprudence du Conseil d’Etat en la matière -, réponde à l’exigence de prévisions par la loi au sens de la convention européenne. Si, en revanche, on voulait aller au-delà de cette jurisprudence, entendue strictement, soit en en faisant une interprétation extensive, en ce sens que l’on étendrait les cas d’interdiction possibles, soit même en la changeant tout à fait, alors il faudrait passer par la voie législative, parce que la loi est la seule façon de renverser la jurisprudence, mais aussi parce qu’au regard du droit européen, on pourrait nous reprocher de prendre des décisions non clairement fondées sur une base juridique indiscutable. Faute que cette base juridique soit la jurisprudence actuelle du Conseil d’Etat, il faudrait une législation. Des circulaires administratives ne seraient sans doute pas considérées - surtout si elles allaient au-delà de la jurisprudence - comme fournissant une base juridique suffisamment incontestable et permettant à toutes les personnes concernées de régler leur conduite. Comme le précise la Cour, les individus doivent connaître la règle de droit qui s’applique à eux afin qu’ils puissent régler leur conduite sur cette règle de droit.

M. le Président : Le juge administratif français sanctionne le port ostentatoire de signes religieux. Pensez-vous que la distinction entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire corresponde à une réalité. Faut-il qualifier d’ostentatoire le port d’un signe religieux visible ?

Vous avez indiqué que la loi doit être précise. Une loi qui serait ainsi rédigée : « Est interdit tout port visible - je ne dis plus « ostentatoire » - de signes religieux », serait-elle condamnée par le Conseil constitutionnel et serait-elle compatible avec la convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ?

Peut-on vraiment opérer une distinction entre « signes ostentatoires » et « non ostentatoires », dès lors que l’on porte un signe de manière visible ?

Deuxièmement, à partir du moment où nous aurions décidé de proposer un texte de loi indiquant « est interdit tout signe visible », celui-ci serait-il suffisamment précis pour passer tous les filtres des jurisprudences ? En effet, à chaque fois que l’on veut légiférer, on nous répond que l’on ne peut le faire parce qu’il y a la jurisprudence... Entre la jurisprudence du Conseil d’Etat et celle de la Cour européenne de justice, on se demande si nous ne sommes pas revenus aux Parlements de l’Ancien Régime où, précisément, les jurisprudences des parlements s’imposaient. Lorsque j’étais à la faculté, on m’enseignait la hiérarchie des normes juridiques : la loi et la jurisprudence. La jurisprudence n’avait droit de cité que si elle n’était pas contraire à la loi. Aujourd’hui, c’est l’inverse ! Il est fascinant que nous, législateurs, soyons obligés de demander aux juristes si nous pouvons emprunter la voie législative au risque de perturber les juges qui sont à l’origine de la jurisprudence ! J’avais envie de le dire !

M. Robert PANDRAUD : Merci M. le Président ! La hiérarchie des règles de droit est aujourd’hui effectivement inversée : jurisprudence, circulaires, décrets et lois in fine, souvent inappliquées et inapplicables, d’ailleurs !

M. Ronny ABRAHAM : M. le Président, si je voulais encore aggraver votre irritation, je citerai encore la jurisprudence de la Cour de Luxembourg des communautés européennes. Heureusement, dans notre affaire, elle n’est pas compétente, puisque, jusqu’à présent en tout cas, le droit communautaire ne régit pas la matière qui nous occupe !

M. Robert PANDRAUD : C’est encore une chance !

M. Ronny ABRAHAM : Nous n’avons ici qu’à nous préoccuper de la Cour de Strasbourg. Dans la mesure où je plaide à Strasbourg et à Luxembourg, je suis bien placé pour connaître les contraintes que ces jurisprudences, qui ne cessent d’ailleurs de se développer, font peser sur le droit interne, y compris sur le droit législatif.

En réponse à vos deux questions, M. le Président, je dirai ceci.

La notion de signes extérieurement « visibles » est une notion claire, alors que la notion de signes « ostentatoires » me paraît d’un maniement très délicat. J’ai toujours été sceptique quant à cette notion apparue dès le premier avis rendu par le Conseil d’Etat en 1989. La question que l’on pouvait se poser alors était de savoir quel usage la jurisprudence en ferait, c’est-à-dire quel usage en feraient les arrêts par lesquels le Conseil d’Etat serait ensuite appelé à se prononcer. Comment appliquerait-il concrètement cette notion de signes ostentatoires ? A la lecture des arrêts, on constate qu’il n’en fait pas grand usage. En pratique, c’est une restriction qui ne s’applique guère ; en tout cas, il semble que le Conseil d’Etat n’ait jamais estimé, par exemple, qu’une tenue comme le foulard islamique constituait, en lui-même, un signe ostentatoire au sens de sa jurisprudence justifiant, par conséquent, une interdiction de port de ce signe religieux.

