(procès-verbal de la séance du mercredi 20 novembre 2002

Le président Pascal CLÉMENT : Il est généralement reconnu que les deux rapports établis sous votre autorité, pionniers en matière de gouvernement d’entreprise en France, ont considérablement amélioré la situation des entreprises françaises en matière de gouvernance et de transparence. Alors, pourquoi un rapport Bouton, voire Bouton I, ce qui en laisse supposer un second ? Le seul fait qu’il s’agisse du troisième du genre (Viénot I en 1995, Viénot II en 1999) ne montre-t-il pas que les bonnes pratiques tardent à s’introduire dans les faits ? Je citerai à cet égard les déclarations de M. Francis Mer en juillet 2002, lors des rencontres de Paris Europlace : « Sachez que la tentation de la réglementation naît toujours de l’absence d’initiative sur le terrain. »

M. Marc VIÉNOT : Le stade de l’autorégulation pure est sans doute terminé. Les trois rapports Viénot I, Viénot II et Bouton sont marqués par le même trait. Ils sont tous issus d’une initiative des entreprises elles-mêmes et aucun des groupes de travail ne comportait de juristes, de personnalités étrangères au monde de l’entreprise. Celui présidé par M. Daniel Bouton a fait néanmoins appel à un commissaire aux comptes.

En 1995, était publié le premier rapport, sur une initiative du Centre national du patronat français (cnpf) et de l’afep, dirigés respectivement par MM. Jean Gandois et Ambroise Roux. Des tensions existaient alors. Les Britanniques disposaient alors du rapport Cadbury de 1992, du nom du président de Schweppes. Il s’agissait d’un rapport de place - en conséquence un peu différent des rapports français - et qui faisait suite à une série de scandales, portant en particulier sur la société Polypeck, qui publia pendant cinq ans des faux bilans, et sur le groupe dirigé par Robert Maxwell, qui avait « raflé » les fonds de retraite pour son usage personnel. En France, à la même époque, le président d’Alcatel avait eu des ennuis avec la justice et ne pouvait plus exercer son mandat, tandis que le président de Suez avait été remercié par l’assemblée générale, le président de la Mixte ayant connu la même mésaventure. Avant de se voir imposer des contraintes, les entreprises françaises ont décidé de réaliser un effort spontané d’amélioration des règles. Les conseils d’administration français restaient, dans une certaine mesure, marqués par une culture traditionnelle, stigmatisée dans les Propos de d’O. L. Barenton confiseur d’Auguste Detoeuf, et pouvaient apparaître comme contrôlés par une centaine de personnes. Le premier rapport, publié en juillet 1995, portait seulement sur le fonctionnement du conseil d’administration et prévoyait déjà des administrateurs indépendants et l’institution comités d’audit et de rémunération.

Le premier rapport de juillet 1995 prévoyait l’établissement d’un premier bilan au bout de trois ans d’application, ce qui fut fait en juillet 1999. La fin des années 1990 est marquée par la montée dans le capital des sociétés françaises de nombreux intervenants étrangers, par le biais notamment des fonds de pension. Deux sujets apparaissent alors cruciaux : la séparation des pouvoirs entre président et directeur général, les rémunérations des dirigeants et leur publicité. Sur le premier point, le groupe de travail proposa de diversifier les modes de direction des entreprises. Cette proposition connut un relatif succès puisque la loi nre a institué une nouvelle catégorie de gouvernement d’entreprise avec la dissociation directeur général-président, de telle sorte qu’on est aujourd’hui en présence de trois catégories de gouvernement d’entreprise : le pdg classique, le duo directeur général-président du conseil d’administration, le système avec conseil de surveillance et directoire. S’agissant des rémunérations des dirigeants, le groupe de travail que je présidais se révéla d’une extrême prudence. En effet, il était lui-même divisé en deux camps, le premier défendant la vie privée et se contentant d’admettre que l’actionnaire sache seulement combien coûte en bloc le gouvernement d’entreprise, le second estimant, sur le modèle anglo-saxon, que la publicité des rémunérations constituait une exigence forte. Le medef se rallia à cette seconde opinion. La loi nre paracheva cette volonté.

