des commissaires aux comptes et François HUREL

(procès-verbal de la séance du jeudi 12 décembre 2002)

Le président Pascal CLÉMENT : La profession que vous représentez a été très réactive suite aux scandales récents, pour la plupart venus d’outre-Atlantique d’ailleurs. Vous avez notamment élaboré dès cet été des propositions, dont on retrouve un certain nombre d’éléments dans l’avant-projet de loi sur la sécurité financière qui devrait être présenté au Parlement au début de l’année prochaine. N’y a-t-il pas quelque paradoxe à dire, d’un côté, que ce qui s’est passé aux États-Unis vient du fait que les procédures de contrôle des comptes n’étaient pas claires et que nous sommes d’une certaine manière très en avance (co-commissariat, indépendance du commissaire aux comptes vis-à-vis de l’entreprise), et de l’autre à demander un encadrement légal renforcé de votre profession ? Je remarque ainsi que, selon le comité d’examen national des activités, 90 % des diligences des commissaires aux comptes ont été correctement exécutées en 2002. Est-ce une nouvelle manifestation du principe de précaution ou le résultat d’une réflexion de plus long terme que les événements récents auraient accéléré ?

Pour revenir sur le cas américain, puisque les événements qui touchent les entreprises américaines, même s’ils ont des causes strictement nationales, ont des répercussions mondiales, estimez-vous que l’ensemble des mesures adoptées, et notamment la loi Sarbanes-Oxley permettra d’éviter une nouvelle série noire dans l’histoire du capitalisme américain ? La loi suffira-t-elle à modifier les pratiques, notamment au regard du fait que le système de retraites américain étant intimement lié aux évolutions boursières, il existe une pression sociale des citoyens américains sur les résultats financiers des entreprises cotées ?

Quel jugement portez-vous sur le projet de loi en cours d’élaboration à la Chancellerie ? Dans une interview récente (La Tribune Desfossés du 24 octobre 2002), vous vous prononcez contre l’extension de l’instauration de la rotation des signataires aux comptes consolidés. Pouvez-vous nous préciser votre position ? Dans cette même interview, vous appelez les avocats qui conseillent vos clients à partager avec vous leur secret professionnel « dans le seul but d’avoir une meilleure approche des risques ». Pourriez-vous développer ce point ?

Vous vous êtes, par ailleurs, élevé contre une des propositions du rapport Bouton, relative à la systématisation des appels d’offres dans le cadre de la sélection ou du renouvellement des commissaires aux comptes. Pouvez-vous développer votre position ? Je souhaiterai vous poser la même question sur la proposition de décaler l’échéance des mandats de six ans dans le cadre du co-commissariat aux comptes ? Vous jouez un rôle dans la prévention des difficultés des entreprises. Sur quels points pensez-vous qu’il faille modifier le droit des procédures collectives ?

M. Michel TUDEL : La Compagnie avait engagé une réflexion sur son mode d’exercice et avait constitué plusieurs groupes de travail pour moderniser le décret de 1969. À la lumière de ce qui s’est passé aux États-Unis, notre volonté s’est trouvée renforcée. La profession française est organisée de manière totalement différente des Anglo-Saxons : nous ne maîtrisons pas les normes comptables, notre inscription, notre discipline. Nous avons partagé sous forme contractuelle avec la cmf notre contrôle de qualité. Le cdi travaille aussi de forme contractuelle. Dans notre engagement au service de l’intérêt général, il faut encore plus de transparence dans notre fonctionnement. C’est le sens de l’engagement de progrès que nous avons établi en septembre 2002, dans lequel nous nous prononçons en faveur de la création d’un organe totalement externe qui puisse évaluer, voire surveiller notre propre contrôle de qualité, au-delà de ce qui existe pour les sociétés cotées. Si celles-ci occupent de manière prépondérante le devant de la scène, l’économie est surtout constituée d’un tissu de petites et moyennes entreprises. Par ailleurs, pour le secteur non marchand, il n’existe pas de texte de référence, mais nous travaillons sur le fondement de loi de 1966 sur les sociétés. Nous devons avoir une démarche globale. D’où cet engagement de progrès, qui nous fait aller plus loin, mais dans un continuum. Le projet de loi en préparation s’appuie fortement sur cet engagement de progrès de la profession. Le texte a été fait avec la profession et apportera sa contribution à la sécurité que nous recherchons tous. La façon dont cela se déroule correspond à un partage d’objectifs avec notre ministère de tutelle.

La loi Sarbanes-Oxley s’inscrit dans une tradition et des règles de fonctionnement propres aux États-Unis, où la profession ne travaillait pas pour l’intérêt général, et sur la base de mandats trop courts, qui plus est. C’est dorénavant un organisme externe qui contrôle cette profession : les professionnels ne peuvent plus continuer à auditer les sociétés et à faire, parallèlement du conseil. Cette séparation est, rappelons-le, d’ores et déjà inscrite dans la loi de 1966 en France. Reste que la loi Sarbanes-Oxley nous pose un problème dans ses aspects extraterritoriaux, que nous récusons. L’Europe s’est saisie du dossier.