Outre le fait qu’il est difficile de distinguer ce qui est ostentatoire de ce qui ne l’est pas, l’inconvénient d’un tel critère réside aussi dans le fait qu’on opère une distinction entre les signes religieux en tolérant les uns et pas les autres, ce qui pose problème, car on est très vite suspecté de procéder à une discrimination entre les différentes confessions, selon qu’elles entraînent le port de signes plus ou moins visibles.

Ainsi, le Conseil d’Etat ne fait pas grand usage dans sa jurisprudence du concept de signes « ostentatoires ». Je crois qu’il ne pouvait guère en être autrement : c’est un concept peu opératoire. En réalité, l’avis de 1989 signifiait que le caractère ostentatoire d’un signe religieux pouvait éventuellement s’ajouter à un ensemble de comportements, aboutissant à une situation de nature à troubler le bon ordre dans l’établissement. C’était davantage un indice, parmi d’autres, d’un comportement général de type provocateur. Il est clair que le Conseil d’Etat veut interdire - ou permet en tout cas à l’administration d’interdire - les comportements provocateurs susceptibles de troubler l’ordre dans le lycée.

A la décharge du Conseil d’Etat, sans pour autant plaider pour l’institution à laquelle j’appartiens, en 1989, on lui demandait de répondre à une question formulée en termes très abstraits, puisqu’elle concernait les signes religieux en général, pas spécialement le foulard islamique. Il fallait donc concevoir une réponse qui puisse théoriquement s’appliquer à toutes sortes de signes religieux, dont on ignore, par définition, la liste. On ne connaît pas tous les signes religieux de nature vestimentaire susceptibles d’être portés par des élèves. La réponse fut très générale, trop générale sans doute, pour être vraiment opérationnelle, mais elle ne pouvait qu’être générale eu égard à la généralité de la question. C’est ensuite la jurisprudence, fondée sur des cas concrets, qui a permis de préciser la portée de la doctrine du Conseil d’Etat.

Votre seconde question portait sur une législation qui interdirait le port visible de signes religieux dans l’enceinte scolaire. Incontestablement, une telle législation répondrait à la première des trois exigences de la convention européenne des droits de l’homme : l’exigence que toute mesure restrictive soit prévue par la loi, car on aurait là une règle législative parfaitement claire, précise, impérative. On ne pourrait certainement pas nous reprocher de rester dans le flou juridique et nous opposer que les élèves ne savent pas à quoi s’en tenir. En revanche, la question qui se poserait alors serait de savoir si une telle législation répondrait à la troisième des conditions : l’exigence de proportionnalité. L’interdiction pure et simple, en quelque sorte générale, du port de signes religieux visibles dans l’ensemble de l’établissement d’enseignement public ne serait-elle pas considérée par la Cour de Strasbourg comme une mesure allant au-delà de ce qui est raisonnablement nécessaire, c’est-à-dire une mesure disproportionnée ?

M. le Président : La proposition de loi contiendrait le terme « visible » et s’appliquerait en un lieu très précis et limité.

M. Ronny ABRAHAM : J’entends bien qu’il ne s’agit pas d’interdire partout et en toutes circonstances ; il s’agit de protéger la neutralité de l’enseignement public. Cependant, même avec cette restriction de localisation, il est très difficile de prévoir - je vais bien sûr vous décevoir - ce que la Cour de Strasbourg jugerait en pareil cas.

Je veux vous rappeler deux ou trois éléments assez simples sur ce contentieux européen qui pèse lourdement, j’en suis parfaitement conscient, sur les autorités nationales.

Premièrement, une personne ne peut se plaindre auprès de la Cour de Strasbourg qu’après avoir épuisé les voies de recours internes. Il faudrait donc que tous les recours aient été faits jusqu’au plus haut degré de juridiction, c’est-à-dire en remontant, au besoin, jusqu’au Conseil d’Etat.

