(procès-verbal de la séance du mercredi 29 janvier 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : Avocat associé chez Ernst & Young, vos compétences couvrent à la fois le droit des sociétés, le droit bancaire, le droit commercial et le droit financier. Vous êtes donc l’interlocuteur idoine de notre mission d’information. Quelles sont, selon vous, les grandes évolutions qu’a connues le droit des sociétés ces dernières années ? Quel bilan tirez-vous des dispositions adoptées dans le cadre de la loi nre du 15 mai 2001 ? Quelles évolutions du droit des sociétés faudrait-il encourager ou bien, au contraire, décourager ?

Le droit des sociétés oscille entre sécurité et simplicité. Ne craignez-vous pas l’émergence d’une concurrence entre le commissaire aux comptes - qualifié de « commissaire aux informations » par l’éminent spécialiste de droit des sociétés qu’est Alain Viandier - et ce qui deviendrait un commissaire juridique, concurrence qui pénaliserait in fine l’entreprise ? De fait, le futur projet de loi sur la sécurité financière, même s’il réaffirme la séparation entre les activités d’audit et de conseil du commissaire aux comptes, n’interdit pas les activités de conseil liées aux diligences des commissaires aux comptes. La problématique de la demande d’information est effectivement au cœur de toute la réflexion sur le commissariat aux comptes : il est certain que la mission du commissaire aux comptes a énormément évolué, passant d’une obligation de certification et de vérification, voire de communication en cas de découverte d’irrégularités ou d’inexactitudes, à une obligation active de prise en considération du risque même d’irrégularité et d’inexactitude. La question se pose dès lors des cas où le commissaire aux comptes et le futur commissaire juridique ne manqueront pas d’entrer en concurrence. Faut-il étendre les règles applicables aux sociétés cotées aux sociétés non cotées ? Comment prendre en compte le cas des sociétés patrimoniales, certes non cotées, mais parfois confrontées à des problèmes économiques similaires à des sociétés cotées ?

M. Dominique GERRY : Praticien du droit des sociétés depuis très longtemps, ancien professeur de droit des sociétés à l’université de Paris II, membre du comité juridique de l’Association nationale des sociétés par actions (ansa), responsable du droit des sociétés dans le cabinet HSD Ernst & Young, je concentrerai mon propos sur l’évolution de la législation dans ce secteur. Depuis la loi de 1966, le droit des sociétés a été remanié de nombreuses fois. Au début des années 1970, le professeur J. Hémard écrivait déjà un article stigmatisant une énième réforme de la loi du 24 juillet 1966. Mais aucune réforme globale n’est intervenue. Le droit des sociétés constitue ainsi un patchwork, source d’incertitudes et d’ambiguïtés. Cet état de fait appelle une réforme globale de la matière. La loi doit être adaptée de manière plus adéquate aux sociétés qui font appel public à l’épargne et à celles dont le capital est totalement fermé. Certaines dispositions, à l’exemple de celles qui gouvernent la responsabilité des dirigeants, ont été adoptées de manière circonstancielle, sur le fondement d’événements exceptionnels. Les effets d’annonce, dans le domaine du droit des sociétés, ont été nombreux. Ainsi, le projet de loi sur d’initiative économique laisse penser que des SARL, par exemple, pourraient être créées sans capital.

La nécessaire réforme globale de la matière qui nous intéresse devra se faire selon trois axes : la simplification des dispositions législatives, la reconnaissance de la réalité du groupe, l’amélioration des mesures d’information et de protection des actionnaires.

Les mesures de simplification intègrent des mesures générales et des points particuliers. Globalement, je pense qu’il est temps d’unifier le statut de la sarl et de la SAS, notamment dans leur forme unipersonnelle. Le maintien de ces deux formes de sociétés ne se justifie plus. Dans le projet sur l’initiative économique, certaines dispositions intéressent la SARL. On pourrait aller plus loin et simplifier le régime des sa, en distinguant notamment le régime applicable à celles qui font appel public à l’épargne de celui applicable aux autres. Ainsi, la nécessité d’un nombre d’actionnaires minimum dans des sociétés fermées ne se justifie plus. De la même manière, exiger que les administrateurs possèdent un certain nombre d’actions ne présente aucun intérêt dans les sociétés fermées ; cette disposition oblige les sociétés à faire des prêts d’actions et les administrateurs concernés doivent rendre leurs actions à la fin de leur mandat. On pourrait également envisager d’apporter plus de souplesse dans le fonctionnement des sa en leur permettant d’inclure des clauses de retrait et d’exclusion comme dans les SAS.

Le président Pascal CLÉMENT : Plusieurs de nos interlocuteurs ont souligné une vaste tendance des sa à se transformer en SAS.