S’agissant de la rotation des signataires dans les sociétés qui font appel public à l’épargne, je souhaite au préalable rappeler que la rotation est une notion apparue dans la recommandation sur la transparence à Dublin, qui vise tous les pays européens. Je précise qu’elle n’incluait pas le co-commissariat, qui s’inscrit toutefois dans le même souci d’éviter les risques de familiarité ou d’accoutumance contre lesquelles cette recommandation met en garde. Les mesures prises doivent répondre à une vraie problématique et améliorer la qualité de la signature apposée au bas des rapports généraux. Or, la rotation systématique tous les six ans et l’entrée décalée des commissaires sur les dossiers sont de nature à perturber l’exercice professionnel. Si le mandat reste de six ans, c’est que le législateur souhaitait une certaine stabilité, avec laquelle la nomination décalée entre en contradiction. Les appels d’offres tels que préconisés systématiquement dans le rapport Bouton ne me semblent pas non plus souhaitables. Combinés avec la nomination décalée, les commissaires aux comptes seront opérationnels pendant dix-huit mois. Cela étant, ce n’est que mon avis. Quant à la limitation des diligences, elle correspond à la recherche de la sécurité qui nous anime. Cela vaut pour les sociétés faisant appel public à l’épargne et les sociétés à comptes consolidés.

Pour résumer, nous sommes favorables à la rotation non systématique des signataires : un cabinet est nommé et, à l’occasion du renouvellement, on change les signataires. Rappelons que, dans certains cabinets, des associés ont fait carrière sur un dossier. Ce n’est pas acceptable. La rotation empêche cela. Mais la proposition inscrite dans le rapport Bouton, qui impose que les deux commissaires soient nommés dans un temps décalé, pose problème. La profession s’oppose au rapport Bouton sur cette question. En effet, l’intérêt du système actuel, c’est d’avoir deux commissaires qui travaillent ensemble sur une période suffisamment longue. En outre, si un recours systématique aux appels d’offres est instauré et dans la mesure où cette procédure prend quinze mois, alors les commissaires aux comptes, théoriquement nommés pour une période de six ans, vont se trouver pratiquement en situation d’exercer leur mandat quelques mois seulement. Ce n’est pas une bonne mesure. Comment une profession gardienne de l’intérêt général peut-elle être soumise à des règles normales de concurrence ? En outre, la procédure sera très compliquée. Elle se heurte à la nature collégiale du cocommissariat qui, précisément, est une manière de décliner le principe de la rotation. Le co-commissariat permet de résister à la pression des dirigeants et d’avoir une approche globale des risques. Il n’est pas fait pour une surveillance mutuelle. J’ajoute enfin que, dans les grandes sociétés, les commissaires aux comptes peuvent relever du service des achats, ce qui n’est pas le cas dans les petites sociétés, dans lesquelles les commissaires ont un contact direct avec les dirigeants. Le recours à appel à candidature n’est pas acceptable dans une profession comme la nôtre.

Le président Pascal CLÉMENT : Si l’appel d’offres intervient tous les trois ans, les commissaires seront soumis à la pression permanente des clients. Comment se passent les renouvellements ? Pourquoi ne pas imposer un changement systématiquement au bout de six ans ? Et combien de mandats exercez-vous en moyenne chez un client aujourd’hui ?

M. Michel TUDEL : Pour exercer cette profession utilement et sereinement, il faut savoir dire non. En Italie, le mandat est devenu non renouvelable, ce qui a conduit à l’organisation d’un marché des mandats. C’est le contraire de l’indépendance. Les Italiens souhaitent revenir sur ce système, qui a conduit à une augmentation des honoraires de 40 %. Le non-renouvellement doit être motivé. C’est une garantie suffisante et efficace. Le fait de ne pas être renouvelé et de devoir l’expliquer apparaît transparent.

Nous conservons un client durant deux ou trois mandats. Les séparations sont entrées dans les mœurs ; elles sont liées à la cession ou à la fusion de la société.

Pour répondre à votre question sur le partage du secret professionnel, dans la chaîne de l’information financière, chacun ne répond pas aux mêmes préoccupations. Je comprends la position des avocats, qui sont d’abord au service de leurs clients ; cela les conduit à ne pas délivrer certaines informations. Reste qu’il faudrait trouver une ligne de crête nous permettant, à un moment donné, lorsque nous sommes amenés à certifier des comptes, de recevoir des réponses à nos interrogations, sans pour autant que soient révélées des informations confidentielles. Lorsqu’une société entre dans une zone de risques qui pourraient se réaliser quelques années après, nous devons être alertés. Cette ligne de crête doit s’appliquer aux analystes financiers, aux banquiers, aux avocats, et pas seulement aux commissaires aux comptes. Les entreprises doivent répondre à nos questions, même de manière négative, compte tenu du développement des éléments hors bilan et des risques associés.