M. Robert PANDRAUD : Pas devant le Conseil constitutionnel s’agissant d’une loi ?

M. le Président : Il y aura éventuellement, mais pas forcément, un recours devant le Conseil constitutionnel. Mais, à la première occasion, fleuriront sans doute des recours internes devant les tribunaux administratifs.

M. Ronny ABRAHAM : Il faudra donc remonter devant le Conseil d’Etat. Le Conseil constitutionnel n’est pas une voie de recours ouverte aux particuliers.

M. Robert PANDRAUD : Il faut s’attendre à des litiges individuels.

M. Ronny ABRAHAM : Oui, des litiges individuels, concrets. Il y en a en permanence et il y en aura sans doute encore davantage avec l’émergence d’une nouvelle législation. Il faudra que les voies de recours internes aient été épuisées et que l’intéressé ait perdu devant les juridictions nationales, car s’il gagne en droit interne, il n’aura pas besoin de se plaindre à Strasbourg ! Cela peut prendre un certain temps.

Deuxième élément : étant donné son degré actuel d’encombrement, il s’écoule un long délai entre le moment où la Cour reçoit une requête et le moment où elle communique cette même requête au gouvernement défendeur pour lui demander de produire un mémoire en défense. Les requêtes que je reçois actuellement de Strasbourg ont souvent été introduites il y a un, voire deux ans, devant la Cour, qui les a gardées en stock, car elle est très encombrée. La Cour ayant besoin de procéder à un premier examen de la requête avant de la communiquer au gouvernement, l’acte de communication est, lui-même, souvent postérieur d’un ou deux ans à la réception de la requête à Strasbourg.

Je ne suis donc pas en mesure de vous dire s’il y a, en stock à Strasbourg, des affaires mettant en cause la France à propos de mesures de sanctions ou d’interdictions du port de signes religieux à l’école, notamment du foulard islamique. Peut-être y en a-t-il, mais elles ne m’ont pas été communiquées et je n’ai dans mes propres stocks aucune affaire portée devant la Cour européenne des droits de l’homme et concernant la France.

En revanche, la Cour a statué et a, pendante devant elle, des affaires concernant d’autres pays. Les décisions qu’elle a rendues, encore plus celles qu’elle est appelée à rendre dans les mois qui viennent, donnent quelques indications sur sa jurisprudence, mais, pour l’heure, les indications sont trop floues pour que l’on puisse en tirer des conclusions vraiment catégoriques et péremptoires. L’affaire qui se rapproche le plus du point qui vous intéresse est une affaire opposant Lucia Dahlab contre la Suisse qui a donné lieu à la décision du 15 février 2001, de rejet de la requête par la Cour.

L’affaire concernait une enseignante - et non une élève - dans une école publique suisse. Il s’agissait d’une enseignante d’école primaire, en charge d’enfants en bas âge. Elle tenait à faire ses cours avec le foulard islamique. Cela lui fut interdit. Comme elle persistait, elle a été sanctionnée. Le tribunal fédéral suisse, la Cour suprême helvétique, a rejeté son recours. Elle s’en est plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme qui a rejeté sa requête comme manifestement mal fondée et l’a déclarée irrecevable, mais avec une motivation circonstanciée qui ne permet pas d’en déduire que, d’une façon générale, la Cour considère que l’interdiction d’un signe religieux visible dans un lieu scolaire serait, en soi, nécessairement conforme à la convention. Elle a relevé qu’en l’espèce cette enseignante avait en charge des enfants en bas âge, donc particulièrement influençables - peut-être n’aurait-elle pas statué de la même façon s’il s’était agi de grands élèves. Elle a relevé un ensemble de circonstances, par exemple, le fait qu’au moment où l’enseignante est entrée au service de l’Etat dans la fonction publique, elle n’ignorait pas qu’elle ne pouvait porter ce genre de tenue, car il y avait une jurisprudence bien établie des tribunaux suisses sur ce point. Bref, c’est sur la base d’une motivation assez proche des circonstances de l’espèce que la Cour a statué. On ne peut en déduire a contrario que la Suisse aurait été condamnée si les circonstances avaient été différentes. Certainement pas ! Mais on ne peut non plus en tirer de conclusions définitives.

M. le Président : On peut considérer que pour la Cour, le port d’un signe religieux à l’école est une atteinte portée au principe de la laïcité, principe qu’elle admet. Pour nous, tout le problème est de savoir si une loi interdisant le port visible serait considérée par la Cour comme proportionnelle aux troubles qu’elle veut combattre.