Quel fut l’impact de ces deux premiers rapports ? Il est difficile de se prononcer avec précision sur cette question. Le premier rapport a fait beaucoup rire : les auteurs étaient accusés d’être des rêveurs et on doutait qu’aucune de leurs recommandations ne fût jamais mise en œuvre. Pourtant, certains l’ont été. Le rapport de 1999 quant à lui a laissé un message qui a été bien entendu. La plupart des sociétés cotées ont créé des comités spécialisés dans la comptabilité, les rémunérations, les nominations. Je suis, pour ma part, membre de cinq conseils d’administration et je peux constater que depuis la fin des années 1990, ces conseils ont changé de style ; d’abord, ils se réunissent plus souvent ; ensuite, les administrateurs sont mieux informés, ont accès aux dirigeants autres que le directeur général ou le directeur financier ; enfin, les comités d’audit ou des comptes ont une réelle utilité, même si on peut émettre certaines réserves sur leur utilisation, j’y reviendrai. Les conseils d’administration se sont aérés. Les administrateurs indépendants y sont plus nombreux qu’auparavant. Le nombre d’administrateurs « croisés » a diminué. Les administrateurs sont plus responsabilisés. Le modèle des chartes des administrateurs s’est diffusé, ce qui permet de fixer certaines prescriptions relatives à leurs droits, à leurs devoirs et à leurs responsabilités. La pression du marché et les exigences des Anglo-saxons ont accompagné utilement les propositions du rapport, même si tout n’a pas changé partout.

Le rapport Bouton a été publié dans un contexte de crise, notamment sur les marchés américains. Il s’agissait de montrer qu’il ne se passait pas la même chose en France. Le groupe de travail Bouton, au début de ses travaux, se trouvait dans un contexte d’autorégulation pure. À la fin de ses travaux, la loi Sarbanes-Oxley est publiée. Le rapport se trouve ainsi à la charnière entre deux mondes. Il souhaite, notamment, faire mesurer la performance du conseil d’administration. En effet, les conseils français ont du mal à se réunir pour faire leur autocritique. Les auteurs du rapport ont également raison de dédramatiser la question de l’appréciation de la performance du gouvernement des entreprises. Aux États-Unis, régulièrement, se déroulent des executive sessions, à l’occasion desquelles le conseil, hors la présence de son président, effectue alors la critique des dirigeants. Ce n’est pas indécent de transposer ce système en France. Cela se fait, d’ores et déjà, au sein du comité des rémunérations, qui n’est cependant composé, généralement, que de trois personnes.

J’émettrais deux réserves sur les préconisations du rapport Bouton. En premier lieu, l’administrateur indépendant m’apparaît magnifié dans des proportions excessives ; la loi Sarbanes-Oxley va même plus loin. J’ai, certes, de la sympathie pour les administrateurs indépendants, mais certains sont mauvais. Il faut parvenir à un cocktail de compétences et d’origines. Comme l’avait relevé le rapport Cadbury, les conseils d’administration britanniques étaient peuplés d’executive members. Le rapport préconisa alors d’y faire entrer des non executive members. La définition de l’administrateur indépendant retenue dans le rapport français de 1995 était extrêmement exigeante. Elle est apparue tellement idéale qu’on ne trouva, à l’époque, personne pour répondre à ses exigences sur la place de Paris. En 1999, le rapport reprit la définition anglaise et ses recommandations en la matière s’avérèrent plus opérationnelles. En second lieu, j’estime que, si les comités d’audit sont utiles, il ne faut pas leur donner un trop grand pouvoir, au risque de désolidariser les conseils d’administration, de leur enlever leur responsabilité collégiale. En effet, certains conseils peuvent être tentés, compte tenu de la personnalité éminente des membres du comité d’audit, de leur porter une confiance aveugle et de ne pas réexaminer attentivement les comptes.

Peut-on continuer dans le système de l’autorégulation ? Aujourd’hui, je crois qu’il faut institutionnaliser ce gouvernement d’entreprise. En sens inverse, il faut lui conserver une certaine souplesse. Ainsi, je m’inquiète de voir l’Organisation pour la coopération et le développement économique (ocde), la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international (fmi) définir des règles de gouvernement d’entreprise, alors même que ces organisations ne possèdent en leur sein aucun praticien de l’entreprise. La loi doit reconnaître que le gouvernement d’entreprise doit être mis en place et respecté. Mais les principes de ce gouvernement devraient continuer d’être définis par les entreprises et les organisations professionnelles ; il faut interposer entre la loi et les entreprises la nouvelle autorité de marché, qui pourrait être chargée de valider le nouveau code et d’en assurer l’application, par le biais, pourquoi pas, de sanctions qui existent déjà, même si je ne suis pas tellement favorable aux sanctions. Il faudra que les entreprises appliquent les règles ou bien expliquent les raisons pour lesquelles elles souhaitent s’en écarter. Les Britanniques ont esquissé un système de sanction indirecte : la bourse de Londres a décidé de ne plus coter les entreprises qui n’ont pas de code et qui n’expliquent pas pourquoi elles n’en ont pas ; cette mesure n’a jamais été mise en œuvre, mais le fait qu’elle lance un avertissement a suffi. En France, il faut réglementer tout en conservant une certaine souplesse d’application.