M. Dominique GERRY : Il s’agit en effet d’une tendance très lourde. La transformation est motivée par plusieurs raisons, mais d’abord par le fait qu’au regard du droit fiscal des États-Unis, la SAS est considérée comme une société transparente. Ainsi, les filiales françaises de sociétés américaines sont transformées en SAS. Cependant, pour afficher à l’égard du comité d’entreprise une volonté de continuité, ce mouvement s’accompagne souvent de la recréation de structures qui existent dans les sa, à l’exemple des conseils d’administration.

D’autres dispositions mériteraient d’être amendées. Ainsi, des lois récentes, telles que la loi sur les nre à propos des rapports de gestion et des rapports sur les stock options, ont multiplié les obligations qui ne se justifient pas forcément dans les sociétés fermées. Par ailleurs, certaines dispositions ne sont pas claires : faut-il, par exemple, déclarer les stock options des dirigeants à l’étranger, si la société elle-même n’émet pas de stock options ? Dans la sa fermée, cette disposition n’a pas de sens. Selon la même logique, il conviendrait d’alléger le dispositif de déclaration des conventions réglementées, en particulier les conventions normales qu’il convient de lister. Le projet de loi sur la sécurité financière constituera, de ce point de vue, un progrès dès lors qu’il prévoit de limiter cette obligation de publicité aux conventions substantielles. De manière générale, les règles relatives aux conventions réglementées sont lourdes et imprécises. Ainsi, il est prévu de rendre publiques les conventions passées avec l’actionnaire ou avec la société-mère de l’actionnaire. Mais on ne sait pas si cela remonte plus haut.

La question de la nécessité ou non d’avoir un commissaire à la transformation lors de la transformation des sa en sas ou de la transformation d’une sas en sa se pose toujours, même après la modification récemment adoptée dans la loi relative aux nre (2). Dans l’état actuel du droit, il faut continuer de nommer un commissaire à la transformation, qui peut être le commissaire aux comptes de la société, et qui doit rendre un rapport sur la situation de la société. Objectivement, la situation est aberrante. En effet, le commissaire aux comptes est déjà tenu de produire déjà un rapport sur la situation de la société en cas de transformation en sa (3). En outre, le fort développement de la SAS s’est accompagné de l’apparition d’un problème nouveau, celui de la détermination de son représentant légal. Selon la lettre de l’article L. 227-6 du code de commerce, la loi désigne le président. La pratique avait laissé le champ libre à la représentation de la SAS par des directeurs généraux. La chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 2 juillet 2002, a rappelé la lettre de la loi et condamné cette pratique, pourtant teintée de pragmatisme (4).

L’actionnariat salarié suscite une autre série d’interrogations. La loi sur l’épargne salariale (5) a obligé les sociétés, lorsqu’elles font une augmentation de capital, à établir une résolution pour proposer aux actionnaires de réserver aux salariés une part de l’augmentation de capital (6). Le texte n’est pas clair. Il a été interprété de manière très large, qu’il s’agisse du champ des augmentations de capital concerné ou bien de la forme de la société soumise à cette obligation. Logiquement, cette disposition aurait dû être appliquée aux seules sociétés qui ont constitué un plan d’épargne entreprise (ppe) ou un plan parternarial d’épargne salariale volontaire (ppesv). Or, on a considéré que même les sociétés qui n’en avaient pas devaient réserver une augmentation de capital aux salariés. L’application, par exemple, d’un tel dispositif à une société holding, qui ne possède qu’un ou deux salariés, paraît aberrante. Elle oblige l’entreprise à présenter une résolution vide de sens, qui, de toute manière, ne sera pas votée. Par ailleurs, certaines dispositions sur les stock options mériteraient d’être prises. Il conviendrait ainsi de permettre aux conseils d’administration, sur délégation de l’assemblée générale, le soin de fixer le délai d’exercice des options. Aujourd’hui, c’est l’assemblée générale qui doit le décider. Enfin, le régime des bons de souscription de parts de créateurs d’entreprise (bspce) (7), auxquels sont associés des avantages fiscaux, est incertain. Ainsi, le régime des bons de souscription autonome fixé par les articles L. 228-95 et suivants du code de commerce s’applique-t-il ou non à ces bspce, création de la législation fiscale ? Pour certains, le bspce constitue un droit personnel conféré de manière discrétionnaire par l’assemblée et selon un strict intuitu personae, tout comme l’est une option de souscription (8).

Les prérogatives du comité d’entreprise constituent également une source de problèmes. La loi leur a donné la possibilité de proposer, lors de toute assemblée générale, des projets de résolution (9). Le texte renvoie à des dispositions qui permettent aux actionnaires de proposer des projets de résolution (10). Il existe un problème de timing et on ne sait pas si, lorsque le comité d’entreprise propose des projets de résolution, il le fait pour la plus prochaine assemblée.