M. Ronny ABRAHAM : A vrai dire, elle n’a jamais vraiment affirmé que le port d’un signe religieux à l’école était une atteinte à la laïcité, car elle ne se réfère pas au concept de laïcité qui ne figure pas dans la convention européenne des droits de l’homme. Elle admet que réglementer, restreindre, voire interdire le port de signes religieux est, en principe, justifié par la recherche du maintien de l’ordre dans l’établissement scolaire et la défense des droits et libertés d’autrui, de ceux qui ne partagent pas cette confession, ou l’ensemble des élèves s’il s’agit d’un professeur. C’est ainsi qu’elle raisonne, plutôt que par référence au principe de laïcité qui n’est pas son principe de référence. On ne peut lui reprocher, car ce n’est pas inscrit dans la convention européenne des droits de l’homme. La vraie question est de savoir si une interdiction ayant cette portée ne serait pas jugée disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi.

Il est clair que l’appréciation de la proportionnalité comporte une large part de subjectivité. C’est la raison pour laquelle, dans des affaires de ce genre, il n’est pas rare que les juges de la Cour de Strasbourg soient divisés. On le sait, car les arrêts font apparaître la majorité et la minorité et, comme à la Cour suprême des Etats-Unis, des opinions dissidentes sont exprimées L’arrêt est souvent suivi de sa propre critique par les juges minoritaires. Bien souvent, les conflits internes à la juridiction transparaissent. Ce n’est pas étonnant lorsqu’il s’agit de trancher des questions aussi subjectives que la proportionnalité d’une ingérence ou d’une restriction de telle ou telle liberté fondamentale. Cela rend encore plus difficile de prévoir la jurisprudence.

M. Bruno BOURG-BROC : Une loi c’est le droit et c’est aussi l’opportunité politique qui s’exprime au moment du vote. D’un strict point de vue juridique, vous semblez nous dire que la loi faciliterait quand même le règlement des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Mais si nous votions une loi, nous constituerions, en France, une exception notable, j’allais dire mondiale. D’un point de vue juridique, qu’en pensez-vous ?

Cela faciliterait le règlement des problèmes, non seulement dans nos propres juridictions, mais aussi dans les juridictions internationales, quelles qu’elles soient.

M. Ronny ABRAHAM : Ce que j’ai voulu dire, c’est que si l’on souhaite interdire tout port de signe visible religieux, il faut nécessairement une loi ; autrement, le défaut de base légale suffirait à nous faire condamner à Strasbourg, indépendamment du caractère justifié ou non de l’interdiction.

M. le Président : C’est un élément constitutif.

M. Ronny ABRAHAM : Tout à fait. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante. Il faudrait au surplus que la Cour de Strasbourg estime - et c’est là que nous souffrons actuellement d’une incertitude en l’état de la jurisprudence - qu’une telle législation et les mesures individuelles qui seraient prises sur cette base ne seraient pas disproportionnées dans la recherche de l’équilibre entre la liberté religieuse - qui n’est pas discutable, puisqu’elle est inscrite dans la convention - et la protection des droits et liberté de tous les participants à la communauté scolaire. Comment la Cour apprécierait cet équilibre ? Il est extrêmement difficile de répondre à cette question. Sans doute serons-nous mieux fixés dans quelques mois. En effet, deux affaires sont actuellement pendantes devant la Cour, qui ont été déclarées recevables, mais sur lesquelles la Cour n’a pas encore statué au fond.

Il s’agit de deux requêtes dirigées contre la Turquie et concernant des élèves d’une école d’infirmières. Ces élèves musulmanes ont prétendu porter le foulard islamique, y compris pendant les travaux pratiques, en clinique. On leur a expliqué que c’était impossible. Elles ont été renvoyées de l’école d’infirmières. Le Conseil d’Etat turc a rejeté leur recours. Les jeunes filles ont porté leur requête devant la Cour de Strasbourg, qui en a déclaré la recevabilité, au motif qu’elle n’était pas manifestement mal fondée, que cela pouvait se discuter. Aujourd’hui, l’affaire est entre les mains de la Cour pour qu’un arrêt soit rendu sur le fond, mais dans un délai probablement de l’ordre de quelques mois ou d’une année. Il ne faut pas attendre des arrêts dans les semaines qui viennent - peut-être interviendront-ils au milieu de l’année prochaine.