En forme de conclusion, je souhaiterais citer quelques points qui attirent sur la France les critiques des Anglo-Saxons, le gouvernement d’entreprise leur apparaissant comme incomplet. Ils se demandent, en premier lieu, pourquoi un représentant du comité d’entreprise siège au conseil d’administration. En deuxième lieu, si notre définition de l’objet social ne les heurte pas outre mesure, elle leur paraît insuffisamment tournée vers l’intérêt immédiat de l’actionnaire. L’« intérêt supérieur de la personne morale elle-même » n’est pas une notion enregistrée dans le droit anglo-saxon. En troisième lieu, les investisseurs anglo-saxons se demandent pourquoi nous avons un droit de vote double. Pour eux, une action vaut une voix. À ce propos, il convient de noter que les Allemands sont en train de supprimer le système du vote double, tandis les Anglais et les Belges l’ont déjà supprimé. En revanche, les Hollandais s’en servent et les Suédois en sont les champions. En France, nous assimilons les votes doubles à une prime de fidélité ; en fait, cela permet à des amis de rester aux commandes, bien que l’entreprise soit cotée en bourse. En quatrième lieu, la limitation des droits de vote en assemblée apparaît également comme une spécificité française. Les investisseurs anglo-saxons se demandent pourquoi, alors qu’ils possèdent 15 % du capital d’une société français, ils ne peuvent s’exprimer qu’à hauteur de 1 % des droits de vote. Ils nous accusent alors de vouloir nous protéger à l’excès contre les offres publiques d’achat. Nous leur répondons que, dans les sociétés à capital dispersé, nous ne voulons pas que des prises de contrôle se fassent à des niveaux très bas. En cinquième lieu, le blocage des titres au moment de l’assemblée générale peut poser des problèmes. Ce blocage peut aller jusqu’à cinq jours, ce qui décourage beaucoup d’actionnaires de venir aux assemblées générales et entraîne paupérisation de l’assemblée générale. On pourrait alors utilement transposer le système anglo-saxon, plus souple, de la record date. En sixième lieu, on peut s’interroger sur l’utilité de l’autorisation préalable d’une augmentation de capital durant la conduite d’une offre publique d’achat. Personne, à ma connaissance, ne s’est jamais servi de cette modalité, qui s’assimile à un sabre de bois, et personne ne se plaindra de la disparition de cette disposition.

Ceci dit, il faut reconnaître que le système français de gouvernement n’est pas si mauvais que cela. Il est reconnu meilleur que le système allemand ou le système japonais. En outre, il ne faut pas idéaliser le système américain qui, s’il apparaît en théorie plus transparent, peut s’avérer dans la pratique très compliqué. On peut prendre un exemple de « poison pill ». La règle générale veut qu’une action vaut une voix. Mais, en cas d’offre publique d’achat hostile, si un actionnaire se met à détenir plus de 12 % du capital, la société a le droit d’activer des droits supplémentaires de souscription contenus dans les actions, ce qui permet d’obtenir, au nominal, un triplement du nombre d’actions et de noyer littéralement l’actionnaire minoritaire « hostile ». Sur cette base, la société négocie et n’a jamais besoin de mettre en œuvre cette possibilité de souscriptions supplémentaires. Ce genre de dispositions existe largement. Il faut donc distinguer l’apparence et la réalité.

Le président Pascal CLÉMENT : La publicité des rémunérations des hauts dirigeants n’a-t-elle eu pour conséquence d’attirer les « chasseurs de tête » à la recherche de dirigeants performants ?

M. Marc VIÉNOT : Cette mesure a surtout eu pour effet de faire apparaître que les rémunérations des dirigeants français, à l’exception de quelques uns, sont plus faibles que celles des dirigeants américains et allemands. La dérive américaine est anormale.

M. Alain MARSAUD : Il existe une forme d’irresponsabilité des administrateurs dans les sociétés cotées. Les petits porteurs, lorsqu’ils veulent demander justice et obtenir une indemnisation, se réfugient chez le juge pénal, font engager l’action publique, alors même qu’ils ne recherchent pas une sanction pénale à l’égard des membres du conseil d’administration. La justice financière ne répond plus ; les délais sont trop longs ; ces dossiers n’intéressent pas les magistrats. On pourrait envisager à un système de class action, sans aller jusqu’à la dérive américaine et faire en sorte qu’un collectif d’actionnaires puisse demander que les administrateurs répondent sur les biens personnels. Cela peut concerner le président ou les membres du conseil.