La notion de dividendes présente elle aussi quelques incertitudes. L’administration fiscale, dans une instruction en date 14 décembre 2001, est revenue sur le problème de l’avoir fiscal. Désormais, seules les distributions proposées par l’assemblée générale annuelle ordinaire semblent assimilables à des dividendes donnant droit à avoir fiscal. Les distributions de réserves peuvent-elles être considérées comme des distributions de dividendes ? La question n’est pas tranchée, une clarification s’avérerait nécessaire.

Le régime fiscal de la dissolution sans liquidation prévu par l’article 1844-5 du code civil (11), tel que modifié par la loi du 15 mai 2001, présente les mêmes ambiguïtés. Lorsqu’une société détient 100 % d’une autre société, il existe deux manières de l’absorber : la première en opérant une fusion avec tout le formalisme que cela entraîne, la seconde en se plaçant sous le régime du code civil, ce qui implique seulement pour l’actionnaire unique de déclarer qu’il décide d’absorber sa filiale. Ces deux textes différents recevaient traditionnellement des applications différentes. L’administration fiscale a longtemps considéré que les dissolutions sans liquidation ne pouvaient se voir appliquer le régime fiscal favorable de la fusion caractérisée par la neutralité de l’opération. Mais, dans une loi de finances initiale, la procédure des dissolutions sans liquidation a été étendue aux cas de fusions (12). Reste le problème de savoir si, dans le cas d’une dissolution pour fusion, l’entreprise qui absorbe la société filiale peut faire jouer la rétroactivité fiscale. Interrogée, l’administration fiscale a renvoyé la solution de cette question à la Chancellerie, qui, depuis des mois, n’a toujours pas répondu.

Le président Pascal CLÉMENT : Dans quels cas peut-on faire jouer la rétroactivité fiscale ?

M. Dominique GERRY : Prenons le cas d’une société qui décide une dissolution pour fusion le 30 juin 2003. En l’absence de rétroactivité, la société absorbée devra faire une déclaration fiscale. Si elle déclare des pertes, ces dernières ne pourront être imputées sur les résultats éventuellement excédentaires de la société absorbante. Les avantages fiscaux tirés de la déclaration de pertes seront perdus. Si le principe de la rétroactivité peut être actionné, dans le cas d’espèce, vous donnez la possibilité à la société absorbante de déduire de ses bénéfices réalisés, à partir du 1er janvier de l’exercice en cours, les pertes subies par la société absorbée. Dans les fusions classiques, la rétroactivité est de mise : l’administration fiscale et le Conseil d’État l’ont toujours admis.

Notre régime des nullités des sociétés n’apparaît pas conforme à la directive n° 68/851 du 9 mars 1968 (13). Son champ d’application dépasse le cadre fixé par le texte européen. Une mise en conformité paraîtrait donc opportune dans ce domaine. En outre.

Les sociétés assurent leurs administrateurs au titre de leur responsabilité civile. Elles payent donc les primes d’assurance. Lorsque les administrateurs ont la qualité de dirigeant, ces primes sont déclarées comme des avantages en nature. Lorsque ce sont de simples administrateurs, elles ne sont généralement pas déclarées. Est-ce susceptible de constituer un abus de bien social ? Récemment, un de nos clients, coté à New York, a découvert que les polices d’assurance coûtaient des sommes colossales aux États-Unis. La filiale payait. Les sommes étaient déclarées comme des avantages en nature. Les administrateurs risquent donc d’être imposés sur des sommes qu’ils n’ont pas touchées.

Par ailleurs, la réalité économique et fiscale constituée par les groupes manque de reconnaissance juridique. Il existe, en effet, des problèmes de protection des actionnaires minoritaires et des tiers, qui mériteraient d’être relevés. Nous sommes souvent consultés par des filiales françaises de groupes mondiaux auxquelles on demande de cautionner des emprunts contractés au niveau du groupe. Est-ce normal que les filiales cautionnent des emprunts du groupe, dont elles tirent la plupart du temps avantage ? C’est la problématique de l’arrêt Rozenblum en vertu duquel les flux intergroupes ne sont admis qu’à la condition qu’il existe une politique de groupe (14) : le concours apporté ne doit ni être démuni de contrepartie ou rompre l’équilibre entre les engagements respectifs des diverses sociétés concernées, ni excéder les possibilités financières de celle qui en supporte la charge.

Enfin, j’estime nécessaire de compléter les mesures de protection des actionnaires et des tiers, notamment en simplifiant les dispositifs existants. Un nombre grandissant d’informations doit être remis aux assemblées. Cette information est répartie entre différents documents, dont les destinataires ne sont pas toujours les mêmes. Certains documents, par exemple les annexes financières, la liste des conventions courantes, le rapport sur les stock options, le rapport du président, devraient être mieux structurés.


Source : Assemblée nationale française