Bien sûr, il s’agit encore une fois d’un cas particulier, celui d’élèves infirmières, de l’enseignement supérieur, de travaux pratiques pour lesquels il existe des motifs spécifiques d’exiger une tenue particulière. Mais il n’est pas exclu que dans la motivation de son arrêt, au-delà du cas d’espèce, la Cour livre des indications qui pourraient être éclairantes en règle générale.

M. le Président : Pour résumer votre propos, la législation et la jurisprudence actuelles ne permettent pas d’empêcher le port de signes religieux à l’école. Au vu de ces considérations, si nous voulons interdire le port, il faut d’abord légiférer, car il n’y aura pas de modification sans loi. Cette loi devra être précise dans ses motivations et géographiquement limitée dans son champ d’application.

Au-delà de ces certitudes, il y a le domaine de l’appréciation des juges, notamment ceux de la Cour européenne de justice. A ce stade, rien n’est sûr ; selon vous, les magistrats étudieront si notre dispositif est proportionnel à ce contre quoi nous voulons lutter et vous ne pouvez nous dire si une disposition qui indiquerait « est interdit tout port visible de signes religieux à l’école » serait considérée ou non comme proportionnelle au but recherché.

M. Ronny ABRAHAM : Exactement.

M. Bruno BOURG-BROC : Comment serait ressentie l’exception culturelle française ?

M. Ronny ABRAHAM : Je ne suis pas sûr que ce serait considéré par la Cour de Strasbourg comme véritablement une exception française. La France n’est sans doute pas, en Europe, isolée dans la défense d’une certaine laïcité. Bien sûr, le concept de laïcité et l’expression elle-même sont typiquement français. Mais on retrouve une idée, en substance identique à la laïcité, dans beaucoup d’Etats, autres que la France. Nous ne sommes pas si isolés, ni si « exceptionnels » que cela. Ce qui est vrai, c’est que l’espace du Conseil de l’Europe se caractérise par une gamme d’attitudes, de comportements, de traditions très différents sur la question des rapports entre l’Etat et les confessions. A cet égard, la tradition anglo-saxonne est profondément différente de la nôtre. Au Royaume-Uni, par exemple, il est considéré comme normal que les fonctionnaires pratiquent leur religion et il serait considéré comme inconvenant d’interdire à un fonctionnaire de pratiquer sa religion au motif qu’elle supposerait le port de tel ou tel élément vestimentaire. Le juge britannique de la Cour de Strasbourg aurait, sans doute, tendance à considérer que nous allons trop loin. En revanche, en Europe continentale, nous aurions sans doute une certaine compréhension de la part de juristes dont les traditions nationales sont plus proches des nôtres. Cela ne répond pas tout à fait à votre question, sans doute, mais je crois qu’il convient de raisonner davantage en termes de diversité qu’en termes d’exception française. Mais cela ne permet toujours pas de répondre à la question : « Que dirait la Cour si la question lui était soumise ? »

M. le Président : Dans aucun autre pays, il n’y a de loi interdisant le port de signes religieux à l’école. Et aucun pays n’a affirmé le principe de laïcité dans sa constitution, comme c’est le cas en France.

M. Ronny ABRAHAM : Sauf peut-être la Turquie.

M. le Président : Effectivement, en Turquie, la loi interdit le port de signes hors des lieux de culte et des cérémonies religieuses. Elle procède donc par élimination.

M. Ronny ABRAHAM : Elle est encore plus sévère.

M. le Président : En outre, la Turquie a voté une loi en 1965 interdisant le port du voile dans la fonction publique et dans les écoles et une circulaire de 1997 interdit le port du voile dans « l’enceinte des lycées religieux ».

Par ailleurs, toutes les législations et les jurisprudences semblent s’accorder pour interdire le port de signes religieux dans la fonction publique et pour les enseignants.

M. Ronny ABRAHAM : Pas tout le monde. Ainsi que je le soulignais, le Royaume-Uni admet que des fonctionnaires pratiquant des religions supposant le port de certaines coiffes, comme les sicks, portent leur coiffe religieuse pendant le service.

M. le Président : Effectivement, on l’a vu dans la police à Londres.

M. Ronny ABRAHAM : Cela peut nous paraître stupéfiant mais c’est normal pour les Britanniques. Entre le modèle britannique et le modèle turc - paradoxalement le seul grand pays musulman du Conseil de l’Europe, mais celui à avoir adopté les règles les plus sévères en matière de laïcité -, il y a un dégradé, dont d’ailleurs la récente décision de la Cour constitutionnelle allemande sur le port du foulard islamique dans les écoles publiques par les enseignantes donne une assez bonne illustration.