M. Marc VIÉNOT : La procédure pénale pour obtenir une indemnisation n’a pas de sens, sans compter les délais. La class action entretient une catégorie d’avocats, qui suivent le détail des activités des entreprises et trouvent des actionnaires pour leur expliquer qu’ils sont lésés. Beaucoup de ces actions se dégonflent dans des proportions extraordinaires. Quand Alcatel prend le contrôle d’une société américaine en échange de titres et qu’ultérieurement son titre s’effondre, on évalue les revendications initiales de la class action à 800 millions de dollars ; aujourd’hui, elles ont été réduites à 4 millions de dollars, soit grosso modo le montant de la rémunération des avocats. Si on institue une responsabilité des administrateurs sur leurs biens personnels, on ne trouvera plus d’administrateurs. Aller démontrer les fautes d’un conseil n’apparaît pas si simple. Lorsque son président a fait des acquisitions très coûteuses, tout le monde a approuvé. Dans le cas de Vivendi Universal (vu), il apparaît ainsi difficile de trouver des fautes caractérisées. Les responsabilités des agences de notation ont été importantes dans la dégradation de la trésorerie de l’entreprise. Elles ont un pouvoir de nuisance réel. Les analystes ont également leur part.

M. Xavier de ROUX : Le gouvernement d’entreprise est une culture nationale. En France, nous avons des particularités dans l’évaluation du poids des entreprises, notamment des sociétés mixtes. Les conditions d’exercice par l’État de sa fonction d’actionnaire dans des groupes largement engagés sur le marché créent une appréhension différente de la notion de gouvernement d’entreprise. Pensez-vous que l’on peut continuer de fonctionner dans un tel système ?

M. Marc VIÉNOT : Il n’y a qu’une solution : la privatisation ou 100 % du capital public. Bien sûr, la Société nationale des chemins de fer, par exemple, doit rester publique. Mais, dès lors qu’on est dans un système mixte, il n’y a pas de gouvernement d’entreprise. Je serais, à cet égard, intéressé de lire les conclusions du rapport confié récemment par le ministre de l’économie à M. Barbier de la Serre sur le gouvernement des entreprises publiques.

Le président Pascal CLÉMENT : Que pensez-vous de la création d’une amf ?

M. Marc VIÉNOT : Je suis partisan du principe de rapprochement de la cob et du cmf. Je préférerais que la nouvelle autorité, dans ses pratiques, s’approche plus du cmf que de la cob. Mais je crains qu’elle ne ressemble plus à cette dernière qu’au premier. J’ai moi-même rédigé l’ordonnance créant la cob en 1967, sous l’autorité de M. Michel Debré. Dans sa conception, c’était un organisme très proche de l’État, le commissaire du Gouvernement y possède un droit veto suspensif. Je souhaiterai que l’amf ait la personne morale et que son président soit élu par le conseil et non désigné par le ministre. Il faut un takeover panel, comme au sein de la Financial Services Authority (fsa) britannique, c’est-à-dire une section des offres publiques d’achat et des fusions, opérationnelle et rapide. Il faut pouvoir distinguer ce qui relève de l’édiction des règles et ce qui appartient à la vie quotidienne du marché.

M. Philippe HOUILLON : De mon point de vue, la responsabilité des administrateurs existe d’ores et déjà dans notre droit positif : en cas de dépôt de bilan, leur responsabilité personnelle est engagée. Dans les autres cas, cette responsabilité apparaît moins claire et les personnes qui se sentent lésées s’engouffrent alors dans la voie de la responsabilité pénale ; c’est plus facile. Par ailleurs, quelle réforme du système d’option d’achat d’action préconiseriez-vous ?

M. Marc VIÉNOT : Il existe un correctif fiscal. Le système ne devient intéressant que dans un délai de quatre ans. Je suis partisan des stock options qui ne sont pas distribués annuellement seulement mais aussi lorsque la société a relativement bien fonctionné. Lorsque je présidais la Société générale, j’avais distingué trois catégories de bénéficiaires, pour un total de six cents personnes : la hiérarchie, les personnes à haut potentiel présentes à quasiment tous les niveaux de la hiérarchie et les employés qui avaient brillé dans l’année. Les critères étaient clairs. Le système global a dérivé ; dans certaines sociétés, les stock options faisaient partie de la rémunération. Dans le nouveau système, il faut assurer une régularité de leur distribution. Il faut éviter de réajuster les stock options en fonction de cours. Les stock options doivent d’abord inciter à la performance et fidéliser les bénéficiaires. La politique des entreprises doit être claire et publiée, comme cela est recommandé dans le rapport Bouton.


Source : Assemblée nationale française