S’agissant des procédures collectives, je souhaiterais d’abord me situer plus en amont. La bonne mise en œuvre de la loi de 1984 sur la prévention des difficultés doit être l’affaire de tous. Les commissaires aux comptes peuvent certes déclencher la procédure d’alerte mais il faut entamer une action en amont plus importante. Ainsi, les délais et les différentes étapes sont certes importants, mais sont inefficaces dans le temps, en termes d’information. Il faut revenir sur le déroulement du processus : à quel moment dois-je avertir le conseil d’administration, saisir le tribunal de commerce, etc. ? Il faut donner le pouvoir à quelqu’un - commissaire aux comptes, directeur de la société... - de provoquer un tour de table, avec la possibilité de poser des questions et d’obtenir des réponses. Notamment, en matière de prévention des difficultés, le premier informé est le banquier. Or, nous éprouvons souvent des difficultés à obtenir des réponses de ce côté.

M. Philippe HOUILLON : C’est l’esprit de la première phase de la procédure d’alerte. Si vous voulez entendre des intervenants extérieurs, vous alertez un certain nombre de co-contractants, le risque immédiat étant alors d’accélérer la dégradation de la situation. Dans les tribunaux de commerce, il existe un juge de la prévention à qui s’impose le secret absolu. Si le recours au dépôt de bilan est si fréquent, c’est en raison du système de caution personnelle.

S’agissant des avocats, leur rôle est totalement différent de celui des commissaires. Traditionnellement, l’avocat doit pouvoir bénéficier de la totale confiance de ses clients et a un rôle de défense des intérêts privés, alors que les commissaires ont un rôle légal de défense de l’intérêt général.

M. Michel TUDEL : La première phase concerne d’abord le président de la société. Si l’on veut être efficace, il faut traiter les difficultés en amont. Notre réflexion doit trouver un écho dans ce domaine. Il faudrait que le commissaire aux comptes puisse convoquer une réunion de concertation, d’échanges de vues et y inviter, le cas échéant, tout sachant et intéressé : les banquiers, les experts comptables, les avocats, les conseils.

Le président Pascal CLÉMENT : Comment contraindre un président à convoquer un conseil d’administration ? Les chefs d’entreprise sont-ils vraiment enclins à écouter les commissaires ?

M. Michel TUDEL : Statistiquement, s’en sortent ceux qui croient à ce que le commissaire aux comptes leur disait. Mais la plupart du temps, les chefs d’entreprises sont en situation de méfiance, car ils croient à leur projet d’entreprise. Les tribunaux de commerce nous transmettent un certain nombre d’indicateurs.

Dans le cadre du conseil, il faudra que les avocats, même sous des formes négatives, donnent des informations sur les risques. En quoi le travail du commissaire aux comptes est-il susceptible d’intéresser l’actionnaire ? C’est s’il conduit à une pesée des risques. Par conséquent, si dans la chaîne, quelqu’un sait, il faut que cette personne déclenche un signal.

M. Philippe HOUILLON : Au moment du contrôle des comptes, les avocats reçoivent des demandes de leur client, la liste des contentieux et les montants en jeu. Ce n’est pas suffisant, mais c’est un progrès.

Le président Pascal CLÉMENT : Au-delà de la vertu discutable des chefs d’entreprise, vous voudriez qu’il y ait une procédure d’alerte très en amont. La loi ne peut se substituer à l’état des mœurs. On intervient trop tard parce que les entrepreneurs veulent poursuivre à tout prix un projet dans lequel ils croient.

M. Michel TUDEL : Celui qui perd sa maison ne perd que sa maison. Mais au niveau global, la perte est beaucoup plus grande et plus coûteuse. Aujourd’hui, un commissaire peut interroger le président du conseil d’administration. Ce dernier dispose d’un certain délai pour répondre. S’il ne répond pas dans ces délais, un conseil d’administration peut être réuni. On a alors perdu plusieurs mois. Il faudrait au moins raccourcir les délais.

M. Philippe HOUILLON : Le chef d’entreprise qui cache une situation pose un problème. L’autre manière de traiter le problème serait alors de renforcer le rôle des conseils d’administration. Le chef d’entreprise, sans mentir, sans rien cacher, n’a pas forcément la même analyse, parce qu’il n’aborde pas le problème avec la même psychologie. On ne peut l’obliger à déposer le bilan.

Le président Pascal CLÉMENT : Les banquiers, lorsque les chefs d’entreprise n’ont plus de visibilité, commencent à restreindre les crédits. Il ne faut pas accentuer cette frilosité des banquiers, qui est chez eux une tendance culturelle.

M. Michel TUDEL : Quand un commissaire aux comptes discute avec le banquier, qui parfois lui révèle des éléments, des opérations de prévention peuvent alors être déclenchées. Mais il n’y a rien de formel dans cette procédure.

M. Philippe HOUILLON : Le commissaire pourrait avoir un entretien une fois par exercice avec le banquier et les autres acteurs. En effet, si le commissaire convoque le banquier seulement à l’occasion d’une procédure d’alerte, alors cela accélère la chute de l’entreprise, parce que chacun sait alors qu’il existe un problème. En revanche, si ces rencontres sont institutionnalisées, cette difficulté ne se posera plus et toute rencontre éventuelle avec les banquiers ne déclenchera plus la perte de confiance.

Le président Pascal CLÉMENT : On ne réformera pas les mœurs par la loi.


Source : Assemblée nationale française