La Cour constitutionnelle a rendu un arrêt qui adopte une solution assez nuancée. Selon cet arrêt, il n’est pas impossible d’interdire aux enseignantes le port du foulard islamique à l’école publique, mais à la condition que ce soit clairement prévu par la législation de chaque Land, l’école publique relevant de la compétence des Länder. La Cour constitutionnelle a renvoyé aux différents Länder le soin de préciser, dans leur législation et de façon suffisamment claire, les règles d’interdiction en la matière. Elle a admis qu’il puisse y avoir une certaine diversité de solutions, d’un Land à l’autre, s’agissant du port de signes religieux par les enseignantes. Mais elle n’a pas traité la question des élèves.

Mme Martine AURILLAC : Au cours de nos auditions, nous avons souvent abordé, sans pour autant le résoudre, le problème de l’enseignement privé. D’un point de vue juridique, dans le cas où nous serions amenés à légiférer, quid de l’enseignement privé, étant donné qu’une loi devrait s’appliquer à tous, notamment aux établissements financés par l’Etat ? Mais l’enseignement privé sous contrat a un régime très particulier, puisqu’il y est admis que l’enseignement repose sur un projet pédagogique spécifique.

M. Bruno BOURG-BROC : A la question de Mme Aurillac, je veux ajouter l’exception de l’Alsace-Moselle.

M. Ronny ABRAHAM : D’un point de vue strictement juridique, il ne serait pas illégitime d’opérer une distinction dans les règles applicables entre l’enseignement public et l’enseignement privé. Il serait tout aussi loisible de ne pas le faire, mais si la législation prohibitive en matière de signes religieux visibles ne s’appliquait qu’aux établissements publics, on pourrait justifier devant le Conseil constitutionnel, ensuite éventuellement devant la Cour européenne, cette différence de traitement par la différence de nature et de situation entre les deux enseignements, des règles différentes pouvant s’appliquer à des situations différentes. Ce ne serait pas impossible. En opportunité, évidemment, toutes les solutions sont possibles ; on peut appliquer les mêmes règles partout, on peut ne les appliquer qu’à l’enseignement public en laissant l’enseignement privé libre de ses comportements ou l’on peut trouver des règles intermédiaires, mais d’un point de vue juridique, le principe d’égalité, de non-discrimination, ne serait pas méconnu par une dualité de régime juridique public/privé.

M. le Président : Comment le définissez-vous la notion de « caractère propre » ?

M. Ronny ABRAHAM : L’enseignement privé par rapport à l’enseignement public revêt certains caractères qui lui sont propres. Cette différence de nature, même s’il ne s’agit pas d’une différence absolue, entre le secteur public et le secteur privé peut justifier une différence de traitement législative.

Pour l’Alsace-Moselle, la Cour de Strasbourg a eu déjà à connaître des contentieux. D’ores et déjà, dans les domaines les plus variés, les règles applicables en Alsace-Moselle sont différentes de celles qui s’appliquent dans le reste de la métropole. Jusqu’à maintenant, la Cour de Strasbourg ne nous a pas contraints à renoncer à la spécificité du droit alsacien-mosellan.

M. Robert PANDRAUD : Je ne suis pas d’accord avec l’assimilation Alsace-Moselle/établissements privés. Le statut de l’Alsace-Moselle résulte d’un traité, d’un concordat qui est toujours en vigueur. Dans la mesure où les lois internationales sont supérieures aux lois internes, je pense qu’il y a une spécificité du régime Alsace-Moselle.

Certes, la loi ne devrait pas s’appliquer aux établissements privés mais à condition que cette exclusion ne concerne pas les établissements privés sous contrat d’association, qui obéissent à un régime mixte entre le public et le privé. Il serait, en effet paradoxal que pour lutter contre le communautarisme, on le favorise en définitive en amenant les adeptes de telle ou telle religion à créer des établissements privés où ils se regrouperaient pour aboutir, de manière ostentatoire, au découpage de la France en plusieurs communautés. Nous avons assisté au début du siècle à des pugilats ; en l’occurrence, ce serait bien pire : si une même commune regroupait trois ou quatre écoles de confession différente, cela constituerait des menaces à l’ordre public.

M. Ronny ABRAHAM : Je comprends parfaitement vos arguments, M. le ministre. Et j’incline à penser que l’on se situe davantage dans le domaine du choix politique que dans le domaine des contraintes juridiques.

M. Jacques DOMERGUE : La question se pose de l’école publique et de l’école privée. Le caractère intransigeant que l’on manifeste vis-à-vis des signes religieux dans l’école publique ne doit pas avoir comme corollaire une sorte d’exécutoire dans les écoles privées. Cela a commencé à Lille où une première école de confession musulmane a été créée.

Je comprends bien que l’on puisse stigmatiser le caractère communautariste ; il faut être extrêmement vigilants. Mais, d’un autre côté, ne pas reconnaître la religion musulmane ou ne pas lui laisser cette possibilité stigmatisera les tensions. On ne voit pas pourquoi on reconnaîtrait la possibilité à une école catholique d’avoir des cours optionnels sur la religion et pourquoi on ne les accorderait pas à une école de confession musulmane.

M. Ronny ABRAHAM : Là encore, je m’exprimerai avec prudence, car la jurisprudence de Strasbourg reste très incertaine, mais un élément n’est sans doute pas négligeable dans la démarche des juges européens. Quand les juges apprécient la proportionnalité d’une mesure par rapport au but poursuivi, ils vérifient la possibilité d’alternatives. Si des solutions alternatives permettent aux personnes concernées d’arriver au même résultat, les juges auront tendance à considérer que la mesure est proportionnée. Au contraire, si elles n’ont pas d’alternative, les juges auront plutôt tendance à juger la mesure disproportionnée.

Revenant à la question du port des signes religieux à l’école, si l’on est à même de démontrer à la Cour que ces jeunes filles, auxquelles on a interdit le port du foulard islamique dans le lycée qu’elles fréquentaient, avaient la possibilité, si elles le voulaient ainsi que leur famille, de fréquenter un établissement non loin de là, pas plus cher, où elles pouvaient pratiquer leur religion, nous disposerions là d’un argument fort pour démontrer devant la Cour que notre mesure n’est pas disproportionnée. Si, au contraire, il apparaît que ces solutions alternatives n’existent pas, notre dossier s’affaiblit.

M. le Président : On peut dire qu’elles sont possibles, dans la mesure où nous n’interdisons pas le port de signes religieux dans les établissements privés ; c’est donc qu’il est possible de trouver une autre solution.

M. Ronny ABRAHAM : Oui, encore que la Cour est très sensible au caractère concret de la possibilité. Il ne suffit pas de dire que c’est juridiquement possible, la Cour nous demandera si concrètement ce type d’établissement existe. Mais pouvoir dire que c’est juridiquement possible est déjà un argument fort. La législation n’est pas drastique au point de s’appliquer indifféremment à l’ensemble des établissements. C’est l’un des paramètres qui pourrait être pris en compte dans l’appréciation de la proportionnalité. Je n’en déduis pas qu’il est nécessaire et indispensable, obligatoire, d’établir des règles différentes pour le public et pour le privé, car nous nous situons pour l’heure dans un flou jurisprudentiel.

M. le Président : Je résume : si nous voulons faire passer cette loi par les filtres de la jurisprudence de la Cour européenne, il ne faut pas interdire le port de signes religieux dans les établissements privés.

M. Ronny ABRAHAM : Disons qu’en allant aussi loin, on s’exposerait à un risque sérieux devant la Cour, mais je ne puis affirmer qu’il se réaliserait nécessairement, car nous sommes encore dans un certain flou jurisprudentiel.

M. le Président : Et pour les établissements privés sous contrat ?

M. Ronny ABRAHAM : C’est une question d’opportunité politique, aurais-je tendance à dire, mais si les établissements privés sous contrat n’étaient pas soumis à la même règle d’interdiction que les établissements publics, nous aurions un argument favorable à avancer devant la Cour de Strasbourg en termes de proportionnalité.

M. le Président : Nous comprenons que si nous voulons légiférer, il faut éviter le maximum de risques. Or, il y aurait assurément un risque si nous interdisions le port du voile dans tous les établissements, y compris les établissements privés sous contrat. Si nous arrivons à moduler quelque peu en interdisant le port visible de signes religieux dans les établissements publics, mais non dans les établissements privés sous contrat ou dans les établissements hors contrat, la notion de proportionnalité serait appréciée différemment.

M. Ronny ABRAHAM : Plus la législation est modulée, plus il est facile d’en défendre la proportionnalité. Plus elle est étendue, moins elle est proportionnelle.

M. Jacques DOMERGUE : Comment autoriser le port de signes religieux dans les écoles de confession musulmane, sans que cela se traduise par une montée du communautarisme ? Il faut trouver des limites. C’est d’ailleurs dans le contrat avec l’Etat que l’on pourrait définir un cadre juridique évitant la dérive. Je rejoins M. Pandraud : si, d’un côté, ces musulmans ne peuvent exprimer leur religion dans les écoles publiques et se concentrent dans les écoles privées, nous n’aurons fait que déplacer le problème.

M. Ronny ABRAHAM : Certainement.

M. Robert PANDRAUD : On l’aura aggravé.

M. Ronny ABRAHAM : On bute sur des inconvénients qui relèvent de l’appréciation et de l’arbitrage politiques : il faut arbitrer entre des inconvénients contraires.

M. Christian BATAILLE : Au-delà de notre interrogation juridique, nous avons engagé un débat entre nous sur ce point. Un élément plaide en faveur de votre raisonnement, M. le Président : l’école publique est l’école laïque. Ce qui caractérise les écoles privées c’est souvent leurs spécificités religieuses. Par conséquent, il ne me paraît pas incohérent de raisonner de cette façon-là.

M. le Président : Je raisonne ainsi pour bien prendre la mesure des risques que nous signale M. Abraham. La situation actuelle n’est pas satisfaisante. C’est un constat. Premièrement, nous devons l’améliorer et pour cela, il faut une loi - c’est incontournable. Deuxièmement, la loi doit être précise. Le troisième élément fait entrer en ligne de compte la notion de proportionnalité ou de disproportionnalité. Si nous modulons, M. Abraham ne dit pas qu’il n’y a aucun risque, mais qu’il y en a moins, puisque le juge de la Cour européenne constatera que nous n’interdisons pas de manière absolue et générale, mais en un lieu précis. Il constatera, en outre que nous laissons la possibilité juridique dans les établissements autres, notamment sous contrat.

M. Christian BATAILLE : Les familles ont la possibilité de choisir.

M. le Président : C’est ainsi que j’interprète les propos de M. Abraham. La notion de proportionnalité est essentielle pour la jurisprudence de la Cour européenne.

M. Ronny ABRAHAM : Elle peut l’être également pour le droit interne, car, s’il devait être saisi, le Conseil constitutionnel, dans son contrôle, introduirait aussi le principe de proportionnalité.

M. Robert PANDRAUD : Il existe trois systèmes scolaires. Personne ne conteste que l’on puisse porter le voile dans une école privée hors contrat. Il ne faudrait pas que, suite à la loi interdisant le port du voile dans les écoles d’enseignement public, on multiplie les demandes de création et de contrat des écoles coraniques ou autres, aux frais du contribuable. Il existe des écoles privées de certaine confession dans toutes les communes de ma circonscription. C’est obligatoirement un foyer d’intégrisme, de repli, voire de menaces à l’ordre public. Dans la conjoncture actuelle, toutes les écoles, à l’heure de la sortie, sont protégées par plusieurs fonctionnaires de police. Pour moi, la proportionnalité c’est surtout la liberté de l’enseignement. Qu’ils fassent leurs lieux de prière là où ils veulent, j’en suis d’accord, mais à la condition que ce ne soit pas le contribuable qui paie ! En tant que contribuable, je ne suis pas d’accord.

M. le Président : C’est un autre problème ; on sort du domaine strictement juridique qui préoccupe M. Abraham et qui est, pour nous, essentiel.

M. Robert PANDRAUD : Une dernière question : est-il dans la nature des fonctions du juge européen de donner publiquement des appréciations sur l’éventuelle position de la Cour de Strasbourg ?

M. Ronny ABRAHAM : Sur la future jurisprudence de la Cour ? Les juges de la Cour européenne ont l’habitude d’avoir une certaine liberté de langage, y compris d’expression publique, notamment parce qu’ils assortissent les arrêts d’opinions individuelles ou dissidentes. Ils n’ont pas le même culte du secret du délibéré, de la collégialité que les juges nationaux, ce qui peut peut-être expliquer le phénomène auquel vous faites allusion, monsieur le ministre.

M. le Président : Monsieur Abraham, nous vous remercions. Vous nous avez rassurés et inquiétés tout à la fois.

M. Ronny ABRAHAM : Vous décrivez mon propre état d’esprit, M. le Président !


Source : Assemblée nationale française